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Il avait tout lu, semble-t-il, celui qui, aux heures de pointe, récitait ses poèmes devant les passants médusés sur la Main, dans cette ville de Moncton qu’il tentait d’ériger au rang des grandes métropoles du blues et de la contre-culture! Lui qui aimait tant jaser était, en réalité, un homme du ouï-dire et des sous-entendus. Allen Ginsberg, Denis Vanier, Amiri Baraka alias LeRoi Jones, Leonard Cohen, Gaston Miron, Hakim Bey, Herménégilde Chiasson, Lyn Hejinian, Lawrence Ferlinghetti, Richard Brautigan, Adrienne Rich, Joan Didion, you name it, il les avait tous fréquentés d’une manière ou d’une autre. Éclectique, Leblanc semblait tout connaître de ses prédécesseurs et de ses contemporains en poésie. C’est par leur intercession qu’il était venu à l’écriture. Il lui arrivait souvent, dans ses textes, de les convoquer par leur nom ou leur simple prénom, comme si par cette invitation fraternelle devait naître la communauté rassurante de ces témoins du passé et du présent en qui fonder l’espoir de la poésie. Dans des recueils importants comme L’extrême frontière (1988) et Éloge du chiac (1995), le poète a choisi d’invoquer simplement leur présence en épigraphe ou à l’intérieur des strophes. S’il citait parfois leurs vers, c’était, du reste, un peu en retrait du texte, comme en un écho parallèle. Ces renvois intertextuels – mais cet adjectif ne traduit pas tout à fait leur fonction purement onomastique – servaient de témoignages d’amitié et affirmaient la nécessité d’exprimer une poésie vivante où serait rassemblée, et surtout incarnée par la parole, la confrérie des poètes. Ainsi, le lieu de l’écriture serait appelé à se déployer bien au-delà de lui-même.

Dans les pages qui suivent, je me propose d’examiner une fraction seulement de ce répertoire des noms propres si présent dans toute l’oeuvre de Gérald Leblanc. Ce sont certains poètes américains qui m’intéresseront, car ils sont de loin les plus souvent mentionnés. Nous verrons que, comme d’autres écrivains acadiens de sa génération, Leblanc s’est montré très préoccupé par la légitimité de son oeuvre dans l’institution littéraire. Et c’est dans le contexte des mouvements contre-culturels américains qu’il trouve l’ancrage à la fois littéraire et politique dont il a besoin. Lors d’une interview avec Paul Savoie, Leblanc évoquait d’ailleurs ses doutes, au moment de commencer à écrire au tournant des années 80, quant à la « valeur » de ses textes : « Et je n’arrivais pas à « construire » un recueil. J’ai essayé à plusieurs reprises, mais rien ne semblait tenir. » (Savoie, 2006, p. 7). Les formes littéraires qu’il pressentait alors lui viendraient largement de ses lectures américaines. Contrairement à Herménégilde Chiasson et à France Daigle, par exemple, chez qui le formalisme français et sa contrepartie québécoise ont d’abord servi de cautions légitimantes, Leblanc a plutôt cherché appui aux États-Unis dans la lecture soutenue d’un certain nombre d’oeuvres des années 50 et 60, dont la poésie militante de Ginsberg, et puis plus tard, au début des années 90, celle de Hakim Bey (pseudonyme de Peter Lamborn Wilson), oeuvres auxquelles Leblanc restera décidément fidèle et qui feront l’objet d’une attention particulière dans cet article.

Comme bien des lecteurs francophones, je m’étais contenté jusqu’à récemment de passer outre à ce registre des noms propres, ponctuant les poèmes de Leblanc. Ces hyperliens ne m’avaient guère intéressé, surtout parce que les auteurs invoqués par le poète m’étaient largement inconnus, n’appartenant pas au corpus de la poésie francophone contemporaine. Il y avait là plutôt, me semblait-il, une espèce d’exotisme facile et assez agaçant, telle une pratique du name dropping, comme on dit, qui ne correspondait pas à prime abord à une réelle profondeur intertextuelle. La dimension américaine de la poésie de Leblanc avait donc échappé à la très grande majorité de ses commentateurs. Il ne faut guère s’en surprendre. En dépit de la faveur récente de la notion d’américanité dans les études de la littérature au Québec et au Canada français, nous persistons tout naturellement à situer les oeuvres acadiennes, franco-ontariennes ou québécoises dans le continuum de l’histoire littéraire française ou francophone. La lecture des oeuvres de Leblanc nous amenait ailleurs. Dans ses recueils, Leblanc n’évoquait que rarement le corpus des littératures francophones. Certes, le parti pris qu’il manifestait tout au long de son oeuvre pour l’émergence d’une littérature acadienne véritablement située dans la francophonie confirmait son engagement sincère envers l’Acadie et l’affirmation de sa présence française en Amérique. Néanmoins, la pratique de la poésie remontait toujours, chez Leblanc, à la découverte étonnée du corpus américain au milieu des années 70. Francis Ponge, Philippe Jaccottet, Jean-Michel Maulpoix ou Jacques Réda, pour ne nommer que quelques poètes français de renom, n’apparaîtraient donc pas au registre des compagnons en poésie. Là n’était pas du tout, en effet, l’univers de référence de Leblanc. Si celui-ci aimait convoquer les noms de quelques poètes québécois, tels Lucien Francoeur, Gaston Miron ou Denis Vanier, le contingent le plus riche et le plus insistant revenait sans contredit à la poésie américaine des cinquante dernières années. Cette lecture de l’« extrême frontière » (terme qu’il emprunte peut-être d’ailleurs à Lyn Hejinian), à partir des écrivains de la beat generation, du spiritualisme afro-américain et du language movement, renvoyait à première vue à une Acadie fortement marquée par la culture populaire et les traditions scripturales venant des États-Unis.

