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« Ma mission est de ré-inventer la façon de faire du cinéma », déclarait Djibril Diop Mambety dans un entretien lors du Festival Panafricain du Cinéma à Ouagadougou (FESPACO) en 1987. Plus tard, il insiste :

Je n’en pouvais plus de la physionomie du cinéma africain qui m’exaspérait, qui était trop superficiel. Non pas sur le plan idéologique, mais sur le plan de la forme. On ne va jamais au-delà, rien ne vacille. Cette petite colère a donné naissance à Touki Bouki. Je pense que le langage du cinéma africain a une révolution à accomplir, et le moment est venu de commencer. Il faut participer à la ré-invention mondiale du cinéma et nous arriverons seulement en proposant des nouvelles formes.

Speciale, 1998 : 8

Mambety a voulu libérer le cinéma africain du prosaïsme et des formes qui le caractérisaient jusque là. En effet, les premiers films réalisés par des Africains, ceux de Sembene Ousmane, Moustapha Alassane, Oumarou Ganda, etc., étaient caractérisés par leur réalisme social. « Politiques », parce que « tout film social et même culturel est politique », affirmait Paulin Vieyra, dans le film Cinema of Senegal (Kardish et Vieyra, 1978), ils traitaient des conflits sociaux, des problèmes que rencontraient les jeunes nations nouvellement indépendantes et des difficultés résultant de la confrontation entre la culture africaine et la civilisation occidentale. Les thèmes explorés comprenaient la critique de la nouvelle bourgeoisie corrompue, des traditions rétrogrades, la dichotomie ville/village, l’exode rural, etc. L’esthétique de ces films était fondée sur la priorité accordée au contenu plutôt qu’à la forme artistique. Mambety survint alors et révolutionna le cinéma africain. Ses créations, marquées par l’humour, la fantaisie et le fantastique, avec leur structure fragmentée et leur style original, offraient un contraste frappant avec les réalisations de ses contemporains.

Ces caractéristiques sont parfaitement illustrées dans son moyen-métrage de 1994, le Franc, que nous nous proposons d’analyser. Dans son étude perspicace, Djibril Diop Mambety, la caméra au bout … du nez – hommage lyrique et message personnel à un ami avec qui il avait passé « un bon quart de siècle d’échanges fructueux et enrichissants » (Nar Sene, 126), Nar Sene n’accorde que quelques lignes à cette production. Son livre nous fait pénétrer dans l’intimité de Djibi, de ses proches, de ses collaborateurs et amis. Mais pour Sene, le Franc, comme la petite vendeuse de Soleil, ne furent que « des exercices de style percutants, certes pertinents, mais tout simplement destinés à l’occuper utilement » (Ibid. : 110). Au contraire, nous avons trouvé le Franc remarquable de par ses techniques innovatrices.

Nous essaierons d’abord de découvrir dans la vie et la formation de Mambety les sources de son originalité. Puis, nous montrerons comment le cinéaste s’approprie la culture traditionnelle africaine et se veut le griot de sa communauté. Enfin, nous aborderons la spécificité de l’art de Mambety : les innovations dans sa stratégie narrative, la grande place faite au comique et le rôle important de la musique dans le film. Pour notre étude des techniques narratives de Mambety, nous avons utilisé les méthodes d’analyse proposées par James Monaco et Christian Metz, dans leurs ouvrages respectifs, How to read a film. The art, technology, language, history and theory of film and media (Monaco, 1977) et Essais sur la signification au cinéma (Metz, 1983). Mambety pousse très loin l’utilisation qu’il fait du montage, processus dialectique par lequel un troisième sens est créé à partir du sens de deux plans originaux juxtaposés; et également, processus par lequel de cours syntagmes sont entremêlés pour communiquer un grand nombre de renseignements en peu de temps (Monaco, 1977 : 184). Les effets que Mambety en tire sont frappants. Il entremêle deux et même trois séries d’événements par le montage, soit en « syntagmes alternés », selon l’expression de Christian Metz, où l’alternance des signifiants correspond à la simultanéité des signifiés, soit en « syntagmes alternants du genre parallèle » (105-106) entre lesquels il n’existe pas, au niveau du signifié, de rapports temporels pertinents, du moins au plan de la dénotation. Le langage filmique de Mambety, si on compare son film à ceux de ses contemporains, a sans doute permis à cet enfant terrible du cinéma africain, de traduire sa révolte.

L’itinéraire de Mambety

Alors que beaucoup de cinéastes africains ont appris leur art à Moscou ou Paris, Mambety s’est formé tout seul. Il raconte à June Givanni, dans un entretien pour Sight and Sound : « Quand j’ai dirigé des acteurs devant une caméra, à l’âge de 19 ans, en 1964, je n’avais jamais mis le pied dans une école de film en Europe » (Givanni, 1995 : 30). Né à Colobane près de Dakar en 1945, dès son plus jeune âge, il montra un grand amour pour le cinéma. Il rappelle :

J’ai grandi dans un lieu nommé Colobane, où il y avait un cinéma en plein air, appelé l’ABC. Nous étions très jeunes - 8 ans - et n’avions pas la permission de sortir le soir, parce que le quartier était dangereux. Malgré cela, nous nous sauvions de chez nous et allions au cinéma. Comme nous n’avions pas l’argent d’un billet, nous écoutions les films de l’extérieur. C’était la plupart du temps des westerns et des films hindous. Mes films préférés étaient les westerns. Peut-être est-ce pour cela que j’attache tant d’importance au son dans mes films, puisque j’ai écouté les films pendant de nombreuses années, avant de les voir. […] Nous fabriquions un écran avec un drap blanc que nous placions au milieu de la cour. Nous allumions une bougie derrière l’écran. Nous découpions toutes sortes de figurines, des chevaux, etc. que nous disposions devant la flamme. Nous faisions le bruit du cheval et cela, c’était un film.

Ibid.

Il continue : « La musique des westerns, c’est ce qui a été réellement le commencement pour moi » (Ibid.). Nous retrouvons cette musique dans le Franc.

