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Introduction

L’importance du discours autobiographique concernant la croissance récente des littératures francophones, surtout maghrébines et africaines, a souvent été soulignée. Quoiqu’il existe aussi des textes autobiographiques qui se comprennent avant tout comme des témoignages véridiques – par exemple les nombreux Carnets de Prison dans la littérature africaine – les textes autobiographiques de la phase initiale de la littérature francophone – associaient déjà le fictionnel et le factionnel en utilisant un discours au-delà du modèle mimétique de la référentialité et du pacte autobiographique selon Lejeune[1]. Je pense ici à des textes comme L’enfant noir de Camara Laye (1953) ou Le fils du pauvre de Mouloud Feraoun (1950), suivi par La terre et le sang (1954) et Les chemins qui montent (1957), romans autobiographiques qui tendent plus à l’autoethnographie qu’à la constitution et l’introspection d’un sujet, et qui ne correspondent évidemment pas au modèle classique de l’autobiographie occidentale, telle qu’elle à été définie à partir de quelques textes classiques de la naissance du sujet bourgeois en Europe au 18e siècle, notamment Goethe. Laye et Feraoun ont opté pour une distanciation narrative et un voilement du Moi en créant une voix narrative à la troisième personne. Ils insistent beaucoup sur la vie et les moeurs de la communauté d’origine du protagoniste qu’ils insèrent ainsi dans une dimension collective. Cet aspect autoethnographique de beaucoup de textes d’inspiration autobiographique d’une première génération d’auteurs francophones s’explique comme un correctif de la dévalorisation coloniale des cultures autochtones[2].

Vu les formes hétérogènes des textes autobiographiques au 20e et 21e siècles en France, comme dans les zones francophones ex-colonisées, le geste d’énoncer un Moi dans le texte ne peut plus du tout être jugé selon le modèle des classiques occidentaux. Rousseau et Goethe représentent en vérité une norme qui a toujours été transgressée, aussi bien dans les littératures occidentales qu’ailleurs. Érigés en norme par une critique littéraire conservatrice, Georges Gusdorf et Roy Pascal entre autres, Les Confessions et Dichtung und Wahrhheit ont servi toutefois longtemps de mesure afin de mieux disqualifier toutes les énonciations autobiographiques « déviantes », comme celles des femmes et des non-européens. Le pouvoir des discours normatifs régis par une perspective occidentale, Blanche et masculine se montre clairement à cette occasion : tandis que l’on célèbre aisément un texte comme Roland Barthes par Roland Barthes (1975) ou encore, le concept d’autofiction promu par Serge Doubrovsky[3], une certaine critique est encore aujourd’hui encline à rejeter les formes autobiographiques francophones qui mettent en doute la construction du Moi en tant qu’unité stable et référentielle de la réalité extratextuelle.

1. De la Quête d’Identité à la Traversée du Moi

Dans les littératures issues d’une expérience postcoloniale, l’écriture autobiographique s’avère être un lieu d’énonciation vitale où l’hybridité des genres rencontre la problématique de l’hybridité d’un sujet qui écrit à partir d’une position située entre plusieurs cultures. La traversée du Moi élaborée dans un texte qui devient le lieu d’entrecroisements culturels multiples, suscite aussi un renouveau des formes d’énonciation. Nous considérons ici l’expérience postcoloniale comme un effet de transculturation de longue durée : il s’agit d’une part de l’héritage culturel des auteurs ayant été formés durant l’époque coloniale, et d’autre part de celui des auteurs nés après l’indépendance formelle, dans des sociétés marquées par plusieurs courants culturels. Dans les zones ex-colonisées, francophones ou autres, des cultures « authentiques »[4], ancrées dans un seul système de pensée n’existent plus. Les formes du savoir et du faire scientifique, culturel et littéraire occidentales co-existent avec celles des systèmes autochtones africains, arabes, amérindiens etc. et donnent naissance à des créations transculturelles qui se réfèrent souvent à l’expérience coloniale traumatisante, mais qui peuvent aussi la transcender.

En ce qui concerne le discours autobiographique, je propose de remplacer, dans le contexte esquissé ci-dessus, l’expression conventionnelle de « la quête d’identité », qui semble être de prime abord au coeur de beaucoup de textes autobiographiques, par « la traversée du Moi », concept que j’utilise dans le présent article. Afin de valoriser l’apport littéraire des écritures autobiographiques qui puisent dans une esthétique hybride et qui expriment un sujet transculturel dans le texte, la nécessité de revoir les notions critiques s’impose. Le terme « quête d’identité » me semble lui-même trop rattaché à l’autobiographie classique, car le concept de quête invoque un aboutissement, la complémentarité du Moi qui s’auto-représente dans un texte selon le modèle de la pensée téléologique. Or, l’aboutissement du sujet narrant à un Moi autonome et réconcilié avec soi-même, ancré dans une position stable vis-à-vis de soi et des autres, n’est souvent pas le cas dans les textes autobiographiques francophones. La critique en tire alors la constatation de l’absence ou de l’ « échec » de l’autobiographie dans ces littératures (Regaïeg, 2006). Cependant, « l’échec de la quête d’identité » que la critique met souvent en avant afin d’insister sur les conflits entre plusieurs identités culturelles dans la situation postcoloniale, peut aussi être compris comme une chance de penser autrement le Moi : de l’ouvrir à la pluralité culturelle qui transgresse l’essentialisme de savoirs prétendus universels (la pensée occidentale normative) et qui transgresse de même des savoirs régionaux (africains, arabes, amérindiens etc.) – « pour créer une somme toujours ouverte, avec ce que cela comporte de possibilités nouvelles et de dislocations fortuites », comme l’a souligné Françoise Lionnet (1998 : 13), qui parle par ailleurs d’une crise « non pas d’identité, mais de vitalité » dans l’autobiographique actuelle, se référant aux nombreux récits ou essais autobiographiques publiés par des intellectuels contemporains de l’espace francophone et nord-américain (ibid.: 9).

