Corps de l’article

Introduction

Il l’ouvrit et ne trouva rien

Madame Bovary

Ainsi que le notait Roland Barthes dans Le plaisir du texte, des corps coexistent dans l’équivoque de leurs usages, mais également des récits qui les animent, leur donnent chair et force d’agir sur la langue qui les cite à comparaître dans l’écriture, comme autant d’outils sémiotiques efficaces[2]. Ces corps des amants et des anatomistes, corps des esthètes et des martyrs, sont autant de fictions qui font toutes l’objet d’un savoir et d’une pratique policière (Reichler, 1983). Toutes véhiculent du pouvoir, chacune faisant l’objet d’une carte, d’une planche consignant une « discipline », qu’elle soit science ou supplice. Création de la nature ou invention des généticiens, ces corps fictifs – car toujours déjà traversés de textes – sont les résultats d’une modélisation sociale, ainsi que l’ont montré les travaux de Marcel Mauss (1950) ou de Mary Douglas (1970). Aussi existe t-il plusieurs régimes d’image du corps politique et du corps policé.

L’autopsie constitue un « évènement discursif » (Foucault, 1971 : 59) à part entière, fonctionnant dans le dispositif anatomo-politique[3] de l’institutionnalisation de la clinique, analysée par Foucault dans son archéologie du regard médical, comme un trope du type de gouvernementalité consignant « en théorie », dans la cavité organique, le lieu où s’écrit l’identité de l’individu sujet :

l’expérience de l’individualité dans la culture moderne est peut-être liée à celle de la mort : des cadavres ouverts de Bichat à l’homme freudien, un rapport obstiné à la mort prescrit à l’universel son visage singulier et prête à la parole de chacun le pouvoir d’être infiniment entendue […] Le partage qu’elle trace et la finitude dont elle impose la marque nouent paradoxalement l’universalité du langage à la forme précaire et irremplaçable de l’individu. Le sensible, inépuisable à la description, et que tant de siècle ont voulu dissiper, troue enfin dans la mort la loi de son discours. Elle donne à voir, dans un espace articulé par le langage, la profusion des corps et leur ordre simple.

Foucault, 1963 : 20

Aussi, usurpant un doublet, dont la transparence étymologique avait retenu les faveurs de Littré, la « nécropsie » ne cesse-t-elle pas de dire la mort à l’oeuvre dans cette historiographie de l’intériorité que constitue l’écriture de l’« intro-spection ».

L’occurrence de cette image du corps à l’épreuve de l’organique, convoquée dès l’ouverture du récit de V. Y. Mudimbe, L’Écart, associe le visuel au textuel pour se constituer en fable, c’est-à-dire en machinerie de la persuasion, et statuer sur le sujet qu’elle produit au terme d’une opération textuelle :

Le garçon était mort. Le connaissant, nous avons évidemment pensé à un suicide […] Mais son journal ne l’annonce pas […] Enfin […] Vous verrez vous-même. Et l’autopsie n’a rien révélée. Strictement rien. Bien sûr, arrêt du coeur vers cinq heures du matin, d’après le médecin légiste.

Mudimbe, 1979 : 12

Ce qui est ainsi tenu en échec, par delà une volonté de (sa)voir exercée sur une singularité, c’est l’imposture – au sens où une image peut s’imposer à l’esprit – d’un processus de subjectivation, dissimulant une pratique d’objectivation du sujet, qui témoigne de la consistance relationnelle du pouvoir chez Foucault.

Les souffrances du jeune Nara – ou, dans un sens quasi christique, sa passion –, le personnage « archéologue » du roman L’Écart, répondent de son désir d’incarner, à la lettre – rejouant ainsi la scénographie énonciative du martyre – en même temps que le lieu archéologique du discours sur le savoir africaniste, celui de sa réécriture, de cette écriture historiographique au fondement de laquelle Michel de Certeau (2002 : 18) a diagnostiqué le travail de la mort :

L’historiographie tend à prouver que le lieu où elle se produit est capable de comprendre le passé : étrange procédure qui pose la mort, coupure partout répétée dans le discours, et qui dénie la perte, en affectant au présent le privilège de récapituler le passé dans un savoir. Travail de la mort et travail contre la mort.