À l’écoute des visionnaires

À maintes reprises, au moment où il se laisse aller à « écri[re] à l’encre atomique » (Les matins habitables, p. 37) et où « les paroles correspondent / à l’intensité de la démarche » (Éloge du chiac, p. 54), Leblanc retrouve donc, par ses nombreuses lectures et ses séjours fréquents à New-York et en Nouvelle-Angleterre, la trace de certains écrivains emblématiques, la plupart issus des mouvements contre-culturels aux États-Unis durant les années d’après-guerre. Il aura tiré de cette fréquentation, répétera-t-il en revenant sur cette époque des premières lectures américaines, « de grandes leçons d’écriture » (Savoie, 2006, p. 6) qui ne cesseront de hanter son travail. Les poètes américains le frappent par la pertinence de leur engagement politique et par la justesse de leurs recours contre une société transformée en gigantesque « chambre de commerce », selon l’expression de Ginsberg dans Kaddish (1961), chant du deuil (celui de la mère et celui de la patrie).

Il est clair que les références plus qu’occasionnelles à Ginsberg et à Ferlinghetti relèvent d’une affection profonde, que partagent Leblanc et ses contemporains américains, pour tous les territoires marginaux (culturels, intellectuels, politiques, sexuels) d’une Amérique multiple où s’entrecroisent depuis longtemps les fils de la dispersion et du recommencement. La figure hybride de Jack Kerouac permet à Leblanc de faire le pont et de comprendre la place de la littérature acadienne au sein de ces grandes voix du refus et de la non-conformité qui, partout sur le continent, à la manière de Jones, réclament « un art révolutionnaire en vue d’une révolution culturelle » (1968). À maintes reprises, Kerouac sert d’intermédiaire janusien entre deux univers linguistiques complémentaires et deux territoires enchevêtrés. S’identifiant à ces écritures contestataires, Leblanc s’estime l’héritier d’une Amérique transversale, éclairée par ces « passeurs de courage » (Ginsberg), ces marginaux et illuminés qu’ont été les écrivains, tel Kerouac, tout au long de son histoire. Plus que d’Alain Grandbois et d’Anne Hébert, Leblanc prend ainsi symboliquement le relais de Walt Whitman et de Neal Cassady. Le poète acadien est avant tout un « Américain ». Là s’exprime cette figure résolument publique dans la solitude de son époque, héritière pourtant des voix « prophétiques » qui l’ont précédé : « O compagnons de tendresse –, avait écrit Ginsberg, la voix de la solitude est Prophétie » (Ginsberg, 1996a, p. 169; je traduis). C’est sur cet arrière-plan américain, et sanctionnée par lui, que se déploie chez Leblanc une affirmation identitaire acadienne conçue d’abord comme une transformation spirituelle au sein de la culture. Comme l’Amérique de Ginsberg, l’Acadie de Leblanc est une conscience en projet : « nous imaginions tout haut / l’avènement d’une Acadie en nous », se rappelle-t-il dans Les matins habitables (p. 63).

