Corps de l’article

Comment se construit-on poète? Mnémosyne demandait à un pâtre de contribuer à la réputation des dieux et Hésiode écrivit La théogonie. Lucrèce sollicitait Vénus, Virgile implorait les Muses de Sicile. Ronsard se crut désigné pour restaurer le lyrisme et l’épopée. La tradition qui fait de la poésie une vocation fulgurante est-elle même éteinte? Ce ne sont pas là des constructions. Contrairement au roman, qui multiplie les mises en garde contre le romanesque, le poème exclut volontiers, et depuis longtemps, toute conscience critique de lui-même. Y a-t-il un récit policier dont quelque personnage ne se voie pas reprocher d’avoir lu trop de romans policiers? Cette note sceptique donne le ton à une fanfare d’aveux. Tous ces romans autobiographiques de formation : Portrait of the Artist as a Young Man, La promesse de l’aube, mais d’abord À la recherche du temps perdu : je deviens romancier. Certes, il arrive aux poètes de publier leur ambition et leur méthode; il leur arrive aussi de raconter leur propre vie. Mais tous ces témoignages restent le plus souvent extérieurs à l’oeuvre poétique. Moncton mantra n’est ni un très bon roman ni une analyse satisfaisante de l’entreprise poétique de Gérald Leblanc : il s’y livre plutôt à des confidences sur la manière dont il est devenu l’homme qu’il a été, selon la formule du bildungsroman. Est-il possible de suivre dans les poèmes l’architecture qui a construit le poète? C’est un emploi d’archéologue : déceler la pensée et le travail, mais aussi l’expérience du maçon dans le bâtiment achevé.

Traversée

Les choses commencent mal : les premiers vers de Comme un otage du quotidien confient à l’auteur un rôle surprenant. Il n’est que son propre lecteur. Cela change le poète en un prophétique étranger : « comme si quelqu’un m’avait laissé un mot d’avertissement » (p. 5). Cependant, le texte est un ensemble de « poèmes de la veille », qui n’ont pas été écrits « à jeun » (Géomancie, p. 21). C’est la lecture qui leur donne un prix. D’entrée, Leblanc se met donc en scène occupé à une étude rétrospective. Il lui est même arrivé plusieurs fois de prêter au texte une existence platonicienne, antérieure à l’écriture : « il y aura toujours un poème / qui attend le son de ta voix » (Les matins habitables, p. 42). Le poème a son être indépendant. Éternel? La mise au jour de cet idéal, sa matérialisation, voilà un aspect capital du travail que cet homme exerce sur lui-même, sur son esprit et son corps, et qui le fait poète. D’abord, le labeur d’écoute, sur lequel il insiste si souvent, se tourne vers l’intériorité : comment entendre les autres si l’on n’est pas l’auditeur en soi-même de leur parole? C’est ainsi que la langue devient intime. De plus, ce regard vers le passé explique une singularité : Leblanc se peint sans cesse à sa table d’écriture. Or, avec une régularité qui ne peut surprendre que les censeurs de sa vie privée, il a publié un mince recueil tous les deux ou trois ans. Quantité modeste. Cela laisse penser que le poète se construit par sélection parmi les poèmes. Jusqu’à trouver le vrai. On pourrait opposer ici la figure frénétique de l’inventeur nocturne et l’image matinale du cribleur besogneux. Mais ces hypothèses ne portent pas sur la production effective de l’oeuvre. Seul l’examen des brouillons pourra nous renseigner là-dessus. On affirme seulement ici que les recueils se présentent, sans forfanterie, comme le résultat d’un processus éliminatoire. Enfin, des reprises étranges traversent l’oeuvre : un poème daté de 1981, intitulé « géographie de la nuit rouge » (L’extrême frontière, p. 65), annonce rétrospectivement, puisqu’il est publié en 1988, le recueil qui porte le même titre et a été édité en 1984. Né d’une rêverie à Springfield sous la pluie, « blues for the Buddha » figure à la page 52 d’un volume (Les matins habitables) qui, page 58, le déclare écrit à Moncton par beau temps. Ces boucles, nombreuses et souvent plus discrètes, semblent bâtir dans l’oeuvre un joli labyrinthe, de tournure parfois antique : « j’avance / dans le mot memoria » (Les matins habitables, p. 33) : on sait que memoria dénote chez Cicéron l’art de lier, notamment par l’image, l’écrit à l’oral. Quoi qu’il en soit, la figure productive du poète est d’abord présupposée.