Nara est, par conséquent, condamné à l’agonie, tandis que son entreprise déconstructionniste de décolonisation des connaissances établies sur l’Afrique se voit différée dans l’Avertissement du livre qui reconfigure le statut testimonial de son journal. Le texte vient documenter l’énigme d’un décès que la médecine légale n’est pas parvenue à expliquer selon une procédure clinique, cependant que les carnets de ce dernier ont pour but avoué de donner une forme de contenu aux étoilements complexes de sa personnalité. Il s’agit, donc, à la suite de l’échec de la confrontation avec l’intériorité organique du jeune chercheur, de fournir au lecteur le compte rendu d’une « in-spection » d’un autre ordre. Cette investigation anatomique sera dès lors comprise comme le dépliement de l’atlas d’une intériorité, s’apparentant aux formes cartographiques anciennes décrites par de Certeau dans L’invention du quotidien[4], et fonctionnant comme des recueils d’itinéraires, de traversées. Ainsi, l’indexation du morbide et du pathologique par le biais de l’autopsie (Foucault, 1963 : chap. VII et VIII) convertit en espace narratif le lieu archéologique du discours, en opérant sur le plan imaginaire de la dissection, un retour sur les cartes du corps qui, comme leurs soeurs géographiques des XVIe et XVIIème siècles, ont pu servir d’espace d’auto-figuration, ainsi que l’ont admirablement exposé dans leurs travaux Andrea Carlino[5] et Tom Conley[6]. Autorisant par la conjonction du langage et de la mort, dans le raffinement descriptif de l’anatomo-pathologie[7] qui resserre les rets de la nomination et du découpage qu’elle implique, un savoir sur l’individu, en rompant de fait avec le vieil interdit épistémologique aristotélicien (Foucault, 1963 : chap. 9), l’« auto-psie » éclaire sa présence incongrue aux côtés de cette autre écriture de l’individualité qu’est l’autofiction, et que Régine Robin (1997 : 25) définit comme « l’identité narrative se reconfigurant, mais se défaisant en même temps qu’elle se tisse. ».

De nombreux romans francophones négro-africains antérieurs à L’Écart, parmi lesquels peuvent être mentionnés L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (1961), Mirages de Paris, d’Ousmane Socé (1937), ou encore Compère général Soleil de Jacques Stephen Alexis (1955), ont associé le motif de la maladie à des questions de définition et de quête identitaire. Ces textes sont hantés par la figure de l’Africain mélancolique ou épileptique et de l’Afrique « aliénée » : terre investie par l’Autre, versant dans la folie du fait de la colonisation, et terroir dans lequel l’Occident a également projeté tout un imaginaire épidémiologique. Cependant, ce n’est pas tant dans la perspective d’une critique du paradigme psychiatrique questionnant la validité d’une science de l’autre que s’inscrit cette étude, que dans le sillage des analyses par Ross Chambers de récits (d’)aliénés compris comme autant « pratiques oppositionnelles »[8], et dans lesquels il s’agit, à travers l’interrogation de l’investissement narratif du pathologique dans une trajectoire textuelle de mise à l’épreuve des dispositifs littéraires de l’écriture de Soi, « […] d’habiter l’espace de l’autre sans pour autant le posséder, et de rencontrer un destinataire par définition étranger qui doit être recruté au programme textuel. » (Chambers, 1985 : 74-75).

Avec L’Écart, le roman francophone africain s’est peu à peu acheminé vers une écriture autofictionnelle, en l’introduisant à une littérarité et une stylistique de l’identité qui sans lui être propre, constituera indéniablement une de ses singularités les plus remarquables. Il s’agit, cependant, à travers cette autofiction d’un sujet interdit d’intériorité par les idéologies colonialistes, et de leurs prolongements travestis, que l’on songe, par exemple, aux propositions de Fredric Jameson pour qui tout texte du tiers-monde : « necessarily project a political dimension in the form of national allegory: the story of the private individual destiny is always an allegory of the embattled situation of the public third-world culture and society. » (1986 : 69), d’écrire sans égard pour les prescriptions des métaphysiques de l’identité, soumettant les textes littéraires issus du monde postcolonial à un impératif testimonial afin de faire l’économie d’une confrontation avec leur irréductible altérité. Cette pratique oppositionnelle est caractérisée par ses propriétés interfacielles. Construisant textuellement l’autre, elle entraîne réciproquement la reconnaissance du texte de l’autre.