Djibril a commencé par faire du théâtre. « Je voulais devenir un héros, ce qui, pour moi, voulait dire devenir acteur », déclare-t-il à F. Macherelli, dans un entretien pour la Repubblica du 30 novembre 1994. Il joue la comédie dans les cafés-théâtres et finalement, monte sur les planches du Théâtre National Daniel Sorano à Dakar. Ainsi, raconte l’ancien Régisseur et Directeur Dramatique de la Troupe, Edje Diop, il obtient le rôle du Roi Duncan dans la version française de Macbeth de Shakespeare et joue dans une pièce de Gogol, Monsieur Pot de Vin et Consorts (Edje Diop, 1998 : 14). « Le cérémonial et le côté mise-en-scène du théâtre lui plaisaient particulièrement, nous apprend sa collaboratrice, Martine Brun[1]. C’est sur la scène qu’il a appris à bien parler, à prendre toutes sortes d’accents » dont il va se servir dans ses films, car il s’est introduit dans certaines de ses réalisations. Dans le Franc, c’est sa voix aux accents distingués que l’on entend lors de l’émission Maag Daan, radiodiffusée par des hauts parleurs sur la place. Maag Daan était la compagnie de films fondée par Mambety.

Mais après un temps, le théâtre devint trop étroit pour moi, raconte-t-il à F. Macherelli. Je pensais à ces images que je découpais quand j’étais jeune. Voilà ce qu’il me fallait. C’était là mon avenir. Il devint clair que je n’étais pas assez discipliné pour me plier aux rigueurs du Théâtre National. On m’a montré la porte, et cette porte est devenue pour moi celle du cinéma. Et comme Marigot (sic) dans le Franc, je ne me suis jamais séparé de cette porte.

1994

Mambety a également fait partie des animateurs du Ciné-Club de Dakar. Il a donc pu voir les classiques français et américains qui passaient dans le circuit, les films muets de Charlie Chaplin, les films de Marcel Carné, Jean Renoir et Jean-Luc Godard. Il a sans doute été impressionné et marqué par ces films. Mais à partir de ce qu’il a vu, il a construit sa propre forme et son style particulier, original et unique. Il effectue une ré-invention du cinéma africain.

La riche littérature orale africaine a également influencé la manière dont Mambety conçoit ses films. Étant jeune, il avait évidemment écouté les contes ouest africains de Leuk le Lièvre, Kakou Ananzé l’Araignée, Bouki la Hyène, etc., et il est tout à fait naturel qu’il en ait été marqué. Le cinéaste a toujours été fier de son héritage culturel. Il déclare à June Givanni :

C’est en lisant les écrits de Cheikh Anta Diop que je me suis rendu compte que j’appartenais à un peuple qui avait construit l’Egypte, qui avait conceptualisé les Pyramides et qui avait effectivement participé à la création d’une civilisation immense. Cette prise de conscience a ouvert pour moi les portes de l’univers. […] Nous devons être en harmonie avec notre héritage. Tout comme le masque nègre a contribué à faire avancer l’art moderne, il peut apporter beaucoup à la formation d’une écriture cinématographique.

Ibid. : 31

En Afrique de l’Ouest, le cinéma est, aujourd’hui, l’expression de l’héritage culturel de la communauté, tout autant que, dans le passé, la représentation d’un panégyrique, d’un conte oral ou d’une épopée par un artiste traditionnel. Mambety reconnaît donc sa dette envers la culture traditionnelle africaine et la marque de cette dernière sur son écriture filmique est évidente. Il s’attribue le rôle du griot. Il se dit « le griot de l’écran - plus qu’un conteur - un messager de son temps, un visionnaire et un créateur du futur qui représente la conscience collective de son peuple » (Ibid.).

Pour ce qui est des acteurs dans ses films, Mambety choisit des gens ordinaires et non des professionnels. « La différence entre un professionnel et un non-professionnel est qu’un professionnel apprend son rôle et le joue, tandis qu’un non-professionnel joue sa propre personne avec toute son âme. C’est pourquoi il est plus authentique que le professionnel » déclare-t-il à June Givanni (1995 : 31). Quand Adatte (1994) le questionne à ce sujet pour Pardo News, il répond :

C’est mon choix : les acteurs non-professionnels ne jouent pas, c’est comme si on les avait lancés du haut de la colline avec l’obligation de tomber. Ils ne savent pas que la cascade existe, donc ils tombent réellement. Et c’est ça que je sens le plus. Moi-même, ayant été formé sans être formé, au jeu du théâtre, je fais le précieux du fait de ne pas savoir.

Mambety faisait preuve d’un flair extraordinaire pour trouver la personne qu’il fallait. Baba Diop affirme que Mambety arrivait à faire de ceux qu’il avait « croisés dans les bouges de la capitale » et qu’il avait choisis, « des comédiens performants » (1998 : 43). Mais il travaillait avec eux longuement, avec douceur et persistance pour obtenir ce qu’il voulait. Et un ami se souvient, dans le film de Laurence Gavron, Ninki Nanka, Prince de Colobane : « La première image que j’ai de Djibril est celle d’un bonhomme qui arpente l’avenue William Ponty [à Dakar], avec des photos en noir et blanc à la main. Il fait son casting pour Badou Boy » (Gavron, 1991). « C’était le plus grand maître de casting que je connaisse », déclare son frère Wasis Diop[2]. « Et il trouvait toujours ce qu’il cherchait » (Ibid.). Ainsi, le cinéaste élit Madieye Masamba Dieye pour être le protagoniste principal de son film le Franc, non parce qu’il était acteur mais parce que Madieye était lui-même dans la vie, un musicien de talent. De même, Lissa Baléra qui joue le rôle de l’héroïne de la petite vendeuse de Soleil était une fillette infirme que Djibril avait trouvée mendiant à la porte d’un supermarché. Il lui avait parlé longuement et avait fait venir sa mère avant de lui offrir le rôle (Ibid.). Comme avec tous les acteurs qu’il employait, il lui avait expliqué précisément et avec patience ce qu’il voulait. Le résultat fut éblouissant.