Dès les premières pages de Moncton mantra, un roman autofictif publié en 1997, Leblanc attribue d’ailleurs au personnage d’Alain Gautreau, un jeune étudiant acadien fraîchement débarqué à Moncton, une remarquable fascination pour la contre-culture américaine. À ses yeux, toute transformation de la société acadienne transitera par la poursuite des modèles idéologiques et artistiques qui, dès la fin des années 40, ont commencé à jeter les bases d’une nouvelle Amérique. Le personnage de Gautreau, copie conforme de Leblanc lui-même, quitte aussitôt Moncton pour Cambridge, au Massachusetts, où il louera un petit appartement sur Cherry Street, non loin de l’Université Harvard. C’est là qu’il fera la rencontre de certains activistes afro-américains et qu’il prendra connaissance pour la première fois des écrits de Ginsberg et de Ferlinghetti. Cette période formatrice, où s’entremêlent la musique obsédante de Janis Joplin, les poèmes « chamaniques » de Ginsberg et d’autres textes militants, comme les lettres de prison de George Jackson et surtout le célèbre Coney Island of the Mind de Ferlinghetti, constituera pour Leblanc une référence incontournable, car le temps ne fera que renforcer son statut mythique et sa nécessité historique. Si les Acadiens avaient su s’identifier au récit douloureux de leur dispersion, n’était-il pas dit aussi que l’Amérique tout entière relevait d’une mystique du déracinement qui ouvrait à la fois sur une absence nomade et sur une curieuse « mémoire karmique »? C’est là que se situait justement l’ampleur de la découverte de Kerouac, lui qui aura su saisir avant la lettre la richesse intellectuelle de toutes les « cartographies » de la dispersion, qu’elles soient géographiques ou métaphoriques.

La poésie acadienne est donc née, en partie du moins, d’une lecture de son destin « américain ». Elle s’inscrit dans le sillon des discours frontaliers de toutes sortes sur le continent, là où une américanité des marges se dessine avec plus de clarté et de pertinence. L’espace en déplacement permet la genèse du poète et son avènement à la « visibilité » de l’écriture dans une Amérique désormais informée par son entreprise de lucidité. Car il lui faudra voir clair. Comme le note Joseph Yvon Thériault, le mythe américain n’est pas sans ambiguïté : il « s’embrouille par l’ombre que jette sur le continent la présence massive de la civilisation américaine. L’antiaméricanisme [...] est inextricablement lié au désir d’américanité […] » (2005). Leblanc est fasciné par la mise en scène d’une parole poétique inaugurale, que rend justement possible la perspective continentale, et il s’attache plus d’une fois à en relater les circonstances particulières :

nous devenons visibles

en déplacements organiques

en rêves et en ravissement

nous ne saurons jamais

résister à la beauté.

Les matins habitables, p. 44

Cette histoire des commencements, menant à une plus grande participation au « visible », sera racontée de façon allusive mais insistante. Nourris entre autres par la découverte de Ferlinghetti et de Ginsberg, une conscience et un « état d’alerte » ont été rendus possibles. Leblanc ne cessera de rendre hommage à ces lectures américaines qui, les premières, ont pu donner un sens nouveau à la blessure de la dispersion. Les noms et les prénoms de ces poètes de la « dignité » se mettront à émailler ici un vers, là une dédicace, là encore un titre en anglais, tandis que d’autres renvois émaneront des nombreuses lectures quotidiennes auxquelles Leblanc choisit souvent de se rapporter.

L’écriture lui semble dès lors particulièrement tributaire de la lecture. Nous voyons le poète, installé à sa table de cuisine, en quête d’une inspiration qu’il attribuera à la consultation, ce jour-là, d’un texte familier ou à l’écoute d’une chanson de Janis Joplin ou de Bob Dylan. Issue du panthéon des poètes de l’Amérique, l’écriture telle que la conçoit Leblanc sert alors de lieu où se produit la commémoration de ces noms iconiques, dont la seule mention évoque avec force une époque de militantisme politique et de transformation sociale dont le poète ne s’affranchira jamais. Comment se refuser à cette destinée « prophétique » préparée par des incontournables comme Kerouac, Ginsberg et Ferlinghetti? La démarche onomastique soutient pleinement la construction du personnage de l’écrivain, car elle lui permet de transcender à divers moments euphoriques les limites de sa culture acadienne. Elle fait naître ce qu’on pourrait appeler une communauté institutionnelle et transnationale des poètes, communauté de récitants et de festivaliers à laquelle Leblanc souhaite vivement appartenir et dont il tire une grande légitimité. C’est pourquoi il aime interpeller un à un ces écrivains de la première heure à même la matière de ses textes, comme des sortes de dieux tutélaires et par-dessus tout des compagnons de route. Son « lyrisme », mot qu’il choisit souvent pour parler de sa poésie, emprunte le rythme de leurs oeuvres qu’il ne nomme pourtant que rarement, car le poème reste avant tout pour lui une délocalisation passagère vers le corps vivant des poètes de partout. Que deviendraient les textes sans cette voix des prédécesseurs et des contemporains, identifiée, par-delà l’écriture du livre, aux rythmes de tout un continent dont l’Acadie, peut-être plus que tout autre société francophone d’Amérique, peut se réclamer?