L’Écart se présente, et nous est présenté, comme un récit aliéné par le geste arbitraire de sa publication. Mais, il propose en retour, une nouvelle topologie de l’aliénation qui oblige la lecture à « se maintenir au niveau de la spatialisation et de la verbalisation fondamentale du pathologique, là où prend naissance et se recueille le regard loquace que le médecin pose sur le coeur vénéneux des choses » (Foucault, 1963 : viii). Toutefois, l’aliénation du récit de Nara, inscrite dans « la situation illocutoire qui l[e] détermine » (Chambers, 1985 : 75), demeure ambivalente, du fait de l’incapacité du diagnostic médical à lui assigner un positionnement univoque. Le roman habite l’interstice en interférant avec les frontières du normal et du pathologique, sans ne jamais céder complètement ni à l’un ni à l’autre. Il substitue à la carte du corps de l’archéologue autopsié, un « piétinement » sous forme d’un recueil d’itinéraires et de trajectoires, proche de la « chorographie »[9], et qui, toujours selon le modèle certaldien, diffère l’absoluité et le tranchant du cartographique de l’oeil à l’oeuvre dans la dissection, procédé anatomo-clinique par excellence. C’est ainsi que Nara froisse, déchire, et reconstitue les cartes de l’Afrique que lui tendent ses interlocuteurs, ses amantes, la psychanalyse et les disciplines scientifiques qui s’efforcent de l’absorber. Sa marche « diagonale »[10] dans le musée imaginaire de ces images infidèles de lui-même, dessine – à la différence du regard surplombant qui émousse à dessein les détails[11] – et par delà l’effort musculaire – car ne meurt-il pas de fatigue en définitive ? – l’empreinte en creux d’un corps qui s’énonce, en traversant les cadastres et les archives appelés à le circonscrire :

Je disposai toute l’après-midi des plumes de perroquets, des peaux de léopards et des herminettes selon des ordres complexes afin de pouvoir reconstituer le parcours géographique du pacte de réconciliation « à la femme » passé entre deux princes rivaux du XIXe siècle.

Mudimbe, 1979 : 113

Chambers souligne le fait que le récit oppositionnel peut se révéler cathartique dans la mesure où il opère le passage d’un désir de connaissance de l’altérité à sa reconnaissance. Toutefois, une telle guérison étant circonstanciellement liée à une « autorité » thérapeutique instituée en nomothète, est appelée à s’effacer devant la considération du dispositif « séducteur » englobant, à savoir le texte même dans lequel se trame la « duplicité », qui au terme du procès que décrit Chambers, transforme le document en fiction, la clinique en critique, et la poétique en une résistance.

À travers le récit de L’Écart, l’écriture autobiographique[12] se dote, non tant d’une valeur métalogique, venant tout comme dans une sociographie maladroite « sanctionner la performance du sujet écrivain.» (Semujanga, 2002 :15)[13], qu’archéologique. Par la pratique d’une pathologie de la discursivité de Soi, elle consomme dès lors l’interdépendance dans le texte de l’ordre du savoir et de celui du discours, de la catégorie du morbide et de celle du sain : « Il n’y a de maladie qu’individuelle : non parce que l’individu réagit sur sa propre maladie, mais parce que l’action de la maladie se déroule, de plein droit, dans la forme de l’individualité » (Foucault, 1963 : 173). Du dévoiement de ces trajectoires scripturales à leur séduction discursive qui, toujours selon Chambers « engendre le séduit et le séducteur » (1985 : 90), il n’y a que peu d’écart et c’est justement lui que traversent – sans jamais parvenir à le franchir – les sentes conduisant au sujet tout en le dérobant aux rets d’une discursivité dialectique, du normal et du pathologique.