Comment Mambety réalise-t-il son premier film? En 1966, il se rend, avec son scénario pour Badou Boy, au Centre Culturel de Dakar et demande qu’on lui prête de l’équipement et une assistance technique. Le Directeur du Centre, Michel Letellier, un ami, « a mis un caméraman à ma disposition, nous apprend Mambety, et nous avons commencé à filmer (...). C’est ainsi que le premier Badou Boy fut réalisé, (en noir et blanc et en 16 mm), quand j’avais 21 ans » (Givanni, 1995 : 31). Et c’est ainsi que commença la carrière cinématographique du cinéaste.

Le Franc est l’avant dernière étape dans la trajectoire professionnelle du cinéaste, qui l’a mené de la naissance du cinéma avec la comédie muette, Badou Boy (1966/1970), à un film qui annonce les dernières tendances du cinéma contemporain, la petite vendeuse de Soleil (1998) (Wynchank, 2003). Après le dramatique Hyènes (1992), avec le Franc, Mambety revient à un style qui avait distingué ses deux premières oeuvres, Contras’ City (1969) et Badou Boy (1966/1970) - un style original marqué par le rire, la fantaisie et la bonne humeur. Mais l’argent reste le thème qui intéresse le cinéaste et en ce sens, le film s’inscrit dans la continuité de Hyènes.

Le Franc devait être le premier volet d’une trilogie que Mambety envisageait sur les « petites gens », mais que sa disparition prématurée en 1998 ne lui permit pas de mener à bout. Il n’eut que le temps de donner naissance à lapetite vendeuse de Soleil (1998). Le troisième membre de cette famille, l’Apprenti Voleur, ne vit malheureusement pas le jour.

Mambety et les « petites gens »

La lutte que les petites gens doivent mener pour pouvoir survivre d’un jour à l’autre au Sénégal, constitue le sujet de ce moyen métrage comme celui de tous ses films, sujet qui n’est pas original en lui-même. C’est la manière dont il est traité qui situe Mambety parmi les innovateurs. Ce thème fut encore plus pertinent et cuisant après la dévaluation du franc CFA en 1994, dévaluation appelée « ajustement structurel » par euphémisme, ou ironiquement, « dévalisation », car elle avait ruiné beaucoup de monde et provoqué une grande misère parmi la population. Ce film pourrait donc bien être également un documentaire sur la vie des petites gens de Dakar à un moment historique crucial : la dévaluation du franc CFA.

Dans le Franc, le protagoniste, Marigo, vit au jour le jour, jouant de la musique dans les rues de la ville pour gagner sa vie. Mais les temps sont durs et comme il doit plus de six mois de loyer à sa logeuse, elle lui confisque son instrument, un congoma. Privé de son instrument, il est comme amputé d’une partie de lui-même et ne peut plus produire ce qui le fait vivre et ce pour quoi il vit : la musique. Le film le suit dans sa quête de ce qui lui est essentiel : son congoma. Par chance, il trouve un billet de 1000 francs CFA, qui lui permet d’acheter, du nain Langouste, un billet de loterie, sous le signe de Kuus[3]. En attendant le tirage, pour mettre son coupon en sécurité, il le colle sur la porte de sa baraque, et le cache en le recouvrant du poster représentant le héros de son enfance, Yaadikoone Ndiaye[4]. Le soir du tirage, la chance sourit à Marigo : le numéro gagnant, no 555, est celui de son billet! Mais comment détacher le billet de la porte? Dans une vision, son héros Yaadikoone lui inspire l’idée de faire décoller son morceau de papier par les vagues de la mer. Une grande partie du film est consacrée à la traversée de la ville par Marigo qui se dirige vers le rivage, la porte sur l’épaule, comme une croix qu’il doit porter pour trouver le salut - récupérer son instrument. Après un périple rempli d’aventures et d’écueils, Marigo atteint enfin l’océan et recouvre son billet.

Les petites gens sont les héros de Mambety. Dans le Franc, il raconte leur histoire et présente à l’écran leur vie quotidienne, à un moment bien précis de l’histoire du pays, en suivant les péripéties du personnage principal. « Les petites gens sont mes idoles, déclare-t-il. Je n’ai pas d’autres héros. C’est pourquoi je suis revenu derrière la caméra. Le temps presse. Le cinéma a cent ans et moi, un demi-siècle. Je dois rendre compte de ces gens » (Adatte, 1994). Mambety nous montre les petites gens vaquant à leurs occupations, au marché, dans la rue, dans le car rapide, où le cinéaste se plaît à nous offrir une série de gros plans des visages des passagers pour nous les rendre plus proches. « Les petites gens, c’est important car ce sont les seuls gens conséquents, les seuls gens naïfs. […] Ce sont ces gens-là qui n’auront jamais de compte en banque, pour qui tous les matins constituent le même point d’interrogation » (Adatte, 1994). Et jouant sur l’homonymie, il ajoute : « Ce sont les gens francs » (Ibid.). Pour représenter ces gens francs, Mambety utilise des couleurs franches et fortes, des couleurs primaires - le noir, le rouge, le vert, le jaune et le bleu du ciel et de l’océan - favorites des gens de la rue et qui sont les couleurs dominantes dans son film.

Cette volonté de porter les petites gens à l’écran explique aussi son choix des acteurs. La résolution de Mambety ne lui est pas exclusive. Elle reflète la volonté générale des cinéastes africains de l’époque de montrer aux spectateurs des images qui leur parlaient, des lieux, des situations, des personnages et des gestes dans lesquels ils se reconnaissaient. Il fallait décoloniser les écrans et affirmer une identité africaine, dans des réalisations locales. A cette époque, les écrans au Sénégal comme dans toute l’Afrique étaient dominés par les films étrangers, américains - surtout les westerns - français et indiens, distribués par des compagnies étrangères telles que la Compagnie Africaine Cinématographique, Industrielle et Commerciale (la COMACICO) et la Société d’Exploitation Cinématographique Africaine (SECMA). Ces films n’avaient rien en commun avec les publics africains. La COMACICO et la SECMA étaient propriétaires des salles, avaient le monopole de la distribution des films et empêchaient les cinéastes africains de montrer leurs films. Après les dépossessions territoriale, culturelle et identitaire de la colonisation, les artistes sentaient qu’il fallait récupérer cette identité et le cinéma avait un rôle essentiel à jouer dans cette récupération. Les films africains devaient tendre au public un "écran-miroir", selon l’expression d’André Gardies, afin qu’il se reconnût à travers un processus d’identification (1989 : 13). Et justement, Mambety introduit dans son film certains éléments de la tradition orale bien connus du public africain.