Si le conflit culturel dû à la colonisation a certes été un des paradigmes les plus prisés des littératures francophones, avec des classiques comme L’aventure ambiguë (1961) de Cheikh Hamidou Kane, les textes plus récents mettent en avant des narrations du Moi qui traversent les savoirs culturels différentiels, afin de souligner l’expérience fragmentée d’un sujet postcolonial dont le concept de Soi se nourrit de plusieurs sources. Dans ce sens, la traversée du Moi dans un texte autobiographique s’avère être moins une quête d’identité personnelle qu’une quête de savoir sur Soi, en tant que sujet impliqué dans des transformations culturelles et historiques à une échelle plus large. Le conflit d’identité peut faire partie d’une telle conception du texte, mais il n’est plus le centre d’intérêt primaire. Fondamentalement, de nouvelles formes autobiographiques dans le sens de la traversée du Moi se retrouvent dans toutes les aires francophones (et au-delà de la francophonie dans toutes les zones postcoloniales); ce qui inclut aussi les métropoles des nations ex-colonisatrices devenues des centres de mixages culturels à l’ère de la mondialisation. Ces textes autobiographiques se révèlent aujourd’hui être souvent des textes qui remettent en question la possibilité d’une mémoire mimétique et d’une représentation définitive du Je dans l’écriture. Dans le fond comme dans la forme, ces écritures sont elles-mêmes des manifestations d’entrecroisements culturels multiples et complexes.

L’écriture autobiographique en tant que traversée du Moi s’avère être aussi une forme particulièrement virulente dans sa dimension postcoloniale de contestation, d’adaptation et/ou de réécriture du genre occidental de l’autobiographie. Les diverses stratégies d’écriture employées par les auteurs d’aires culturellement hétérogènes, représentent un domaine diversifié. Au Canada, pays d’accueil des migrants du monde entier, les expérimentations esthétiques d’auteurs québécois tels que Régine Robin, Nicole Brossard ou Dany Laferrière, comptent parmi les plus originales dans le domaine de l’autobiographique. Dans le cadre limité de cet article, j’ai pourtant choisi de présenter trois exemples issus de contextes africains et antillais : Assia Djebar, Ken Bugul et Patrick Chamoiseau, afin de montrer l’originalité et la diversité des écritures autobiographiques francophones de la traversée du Moi. Après un aperçu bref des écritures autobiographiques chez les auteures algérienne et sénégalaise, l’accent sera mis sur une lecture de la traversée du Moi chez l’écrivain martiniquais.

2. Traversées du Moi plurielles et continues – Assia Djebar et Ken Bugul

Un des facteurs déviants des autobiographies non-occidentales serait leur caractère d’identification collective du Je et donc l’élaboration d’un sujet qui ne serait pas un « vrai » individu (Gusdorf, 1956). Il faudra évidemment dépasser l’attitude de penser l’individu et l’individualisme dans une seule perspective occidentale. Ainsi, dans beaucoup de sociétés, s’identifier à un collectif – qu’il soit familial, ethnique ou autre – n’empêche guère une forte conscience de soi comme être unique. Les genres oraux de la mise en scène publique du Moi qui existent un peu partout en Afrique en témoignent. La performance orale en tant qu’acte social de représentation et de réception immédiates, permet au sujet de s’exprimer en tant qu’être individuel, même si le groupe reste la référence permanente de la mise en scène du Je (McKnee, 2000; Kabuta, 2003).

Pour en revenir à l’écriture francophone, plusieurs auteurs ont commencé leurs projets d’écriture autobiographique à partir d’une perspective singulièrement solitaire, coupée de la sécurité des liens collectifs. C’est le cas des écrivaines Assia Djebar et Ken Bugul[5]. L’Algérienne et la Sénégalaise comptent parmi les rares femmes de leur génération ayant pu étudier dans le système occidental. Djebar est en outre la première femme arabe qui fréquenta l’École Normale Supérieure à Paris. Elles ont chacune adopté le français en tant que langue littéraire, et sont toutes les deux des migrantes qui ont vécu dans beaucoup de pays, en Occident comme en Afrique. En outre, elles écrivent chacune sous un nom de plume qui leur confère une identité d’écrivaine lequel s’érige contre la résistance de la société patriarcale[6].

Pour Djebar, le français devient sa langue d’écriture, non seulement parce qu’elle est hésitante dans l’écriture de l’arabe classique et qu’elle a perdu la langue berbère de sa lignée maternelle, mais aussi parce que le français lui permet de transgresser des tabous inscrits dans l’arabe : parler du corps, du désir et de la liberté – zones interdites à la femme arabe – devient possible dans la langue française (Djebar, 1999 : 69-71). Toutefois, Djebar n’oublie jamais qu’il s’agit de la langue du colonisateur, langue d’aliénation pour le sujet postcolonial, c’est pourquoi elle qualifie la langue française de cadeau empoisonné lorsqu’elle emploie la métaphore de « la tunique de Nessus » (Djebar, 1990 : 240), et qu’elle valorise le berbère, langue originale du Maghreb qu’elle parle peu, comme « la langue de l’irréductibilité » (Djebar, 2001 : 9)[7].