Il convient d’insister sur la difficulté de démontrer ces affinités à l’aide de renvois textuels précis. De nombreux textes évoquent les rencontres faites par Leblanc lors des festivals internationaux de poésie auxquels il était souvent invité à participer. La présence de l’Amérique, faut-il le répéter, n’est pas tout à fait de l’ordre de l’intertextualité dans son oeuvre, Leblanc s’intéressant aussi bien au texte qu’à sa récitation dans l’espace public. Il prélève donc dans la poésie américaine les éléments d’une action concrète du poète dans le monde. Jamais Leblanc ne doute de l’efficacité de la prise de parole et du scandale qu’elle impose au sein des institutions dominantes. Dans un essai bien connu, Jacques Pelletier a fourni une analyse très claire des préoccupations sociales et « écologiques » qui animent une bonne part des écrivains québécois au tournant des années 70. Ainsi, les revues Mainmise et Hobo-Québec cherchent à transformer les rapports entre littérature et politique en favorisant la « mise sur pied de pratiques artistiques alternatives » (Pelletier, 1995, p. 39). Bien qu’il ne s’inspire qu’indirectement des mouvements contestataires québécois, Leblanc convoque toutefois largement les figures de la contre-culture en lesquelles il verra la défense d’une littérature engagée et agissante.

À la manière de Dyane Léger ou de Fredric Gary Comeau, Leblanc voit dès lors dans les entrecroisements culturels et linguistiques du territoire identitaire acadien une double tension fondatrice. Il y a d’abord celle d’une poésie acadienne en langue française, profondément à l’écoute de son américanité et appartenant pleinement au corpus des diverses littératures des Amériques : « Nous sommes venus si tard à l’écriture ici. Mais depuis nos plumes sismographent fébrilement le trop plein. Nous cartographions un imaginaire complexe traversé de signes contradictoires : l’américanisme qui gagne la planète ne nous a jamais épargné [sic], nous baignons dedans. » (Leblanc, 2002, p. 38) Plus que le « poids de l’histoire », pour citer le titre de l’essai de Pelletier, c’est le « poids de l’espace » qui fascine ici le poète. L’Acadie de Leblanc n’est donc pas tout à fait « francophone », non pas qu’elle renie son appartenance au corpus d’oeuvres écrites en français, mais plutôt qu’elle tende à déplacer la culture acadienne en l’inscrivant dans le cadre plus large de la littérature et de la culture populaire anglo-américaine. Dans ce contexte, le poète acadien est donc moins un écrivain francophone à l’écoute des valeurs américaines qu’un écrivain de l’Amérique s’exprimant en français dans le premier de tous les espaces d’écriture.

Dans son introduction à La poésie acadienne, 1948-1988, Claude Beausoleil, qui assurait avec Gérald Leblanc la co-direction de l’ouvrage, exprime de façon très claire ce positionnement : « L’Acadie n’est pas une culture exilée de l’Europe, elle est l’origine de l’Amérique en exil d’elle-même. Mais qu’est-ce qui se passe dans ces signes de déroute, à la fois critiques, comme s’observant, et hésitants face à une fixation de traits caractéristiques? L’Acadie est d’Amérique. » (Leblanc et Beausoleil, 1988, p. 10) C’est donc dire que dans la perspective frontalière qui est la sienne, la culture acadienne ne peut être qu’une avancée hypothétique de l’idée d’Amérique, puisqu’elle reste un domaine limitrophe et une image inversée et appauvrie de la côte ouest des États-Unis où San Francisco brille comme une ville-phare. C’est alors qu’une seconde allégeance est tracée, celle, à l’échelle du continent, d’une société confraternelle des poètes dont la mission sacrée – « chamanique » selon le concept emprunté à Ginsberg – aura trouvé son expression la plus convaincante dans cette poésie de TheGates of Wrath, premier recueil anthologique du grand poète public américain, traversé par une profonde éthique de la justice sociale et du rôle fondamental de l’engagement politique. Pour Leblanc, l’Acadie moderne appartient d’emblée, par son histoire tragique, à la noblesse de cette cause. C’est pourquoi la lecture des textes de Ginsberg paraît si nécessaire, si l’on veut comprendre la spiritualisation de l’identité individuelle et collective chez Leblanc.