Appropriation de la culture traditionnelle

Le Franc, comme les autres films de Mambety, est marqué par l’esthétique de la tradition orale. Tout d’abord, comme nous le verrons plus loin, le fantastique et l’irrationnel que l’on rencontre dans les contes traditionnels, occupent une place prépondérante dans le film de Mambety. Cette conception esthétique tranche avec le réalisme des cinéastes qui précèdent Mambety. Par ailleurs, on pourrait considérer Marigo comme le Décepteur ou le Malin des contes oraux. Il réussit longtemps à déjouer les stratagèmes de sa logeuse qui le poursuit pour lui réclamer ses six mois de loyer. De plus, Mambety introduit dans son film un personnage des contes oraux, Kuus, qui, comme dans le conte transcrit par Birago Diop, Les Calebasses de Kouss, procure la richesse au héros (1961 : 155-161).

Finalement, les contes africains sont didactiques et illustrent une morale. Ce film de Mambety peut être perçu comme un conte à portée pédagogique et morale. Ayant gagné à la loterie, comment Marigo va-t-il utiliser l’argent du gros lot? Il pourra sans doute recouvrer son instrument et sa raison de vivre. Mais, prévient Mambety dans son entretien avec Vincent Adatte, lors de la sortie du film au Festival du Film de Locarno, si Marigo garde l’argent, ce sera « à ses risques et périls » car l’argent peut corrompre, comme il a corrompu la nouvelle bourgeoisie matérialiste, au lendemain des Indépendances. Ce danger pourrait guetter Marigo, une fois qu’il a gagné le gros lot. « L’argent ne fait pas le bonheur et on peut perdre beaucoup en gagnant de l’argent » déclare Mambety (Adatte, 1994). Faire le bonheur des autres, enchanter adultes et enfants par sa musique, en jouant de son instrument, pourra sauver Marigo. À la fin du film, l’immersion de Marigo dans l’océan figure un retour aux origines - la mer - ou une seconde naissance. En effet, il semble qu’un Marigo noyé revienne à lui-même après un évanouissement dans les vagues. Alors qu’il renaît, il trouve le billet de loterie collé sur son front. Comme le note justement Olivier Barlet, il ne s’agit plus de la réalisation d’un rêve de richesse, mais de « la symbolique de la vie et de l’ordre du monde » (1996 : 159).

Ce moyen métrage illustre aussi une idée qui va au-delà de la simple notion de la trop grande place de l’argent dans la vie des hommes. En effet, pourquoi avoir donné à son film le titre le Franc, et non l’Argent? Le titre choisi est un indice qui situe immédiatement le Sénégal dans la zone franc et place donc le pays sous l’influence de la France, le Franc CFA étant nécessairement lié au franc français. Ce film pourrait montrer les conséquences de la dépendance et de l’assujettissement d’un pays à un autre.

Mambety n’est pas coupé de son milieu, ni de sa société. Il est très conscient des problèmes qui assaillent le continent et dans ses films, il les présente avec beaucoup de finesse et d’art. Il prête au cinéaste un rôle important à jouer et a cette boutade devant June Givanni : « C’est dans les années soixante que j’ai cessé d’être raciste et que je suis devenu missionnaire » (31). Et il ajoute plus loin : « Je suis devenu conscient de ma mission au nom de mon peuple, de ma culture et de mon devoir universel qui est de chanter un chant que le monde entier peut entendre. […] Le cinéma doit être mis au service de la connaissance de soi (en tant qu’Africain) et ceci est urgent » (Ibid.). Cependant, Mambety s’est défendu d’être didactique à la manière de ses prédécesseurs : « Je ne crois pas dans le cinéma didactique, déclare-t-il, je crois dans la création. Il y a ceux qui veulent ré-inventer, et ceux qui ne le veulent pas » (Ellerson, 1997). Et lui veut ré-inventer le cinéma en ayant recours à de nouvelles stratégies narratives.

Innovation dans les stratégies narratives

Mambety utilise une chaîne narrative visuelle plutôt que linguistique pour transmettre le sens. Il souligne le geste, l’action, les expressions du visage, la situation des personnages dans l’espace et par rapport au décor, le cadrage et le montage. Les images sur l’écran révèlent les pensées de Marigo. Comme ce dernier ne parle point, Mambety utilise d’autres moyens techniques pour révéler ce que le protagoniste ne dit pas. Mambety réduit les dialogues au minimum. Cela est nécessaire et essentiel en Afrique car les publics auxquels s’adressent les films sont plurilingues.

Avec une grande originalité, Mambety utilise le montage et le filmage comme éléments créatifs déterminants. Il a su tirer des effets frappants du montage, à la fois art du raccord (montage parallèle) et art de la rupture (montage cut). Lorsqu’il voit les syntagmes montrant Marigo se réveillant, puis les diverses activités des habitants de la concession dans laquelle vit le musicien, tout spectateur comprend qu’il s’agit de séries chronologiques qui restent à chaque instant contemporaines. Ce sont surtout « les syntagmes alternants » (Metz, 1983 : 106), dans lesquels le montage rapproche deux ou trois motifs dans un but symbolique, qui caractérisent le Franc. Ainsi, le montage qui juxtapose des syntagmes montrant le marché de Kermel en ruines, entrecoupés par les syntagmes des vagues de l’océan, accentue l’impression de dévastation du marché complètement détruit par un incendie en 1994. Ce marché avait été à Dakar un merveilleux exemple d’art déco que l’on pouvait admirer dans Contras’ City. La caméra filme Marigo au milieu de ces décombres. Les syntagmes exposant les masses de ferraille, barres de fer tordues, monceaux de pierres, etc., véritable vision apocalyptique, alternent avec ceux qui montrent la pureté et la régularité de l’océan, avec les rouleaux des vagues déferlant régulièrement et en bon ordre vers le rivage. L’horizontalité des flots contraste avec la circularité du marché en ruines, cercle infernal dans lequel est filmé Marigo et où il se trouve prisonnier.