Nous considèrerons le « patho-logique » au fondement de la médecine clinique et des normalisations thérapeutiques et disciplinaires comme une position discursive à l’intersection du politique et du poétique, construite par un faisceau complexe d’énoncés médicaux, policiers, juridiques, psychologiques, voire littéraires, ayant pour objectif de définir, et de canaliser, ce qui relèvera de la normalité et de la pathologie. De même le « thérapeutique », son corrélat, visera à (ré)articuler les énonciations déviantes autour de discours réputés sains, car lisible dans un commerce régulé du clair-obscur entre le réel et le fictif, le romanesque et le documentaire, la semiosis et la mimesis. Ces quelques viatiques instaurant une illusion de communication par laquelle le lecteur croit lire à livre ouvert dans une âme, si possible tourmentée pour ajouter une certaine virtuosité aux prestiges de l’élucidation et de ses artifices, sont sans cesse subvertis dans L’Écart, qui s’empresse de mêler les strates spatio-temporelles de la diégèse, égarant la lecture dans un dédale défiant toutes cartes. Les frontières entre les corps, signant les individualités, s’estompent et tendent à se confondre en une actance protéiforme, dont Aminata, Isabelle et dans une certaine mesure la figure de la Mère[14] ne sont que des avatars dans une dynamique substitutive des instances, susceptibles de donner lieu à une interprétation métapsychologique, esquissant en volume, les pleins et les déliés d’une intériorité. Les écrits de Nara alimentent ainsi leur vocation de documents psychologiques : l’Avertissement présente, à cet effet, les carnets comme les pièces à conviction d’une subjectivité malade dont il resterait finalement à effectuer une autopsie concluante, permettant d’en agencer un amorphe viscéral, décevant toutefois par sa résistible lisibilité, ses aspirants haruspices. Cette « préface » de Mudimbe qui isole un objet d’étude, « le cas Ahmed N. », constitue par conséquent une fiction des conditions de production, de recollection et de réception de son texte, et opère un transfert oppositionnel de l’au(c)torité de L’Écart qu’il valide comme archive, tout en consacrant sa « duplicité ». Par la folie, il écarte cliniquement les écrits de la scène littéraire pour mieux les y investir.

Nous serions tentés de dégager dans LÉcart une figure de l’illisible, de ce qui trouble l’évidence de l’introspection, dans l’aposiopèse, matérialisée dans le texte sous la forme de points de suspension qui lui donnent cette texture particulière : un morcellement de la surface scripturale rappelant la mosaïque. Cette suspension de la continuité de l’écriture peut être associée à tout un cortège de procédés que les cliniciens du discours nommeront avec délice : anacoluthes, anantapodoton, épanorthoses, etc. Autant de symptômes derrière lesquels le dessin de l’énoncé disparaît, accusant la profusion des marques d’une énonciation intérieure heurtée, sans qu’elle ne soit capitalisée en un discours égotique susceptible de satisfaire aux impératifs des légistes de l’intériorité. Cependant, n’interpréter le fonctionnement de l’aposiopèse dans L’Écart que comme une mimétique des écueils de la dépression du personnage ou de l’essoufflement de sa pensée ne reviendrait-il pas en définitive, à être victime de la séduction du dispositif ? Il faudrait voir comment les points de suspension creusant le texte, le tisse autrement, en accuse l’étrangeté tout en créant des « sutures » paradoxales, car silencieuses, entre des énoncés de natures et de formations hétérogènes :

Elle est héritière des forges de son grand-père maternel […] C’est rare dans la coutume […] Ce n’est pas nécessaire de recourir au médecin pour ce mal […] Une calebasse ventouse aspire le mauvais sang […] Vous avez vu ce beau sacrilège ? Encore une invention de nos gouvernants […] Je n’ai pas senti le temps passer […] Délicieuse nuit d’Épiphanie.

Mudimbe, 1979 : 126

Ces suffocations discursives que sont les aposiopèses assurent, alors, la circulation dans le texte de formules marxisantes atrophiées[15], de préceptes et prescriptions diverses à caractère litanique (ibid. : 36), de chansons populaires (ibid. : 128-129) et politiques (que l’on considère à cet égard les nombreuses mentions de l’Internationale dans le roman), de fragments liturgiques (ibid. : 133-134), de poèmes d’André Frénaud (ibid. : 70-71) ou de Suzanne Allen (ibid. : 94), de pensées de Cioran (ibid. : 52 et 129), de citation indéterminées (ibid. : 143)... Ces énoncés ne présentent alors plus qu’une valeur de « réplique », telle l’insertion à voix haute d’une page des Mémoires du cardinal de Mazarin (ibid. : 72). Dans cet espace, l’écriture élabore ainsi son théâtre de la parole et sa scène d’apparition.