Allen Ginsberg, le militant

Dès les premiers écrits poétiques au tournant des années 80, l’oeuvre de Leblanc est inspirée par la découverte absolument cruciale de la figure de Ginsberg. La présence de cet écrivain, auteur de recueils de poèmes et d’essais marquants, détermine de façon irrévocable la forme et la substance de l’oeuvre poétique de Leblanc. Dès la lecture de The Gates of Wrath, rétrospective parue en 1972, c’est le coup de foudre. Leblanc est fasciné non seulement par la forme libre et le positionnement idéologique des écrits de Ginsberg, mais aussi par les discussions animées que son oeuvre suscite dans les milieux culturels et universitaires américains. Voilà bien l’exemple de l’écrivain engagé et présent sur la place publique. Partout où il va, le poète attire des foules considérables qu’il appelle à la contestation et à la mobilisation. Leblanc est visiblement séduit par cette posture du poète militant qu’il a pu sans doute entendre au cours de son séjour à Boston. Avec Howl, and Other Poems, le premier recueil de Ginsberg, réédité également en 1972, le poète américain proposait une critique tranchante et définitive de la société. Par la militance de son regard, le poète se propose comme porte-parole vigilant des marginalisés et des sans-voix :

 I thought, five years ago

 sitting in my apartment,

 my eyes were opened for an hour

 seeing in dreadful ecstasy

 the motionless buildings

 of New York rotting

 under the tides of Heaven

There is a god

 Dying in America.

Ginsberg, 1996b, p. 36

L’image de l’écrivain, modestement installé dans son appartement et investissant la ville « pourrissante » de sa parole rédemptrice sur le plan spirituel, restera chez Leblanc un puissant modèle. Leblanc lui-même aimera évoquer la compagnie des poètes et des militants, mais aussi le temps passé dans la cuisine de l’appartement à chercher l’inspiration. Ainsi, l’engagement politique de l’écrivain sera redéfini selon les critères d’une modernité transformatrice de tout l’être.

Ce qui frappe dans l’ensemble des recueils de Leblanc, c’est la construction, dès 1980, de la généalogie culturelle de l’écrivain acadien et de sa filiation avant tout américaine. Leblanc emprunte directement à Ginsberg le procédé onomastique qui restera la marque des poètes de la beat generation. Dans « A Supermarket in America », par exemple, Ginsberg invite Walt Whitman, son illustre prédécesseur, à répondre aux questions d’une nation « sans enfants ». À trois reprises dans ce texte, le poète convoque Whitman à la barre des témoins du présent : « Where are we going, Walt Whitman? The doors close in an hour. Which way does your beard point tonight? » (Ginsberg, 1996b, p. 59). Que ce soit dans les dédicaces ou dans des références internes, Ginsberg convoque aussi ses contemporains en poésie qu’il élève ainsi au rang des « anciens héros de la route », comme il le fait tant de fois pour Kerouac et Cassady, ses compagnons de la première heure. De la même manière, Leblanc réécrira souvent l’épopée des « années 70 », se rapportant tantôt à Ginsberg lui-même ou à des prédécesseurs acadiens, tels Guy Arsenault et Raymond Guy LeBlanc, qui lui paraîtront avoir été inspirés par les mêmes voix inquiètes issues d’un continent en colère.

Plus encore, la lecture de Ginsberg entraîne Leblanc à élaborer, dès les premières oeuvres, un ensemble soutenu de références à la musique populaire américaine. Cette pratique, elle-même purement onomastique, se traduira par une fascination pour le blues, le jazz et la chanson des années 60. Chez Ginsberg, comme plus tard chez Leblanc, les noms de jazzmen et de chanteurs populaires de l’époque de la guerre du Viêt-Nam surplombent de très nombreux textes. Les noms de Bob Dylan, de Pink Floyd, de Joan Baez et de nombreux autres interprètes de la chanson américaine constituent, chez les deux poètes, des points de référence incontournables. Rappelons que Ginsberg a publié, à la fin des années 60, les paroles et la musique de plusieurs de ses chansons de protestation, que reprendraient et populariseraient des interprètes de premier plan. Dès après la publication de son recueil rétrospectif en 1972, Ginsberg dédie à Ferlinghetti une seconde anthologie, intitulée Mind Breaths, dans laquelle se trouvent aussi de très nombreux textes de chansons (blues, rag et ballades) dédiés à Dylan, Monk, Davis et d’autres. Plus encore, chez Leblanc comme chez Ginsberg, la chanson – principe de la fusion – permet d’incarner l’écriture du poème dans son oralité active :

quand la parole provoque un rythme

que le sens et le son amènent

le corps à répondre

à cette fusion

quand le dedans se met à vibrer

d’être vivant

les mots et la voix convergent

dans une sonorité exacte

que le corps accompagne.

Éloge du chiac, p. 82

Comme la fusion music qui, dès la fin des années 70, cherchait à concilier les échos de la culture populaire avec les sons de la modernité, le poème est la recherche « d’un espace habitable / où circuler exactement » (Éloge du chiac, p. 89).