Toujours au moyen du montage, Mambety s’attache à accentuer les contrastes qui caractérisent Dakar. Le cinéaste nous montre une Contras’ City à la fois pieuse et profane, riche et déshéritée, élégante et misérable, une Contras’ City où différentes cultures se côtoient.

Le mixage des sons est aussi une forme de montage et ajoute du sens aux images : au début du film, le mixage de bruits divers révèle le mélange de cultures, le côtoiement de la modernité et de la tradition à Dakar. Pour opposer les deux mondes - religieux et laïque - à plusieurs reprises dans le film, Mambety fait entendre les sons profanes de Issa Cissoko au saxophone, en même temps que la récitation mélodique et rythmique des versets du Coran diffusée sur tout le quartier, depuis la mosquée. Il ne privilégie ni les premiers ni la seconde. Comme il le déclare dans le film de Laurence Gavron, on peut aussi prier Dieu en jouant du saxophone.

Le filmage est également porteur de sens. Le contraste entre le centre moderne de Dakar et la médina est présenté dès les premières séquences. En une vue aérienne, la caméra balaie les grands bâtiments et les gratte-ciel impressionnants de Dakar avant de descendre graduellement jusqu’à la cour encombrée d’une concession, avec ses masures construites de planches et de matériaux hétéroclites, où deux brebis cherchent, sur la terre nue et dure, quelque brindille à brouter. Par cette descente de la caméra depuis les hauteurs aérées et lumineuses de la ville, jusqu’à ses bas-fonds, nous atteignons le niveau de la population besogneuse de Dakar. Dans la médina, les baraques entassées sont séparées par des passages étroits et sombres, des ruelles obstruées, tortueuses, couvertes de détritus, dans lesquelles Marigo se cogne aux habitants et où il trébuche sans cesse. Ces espaces encombrés contrastent d’une part avec les rues bien tracées, les larges avenues du centre-ville et d’autre part avec les vastes terrains vagues qui entourent la cité et que l’on voit dans les séquences ultérieures, un no-man’s-land entre le centre administratif et commercial et les bidonvilles, sur lequel le vent souffle en rafales, pendant que la bande sonore laisse entendre une musique de westerns.

La pureté de la mer contraste également avec l’océan de détritus, filmé quelques moments auparavant, alors que Marigo, se dirigeant vers le centre-ville, traversait ces étendues désolées qui entourent les villes du tiers monde, avec leurs déchets habituels balayés par le vent, sacs de plastique, bouts de papier et débris de toutes sortes. Rien ne pousse sur ces terres desséchées.

Par ailleurs, contrastant avec la réalité des quartiers déshérités de la médina, existe une autre réalité, celle dans laquelle vit Marigo, que Mambety projette sur l’écran en une profusion de tableaux surréalistes, aux couleurs vives et heureuses. C’est un monde de musique et d’harmonie, de gondoles et d’oiseaux sortant d’instruments de musique que Mambety le magicien fait surgir devant nos yeux.

Mambety utilise le filmage pour accentuer l’impression de vide et de déréliction, lorsque Marigo quitte la médina sans son congoma. Le musicien est filmé en plan lointain, seul dans le désert, se détachant sur le ciel bleu. Même lorsqu’il a disparu de l’écran, Mambety laisse pendant trois secondes, sa caméra fixée sur l’étendue désertique vide. Ce désert est une manière de souligner le manque dans la vie de Marigo privé de son congoma, sa solitude totale. Ne paraissent sur l’écran que la terre dénudée et le ciel vide pendant qu’une musique de westerns et que de grandes rafales de vent sont entendues sur la bande sonore - accentuant l’atmosphère de drame, comme dans les westerns américains, filmés aussi dans les espaces vides des immenses plaines du Midwest.

Le Réalisme magique

Tout d’abord, l’histoire elle-même appartient au monde du merveilleux et du fantastique. En effet, la loterie est placée sous le signe de Kuus, personnage des contes oraux qui offre la richesse à ceux qu’il favorise. Et Kuus fait que ce soit justement le billet de Marigo, le no 555, qui soit gagnant.

Par ailleurs, le filmage situe le Franc dans la sphère du réalisme magique que Jameson définit comme « une présentation étrange et poétique de la réalité visuelle » (1986 : 302). Pour Chanady, c’est un procédé par lequel le commun et le quotidien sont transformés en une vision « irréelle et terrifiante » (1985 : 27) et aussi un moyen de représenter « le mystère inhérent à la réalité » (Ibid. : 17). Les deux définitions conviennent pour caractériser l’aspect fantastique du film.

Dans le Franc, le filmage et les images projetées à l’écran accentuent le côté étrange et l’aspect merveilleux de l’univers dans lequel vit Marigo. Ainsi, la caméra s’attarde, à plusieurs reprises, sur les deux baobabs tordus et noueux, qui gardent, de chaque côté, l’entrée du quartier miséreux où vit Marigo, comme des piliers qui marqueraient l’entrée des infernaux séjours. Ces baobabs semblent exposer leurs racines à l’air, comme s’ils avaient été arrachés et replantés à l’envers. Une légende africaine ne raconte-t-elle pas que quelque géant aurait arraché les baobabs et les aurait replantés, les racines en l’air?