Malgré un certain succès littéraire obtenu avec ses romans de jeunesse (La soif, 1957; Les impatients, 1958; Les enfants du nouveau monde, 1962; Les alouettes naïves, 1967), Assia Djebar traverse une crise d’écriture dans les années 1970 et se tourne d’abord plutôt vers le cinéma. Ses films La Zerda ou le chant de l’oubli (1982), un recollage de matériel documentaire sur l’époque coloniale et la guerre de libération, et La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1979), qui intègre les récits oraux et les danses de femmes de sa région natale, lui permettent de trouver une nouvelle forme de créativité qui sera décisive pour l’oeuvre littéraire et autobiographique à suivre. Grâce aux recherches nécessaires à la réalisation de ses films, le travail d’historienne et d’oraliste permet à Djebar de s’approcher progressivement des communautés arabes, berbères et féminines de son pays dont elle s’est sentie douloureusement coupée.

Dans L’amour, la fantasia (1985) et Vaste est la prison (1994), première et troisième parties de son quatuor algérien déclaré projet autobiographique par l’auteure, elle joint des bribes de souvenirs personnels autour de son Je solitaire et déchiré à une traversée de l’histoire algérienne partant de deux perspectives. En tant que professeure d’histoire et intellectuelle postcoloniale, Djebar emploie une stratégie savante et poétique à la fois : sa relecture des sources historiques françaises sur la conquête du Maghreb et la guerre d’Algérie lui permet d’élaborer une critique du discours colonial dans la veine des travaux d’Edward Said, et en même temps, d’élaborer des narrations fictives en rêvant sur le non-dit des écrits historiques. En tant que femme de l’entre-deux culturel, elle est fascinée par l’univers féminin clos de sa culture, duquel elle, en tant que dévoilée (au propre comme au figuré), ne fait plus partie. Ainsi, elle se met à l’écoute des récits de ses soeurs, mères et grand-mères, et intègre de nombreuses voix orales fictionnalisées dans ses textes. Dans Vaste est la prison, Djebar se consacre en outre à la reconstitution fictive d’une écriture berbère au féminin[8]. À la continuelle traversée du Moi – en tant que sujet qui se constitue de manière fragmentée dans toute une série des textes – s’ajoute donc la traversée des savoirs différents et conflictuels sur l’Algérie et sur les blessures collectives des Algériennes. L’écriture autobiographique devient une énonciation hybride et polyphone. Cependant elle demeure une création littéraire résolument individualiste. Il s’agit, comme l’a exprimé Ronnie Scharfman (2001 : 126), d’une « exploration du moi et du monde, de la réalité personnelle de la narratrice et de la réalité historique de la mémoire algérienne ».

Dans Ombre sultane (1987), deuxième volume du quatuor algérien, Djebar élabore un récit à double voix, mettant en scène une narratrice à la première personne, Isma, divorcée, et la deuxième épouse de l(’ex-)mari, Hajila, présentée sous une perspective de focalisation interne. Il s’agit de deux femmes antagonistes et complémentaires à la fois : Isma, l’alter ego de l’auteure, migrante et intellectuelle libérée, raconte l’histoire de la jeune Hajila, femme soumise, dans sa lente fuite du harem. Elles deviennent des complices grâce à l’espace féminin du hammam. Doublées encore par les figures mythiques de Shéhérazade et Dinazarde, les soeurs des Mille et une nuits qui apparaissent à plusieurs reprises dans le texte, les deux femmes deviennent le symbole de la force d’une solidarité féminine. En tant que récit autobiographique, le roman peut être lu comme une traversée de la psychologie du Moi, de ses aspects contradictoires et refoulés, et comme une esquisse des différentes vies possibles d’une femme dans le contexte algérien. Isma porte les blessures de Hajila en elle, tout comme Hajila partage la soif de liberté avec Isma.

Tenant compte de l’importance de l’expression de la communauté dans les textes d’Assia Djebar et d’autres auteurs maghrébins, les termes « autobiographie collective » et « autobiographie plurielle» ont été proposés respectivement par Patricia Geesey (1996) et Hafid Gafaiti (1998) afin de mieux approcher l’écriture autobiographique au Maghreb. Assia Djebar (2001 : 13), elle-même, parle d’une « double autobiographie » afin de souligner que le récit du Moi et le récit de l’Algérie sont inséparables pour elle. Cette auto-désignation vise aussi juste au niveau structurel, car les deux fils du récit, l’individuel et le collectif sont identifiables dans le texte. Chez Djebar, la traversée du Moi devient une autobiographie au pluriel dans la mesure où l’écriture des voix multiples s’avère être une réintégration symbolique du Je dans la communauté des colonisés résistants et des femmes algériennes, mais cela ne signifie guère une dissolution de l’individu dans le collectif.

Ce ne sont que des travaux très récents comme celui de Elke Richter (2006) qui réclament une mise en compte de la riche tradition autobiographique arabe, longtemps ignorée par la critique occidentale et qui constitue elle aussi un axe de référence pour les auteurs maghrébins. Cette tradition arabe de l’autobiographique est ancrée dans le principe de l’appartenance de l’individu à la Umma, la communauté des croyants, à laquelle il s’identifie et qui exige une grande pudeur dans l’énonciation du Je dans un texte (Gronemann, 2006 : 109). Que ce soit face à l’écriture arabe au Maghreb ou face à l’oralité ou à l’écriture en langues africaines ou créoles en Afrique et aux Antilles, les chercheurs en littérature francophone sont appelés à transgresser leur système de référence unique à la langue et à la littérature française, s’ils veulent comprendre les écritures hybrides postcoloniales dans toute leur richesse.