Dans l’aposiopèse, la ponctuation intime, presque organique, de Nara sert de canevas discursif déviant. Cette prescription rhétorique muette n’impose pas tant à la lecture un contenu informatif différent, qu’une pulsation qui n’est pas sans rappeler celle du différend lyotardien (Lyotard, 1983). Aussi ces mécanismes de la discontinuité en viennent-ils à « fictionner » dans une logique différentielle de l’intériorité, où les litiges herméneutiques, liés à l’état fragmentaire du texte, ne se laisse pas « phraser » en une subjectivité par un régime dominant de l’intériorité – fût-elle traumatisée – qui en trahirait l’irréductibilité. Supposer un trauma originaire expliquant la texture singulière du journal, présuppose l’idée d’une linéarité originelle, accidentellement interrompue, et qu’il incombe au thérapeute de restituer dans son déchiffrement. Ce qui semble traumatisé dans L’Écart, c’est le principe d’identification dans son dispositif (auto) biographique même, qui échoue dans la mise en place de ce qu’Allen Feldman (2004 : 169) désigne par « emplotment » :

When a biographical narrative is processed though prescriptive expectations – that is, expected to produce healing, trauma alleviation, justice, and collective catharsis – it is emplotted. Emplotment is advanced quite frequently from outside, even if this is an exteriority or expectation that is internalized by the author so that biography can be transmuted into moral currency.

Prenant en considération la surdétermination de l’hétérogénéité énonciative et citative du texte, la lecture construit l’image d’un organisme dyspeptique qui, au risque de se décomposer, ne parvient pas à digérer ses composantes, à les faire fonctionner dans un système de rétribution en termes de lisibilité psychologique, idéologique, ou traumatique, suivant la valeur « esthétique » que lui confère Feldman (2004 : 185) : “In academic, media, and human rights discourse, “trauma”, due to its labiality, actually functions as an aesthetic concept to the extent that it lends itself to creating a universalized human rights subject”. Mais ce serait encore tomber dans des travers de clinicien que d’articuler ainsi l’épars du roman dans le diagnostic d’une schizophrénie, d’une mélancolie ou d’une quelconque névrose du sujet, en songeant déjà à une thérapeutique susceptible de combler, ou pire, de faire abstraction des brèches de L’Écart.

Cette tentation clinicienne est d’autant plus grande et « séduisante » qu’elle est mise en scène dans le roman à travers les bribes de séances de Nara chez son thérapeute à l’onomastique éloquente : « Je pense vous détester Dr. Sano ; mais j’aime parler avec vous […] Vous me faites déchoir […] » (Mudimbe, 1979 : 108). Cependant, Nara ne tourne pas tant en ridicule son thérapeute qu’il se détourne dans l’autodérision du transfert, d’un rôle que l’institution médicale désirerait lui faire endosser, tout en le confortant. De même dans un autre instantané de sa cure :

[…] Dr. Sano […]. Le texte de la vie est noir.

- Prends une craie blanche. Il y en a une sur mon bureau. […]

- Non merci. Le jeu de l’envers et de l’endroit. C’est de la politique, ça. Vous êtes un politique, Dr Sano.

ibid. : 152

Ne se montrant pas dupe de la duplicité médicale même qu’il tend à faire sienne dans son discours oppositionnel, Nara se refuse au jeu qui comprendrait dialectiquement sa maxime existentielle, c’est à dire l’annulerait dans une thérapeutique n’en reconnaissant pas l’intégrité et l’autorité. De même, si les énoncés se plient volontiers aux topiques freudiennes, qui permettraient de constituer une clinique de l’inceste ou de l’homosexualité, l’énonciation, quant à elle, est rebelle aux modélisations discursives de la psychanalyse dont Bernard Mouralis a très bien souligné le caractère leurrant dans L’Écart (Mouralis, 1988). Par conséquent, si l’intériorité de Nara s’exprime et s’explicite par des aphorismes, avec une certaine prédilection pour ceux empruntés à Cioran, c’est qu’elle ne peut se penser que sous le mode de la fragmentation, son autobiographie s’écrire en tessons « dia-bolique » : « – Le mot est de vous ? – Presque. Je l’ai dans ma chair. Mais la phrase est de Cioran » (Mudimbe, 1979 : 137); de même dans : « Je compris ainsi très charnellement la justesse des mots de Cioran. » (ibid. : 52), et « – Vous récitez encore Cioran ? – Oui. Mais il s’est inscrit en moi. » (ibid. : 137). Songeant à la célèbre formule de Taine, qui (in)définit le sujet comme « un polypier d’image », cette forme d’« énonciation citative » (Bisanswa, 2000 : 86) dans L’Écart serait donc au service de l’expression d’une subjectivité essentiellement « corallienne », d’un récif discursif formant un écueil de la clinique.