La page qui évoque l’aventure initiale ne semble guère plus éclairante. Elle appartient au même livre (Géomancie, p. 26) et contient une confidence sur laquelle l’auteur ne reviendra pas autrement que par allusion. « en descendant un chemin de terre », il va à la rencontre d’une expérience venue vers lui « vingt ans avant », « au temps de mon enfance […] en fin d’après-midi, une journée ». Vingt ans avant? Il avait quelque seize ans, ce n’est plus l’enfance. Une journée? Oui, puisqu’il ne faisait pas nuit. Ces précisions imprécises aident seulement le poète à ressaisir le moment unique. Par antithèse et par métonymie, et cet assemblage contradictoire est une cause, cette avancée verbale dans le passé suppose un arrêt sur le lieu : « j’arrive au ruisseau / et j’arrête ». Là, mais au terme de la mise en place d’un contexte mémorial, l’expérience peut être décrite avec simplicité : « le temps m’a traversé ». Mystère intime, formule indéchiffrable. Des textes plus anciens confirment la réalité de pareille expérience (L’extrême frontière, p. 37). L’ajustement poétique éclaire seul la rencontre : elle s’accommode avec exactitude au texte où elle trouve place. Le temps, en effet, y pénètre l’espace, mais pour renverser la relation que le trope contrasté permettait quelques vers plus haut, vingt ans après. Pour rejoindre un instant, le poète immobile progressait (ou régressait) dans le temps; cette autre fois, le temps se matérialise pour traverser l’enfant en cette minute lointaine. L’énergie métonymique se donne une forme complète et réciproque. Le lieu perméable au temps, c’est le chemin qui reconduit à l’enfance; le temps devenu lieu, c’est l’envahissement de la conscience et du corps par une durée sans limites. Résumé : je traverse le temps pour atteindre le moment où le temps m’a traversé. Mais il existe un délai intermédiaire : « plus tard j’ai appelé ce lieu et tant d’autres / Acadie » (Géomancie, p. 26). Le nom du pays ne figurait donc pas dans la première révélation et il paraît presque arbitraire. En tout cas, il ne désigne pas seulement la réalité historique et géographique que nous aimons à saluer sous ce nom. Ou plutôt il signifie toute réalité géographique ou historique, tout domaine qui doit être pensé comme projection topographique du temps, jusqu’au corps bien-aimé qui abrite les rêves « en d’innombrables acadies » (L’extrême frontière, p. 30). Le nom de l’Acadie porte le concept d’une équivalence généralisée dont le ressort, que constituent la traversée et la métonymie, s’est substitué à un principe d’échelonnement. C’est la parcelle intime de la parenté absolue, le monde sans inégalité. La dénomination patriotique n’est certes pas accidentelle, puisque le désir de rassembler y combat le souvenir de la dispersion. Et Leblanc sait bien que l’Acadie est aussi, de manière invincible, la Différence : de langue, de culture, de fortune. Mais on peut risquer qu’Acadie fonctionne ici comme un synonyme politisé et pudique de poésie. La confusion entre la Louisiane et Moncton (Géomancie, p. 80) illustre cette puissance dynamique du trope acadien, pays et victoire sur l’altérité. Le triomphe de l’analogie touche jusqu’aux langues et donne carrière à la production d’un dialecte poétique original : « l’Acadie est un texte […] j’habite un texte bilingue. » (Géomancie, p. 84) La correspondance s’exerce parfois verticalement et confirme la note platonicienne : dans « les rues du ciel » (Éloge du chiac, p. 45), l’instant banal et délicieux au milieu duquel « je marche » est détaché de l’éphémère, vu « du ciel », comme une réalisation parfaite et éternellement plaisante, « une extension de mon esprit ».

