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Contexte de la recherche

Depuis les années quatre-vingt-dix, le Canada accueille annuellement plus de deux cent milles personnes immigrantes. Ces gens, provenant des quatre coins du monde, s’installent généralement dans les grands centres urbains du pays. Avec le temps, des villes telles que Toronto, Montréal et Vancouver sont devenues cosmopolites. La diversité ethnoculturelle présente dans ces métropoles, se reflète entre autres dans les écoles. À Montréal, au 30 septembre 2006, le Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal (CGTSIM) relève que 52,3 % des élèves inscrits dans un des quatre cent trente-cinq établissements scolaires de l’île sont issus de l’immigration récente : élèves nés à l’étranger, nés au Québec de parents nés à l’étranger et nés au Québec avec un parent né à l’étranger (CGTSIM, 2007). Parmi les élèves inscrits à cette date, 37,7 % sont allophones, c’est-à-dire ont une langue maternelle autre que le français ou l’anglais. L’arabe est désormais la langue allophone la plus déclarée, suivie par l’espagnol, l’italien, le créole et le chinois. Outre le fait que certains élèves immigrants soient porteurs d’une culture différente de celle du groupe majoritaire et que leur langue maternelle ne soit pas toujours le français ou l’anglais, d’autres différences viennent caractériser leur situation socioscolaire.

En effet, la migration entraîne inévitablement d’importants changements, tant sur le plan de la vie personnelle de l’enfant que sur le plan familial. Du jour au lendemain, l’enfant se trouve à perdre un bon nombre de repères, que ce soit par rapport à son réseau social (famille, amis, voisins), aux lieux fréquentés (école, centre commercial, terrain de jeu) ou encore par rapport à son mode de vie (horaire scolaire, activités extrascolaires). Parachuté dans un « autre monde », l’élève immigrant doit reconstruire l’ensemble de ses repères : trouver le chemin pour se rendre à l’école, se faire de nouveaux amis, s’adapter à une nouvelle enseignante, etc. Selon Tsai (2006), l’énergie mobilisée dans la reconstruction d’un réseau social est très grande et intense. Si cette mobilisation n’est pas soutenue par un contexte favorable, il y a risque de compromission du développement psychosocial du jeune de minorité ethnoculturelle.

Dans certains cas, il est également exposé à l’apprentissage de la langue française, qui est primordial pour une intégration sociale satisfaisante . Vivant dans un double contexte de socialisation (celui de l’école et celui de la famille), l’élève se doit désormais d’apprendre à gérer, selon les circonstances, la disparité entre les contenus de deux systèmes de codes culturels. En somme, les élèves immigrants sont bien souvent exposés à vivre un stress supplémentaire, lié à toutes les démarches qu’ils doivent entreprendre pour s’intégrer dans leur nouvelle société d’accueil.

Problématique

Les interactions sociales qui ont lieu en classe sont habituellement publiques et ritualisées. Vasquez-Bronfman et Martinez (1996) en identifient deux types, qui peuvent avoir lieu de façon simultanée : les interactions horizontales (entre pairs) et les interactions verticales (enseignant-élèves). Les interactions sociales horizontales, auxquelles nous nous intéressons ici, s’expriment à travers le langage, la mimique et les gestes. Elles prennent naissance dans différents contextes : amitié, partage, encouragement, négociation, indifférence, conflits, crises, insultes, rejet, etc. Le Programme de formation de l’école québécoise (Gouvernement du Québec, 2001a) promeut, par le biais de sa mission de socialisation, des interactions sociales positives entre les élèves à l’école. Il en est de même pour les projets éducatifs des écoles, encourageant des valeurs telles que le respect, l’ouverture, la coopération, le partage, la tolérance, etc. Des slogans expressifs viennent également appuyer ces valeurs : « L’amitié dans la diversité » et « Moi, avec l’autre en harmonie… d’ici et d’ailleurs ». La préoccupation relative aux interactions sociales ne fait pas que se refléter dans les énoncés de politiques. Les recherches menées sur le sujet montrent l’importance du rôle des pairs dans le développement de l’enfant.

Un enfant qui entretient des interactions sociales positives avec ses pairs en tire plusieurs bénéfices : meilleure estime de soi, développement de la confiance en soi, partage possible de ses problèmes avec une personne significative, etc. (Kupersmidt et Dodge, 2004). La recherche montre également que la motivation des enfants à aller à l’école ne repose pas seulement sur le désir d’acquérir des connaissances, mais aussi en grande partie sur la présence d’amis (Vasquez-Bronfman et Martinez, 1996). Un manque d’interactions sociales positives à l’école est donc susceptible d’entraîner des conséquences dans la vie de l’enfant. Pour Bouteyre (2004), le stress causé par des situations négatives telles que le rejet et les moqueries peut évoluer en différentes peurs (peur de se rendre à l’école, peur d’aller à la récréation), voire en phobie sociale. À plus long terme, d’autres effets négatifs sont identifiés chez des enfants ayant un vécu social insatisfaisant : troubles de comportement, problèmes de santé mentale, isolement à l’adolescence, décrochage scolaire, délinquance et criminalité (Abecassis, Hartup, Haselager, Scholte et Van Lieshout, 2002; Bagwell, Schmidt, Newcomb et Bukowski, 2001; Kupersmidt et Coie, 1990; Parke et al., 1998; Parker et Asher, 1987).