L’énigme inaugurale de la mort n’est, par conséquent, que la résultante de l’incorporation de la parole du personnage dans un discours poreux (du point de vue intertextuel) et éclaté. Ce corps « biographé » est inaccessible au compact de la totalisation opératoire qu’est la « mortification », forme instrumentalisée de la mort, sur laquelle se fonde, selon Foucault, la « formation discursive » de la méthode anatomo-clinique constituant son savoir dans l’inventaire d’un organisme, dont l’obscurité est dissipée à la clarté de la mort. « Corps glorieux », Nara invalide le procès épistémologique de l’autopsie. L’Écart n’est pas un tissu mort : « C’est fort […] C’est chaud […] Ça pétille […] » (Mudimbe, 1979 : 12), ou alors, le texte est mort pour être « cueilli » (c’est-à-dire lu, de légère). Toutefois sa maturité n’est qu’artificielle, n’ayant pas assigné à son récit de début ou de fin, son écriture n’est pas concluante, « la virtualité narrative reste inassouvie par l’énonciation » (Jenny, 1980 : 18-19). Le pathologique constitue un séduisant coefficient de totalisation de l’intériorité narrative du sujet; le titre donné par l’éditeur anonyme en propose une autre. Il consacre le livre en isolant les écrits en une formation discursive, qui, pour gloser Laurent Jenny, suspend l’étiologie de l’écriture de L’Écart à une « ponctuation » (Jenny, 1980 : 19). De même l’auto-(dé)figuration que Nara donne de son corps dans : « Je suis une [sic] agave que la chaleur fait fondre. Un agrégat de sentiments dans une chair en éclatement » (Mudimbe, 1979 : 42), dessine une membrane précaire dont l’énonciation repousse sans cesse la cristallisation : « Je rêve d’un discours inverse… Parvenir à éviter l’amalgame des émotions… » (ibid. : 89). Analogue à celui de son achèvement, le problème du commencement du récit, Nara le rencontre dans l’assignation d’une origine à son entreprise de décolonisation épistémologique : « J’aimerais repartir de zéro, reconstruire du tout au tout l’univers de ces peuples : décoloniser les connaissances établies sur eux » (ibid. : 26-27). Fasciné par le rite sacrificiel scellant la réconciliation chez les Kouba, il paye, ironiquement, de sa propre immolation la refondation intégrale dont il rêve. Ainsi le corps vient-il signer la prise de parole de sa mort et enchaîner le savoir à sa condition discursive et textuelle, comme le thérapeute d’Anna O. à son récit :

Qu’elle recouvre pour un temps équivalent d’énonciation l’époque qui la tourmente et ses fantasmes contemporains, égrenés dans ses symptômes, et elle sera rendue au point unique d’un présent. Elle s’y prépare, et après quelques mois de parole, le dernier récit vient dénouer l’inscription du premier fantasme, celui dont tous les autres n’étaient que des versions atténuées ou subsidiaires. La voici guérie des symptômes, mais pour autant est-elle guérie du récit ?.

Jenny, 1980 : 2[16]

Maître de l’ambivalence du jeu et des revers discursifs, le dialecticien est prompt à digérer, de façon monstrueuse, le négatif dans un système, à faire sien même l’écart, ainsi : « Soum […] colonisait l’horreur, la disposait en colonne selon les genres, en nommait les variétés avec une précision clinique, en montrait les complications éventuelles avec le détachement d’un vétérinaire sadique » (Mudimbe, 1979 : 91-92). Aussi Nara doit-il se positionner par rapport à la distanciation même, toujours ruser avec les stratégies du global afin de mieux l’habiter, en creusant à même ses fondations des béances salutaires d’un éclat de rire : « Oui, c’est cela qui me manque dans la nuit… Pouvoir enfin rire de mes effusions délirantes… » (ibid. : 159)[17]. Sans spéculer inutilement sur la nature de cette « nuit » (qui pourrait être aussi bien celle de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel que celle de Jean de la Croix), cet écart ultime auquel aspire Nara, pourrait s’apparenter au rire hippocratique, thérapeutique qui présente la spécificité discursive de déplacer les articulations du patho-logique.