Par contre, les séquences montrant Marigo devenu magicien, richement vêtu, jouant de son congoma à un carrefour de la ville, ou à bord d’une gracieuse barque aux couleurs vives, séquences qui tout d’abord, intriguent le spectateur, n’associent pas le film au « fantastique » tel que nous le trouvions dans Hyènes (1992). Dans le film de 1992, avec la totale disparition du héros Dramaan Drameh, devant nos yeux, le cinéaste introduisait, sur un fond de monde logique et rationnel, un niveau de réalité que l’homme rationnel ne pouvait accepter. Les séquences du film de 1994 mentionnées plus haut créent sans doute une impression d’étrangeté. Mais une explication rationnelle peut être donnée : Mambety montre à l’écran les rêves de Marigo, ses aspirations et ses visions dans des syntagmes parallèles qui alternent avec ceux présentant la réalité. L’impression de merveilleux et d’insolite que le spectateur ressent n’en est pas moins forte.

Le cauchemar de Marigo est ainsi projeté à l’écran : la caméra fixe Marigo endormi, les deux jambes en l’air, appuyées à la paroi de sa baraque. Le syntagme suivant montre une mégère, les yeux exorbités, la bouche ouverte, hurlant sans qu’aucun son ne sorte de sa gorge. C’est le cauchemar qui terrifie Marigo à ce moment-là, et qui lui fait peut-être revivre un épisode passé.

Cette technique produit tout au long du film une impression d’étrangeté. Ainsi, alors qu’il cherche une cachette sûre pour son billet de loterie, un syntagme rapide montre les pensées de Marigo et annonce l’acte futur, le billet collé sur sa porte. Ou bien, se demandant comment détacher le billet de la porte, Marigo voit (et nous aussi brièvement sur l’écran) le billet décollé par les vagues.

Plus loin, alors que Marigo quitte, penaud, la concession après avoir été aspergé d’eau par sa propriétaire, une séquence montre un personnage qui lui ressemble menant gaiement un groupe d’enfants aux sons de son congoma. Le spectateur tout d’abord déconcerté car aucune indication filmique ne l’a prévenu, devine bientôt que Marigo se revoit en pensée, à un moment plus heureux. Le personnage sur l’écran est le double de Marigo. Il en est de même lorsque Marigo traverse le désert pour atteindre la ville. Il est suivi de son double. « Le double, déclare Mambety, c’est ce que l’on voit quand on a tout perdu » (Adatte, 1994). Et il ajoute plus loin : « C’est comme en amour, on revoit les choses vécues ensemble, tellement belles, et on marche avec, dans la rue, et il arrive qu’au détour d’une pensée, ou d’une rue, on revit les instants » (Ibid.). La série de sept syntagmes alternants montrant tour à tour le musicien peinant à travers la ville, sa porte sur l’épaule, puis son double jouant du congoma, a pour objectif de révéler les sentiments de Marigo et les espoirs qui le poussent à continuer sa pénible route. Cette séquence peut dérouter le spectateur.

Déconcertante et étrange est la projection d’un seul syntagme montrant un homme marchant avec une porte sur l’épaule, alors que Langouste qui vient de vendre un billet à Marigo, lui raconte l’histoire d’un gagnant à la loterie devenu fou parce qu’il avait perdu son billet. Le spectateur doit découvrir le sens de ce syntagme. Utilisant un montage dialectique, Mambety maintient le spectateur en éveil et le force à participer lui-même au processus de création du film. Piquant sans cesse son intérêt, il le place « dans une situation dangereuse ». François Truffaut affirmait que le spectateur devait avoir une part égale à celle du réalisateur dans la création du film (Monaco, 1976 : 97). Mambety exprime la même idée lorsqu’il déclare, dans son entretien avec Maria Sylvia Bazzoli que le devoir du réalisateur est « d’agresser le public, de le mettre mal à l’aise » (1994).

L’irrationnel est introduit au niveau de la chronologie que le cinéaste traite avec beaucoup de désinvolture et de fantaisie. Ainsi, alors que le tirage de la loterie est annoncé, la scène est filmée le soir. Les lampadaires sont allumés sur la place; les barques amarrées au large portent des flambeaux. Mais à l’annonce des résultats, Marigo est filmé en plein jour, au marché. Le soleil brille aussi alors qu’il va chercher son billet de loterie chez lui. La chronologie a été disloquée. Mais la datation littérale n’est pas posée comme pertinente. « Il y a là, déclare Christian Metz, comme une défection du rapport temporel dénoté au profit de valeurs de connotation riches et diverses, qui dépendent du contexte ainsi que de la substance du signifié » (1983 : 106). Le cinéaste s’est laissé séduire par la poésie des flambeaux reflétés sur la mer, la nuit.

Le Franc, comédie marquée par l’humour

Dans son analyse pénétrante des films de Mambety, Sada Niang insiste sur la solitude et la tristesse de Marigo. Pour lui, avec ce héros, le cinéaste nous présente le portrait de l’artiste luttant pour survivre dans la société, un artiste dont « le quotidien est lourd de misères physiques et sociales » (Niang, 178). « Une profonde tristesse » (Ibid.) caractérise Marigo. Le film aurait un objectif sérieux, proposant « que soient dissoutes les affres du quotidien dans la pratique constante de l’art et la reconnaissance de la place de l’artiste dans la cité » (Ibid.). Cet aspect est sans doute présent dans le film mais pour nous les éléments cocasses du film sont prévalents et situent le Franc dans la sphère de la comédie. Avec Badou Boy, nous avons là les deux premières comédies pures du cinéma africain. Le film d’Henri Duparc, Bal Poussière (1988) est amusant, mais n’offre pas le comique et les gags que nous trouvons dans les films de Mambety. Une couleur café, une comédie également réalisée par Duparc, ne paraîtra sur les écrans qu’en 1997.