Les séries autobiographiques apparemment sans fin, où le Moi revient toujours vers Soi, car il n’y a pas de quête aboutie d’une identité fixe, ne sont évidemment pas rares dans les littératures francophones. En général, les séries autobiographiques portent en elles un caractère structurel fragmentaire : l’écriture du Je qui se constitue dans le texte ne peut jamais être menée à terme. Les différents textes apparaissent plutôt comme une tentative continuelle de saisir ce Je, qui se renouvelle avec chaque approche textuelle. La construction du Moi dans le texte reste un champ ouvert de labeur de réflexion sur soi. Ainsi, la série autobiographique exprime un sujet fragmenté, pluriel et transculturel qui se mêle aux fils des textes dans une quête de savoir sur soi, sur l’histoire et sur la société en mutation.

L’oeuvre de Ken Bugul s’inscrit dans cette veine d’une écriture autobiographique sérielle, fragmentaire et ouverte. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le sujet africain ne serait pas individuel et s’identifierait exclusivement avec une communauté, dans ces deux premiers romans Le baobab fou (1982) et Cendres et Braises (1994) Ken Bugul se pose comme individu singulièrement solitaire. Coupée des liens familiaux et culturels par une rupture enfantine traumatisante et métaphorique d’avec la mère, suite à son assimilation à la culture occidentale par l’école qu’elle intègre comme première fille de la famille, elle part vers l’ailleurs. L’Europe, figurée surtout à travers ses amants Blancs – personnages qui incarnent le double pouvoir culturel et masculin – va rejeter l’Autre, l’Africaine, qui se retrouve avec son Moi, non seulement fragmentée, mais déchirée à vif (Gehrmann, 2004). Après avoir dépeint une traversée échouée de l’Occident Bugul élabore dans ses deux derniers romans de manière continue le renouement avec les communautés et les savoirs sénégalais. Dans Riwan ou le chemin de sable (1999), elle met des parcelles de sa vie d’épouse d’un marabout mouride au service des narrations multiples des vies de femmes sénégalaises, qui s’entrecroisent et se répondent en écho. La communauté féminine, tout comme la communauté islamique avec leurs savoirs et solidarités spécifiques, révèlent des richesses qui permettent une réintégration du sujet postcolonial à la culture africaine. Bugul parle d’un véritable processus thérapeutique :

Je guérissais comme d’une longue et douloureuse plaie intérieure. [...] Ainsi le Serigne m’avait offert et donné la possibilité de me réconcilier avec moi-même, avec mon milieu, avec mes origines, avec mes sources, avec mon monde sans lesquels je ne pourrais jamais survivre. J’avais échappé à la mort de mon moi, de ce moi qui appartenait aussi aux miens, à ma race, à mon peuple, à mon village et à mon continent.

Bugul, 1999 : 174

Dans De l’autre côté du regard (2003), Bugul entame un dialogue fictif avec sa mère morte, et essaie de reconstruire l’histoire de sa famille, projet inachevé à la fin du roman qui provoque plus de questionnements que de réponses. Cette quête de savoir sur ces « autres miens » : « C’était moi qui avait cherché à savoir ce qui s’était passé dans cette famille. Ma famille. Je voulais tout savoir. Tout sur ma famille » (Bugul, 2004 : 100), devient le point de départ de la narration d’histoires multiples, fictions tirées des vies de ses frères et soeurs, ainsi que de l’errance du Moi dans l’espace et dans le temps, un Moi qui reste strictement individuel et qui clame son indépendance :

Je n’avais pas les références que les autres exigeaient. […]

Les gens voulaient que j’aie des enfants.

Les gens voulaient que je renonce à moi-même.

Les gens voulaient que je renonce à tout pour faire ce qu’ils voulaient,

Je décidai donc de m’installer à l’étranger.

Bugul, 2004 : 212

C’est à partir d’une perspective de distance évidente que Bugul renoue avec sa famille par le moyen de la fiction. Ainsi, la mère décédée lui parle à travers l’eau de pluie, métaphore de la fertilité et de la créativité[9] qui souligne le caractère poétique du style ponctué, caractérisé par des phrases brèves et violentes, semblables à des gouttes d’une pluie tropicale. Symboliquement, le Je autobiographique se re-approprie la mère, le manque fondamental d’affection, par l’acte littéraire.

Dans les derniers ouvrages de Bugul, nous trouvons donc une traversée continuelle des communautés énoncée par la voix du Je autobiographique. La construction textuelle des liens avec les autres, se référant tantôt au collectif familial ou religieux, tantôt à une communauté féminine ou africaine au sens plus large, ne peut être comprise que dans le cadre d’un questionnement du Je face à ses repères identitaires. En fin de compte, l’aspect communautaire qui apparaît dans ces textes, reste au service du Je qui se cherche et se dit continuellement. Ce qui traverse toute la série autobiographique de Ken Bugul est un fort désir de se créer des liens, de retrouver une place stable, dans un couple, dans une famille, dans une communauté féminine ou religieuse. Cela s’avère être un projet tout aussi irréalisable que l’interprétation définitive du Je. Au terme de la quatrième partie du projet autobiographique, ce Moi est toujours loin de se représenter équilibré, mais au lieu de se replier sur soi, il s’ouvre progressivement aux autres. Les aspects du collectif mentionnés dans les textes n’apparaissent que sous forme de fiction, comme dans les récits de vie imaginés des co-épouses dans Riwan, ou encore sous forme de questionnements, d’approches tâtonnantes, que l’on retrouve par exemple dans la fresque familiale De l’autre côté du regard. Les dialogues entamés avec les diverses collectivités restent visiblement en état de construction. Ainsi, l’exemple de l’écriture de Ken Bugul nous montre que dans la texture autobiographique africaine, le Nous, la communauté, peut bien s’avérer aussi fictive et instable que le Moi.