Il est vrai que, contrairement à Ginsberg, Leblanc n’inclut pas de chansons proprement dites dans ses recueils des années 80 et 90. Il lui arrive pourtant de donner à certains poèmes des titres qui semblent évoquer les styles propres à la musique populaire, comme « moncton raga » dans Éloge du chiac (p. 105) ou « Bags Groove de Miles Davis » dans Je n’en connais pas la fin (p. 83), pour ne citer que ces deux exemples. Ces éléments plutôt décoratifs du paratexte contribuent à situer l’écriture de Leblanc dans la continuité symbolique des grands mouvements de contestation populaire en Amérique. De Bob Dylan et Miles Davis à Guy Arsenault et Gérald Leblanc, en passant par les « écritures translangues » de Ginsberg (Les matins habitables, p. 34), un réseau de filiations relie ainsi les rives du continent. La chanson et la poésie sont intimement liées. Elles ont en commun certains rythmes euphoriques et dysphoriques qui relèvent des modes complémentaires du blues et du jazz. Leblanc se représente souvent à l’écoute de cette musique et, dans plusieurs poèmes, le jazz et la chanson populaire américaine des années 60 offrent un puissant univers de référence sur le plan du contenu autant que de la forme. Dans un très bel article, Fabienne Claire Caland a raison de souligner l’univers « acoustique » de cette oeuvre vouée à la « puissance liante » de la musique : « Indéniablement, habiter le cri du saxophone, habiter une ville, habiter un corps révèle chez Leblanc une posture au monde. » (2003, p. 447) Cette hospitalité des territoires de la musique ramène incessamment le poète à la perspective continentale, car là encore le référent culturel n’est pas francophone.

Leblanc emprunte encore à Ginsberg la posture « prophétique » assignée au poète. Résolument marginale, son intervention est à la fois au coeur de sa société et en retrait de son histoire. Nomade et résolument urbain, il veille à la dimension spirituelle de l’époque. Ainsi, dans le poème « sur un vers d’allen ginsberg » qu’il consacre à cet auteur, Leblanc évoque la nécessité de jeter un regard lucide sur le présent :

de marcher dans la rue en état d’éveil

d’éviter ou de confronter la confusion

de nous en débarrasser

d’apprendre à voir clair

en respirant.

Éloge du chiac, p. 79

Il faut souligner, en outre, les formes de spiritualité amérindienne et orientale qui nourrissent la poésie de Leblanc tout comme celle de Ginsberg. Ce courant très important au plan thématique ne saurait être négligé, car il est urgent de rendre compte dans l’oeuvre du poète acadien de la présence insistante d’un discours religieux inspiré en grande partie par la lecture des poètes américains de la contre-culture. Dès le tournant des années 70, Leblanc tire de sa découverte des oeuvres de Ginsberg le répertoire lexical spiritualiste qui constituera la tonalité de son écriture poétique. Les mots « chaman, mantra, bleu, cartographie, graffiti, organique, appel (calling, dans le sens religieux de l’appel divin), sutra, intuition », et tant d’autres termes relevant des mystiques orientales, se trouvent tous chez Ginsberg qui a énormément contribué à leur popularisation en Amérique du Nord. Leblanc ne cessera de puiser à ce répertoire, même si le lexique de la contre-culture s’épuise graduellement et devient largement démodé, après le début des années 90. À bien des égards, cet humanisme orientalisant demeure le véritable fondement de l’écriture chez Leblanc, dans la mesure où il fournit à l’écrivain le cadre de son intervention dans le monde et la cohérence thématique et morale de son propos.