Alors que dans Badou Boy, c’étaient les gags et les divers procédés et inventions filmiques qui rendaient le film comique – le héros lui-même n’étant pas risible – ici, le personnage de Marigo est burlesque, avec ses mouvements raides, ses gesticulations excessives, ses mimiques et ses expressions de visage cocasses. Mambety le présente comme un pitre. Sa façon de marcher, alors qu’il transporte sa porte, les deux jambes largement écartées, est comique. Pour le philosophe Bergson (1946), c’est le mouvement involontaire, accidentel et mécanique dans la vie qui provoque le rire : un homme qui tombe dans la rue est identifié à un pantin mal réglé et fait rire. Maladroit et raide, Marigo ne voit pas les obstacles, et il trébuche souvent, comme un pantin mal réglé. Chaque fois qu’il passe entre les baobabs qui gardent l’entrée de la médina, il s’attrape le pied dans leurs racines et trébuche. C’est d’ailleurs comme une marionnette désarticulée que Marigo est présenté sur l’affiche de publicité du film. À la question qu’on lui a posée : « Est-ce que les petites gens sont drôles en elles-mêmes, rit-on à leur dépens? », Mambety répond d’une manière ambiguë : « On ne leur rend pas la vie drôle. Ainsi, leur vie en devient drôle ... en tout cas pour moi, plus drôle que la vie d’un banquier » (Adatte, 1994). Marigo lui-même se voit comme un artiste de cirque. Les vêtements dont il s’imagine vêtu dans ses rêves sont ceux d’un magicien. Il vit dans un autre monde, le monde de l’art, de la poésie et de la musique.

Certaines scènes sont d’une drôlerie irrésistible. Mambety filme au raz du sol un canard qui avance en se dandinant au rythme du saxophone et immédiatement après, avec beaucoup d’humour, il braque sa caméra sur le nain Langouste qui avance avec la même démarche et l’allure du canard. Mambety profite de la taille de Langouste pour provoquer un rire facile, comme, lorsque marchant aux côtés du nain, Marigo joue à l’enjamber.

Plus loin, c’est encore par humour et pour montrer la misère et le dénuement de ces régions que Mambety filme un boeuf mâchonnant une grande feuille de papier, faute de mieux dans ces terres stériles où rien ne pousse. Et au milieu de ces étendues arides, parsemées des débris de la civilisation moderne occidentale, au milieu du ballet des sacs de plastique et des bouts de papier emportés par un vent violent, la caméra fixe un lambeau de tissu blanc, accroché à une branche comme à une hampe, drapeau de paix, flottant dans cette tourmente.

Nous devons noter l’ingéniosité et l’humour avec lesquels Mambety enchaîne ses séquences, pour donner de la cohésion à son film. Ses scènes sont souvent liées l’une à l’autre par un détail, véritable conjonction de coordination. Ainsi, la caméra filme Langouste et Marigo devant des dates sèches, au « restaurant »! - des caisses devant l’étal d’une vendeuse de fruits, car à cause de la dévaluation, il faut consommer « africain », déclare Langouste. La séquence suivante montre un bon repas en préparation chez la logeuse de Marigo, une friture appétissante de poissons qu’elle surveille dans la cour de sa concession. À un autre moment, la caméra vient de filmer un mécanicien allongé sur le sol, sous un car rapide[5], occupé à le réparer. Immédiatement après, elle fixe Marigo allongé sur le toit d’un autre car rapide, gardant sa porte qu’il va mener vers la mer. La porte de Marigo flottant sur la mer appelle par association, l’embarcation dont Marigo rêve, qui flotte paisiblement sur l’océan, aux sons de l’harmonica.

Le Franc : un moment musical

La qualité qui singularise ce moyen métrage est la place prépondérante que Mambety donne à la musique, dans le film et dans l’histoire qu’il raconte. Le thème même du film touche à la musique : un musicien à qui on a enlevé son instrument ne peut plus produire ce pour quoi il vit : la musique. Mambety le déclare lui-même : « Quand on vous confisque votre voix, vous avez envie de parler... On a confisqué à Marigo son instrument de musique et il en rêve » (Adatte, 1994). La musique est pour lui le seul moyen de s’exprimer et de communiquer.

Avec la variété d’instruments de musique que l’on entend, Moussa Ndiaye à la guitare, Madieye Massamba Dieye au congoma et à l’harmonica et Issa Cissoko au saxophone, et avec les différents styles musicaux qu’il offre, le Franc se présente comme un véritable festival de musique. Alors que dans les premiers films de Mambety, la musique étrangère - classique européenne ou américaine - insérée à des fins ironiques, accompagnait la narration, dans le Franc, la musique africaine triomphe. Le cinéaste l’a introduite pour elle-même. La musique du film est une entité narrative en ce sens que la gamme des différents styles musicaux du film exprime différentes attitudes et les aspirations de chacun des protagonistes. Avec son film, Mambety entend revaloriser le goumbe, style de musique joué avec un congoma, l’instrument de Marigo, qui ressemble à un piano monté sur une caisse. Le film est un hommage à Robert Fonseca, musicien du Cap Vert dont on entend les mélodies morna, et à Billy Congoma, à qui le Franc est dédié. Marigo représente Billy Congoma, musicien qui avait joué dans Hyènes et qui était mort peu de temps après la réalisation du film. Il avait rendu populaire le goumbe, « invention des wolofs urbanisés, qui a ses racines en Guinée-Bissau et au Cap Vert. Généralement, on l’associe aux soirées où les durs des quartiers défavorisés de Robeusse, Médina et du Plateau boivent et fument de la marijuana » (Cham, 1998 : 47). Le goumbe est un genre musical marginalisé que l’on joue dans les « bars clandestins du ghetto, ou `clandos’, fréquentés par les ivrognes, les bandits, les femmes faciles et les prostituées » (Ibid. : 46). Le goumbe associe donc Marigo aux déshérités de Dakar. Mbye Cham a donné une analyse détaillée des différents aspects de ce genre musical.

Le goumbe a une large gamme rythmique et mélodique, bien que son rythme le plus familier parte du mbalax, rendu désormais populaire par des musiciens sénégalais contemporains comme Youssou Ndour, Ismael Lo, Alioune Mbaye Nder et Lemzo Diamano. La musique goumbe interprétée au congoma montre également des rapports spécifiques du sampling avec d’autres genres musicaux sénégalais comme le tagg, ou la poésie et la prose de louanges associées aux griots. Le goumbe a des rapports avec le tasu, une forme de spectacle de poésie orale très érotique, utilisée aussi pour tourner en ridicule, et avec le bakk, une poésie d’auto-louange associée aux lutteurs, danseurs et joueurs de tambours.