3. La Traversée du Moi créole chez Patrick Chamoiseau ou : « On ne ment que quand on raconte mal » (Chamoiseau, 1996a : 149)

La littérature antillaise est sans doute celle des littératures francophones qui a poussé la réflexion sur l’hybridité culturelle le plus loin au niveau du discours métatextuel, notamment avec la pensée d’Édouard Glissant et avec le mouvement de la créolité, soutenu par Patrick Chamoiseau (1989; 1991). Vu le microcosme de l’espace insulaire où la rencontre entre les cultures américaines, européennes, africaines, et asiatiques n’a cessé de se renouveler au cours de l’histoire coloniale et post-coloniale, les Antilles paraissent être une sorte de laboratoire de métissage « à vitesse supérieure », un modèle pour la symbiose pluriculturelle à laquelle le monde entier semble bel et bien destiné. Le discours autobiographique occupe de plus en plus une place privilégiée dans la constitution de la littérature antillaise en tant qu’expression et valorisation du métissage culturel. L’exemple le plus frappant est la série de récits d’enfance d’auteurs antillais, sollicitée depuis 1990 par la collection Haute Enfance chez Gallimard et à laquelle ont déjà contribué Raphaël Confiant (1993, 2000), Patrick Chamoiseau (1990, 1994, 2005), Émile Ollivier (1999) et Daniel Maximin (2004). L’intégration d’un niveau métatextuel dans le récit d’enfance[10], c’est-à-dire le thème du travail littéraire en cours dans l’autobiographique et la révélation explicite de l’apport fictionnel, est frappante chez Confiant et Chamoiseau : « Les auteurs nous rappellent à tout moment que leur récit constitue une mise en fiction de l’enfant qu’ils étaient, qu’ils portent toujours en eux ou qu’ils projettent comme objet de leur conscience » écrit Suzanne Crosta (1998)[11]. C’est ce procédé métatextuel en tant que contribution à la traversée du moi que je privilégierai dans ma lecture de Chamoiseau.

Dans Antan d’enfance (1990), première partie de la trilogie d’enfance de Chamoiseau, l’invocation d’un « tu » en début du texte s’avoue être un dialogue interne de l’autobiographe avec la mémoire : « Peux-tu dire de l’enfance ce que l’on n’en sait plus ? Peux-tu non la décrire, mais l’arpenter dans ses états magiques […] ? Mémoire ho, cette quête est pour toi » (Chamoiseau 1996a, [1990] : 21)[12]. Avec un clin d’oeil à Lejeune, Chamoiseau conclut ensuite non pas un pacte autobiographique avec le lecteur[13], mais un pacte fugace avec la mémoire sous forme d’écriture : « Mémoire, passons un pacte le temps d’un crayonné » (ECI, 22). Le terrain de la mémoire s’avère non seulement être une instance sélective et incertaine [14] à l’intérieur du Moi: « Est-ce, mémoire, moi qui me souvient ou toi qui te souvient de moi ? » (ibid.), mais il apparaît ici de surcroît telle une figure de créativité littéraire et de fiction qui s’impose au Je du texte : « Mémoire je vois ton jeu; tu prends racine et te structures dans l’imagination, et cette dernière ne fleurit qu’avec toi » (ECI, 71). Par cette ruse de dialogue, Chamoiseau fait rentrer une conviction poétique fondamentale dans le récit d’enfance : la mémoire mimétique n’existe pas, seule la fiction est au coeur de la recréation de l’enfance créole. Même l’instance de la mère, que le narrateur appelle « la haute confidente », sollicitée en tant que témoin des événements passés et garante de la mémoire, privilégie à un certain degré la fictionnalisation : c’est elle, vigilante contre les « mentis » (ECI, 34), mais succombant à la fiction narrative réussie, qui lui apprend que l’ « on ne ment que quand on raconte mal. » (ECII, 149). La vérité en tant que valeur éthique se trouve donc dans l’esthétique d’une parole ou d’un texte, et non dans son historicité vérifiable.

Dans le deuxième volume, Chemin d’école, le Je-narrateur se tourne vers un autre dialogue fictif : celui du Moi avec un collectif imaginaire de « répondeurs » qui pourraient être tantôt ses camardes d’école, tantôt les membres de sa famille et même les choses de l’univers antillais quotidien – « …Ô reliques ordinaires, soyez mes Répondeurs… » (ECII, 28). Ce procédé se révèle programmatique d’une autobiographie créole, du fait que, symboliquement, les répondeurs invoqués englobent tous les Antillais (du moins francophones) en tant que communauté de l’espace culturel insulaire. Car c’est auprès de cette voix plurielle que le Je cherche une confirmation de ses mémoires qu’il présente comme l’héritage partagé d’une communauté créole.

La thèse de Danielle Dumontet qui consiste à soutenir que les récits autobiographiques de Chamoiseau et de Confiant représentent avant tout une mise en littérature de la créolité en tant que concept culturel (Dumontet, 2006), se trouve ainsi confirmée par la voix auto-intertextuelle du narrateur qui fait allusion à l’essai de L’Éloge de la Créolité quand il dit : « … l’idée est de rester sédentaire en soi-même, dans l’estime dont le poète a institué l’éloge, attentif non pas à soi, mais au mouvement continu de soi…» (ECII, 29). La sédentarité du sujet antillais n’implique pas une fermeture sur soi; au contraire, c’est son environnement « naturel » qui lui permet l’ouverture la plus complète aux autres et aux courants culturels multiples. C’est pourquoi le sujet du texte se comprend comme un Moi en mouvement continuel, un Moi qui se traverse en traversant son univers créole, sans se fixer à une identité stable.