En définitive, la maladie dont souffre le personnage de L’Écart n’est pas tant, en définitive, celle de la « fission » du sujet, innovation proprement occidentale d’un point de vue nosologique, mais de l’impossibilité de répondre aux attentes d’une intégrité fictionnelle du sujet : « Je ne répondais pas à l’image… » (ibid. : 36-37). Ainsi, Nara serait-il moins un sujet pathologique que le sujet d’une pathologie discursive.

L’originalité de la pratique oppositionnelle de L’Écart réside dans le fait qu’elle ne s’énonce pas en miroir, ou comme un contrepoint négatif d’un autre système thérapeutique antinomique. Le texte de Nara s’instituant dans et par les codes, qu’ils soient occidentaux ou africains, s’établit dans leurs interstices même. Il habite « l’écart », le dérèglement du discursif gouvernant au dysfictionnement des codes qu’il « pathologise » en conséquence; fantasme foucaldien par excellence :

Dans le discours […] j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. […] il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens.

Foucault, 1971 : 7

S’énonçant pathologiquement, Nara dramatise le dialogue houleux des idéologies freudo-marxistes s’affrontant sur la scène intellectuelle parisienne des années 1970. En tant qu’étudiant africaniste, il vit dans cette fièvre liée aux triomphes académiques des sciences humaines. Et, paradoxalement, comme « subjectivité » marginale, il la vit de l’intérieur, dans leur textualité et en lui. Il fait l’épreuve, jusque dans sa propre disparition, de ce qu’il en coûte de se représenter sous les traits de cet homme que dépeint Foucault :

ce vivant qui de l’intérieur de la vie à laquelle il appartient de fond en comble et par laquelle il est traversé en tout son être, constitue des représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cette étrange capacité de pouvoir se représenter justement la vie.

Foucault, 1966 : 363

Il joue son je(u), et ce faisant, déjoue sa conscience épistémologique, remodelant ailleurs et autrement son visage de sable sur les rivages du continent africain.

C’est dans cette marge interne et intériorisé de l’« écart », accusant, dans une optique oppositionnelle, le coefficient de dilatation des relations entre le texte et la formation discursive – de la représentation de l’intériorité d’un homme de science au prisme de sciences humaines –, que pourrait s’enraciner une libération de la parole africaine, consistant dans le fait de « devenir sujet du discours scientifique et de la pratique qui l’a déterminé d’après ses normes propres » (Bisanswa, 2000 : 238). Ainsi cette notion d’écart est-elle à la fois proche et lointaine de celle d’énonciation ironique chez Josias Semujanga, chez qui elle fonctionne comme un effet de sens relevant d’une praxis énonciative, et constitue « un mode de lisibilité des figures de l’altérité occidentale et de l’identité africaine dans le récit » (1996 : 64), donc une thérapeutique de l’écriture en un certain sens, même si cette dernière, avant tout heuristique, est au service de l’étude des investissements de l’Histoire par les écritures romanesques à travers l’analyse des rapports entre l’oeuvre et son contexte d’énonciation, en l’occurrence le débat sur la place de l’autre dans le savoir occidental. Cependant, il conviendra toujours de prendre la mesure de la différence qu’il existe entre l’échec du personnage du roman, déjà souligné par Mouralis, et reprise par Semujanga dans une analyse d’inspiration greimassienne et la réussite, pour ne pas dire la prouesse, du sujet du récit oppositionnel,

chéri[ssant], autant que cette forme du succès qu’est l’acquisition de l’autorité, l’échec, cette évidence d’insuccès qui apparaît comme la marque essentielle d’un statut oppositionnel maintenu, le signe même de sa fidélité aux valeurs qui sous-tendent et justifient son existence.