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On entend le goumbe d’un bout à l’autre du film.

Mambety donne une place importante au saxophone joué par Issa Cissoko. Les sons riches et profonds du saxophone sont pour Mambety, un moyen personnel de saluer et de célébrer Dieu aussi précieux et valable que la voix du muezzin appelant à la prière et que l’on entend en même temps. « Quand vous faites jouer un saxophoniste en écho avec l’appel du muezzin, que voulez-vous signifier? » lui a demandé Vincent Adatte. « Je veux dire qu’il n’y a pas que le muezzin qui sait saluer le jour... Mais je n’ai aucune intention vicieuse », répond Mambety (Adatte, 1994).

Quant aux voix, ce sont celles de Madieye Massamba Ndieye et d’Aminata Fall. Alors que la caméra montre l’intérieur du car rapide, la litanie remplie de sarcasme que chante Madieye Massamba Ndieye, accompagné d’une guitare résume la situation du Sénégal après la dévaluation. C’est une goualante des pauvres gens où il est question d’argent, de franc CFA, de dollar, etc., décrivant les affres de la vie au Sénégal après la dévaluation. Dans ce climat, vers qui se tourner si ce n’est vers Kuus, le génie de la chance? On entend alors le message transmis à la radio, qui encourage les gens à acheter les billets de loterie.

Aminata Fall, que l’on dit la Mahalia Jackson africaine, joue le rôle de la logeuse de Marigo. Elle chante les blues en version wolof, émaillée de phrases en anglais. Les blues, ces chants lents et mélancoliques, ont leur origine dans les chants de travail et les spirituals des esclaves africains en Amérique : « In the morning, in the morning, ... »? chante Aminata. Et Mambety explique :

Toute l’histoire des petites gens commence par `in the morning’ et par les blues. Les blues accompagnent tout ce qui est beau. Ce n’est pas la mélancolie, les blues, c’est juste l’accompagnateur d’une volonté quotidienne des batailles perdues ou gagnées, des joies, des émerveillements. Dans ces moments, c’est une langue universelle.

Adatte, 1994

Oui, mais les blues sont aussi associés aujourd’hui à la culture américaine et il n’est pas étonnant que ce soit justement la logeuse de Marigo qui les chante et qui truffe ses apostrophes d’expressions en anglais. Gagnant sa vie en louant ses misérables bicoques aux déshérités, elle représente le capitalisme américain. Pour narguer Marigo, elle s’accompagne du congoma qu’elle lui a confisqué et dont elle ne sait tirer aucun son. Opposer le goumbe aux blues, chantés par la logeuse est pour Mambety l’occasion de revaloriser un style de musique africain et d’opposer une résistance au matérialisme et au capitalisme, représentés par la logeuse.

Conclusion

Mambety s’est élevé contre la platitude du cinéma africain de son époque. Il a rejeté les codes habituels, le prosaïsme, le réalisme facile et la simplicité des formes qui le caractérisaient pour ré-inventer le langage du cinéma. « Djibril Diop Mambety est connu comme le ‘vilain garçon’ du cinéma africain, écrit Mbye Cham, l’iconoclaste quintessencié dont le talent créateur d’insurgent contre les conventions rigidement établies lui a permis d’obtenir un succès aussi bien critique que populaire » (1998 : 44).

Avec une extrême fraîcheur et richesse d’invention, le Franc met en scène un personnage dont la musique est toute la vie, mais à qui on a confisqué son instrument. Le héros représente les petites gens qui restent sans voix parce qu’on leur a ôté les moyens de se faire entendre et parce qu’ils n’ont pas le droit à la parole. Mais quand on a pris leur voix aux gens, il leur reste la musique. Ainsi, fait sans précédent, il y a dans le Franc, primauté de la musique - et du récit visuel - sur les paroles. Dans son film, Mambety donne une place prépondérante à la musique, une musique qui est elle-même une entité narrative puisque les différents styles musicaux du film expriment les aspirations des divers protagonistes. Mambety entend revaloriser la musique africaine authentique, le goumbe par exemple. Le Franc est la première fantaisie musicale du continent. Quelques années auparavant, en 1987, Benoît Lamy et Ngangura Mweze avaient porté à l’écran la star musicale Papa Wemba dans leur film, La vie est belle. La star chantait sans doute, mais à notre avis, le film n’était pas une comédie musicale. Le film de Mambety nous offre une célébration de la musique par la musique, une explosion de différents sons et styles musicaux.

L’originalité de Mambety réside également dans le fait que, utilisant des techniques modernes, il a su mettre en valeur des éléments pris à la tradition orale africaine, comme le merveilleux et le fantastique. La rencontre de deux cultures a donné naissance à un film riche, dans lequel Mambety fait preuve d’une grande audace créatrice, un film frappant par la magie de certaines scènes surréalistes.

Finalement, le langage filmique de Mambety – rupture dans la chronologie, fragmentation, juxtaposition d’images montrant rêves et réalité, souvenirs et désirs, visions et aspirations - l’utilisation que le cinéaste fait du montage et les effets qu’il en tire, font de ce film, intrigant parfois, une création originale, unique et singulière, marquée par la poésie et l’humour.

La valeur et l’originalité du film furent reconnues. Présenté en première mondiale, sur la Piazza Grande, au Festival de Locarno, en 1994, le Franc remporta de nombreux prix et honneurs : il fut sélectionné lors du Forum International du Jeune Cinéma, au Festival International du Film de Berlin en 1995. Il reçut le Prix de la SACD, au FIFF, en 1994, le Tanit d’Or pour le meilleur court métrage aux Journées Cinématographiques de Carthage, la même année, le Prix du meilleur court métrage au FESPACO 95 et le Golden Gate Award octroyé par la San Francisco Film Society.