Mis à part les incursions dialogiques du Je-narrateur avec la mémoire, les répondeurs ou sa mère et quelques rares commentaires du narrateur adulte du présent, il est frappant que le Je s’éclipse pratiquement du récit et l’histoire du garçon nommé « le négrillon » tout au long du texte se dit à la troisième personne. Le fait d’éviter strictement le prénom Patrick et le nom de famille Chamoiseau[15], dévie aussi les règles de l’autobiographie : la signature du nom à l’intérieur du texte confirmerait le pacte paratextuel, le fait de l’éviter instaure un moment d’équivoque voulu et souligne la fictionnalisation du texte. La figure du « négrillon » devient synecdoque de l’enfance créole : il présente au fil de ses bribes de mémoire, toute la richesse, mais aussi toutes les déchirures de l’univers antillais.

La critique du système rigide des classes sociales et des « races » hiérarchisées dans la société antillaise traverse tout le texte[16]. Il s’agit d’une critique qui ne se veut pas explicite et didactique, mais qui se manifeste à travers les expériences quotidiennes du « négrillon » dans sa famille de classe modeste, à l’école et dans la rue. Le métissage biologique aux Antilles se retrouve mis en abyme à l’intérieur du noyau de la famille – chaque soeur, chaque frère du « négrillon » représente un autre « spécimen » de peau et de cheveux, mais ces signes différentiels extérieurs ne sont nullement liés au caractère et mérites ou failles de l’une ou l’autre. En fin de compte, le microcosme familial du métissage accentué montre l’absurdité des préjugés racistes qui règnent à l’école et dans la pensée populaire.

Les récits d’enfance de Chamoiseau ne suivent pas une logique d’histoire linéaire et centrée sur le développement du seul personnage auto-référentiel; il s’agit plutôt d’une suite d’impressions diverses, au fil du regard observateur enfantin. Ce regard, qui ne se pose pas non plus comme une instance sûre, est brisé par la conscience d’une mémoire incertaine, donne lieu à une écriture laquelle traverse la vie quotidienne créole. Cette stratégie privilégie une facture fragmentée du texte et implique de nombreuses digressions autoethnographiques[17] destinées à faire rentrer par l’oeil du « négrillon veilleur » (ECI, 90), le savoir faire et savoir vivre créole dans le récit : par exemple on y trouve l’histoire culturelle du rhum (ECI, 81sq.), l’analyse du rôle des Syriens aux Antilles (ECI, 135sq.), la description détaillée de l’épicerie créole (ECI, 148sq.), et bien sûr, le savoir fantastique des contes créoles : « Un univers de résistances débrouillardes, de méchancetés salvatrices, riche de plusieurs génies » (ECI, 125). Contrairement au tracé téléologique de l’autobiographie classique qui se concentre sur le devenir de la personnalité du protagoniste, il s’agit ici d’une narration qui vagabonde entre le registre descriptif de la quotidienneté et quelques événements extraordinaires qui semblent toutefois illustrer d’avantage le merveilleux de l’univers créole en général que la personnalité du négrillon. « L’écriture intimiste disparaît derrière l’écriture programmatique », affirme Dumontet (2006 : 37), autrement dit : la traversée du Moi créole devient une illustration exemplaire de la créolité.

Les déchirures identitaires propres à la société post-coloniale antillaise sont notamment illustrées dans le deuxième volume, Chemin d’école, par la narration du système scolaire aliénant, étroitement lié au problème de la langue. Le passage de la petite enfance créolophone à l’univers français de l’école est vécu sous forme de choc; « une vaste panique » (ECII, 56). C’est le temps de la France, au propre avec l’horloge et le calendrier comme au figuré avec une météorologie de la dépression qui marquera désormais l’enfance du « négrillon » : « Pluie fine et temps gris. Vent froid, toujours » (ECII, 56) s’imposent sous les tropiques. Vu l’enseignement rigide de la langue française combiné au mépris officiel du créole nommé « patois de petit-nègre[18] » (ECII, 85) par le maître, « [l’]équilibre linguistique de négrillon s’en vit tournéboulé » (ECII, 92) et « parler devint héroïque » (ECII, 88). Les punitions corporelles infligées pendant les cours sont rattachées, au moyen des voix des répondeurs qui incarnent la mémoire collective qui devient ici une mémoire du corps, à l’époque esclavagiste :

Répondeurs :

Les Maîtres armés

Gravaient l’État civil

En stigmates sur les jambes

Mémoire-peau

Registres de cicatrices

Ho douleur fossiles

Les tibias osent des songes.

ECII, 98

Ce ne sera que plus tard, grâce à la découverte du plaisir de la lecture, qu’une réconciliation du négrillon avec la langue française deviendra possible.

À partir de l’expérience enfantine du cinéma, le texte sert aussi à l’analyse du pouvoir des représentations par images[19] : les Westerns, Tintin, Tarzan; bref, des genres aux relents de discours colonial et racialisant, imposent leurs splendeurs hollywoodiennes aux enfants antillais :

Nous étions Tarzan et non les demi-singes qu’il terrassait. Le processus des films fonctionnait à plein. Nous nous identifions toujours aux plus forts, toujours blancs, souvent blonds, avec des yeux sans cesse tombés du ciel, nous enfonçant sans le savoir dans une ruine intérieure. Le négrillon devra par la suite opérer la formidable révolution de se considérer nègre, et apprendre obstinément à l’être. Plus tard, il dû apprendre à être créole.

ECI, 171

Dans ces trois dernières phrases, on reconnaît l’évolution de la pensée intellectuelle martiniquaise mise en abyme : après la fausse identification du colonisé avec le Blanc, l’assimilation aliénante analysé par Frantz Fanon (1952), suit la négritude de Aimé Césaire et consorts, phase nécessaire, mais autre essentialisme à transcender avant d’arriver à se reconnaître créole, figure hybride et dépositaire de tant de savoirs culturels différents.