Hakim Bey, le cartographe

L’influence de Ginsberg ne s’estompera pas, même après la publication du récit autobiographique qu’est Moncton mantra. Cependant, d’autres voix américaines s’ajouteront au répertoire onomastique mis en place par le poète. À chaque fois, Leblanc se tournera vers des textes radicalement marginaux qui lui sembleront authentiquement prendre le relais de Ginsberg. C’est le cas des écrits iconoclastes de Hakim Bey dont l’oeuvre quasi entière, dépourvue de droits d’auteur, est disponible sur Internet dès le milieu des années 90. Dans Éloge du chiac, l’énonciateur du poème « rainy night » (p. 26) nous apprend qu’il vient de terminer la lecture de T.A.Z.: The TemporaryAutonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism, de Hakim Bey (1991). Ce long poème, virulente diatribe contre une Amérique conservatrice et guerrière, ramène Leblanc, vingt ans plus tard, à sa découverte de la poésie contre-culturelle américaine. Hakim Bey évoque à son tour la nécessité stratégique de la poésie et énonce, à la manière de Ginsberg, l’urbanité du poète, seul au coeur de son époque tourmentée. Son acharnement à témoigner engendre l’espoir d’une transformation spirituelle de sa société. La lecture de T.A.Z. permet à Leblanc de lier les rives lointaines de l’Amérique, comme si Hakim Bey avait été, au-delà de toute attente, le havre vers lequel les poètes de la route, tels Kerouac, Ginsberg et Guy Arsenault, se dirigeaient depuis toujours. Leblanc évoque une affinité métaphorique entre la ville de Moncton et les grandes cités côtières américaines qui habitent la mémoire de ses nombreux voyages à Boston, New York ou San Francisco. En effet, la ville californienne présente un curieux équilibre avec Moncton, « ma ville de l’est » (Éloge du chiac, p. 26). On sent dans « rainy night » une grande fébrilité, celle de la découverte d’un poète américain fidèle aux aspirations de la contre-culture et proche des préoccupations spiritualistes qui ne cessent de faire surface dans l’écriture de Leblanc. Si l’oeuvre est qualifiée de « samizdat » dans ce poème, c’est qu’elle semble appartenir à une américanité parallèle. Sa présence sur Internet est d’ailleurs le signe paradoxal de son statut quasi hermétique.

Au moment d’écrire Éloge du chiac, au début des années 90, Leblanc reste donc largement nourri par ses lectures américaines. De cette ville de San Francisco au Moncton pluvieux du poème, il n’y a eu qu’un mince déplacement des enjeux. Le poète se prend à ouvrir sur sa table de travail une grande carte du métro de New York et y dépose des photos prises autrefois dans les rues de la ville, alors qu’il fréquentait intellectuellement les poètes influents comme Ginsberg et Ferlinghetti. La lecture de T.A.Z. replonge Leblanc dans la matrice même de son écriture, comme si Hakim Bey avait accompli, sans le savoir, le geste « chamanique » qui consiste encore à suspendre la matière du passé pour en ressentir plus vivement la présence dans l’instant. Comme Ginsberg l’avait fait pour Whitman, Hakim Bey, à son tour, reprend et commémore Ginsberg. Toujours une antécédence détermine le surgissement de la conscience, ou ce que Hakim Bey appelle le soulèvement (uprising) de la parole : « tu arrives de loin derrière toi / dans le prolongement », écrira plus tard Leblanc dans « possibilité de poème » (Je n’en connais pas la fin, p. 20). C’est par une pratique de la lecture et de ses composantes spirituelles que l’écrivain du présent parvient à transcender les limites de son territoire de résidence et à explorer sur le mode du « dépassement » les altérités et les extériorités qui naissent de sa subjectivité.

Dans The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism, Hakim Bey annonce le renversement des perspectives binaires qui, selon lui, entravent les forces libératrices à l’oeuvre en chacun de nous. Seul un refus absolu des termes fixés par la société mercantile, protégée par les instances de la Loi et du pouvoir, permettra de rendre le monde à son chaos originel. Sous forme de versets, à la manière de certains textes de Nietzsche, la poésie de Hakim Bey s’apparente à l’essai pamphlétaire et adopte volontiers un ton prophétique. Le « terrorisme poétique » qu’elle cherche à promouvoir exige une incarnation du poème à l’intérieur des structures de la société capitaliste. Dans les banques, les bureaux des sociétés multinationales, les lieux de travail et d’exploitation, partout, le poète annoncera une nouvelle esthétique du désordre créateur, « to embrace disorder both as wellspring of style & voluptuous store-house » (T.A.Z., n.p.). Il est difficile de signaler exactement ce qui attire l’attention de Leblanc à la lecture de ces textes de Hakim Bey. Il est clair, cependant, que le poète de T.A.Z., reprenant le lexique de Ginsberg, transpose sur le plan du langage philosophique le parti pris esthétique fondamental qu’avait adopté Leblanc dès le début des années 80.