La traversée est peut-être un fruit du hasard, une inspiration divine, c’est surtout la matière d’un travail, qui se prolonge jusqu’aux dernières oeuvres : « le mouvement des mots / dans l’accent du chant / d’ici pour la traversée » (Techgnose, p. 28) définit une reprise plus intimement liée au langage de l’aventure fondatrice. La construction commence là. Oeuvrer à partir de l’équivalence qui permet de transfigurer désormais la langue. On observera combien de pages de Leblanc abolissent une distance, par gestes et par signes, en dansant, en bandant, en parlant, en écrivant. Mais cela n’est pas donné : au mystère joyeux de l’interpénétration entre le moi et le temps fait parfois obstacle un « espace opaque » où « le temps se vide / ma vie se décompose », tandis que les indices mêmes de l’Acadie se dispersent « chalutiers à la dérive / air de violon emporté / le vent crie / dans la grange vide » (L’extrême frontière, p. 21). Dès lors les conséquences accablent : « mots-pourritures / paroles volées / bouches rances », c’est la faculté poétique qui se trouve corrompue. Ce blocage, si exactement antithétique de la traversée (voir Géomancie, p. 26), s’oppose à l’exercice poétique volontiers conçu comme danse d’approche; ce n’est pas un mouvement qui se définisse par une direction ou un but, mais bien par une réciprocité. Car si la traversée ouvre à l’équivalence interminable, son horizon doit être la similitude. L’objet du désir sera donc le ressemblant, intransitivement : « j’arrive / à ce que tu ressembles » (Géomancie, p. 28). L’érotisme homosexuel apparaît, au regard de la poésie, comme une manifestation de la ressemblance sans objet, de l’image sans antécédent. Sa relation avec la traversée est mise en lumière dans un poème comme « métamorphose » (Les matins habitables, p. 32) : dans le commerce amoureux, le temps porté à l’infini donne seul corps « à ce qui me traverse ».

Mais la traversée offre au poète un autre instrument majeur de sa construction : le rythme. Le subtil glissement métonymique qui fait du « violon d’André à Toto » un violon ancestral, puis un « violon généalogique », puisque après tout sa dénomination même comporte un début de généalogie, selon un procédé typiquement acadien, assure l’entrée du passé dans le présent chorégraphique (Géomancie, p. 27). Le passage mérite d’être cité parce qu’il montre combien l’intuition de l’essence du rythme est précoce chez Leblanc. La prise de conscience et l’organisation du rythme exigent en effet que le passé présuppose un avenir qui le reprenne. Sans cette nécessité préalable du retour, le rythme ne commencerait jamais. Aussi le rythme deviendra-t-il une discipline (Éloge du chiac, p. 77).

« la conscience du cercle / à travers laquelle / traverser le temps » (Géomancie, p. 99) définit donc l’architecture intime de l’ouvrage à construire en soi. Elle aboutit à une forme poétique circulaire (L’extrême frontière, p. 66), parfois voisine du classique rondeau, le loop (Techgnose, p. 51-60), ou comparable au lasso (Complaintes du continent, p. 12). C’est la structure même de la traversée. De multiples pages font état de ce prélude rythmique à l’écriture. On dira que Leblanc épouse la figure d’un ajusteur, agençant des mots entendus ici et là sur un rythme musical, qui peut être issu de la gigue ou du rock, du jazz ou de la chanson traditionnelle (Géomancie, p. 31-32).