15 ans après Antan d’enfance et 9 ans après Chemin-d’école, Patrick Chamoiseau renoue avec le récit d’enfance, prolongé ici en récit d’adolescence, avec À bout d’enfance (2005). Thématiquement, le livre se consacre à la découverte du « deuxième sexe » et des passions amoureuses qui en résultent. L’aboutissement du premier amour innocent du négrillon, adorateur muet d’une chabine[20] « irréelle », marquera en fait la fin de l’enfance. De façon plus prononcée que dans les deux volumes précédents, le narrateur expose les relations entre l’enfant et ses parents, ses soeurs et frères, de sorte que l’univers familial devient plus dense qu’auparavant. Car avant d’arriver aux problèmes de l’adolescence, le premier tiers du texte se lit d’avantage comme un hommage aux parents défunts de l’auteur, à la mère Man Ninotte, dont la photographie orne la couverture du livre, et au papa, dit le colonel. Le texte entier est imprégné d’une grande nostalgie, suite à la perte de ces êtres chers trop peu connus, mais aussi suite à la perte de l’innocence enfantine.

Ce troisième récit prolonge cependant les procédés narratifs des deux précédents. En quête de l’enfance perdue : « … Enfance, émerveille et douleur, où es-tu ?… » (Chamoiseau, 2005 : 14)[21], le jeu métatextuel autour de la mémoire individuelle et collective se poursuit par le moyen d’une stratégie dialogique. Le récit du quotidien est ainsi souvent interrompu par des passages en italiques qui disent la conscience des failles d’une mémoire fragmentée et qui ancrent solidement le référentiel du geste autobiographique dans le domaine de l’émotion et de la fiction :

J’essaie, négrillon, de t’inscrire dans cette continuité […] que de mensonges dans ces fragments de souvenirs, ce clignotement de la mémoire soumis à des odeurs, des associations, des sensations, et des reconstructions que l’on sait fausse mais qui dessinent du vrai ! […] La cordelette est fausse, mais le collier est juste […].

ABE,101

Ou encore :

Je vous invoque chiquetailles des souvenirs ! […] Le conte de vie dresse l’inventaire des cicatrices : rêves blessés, illusions avortées, blessures d’amour, de mort, balafre oblique des trahisons […] Toute cette matière du vivre qui maintenant fait ma chair […] Venez chiquetailles, pesez cet homme qui vous écosse […] .

ABE, 25

Afin de reconstruire le tableau familial, le narrateur a recours à la mémoire collective. C’est d’abord la soeur aînée, dite la baronne, qui devient la « haute confidente » (ABE, 51), rôle jadis rempli par la mère. Mais il faut les bribes de mémoires de tous les frères et soeurs afin de s’approcher du souvenir des parents perdus : « Tout le monde témoigne car les absences pèsent » (ABE, 55). Or, ces témoignages deviennent à nouveau du matériel de fiction qui reste au centre le l’entreprise autobiographique, même dans sa dimension collective :

Mais les souvenirs s’entrelacent […] Les mémoires s’interpellent […] elles se croisent aux mêmes endroits sans trop se rencontrer, ou alors se contredisent pour mieux se compléter. Plus que jamais la réalité s’éloigne, déchiquetaillée par ces visions qui n’en finissent pas de la réinventer […] Du réel nul n’en connaît le centre, nul n’en perçoit l’ultime, reste juste l’incertaine beauté d’un regard qui s’émeut, et les conversations immatérielles de la mémoire […] Négrillon ho ! il faut tant de mémoires pour fonder une mémoire, et tant de fiction pour en affermir une […] .

ABE, 56

Dans la saga familiale, le négrillon se pose d’abord comme l’opprimé, soumis aux interdictions multiples de sa mère et de sa grande soeur. Le narrateur adulte, dans sa quête de la mémoire du passé, revient sur les projections que l’enfant se faisait du futur. L’âge adulte – imaginé sur le mode d’un catalogue à interdictions et suppressions dont il aura enfin le droit de décider – s’avère en fait être une enfance rêvée : ce serait la liberté enfantine moins les incommodités (ABE, 22 sq.). « Supprimée », entre autres, « la langue française qui devient patate chaude dans la bouche des êtres-humains » (ABE, 29). L’expression ’les êtres-humains’ désigne ici l’espèce des petits garçons, tandis que les petites filles, l’autre espèce découverte au fil du récit, sont appelées ’personnes’ et deviennent vite l’objet d’une fascination mêlée d’étonnement concernant leur altérité, surtout après avoir appris qu’elles ne possèdent pas le ti-bout, fierté du garçon grandissant. Tandis que l’approche des filles, tout au long du texte, reste une affaire catégoriquement innocente, le narrateur guette le moment de l’éveil du désir qui rompra le charme de l’enfance et clora ainsi le pacte, maintenu avec la mémoire depuis le tome I, Antan d’enfance, dans la continuité du crayonné de l’enfance : « … Voici l’homme, penché tendre sur cette enfance perdue… Alors, mémoire, c’est l’heure de clore le pacte. Dis-moi : où, comment, pourquoi, à quel moment, mon négrillon s’en va ?… Où défaille l’enfance ?… » (ABE, 30). La saisie du moment décisif quand l’enfance arrive à son terme, donc à son bout, devient la question fondamentale du texte, sa fin en soi : « …Voilà cette fin du pacte : le saisir au point diffus où il dut s’effacer, et le reconstituer pour toujours dans la matière même de ce lent effacement… » (ABE, 42).