C’est le cas notamment de la notion de « cartographie » dont Caland a démontré toute la pertinence dans l’oeuvre du poète acadien. En effet, les « zones d’autonomie temporaires » répondent chez Hakim Bey à une métaphorisation de l’espace géographique qui prend alors une valeur psychique. Dans T.A.Z., Hakim Bey évoque le moment d’illumination euphorique (blissful) où, examinant une carte géopolitique de la terre, il constate que cette représentation sur papier laisse nécessairement des « plis », des « curvatures » dans lesquel(le)s se lovent les possibilités de chaos libérateur. Une cartographie du non-cartographiable, voilà ce que sont en réalité ces « zones d’autonomie temporaire » dont dépendent les pratiques artistiques. Pour Hakim Bey, le poète cherche à communier avec tous ceux qui souscrivent à ces « soulèvements » de l’ordre géopolitique : « face-to-face, a group of humans synergize their efforts to realize mutual desires, whether for good food and cheer, dance, conversation, the arts of life; perhaps even for erotic pleasure, or to create a communal artwork, or to attain the very transport of bliss » (T.A.Z., n.p.). Se trouve donc réaffirmée dans les écrits de Hakim Bey la nécessité d’appartenir avant tout à la communauté militante des poètes. Gardiens des pratiques fusionnelles, trop souvent menacées par l’individualisme et le mercantilisme occidental, les poètes cherchent à « trancher les illusions » et à témoigner de l’habitabilité du « territoire / affectif » (Éloge du chiac, p. 100). C’est une sorte d’« impératif intérieur » (p. 49) qui porte l’errant à chercher refuge dans ces « zones d’autonomie temporaire », ces « soulèvements » dans la cartographie du continent que sont les textes poétiques.

Quelque vingt ans après l’intense découverte de Ginsberg, de Dylan et de Ferlinghetti, Leblanc retrouve donc, dans les textes du poète militant Hakim Bey, l’écho nostalgique d’une époque qu’il croyait sans doute révolue. Cette lecture plus tardive de l’un des gourous des mouvements pacifistes aux États-Unis confirme les grandes orientations de l’oeuvre poétique de Leblanc. Il est important de constater que le poète ne verse jamais dans un mysticisme chrétien, très présent, par exemple, dans les écrits de Fernand Ouellette au Québec ou d’Andrée Christensen en Ontario français. Bien qu’elle soit constante au cours des années, la spiritualité chrétienne reste très diffuse chez le poète acadien. Le référent oriental, surtout bouddhiste, est omniprésent. Ce qui compte, en bout de ligne, c’est la reconnaissance que des forces sous-jacentes sont à l’oeuvre dans le corps physique et dans le corps social. L’hyperconscience de l’occulte conduit le poète à penser la conscience sur un mode actif et positif.

Dans une étude récente, Pénélope Cormier fait remarquer, en parlant du romancier Jacques Savoie, jusqu’à quel point les écrivains acadiens des années 70 avaient cherché par tous les moyens à ancrer leur travail d’écriture dans une tradition littéraire forcément extérieure à l’Acadie. Certains auteurs, tel Savoie, ont ainsi choisi de vivre en exil, de façon à échapper à l’étroitesse de leur culture d’origine. Cette quête hétéronomique s’explique par l’absence d’une forte tradition littéraire écrite au Nouveau-Brunswick. Pour Cormier, certains écrivains ont tenté de résoudre le dilemme posé par la carence institutionnelle en souscrivant au principe de la « légitimité interne » de l’oeuvre littéraire, sans égard à ses « pôles de référence » géographiques ou culturels. La littérature acadienne, alors en émergence, aurait découlé « d’une configuration polycentriste d’espaces littéraires pouvant s’autoriser d’une certaine autonomie » au sein de la francophonie (2006, p. 131). La thèse de Cormier s’applique particulièrement bien à l’oeuvre de Herménégilde Chiasson, de France Daigle et de plusieurs écrivains pour qui le nationalisme québécois constituait un modèle fort.

Chez Gérald Leblanc, cependant, l’intervention du poète acadien se profile différemment, à même l’expérience d’une marginalité militante dont il a trouvé le modèle dans sa lecture des poètes américains. Sans nécessairement se dissoudre, le nationalisme acadien aura puisé son sens moral, selon Leblanc, dans le militantisme qui agite le discours poétique depuis les années 50 partout en Amérique. Afin de dépasser l’étroitesse du territoire géographique et culturel, l’Acadie de Leblanc fait donc d’abord appel à la littérature et à la culture populaire américaine dont elle cherchera à tirer sa légitimité et à maintenir la complexité de son positionnement politique. Seul le référent continental permet à la littérature acadienne d’établir un équilibre fraternel, mais distancié et lucide, avec son histoire, sa langue et les multiples ambiguïtés de sa dispersion. C’est pourquoi cette poésie des marges doit être résolument urbaine, quitte même à inventer de toutes pièces cette urbanité, car c’est dans la ville – à Moncton en occurrence – que se produira la rencontre espérée entre l’Acadie et cette américanité aussi circonstancielle que nécessaire. Là était la leçon de Kerouac et de Ginsberg, reprise plus tard par Hakim Bey, car ne fallait-il pas que le pays toujours en déplacement élargisse ses cadres de référence et se manifeste au monde comme un projet profondément éthique?