En même temps se définissent des « lieux transitoires » (Géomancie, p. 89-127) et des progressions chromatiques, plus ou moins maîtrisées par une « géographie » (Géomancie, p. 53-87). Comment cette nouvelle construction s’opère-t-elle? « des couleurs sautent en arrière des yeux » (Géomancie, p. 46) au rythme de Miles Davis, par exemple, et le poète va les organiser, donner une portée propre à chacune d’entre elles. Mais la langue se définit bien vite comme la véritable traversée : ainsi dans le magnifique poème liminaire de Lieux transitoires (Géomancie, p. 92), parce qu’elle est sensible au désir, exprime la vitalité, traduit les couleurs, excite le souvenir jusqu’à « la mémoire du premier lieu ». Seuls resteront rebelles à cette rencontre si peu prosaïque du labeur et de l’érotisme ceux pour qui l’amour reste muet. Les métaphores, les dérives par anagramme ou paronomase (« errance / erre l’ange à la langue / mêlée d’algues » (Géomancie, p. 96), tout comme je-jeu-jus (Techgnose, p. 13-17, dix-huit ans plus tard), les calembours serviront désormais la formation du texte. Dès lors la traversée prendra de plus en plus souvent une tonalité sentimentale ou sensuelle, en même temps qu’elle se colore, et ouvre le poème à des relations inattendues : « je suis traversé d’automne orange / […] / et j’ai la forme de ton rire » (Géomancie, p. 66). L’expérience et l’expérimentation traversières de la langue aboutissent donc à une contestation de linéarité du propos (Géomancie, p. 44-45), dont l’un des échantillons les plus provocants est le parce que de « september song » : « pour sortir d’ici / il me faudrait une Corvette flambant neuve / parce que je m’accroche toujours dans le mot folklore » (Géomancie, p. 64). La conjonction relie un élément saugrenu d’une volonté de rupture à un désir bouffon, et non deux propositions qu’unirait un rapport de cause à effet. Mais comme le chiac de Leblanc, son rejet de la linéarité du langage reste par force une utopie, faute de quoi les textes seraient inintelligibles.

C’est peut-être la crainte de cet écueil qui explique que dans Lieux transitoires, l’attention dans l’écoute et l’écriture prend une valeur de plus en plus impérative. À l’orgueilleuse statue mallarméenne du poète qui donne « un sens plus pur aux mots de la tribu », Leblanc oppose avec modestie le poète qui se laisse traverser par toute la rumeur linguistique d’une petite ville de province, et bilingue : qui trouve dans la cacophonie urbaine l’exact écho de son intention poétique. C’est aussi que la présence d’autrui, la symétrie de la réponse apparaissent comme la condition même de l’exercice érotique et poétique : « une pensée traverse le lieu / et celui qui me renvoie ce regard / répond à un rythme en lui » (Géomancie, p. 103).

Autoportrait en Rauschenberg

Il existe cependant une seconde version, liée à cette condition citadine. Plus historique que le récit campagnard. « à partir de 1972 », donc vers l’âge de vingt-sept ans, et plus de dix ans après l’illumination de la traversée, « soudain la poésie » succède à la prose (L’extrême frontière, p. 15). Plus exactement : « depuis la fascination des mots / à travers des proses diverses ». Soulignez à travers! Si cette version contredit la première par sa sobriété, elle en résulte : la traversée de la prose est un long chemin vers le poème promis; elle permet aussi de découvrir la destination, aspect capital de l’oeuvre. Leblanc ne cesse d’énumérer ses inspirateurs et ses destinataires (dans ses voeux, ce sont les mêmes, l’homonymie des dédicaces et des hommages en témoigne) : « J’écris pour une vingtaine de personnes » (Géomancie, p. 44). La « pratique de la poésie » (L’extrême frontière, p. 19) s’avère en effet multiple, par son caractère collectif, parce qu’elle rejoint la pratique d’autres et d’autres pratiques. Le reliquat du prosaïque est omniprésent dans les livres de Leblanc : listes, citations, adresses personnelles, nom des cabarets, situation des motels et des restaurants, tout cela résiste à l’action propre de la besogne poétique et rattache le texte à l’occasion, à l’échange social des signes. La fermeture d’une boîte de nuit (Le plus clair du temps, p. 80), la mort d’Allen Ginsberg (Le plus clair du temps, p. 65) ou un spectacle de music-hall (Éloge du chiac, p. 29; Le plus clair du temps, p. 74) et souvent sa propre fête (L’extrême frontière, p. 28), la cinquantaine (Le plus clair du temps, p. 25-41) ou même rien de bien reconnaissable, une saison, une simple date, une heure (L’extrême frontière, p. 120), tous ces signaux communs, s’ils fixent un souvenir personnel, inscrivent aussi le texte sur nos calendriers et nos cartes. Le poème peut même se résumer à la possibilité de sa datation (Complaintes du continent, p. 15). Partage illusoire : « nous écrivons ensemble dans nos cahiers » (L’extrême frontière, p. 152), mais c’est chacun pour soi. La photographie, « a camera mind » (L’extrême frontière, p. 63), l’enregistrement, « multipiste » (L’extrême frontière, p. 93-123), deviennent alors des modèles ou des métaphores du texte. Du coup, l’exaltation périlleuse du mot risque de prendre le pas sur la passion du poème.