La fin de l’enfance se cristallise à travers la métaphore de l’épreuve du mabaouya, annoncée déjà à la première page du récit, qui parsème le texte en leitmotiv, mais qui reste une énigme pour le lecteur non averti de la faune antillaise. Comme l’éclaircissent les deux derniers chapitres du livre, le mabouya est une espèce de lézard fort craint. L’épreuve consiste à coller cet animal, réputé gluant, sur la poitrine du garçon. Il s’agit ici d’une punition infligée par ses camarades à cause de sa négligence des préoccupations enfantines en faveur de sa dulcinée : la chabine irréelle, premier grand amour du négrillon. Alors que le dialogue entre le garçon et la fille était resté muet depuis des mois et que la relation n’avançait que par des sourires échangés timidement, c’est au moment où le négrillon reçoit un gage d’amour de la part de la fille, une mèche de ses cheveux, que l’épreuve de la mabouya a lieu – et perd de tout son pouvoir : le charme est rompu, l’animal ne colle pas sur lui, car devenu adolescent par l’amour, le royaume d’enfance auquel appartiennent encore les camarades, échappe du coup à notre négrillon :

Il ne saura jamais si le mabouya avait été glacial, ou seulement froid, ni ce qu’il lui avait enlevé de son âme, ni quelle dartre infâme il lui avait inoculée. C’est peut-être là qu’il y eut en lui une marée insensible, muette, ouverte, sur ces mélancolies calmes avec laquelle il lui faudrait désormais naviguer…

ABE, 283

Conclusion

Si dans les trois récits que nous venons d’analyser Chamoiseau opte pour le thème classique de l’autobiographie qu’est l’enfance, ces récits deviennent donc en même temps des narrations de la traversée de la culture hybride du sujet postcolonial. Le processus d’émancipation et de valorisation de l’être créole en tant que sujet hybride se situe également au centre d’Écrire en pays dominé (1997), essai autobiographique de Patrick Chamoiseau qui représente une traversée intellectuelle de la personnalité de l’écrivain, un essai du Moi pluriel et ouvert, qui est en même temps un essai sur l’histoire générale et l’histoire littéraire des Antilles françaises, toutes deux reconstruites à partir d’une perspective personnelle, mais non égocentrique[22]. Avec son approche originale de se constituer comme « voix multiple » (Kamecke, 2005 : 26), Chamoiseau fait éclater le sujet autobiographique en « Moi-amérindiens », « Moi-nègres », « Moi-békés », « Moi-coulis », etc., en se pensant comme héritier de cultures et d’histoires multiples de l’univers antillais. Ce Moi multiplié plonge dans l’histoire de chaque entité de l’univers antillais et s’approprie l’autre en tant que partie intégrante de son être individuel :

Chaque Autre devient une composante de moi tout en restant distinct. Je deviens ce que je suis dans mon appui ouvert sur l’Autre. Et cette relation à l’Autre m’ouvre en cascades d’infinies relations à tous les Autres, une multiplication qui fonde l’unité et la force de chaque individu. »

Chamoiseau, 1997 :75

C’est le pouvoir vivant de la culture d’ouverture à l’autre et d’hybridité qui est érigé en principe contre le danger de « cette immobilisation folklorisante » (ibid.) inhérente à toute philosophie essentialiste d’authenticité, soit-elle la sacro-sainte Négritude.

Écrire en pays dominé se lit comme une autopsie de l’horizon intellectuel et intertextuel de l’auteur créole, comme une traversée du moi au fil des lectures qui ont marqué l’écrivain. Chamoiseau parsème le texte d’éloges d’auteurs français (Rabelais, Hugo, Ionesco…); d’auteurs antillais de langues diverses (Glissant – avant tout Glissant auquel est consacré la deuxième partie du livre – Césaire, Walcott…), d’auteurs latino-américains (García Marquez, Ribeiro, Machado….), d’auteurs africains (Kourouma, Dib, Breytenbach …) et bien d’autres du monde entier (Dostoïevski, Kafka, Kundera …) et de toutes les époques, tout en citant sur le même ton pathétique des sources oralittéraires, réelles ou imaginaires des « Amérindiens », « de la cale négrière », « du conteur créole ». La valorisation des sources orales, créolophones ou autres, au même titre que les grands noms de la littérature mondiale, brise la hiérarchie entre l’oral et l’écrit, entre littérature individuelle (signée du nom d’auteur) et collective (transmise par la mémoire orale). Toutes ces références éclaircissent l’univers intertextuel dans lequel se situent les fictions de Chamoiseau; c’est aussi une mise à nu des ressources de l’écrivain.

La réflexion sur l’acte d’écrire traverse en fait l’oeuvre entière de Patrick Chamoiseau et conditionne l’intrusion de l’auteur dans le texte, qu’il s’agisse d’un roman, d’un récit d’enfance ou d’un essai, comme il l’a souligné dans une interview : « Je ne peux pas concevoir l’acte de création littéraire sans une interrogation de l’acte d’écrire et sans une observation de moi en train d’écrire et de moi en train d’agir dans la société. » (Chamoiseau, 2001 : 224). C’est sous la figure du « marqueur de parole » que Chamoiseau s’écrit dans ses romans, c’est l’image du négrillon rescapé de la mémoire vacillante qui exprime le Moi dans les récits d’enfance, et c’est finalement en tant qu’intellectuel qui traverse l’histoire de son pays et l’univers de la littérature mondiale que le Je se pose comme une instance multiple et complexe dans l’essai autobiographique. La traversée du Moi en tant que concept ouvert de l’expression d’un sujet transculturel se manifeste donc sous des formes variées, toutes aussi valables l’une que l’autre.