Chambers, 1985 : 74

Ouvrez le prétendu corps et déployez toutes ses surfaces…

Lyotard (1974 : 9)

La coexistence culturelle du corps et de ses fictions, pointés au début de l’article, implique en retour l’élaboration d’un corpus de règles destinées à la régulation de leurs échanges. Éric Méchoulan a montré que cette opération politique et économique a eu lieu, au XVIIe siècle, au sein d’un espace littéraire émergent, dramatisant à sa façon la fermeture d’une corporéité dont les analyses de Bakhtine avaient célébré l’épanouissement sur les places publics et lors des réjouissances carnavalesques. C’est à travers les commerces dont il est le lieu et dont il témoigne dans les récits qui le font comparaître, que le corps devient l’objet d’une discipline et acquiert de ce fait une consistance, une contenance que remplira bientôt le Moi. Dans l’exercice de la conversation, à travers la maîtrise des affects et des postures qu’elle suppose, jusqu’aux séances de dissection où l’autorité d’un discours corporatiste s’éprouve à la mesure de l’organique, l’individu prend forme comme artefact social et s’écrit dans des « livres de raison » qui permettent « de rendre compte de son moi et de se rendre des comptes à soi-même » (Méchoulan, 1999 : 16). À partir de ses entretiens et de ses lectures, des visions et méditations dont il tient le registre, Nara estompe par son travail d’expression la première impression laissé (à dessein) dans l’Avertissement par l’appareil anatomo-clinique de représentation, en l’espèce de l’autopsie, que l’auteur convoque et révoque aussitôt. L’archéologue fait la part de ce qui s’est inscrit ou déposé en lui et de ce qu’il articule en retour. Il laisse derrière lui, et lègue donc, en lettres (litterae) moulées, la trace scandaleuse, car somptuaire au regard du livre des recettes et des dépenses, d’un corps inexpressif : « Là, sur la feuille tournée, une empreinte. Mon pouce qui sue… Je consulte mon coeur… Aucun énoncé précis… » (Mudimbe, 1979 : 158). Un texte et non un document. Ainsi conviendrait-il d’évaluer le « classicisme » et la singularité de L’Écart à l’aune de la reconduction dans un autre contexte de cette pratique scripturaire consignant les revenus et les dépenses d’une subjectivité en situation.

Abolissant l’empire du dialectique sur l’espace discursif, en l’espèce du dedans et du dehors[18], déployons, à l’image de l’autopsie « romanesque », par laquelle Jean-François Lyotard inaugure son ouvrage Économie libidinale, toutes les surfaces de L’Écart, déplions son espace textuel, chaque plan et pan énonciatif de son archéologie, chacune de ses évocations et de ses ritournelles, de Rachmaninov à Mike Brant en passant par L’Internationale et les silences, chacune de leurs trajectoires, chacun des affects qui leur sont associés. Explicitons les sutures et les striures qui composent à partir des textures les plus hétérogènes, sa « membrane libidinale », cette « bande sans verso, bande de Moebius […] non pas lisse mais au contraire, toute couverte d’aspérités » (Lyotard, 1974 : 10-11).

La « peau moebienne » de ce texte ne semble répondre d’aucune totalisation, d’aucune polarisation, positive ou négative, ne connaître ni l’échec ni le succès. Elle supporte uniquement des traversées sous forme de « vections énergétiques » susceptibles de fonder un régime de littérarité du « différend » reposant sur une appréhension quasi « haptique » de l’entrecroisement des jeux de langage tressant la surface inscrite, pour acheminer vers sa propre fictionnalisation le divers énonciatif, qu’il soit idéologique, littéraires ou même extralinguistique, fonctionnant alors comme affects texturants et non plus comme références. Cette dissection gratuite, sans visée clinique, n’a d’autre fin que celle du plaisir de la traversée, qui s’éprouverait non tant dans une transgression des codes d’une politique de l’aveu de Soi – ce je(u) de l’endroit et de l’envers n’a plus lieu d’être, ni d’espace pour s’expliciter, l’écart n’y étant plus qu’un relief – mais dans un usage « transversal » des lieux théorique de l’identités et de ses topiques héritées d’une organisation disciplinaire occidentale avec laquelle ont à composer les écritures dites postcoloniales.