C’est alors un tout autre visage que présente l’auteur, d’une manière sans doute plus délibérée et plus déclarative : comme un autoportrait non-figuratif peint dans la manière de Rauschenberg, avec des morceaux rapportés d’un peu partout, tel le « portrait d’une pièce à 1 h 25 du matin » (Éloge du chiac, p. 19). Les voyages, les cartes postales ont repris le rôle de la traversée. Le patriotisme acadien, l’amour de la différence côtoie l’usage de l’anglais, les emprunts au chiac rencontrent des cadences classiques, le rock se mêle au jazz, sans oublier Edith Piaf. « La musique […] / diversifie l’autobiographie » (Les matins habitables, p. 31). Ainsi « vers 1994 » (Éloge du chiac, p. 72-73) se constitue comme un étrange tableau où, d’une ligne à l’autre, les rapprochements abrupts, les ruptures, la syntaxe la plus ordinaire, les enchaînements métaphoriques, les retours d’un thème, la fidélité éphémère à un sujet proposent une forme hétérogène d’unité, mais sans cesser de renvoyer à la personnalité morcelée du poète : la précocité du nouvel an suscite le désir de durée (« la semaine des quatre jeudis ») en même temps qu’il accuse l’étroitesse de l’espace (« je manque de murs pour mes images ») et souligne les difficultés d’écriture. La clé? Cette question adressée à soi-même autant qu’à tout autre : « de quoi tu parles quand tu parles de toi ». Mais ne pas être « dans mon assiette » amène à compter « les bouteilles » que leur fonction littéraire change en « archives », de telle façon qu’elles suggèrent une crise dans le régime même de la signification : « les chiffres ne correspondent plus au nombre ». Viennent à la rescousse Paul Valéry « au seuil du bouddhisme » et Luc A. Charette, artiste visuel acadien contemporain en nouveaux médias. La cohérence est certaine et l’incohérence affichée.

Le poète se construit ainsi dans une double contradiction. Impossible de suivre ses références quand il prétend s’identifier à tout un chacun : elles demeurent personnelles. Leblanc mondialisé! Qui peut y croire? Au surplus, c’est en s’immisçant comme on l’a vu dans la continuité cachée du poème que le lecteur en retrace la forme et le conflit éclate entre la volonté publique ou politique qui guide Leblanc et l’intelligibilité du texte, qui réclame une certaine patience. L’Acadie prend alors un sens inédit, mais c’est de manière rétrospective qu’il se déclare, la rage épuisée, dans un « regard sur 1974 » (Les matins habitables, p. 63), le sens d’une utopie patriotique. La traversée en faisait l’actualité même du poétique.

La volonté de travailler la différence apparaît parfois. Mais le grand oeuvre du poète peut-il traiter la différence sans l’effacer? « on passera d’une langue à l’autre / dans la même langue » (Éloge du chiac, p. 17), dit-il. Le désir affiché d’une poésie brute, telle qu’elle s’exprime par exemple dans une belle page d’érotisme haletant (L’extrême frontière, p. 33) n’est jamais parvenu à se réaliser complètement et il est significatif que ses traces les plus nettes et les plus nombreuses se trouvent dans les parties rétrospectives de L’extrême frontière. Mais Leblanc n’a jamais renoncé tout à fait à inscrire « un graffiti sonore / sur l’écriteau du réel » (Complaintes du continent, p. 56). La nécessité politique, inséparable du désir sexuel (L’extrême frontière, p. 18), élabore une autre origine, celle d’une poésie « sans métaphore » (p. 33) qui ne peut exister. De là une sorte de renoncement à la « poésie engagée » (p. 99). Mais ces contradictions animent définitivement l’exercice poétique. Inévitables métaphores de cette ardeur, la turbulence, l’insomnie, l’électricité, la vitesse, le séisme, le riff, la vibration « qui s’élance en d’infinies strates » (Les matins habitables, p. 67) notent que « la même intensité opère toujours » (Complaintes du continent, p. 75). La figure étymologique qui associe l’intention à l’intensité ancre dans la pratique d’écriture le différend entre le moi qui veut se publier et l’oeuvre qu’il sécrète, entre le désir de clarté et le texte subtil. Aux présents de la traversée s’oppose ainsi la difficulté actuelle d’être poète, Acadien, différent, Leblanc, et la recherche, presque désespérée, d’une langue qui ne s’abîme pas dans l’identité du sens pour tout terme donné, mais qui se meuve comme le veut l’intention avec toute la vigueur de l’intensité. Il faut que « les mots et l’intention / s’accordent » (Je n’en connais pas la fin, p. 14), chose rare puisque cette dernière manque d’une définition, comme l’indique le titre du recueil : Je n’en connais pas la fin. Il faudrait que la phrase se répande dans tout le corps et vienne du plus loin, « jusqu’à l’inscription de cette intensité » (Complaintes du continent, p. 46), projet où le poète divisé rêve du poète traversé.

En dévoilant le conflit qui disjoint la figure politique et quotidienne de l’auteur, la contradiction le ramène à l’intimité singulière de ce qu’il veut dire, donc à la nécessité de trouver des accommodements avec les mots, et c’est ce qu’affirme aussi sans cesse, mais en approfondissant la même contradiction, la pose de Leblanc en auditeur du chiac, en lecteur de la ville (L’extrême frontière, p. 77). La traversée apparaît alors comme un remède à cette déréliction : « j’écris partout qu’est-ce que ça veut dire venir de nulle part » (p. 86).

Existe-t-il une origine commune aux deux figures? Assurément. La tradition familiale (Complaintes du continent, p. 65-67; Éloge du chiac, p. 18) où se croisent la parole, la sexualité, l’ivresse, le rêve, l’histoire. Mais à la vérité, cette Acadie appartient plutôt au désir politique qu’à la secrète équivalence qui livre au poète la langue comme matériau possible.

La construction du poète par lui-même repose sur deux images originelles. La première en date est celle qu’il révéla en second lieu, dans le bilan et le retour d’Extrême frontière, pour simplifier. C’est la figure politique, publique, voisine, repérable. En un sens elle est incluse dans la suivante, révélée d’abord, puisque celle-ci l’enveloppe dans sa boucle, pour mieux la surmonter. Dominer sa contradiction. Mais les traces en persistent.

La traversée demeure beaucoup plus féconde. Mais elle ne vaudrait rien sans les mystères douloureux qui l’ont précédée. Car le conflit entre les deux figures qu’il s’est construites est indispensable au travail du poète : « j’ai longtemps cru / qu’il fallait souffrir pour créer » (Je n’en connais pas la fin, p. 11).

L’expérience poétique s’achève pourtant dans une sagesse teintée de métaphysique. Non seulement le poème est le seul moyen de répondre à l’interpellation du beau (Techgnose, p. 57), nous le savions, mais « j’ai compris que j’écrivais pour sauver mon âme » (Techgnose, p. 30). Or, cette sensibilité était déjà présente dans Comme un otage du quotidien, titre que la caverne de la République explique à merveille, mais nous le devinions à peine. Peut-être la figure du poète acadien virulent et révolté sert-elle pour finir à masquer cette hauteur de l’oeuvre.