Le cas des élèves immigrants est d’autant plus spécifique, compte tenu des nombreuses pertes vécues ainsi que des sentiments de peur ou de confusion, ressentis face à l’incompréhension de la langue d’usage à l’école. Une étude de Kanouté (1999) a montré que les élèves immigrants connaissent une certaine sur-représentation chez les élèves rejetés par rapport au jeu et chez les négligés par rapport au travail scolaire. Toujours selon les conclusions de cette recherche, les élèves immigrants associés au statut de « rejeté » ont une plus grande tendance à se replier sur leur culture d’origine. Les écrits démontrent également que les enfants de groupes minoritaires éprouvent plus de difficulté à construire leur identité, en partant de leur expérience, à la fois comme membres de la majorité et comme membres d’un groupe ethnique minoritaire (Aboud et Doyle, 1993). Ces chercheurs ne sont pas les seuls à avoir relevé les enjeux liés aux interactions sociales de l’enfant. La Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle du Ministère de l’éducation, du loisir et du sport (MELS) (Gouvernement du Québec, 1998a) note qu’il y a présence, dans les établissements scolaires québécois, d’attitudes d’enfermement, de repli identitaire, d’exclusions et de tensions à caractère racial ou ethnique chez les élèves. Pourtant, dans le Plan d’action en matière d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (Gouvernement du Québec, 1998b), le MELS n’énonce aucune mesure explicite pour améliorer la situation.

Avant même de nous intéresser aux pistes d’interventions possibles, nous désirons obtenir une compréhension systémique du vécu social scolaire de l’élève. C’est pourquoi nous nous sommes posé la question suivante : Qu’est-ce qui caractérise les interactions sociales de l’élève d’origine immigrante? Nous visons plus précisément l’obtention d’éléments de réponse concernant deux questions spécifiques, portant respectivement sur la manière dont le réseau social de l’élève immigrant se dessine en classe, à l’école et à l’extérieur de l’école, ainsi que sur les hypothèses explicatives faites par différents acteurs sur les dynamiques relationnelles dans lesquelles l’enfant immigrant est impliqué.

Cadre théorique

La première partie du cadre théorique de la recherche aborde différentes notions relatives aux interactions sociales des élèves. La seconde partie touche la sociométrie telle qu’initiée par Moreno (1954). La présentation du cadre théorique se termine avec les interactions sociales en contexte pluriethnique.

Les interactions sociales

L’interaction sociale est d’abord définie comme pouvant être une parole, un contact visuel, un geste non verbal, une expression faciale ou même un toucher (Kennedy, 1990). Étant donné que les interactions sociales se développent dans des contextes de groupe (professionnel, familial, culturel, religieux, etc.), nous nous sommes attardées au phénomène de groupe. S’influençant directement, les membres composant un groupe interagissent entre eux, qu’ils soient liés volontairement ou non (Leclerc, 1999). En milieu scolaire, la classe est un exemple de groupe temporaire, fermé et formel. Au fil du temps, il y a émergence de sous-groupes spontanés et informels, qui se forment au gré des affinités des élèves (Rey, 1999). Des amitiés, ou relation intimes entre pairs, se caractérisent par la réciprocité, la mutualité l’affection (Tessier, Tarabulsy et Provost, 1996). Tel que mentionné dans la problématique, un enfant qui n’arrive pas à créer des liens d’amitié est plus à risque en ce qui concerne les troubles de comportement ou d’isolement à l’adolescence, au décrochage scolaire, à la délinquance, à la criminalité, etc. Selon le Référentiel des compétences professionnelles des enseignants (Gouvernement du Québec, 2001b), ces derniers ont le mandat d’instaurer un mode de fonctionnement du groupe-classe impliquant une compréhension et un respect des normes de la vie en société. L’enseignant a le devoir d’être attentif aux relations qui prennent forme dans la classe afin de dépister les cas d’élèves vivant des scénarios relationnels handicapants.

Pour revenir au phénomène de groupe, nous savons que les pairs jouent certains rôles entre eux. Ils servent, entre autres, d’agents de contrôle c’est-à-dire qu’ils interviennent sans l’aide de l’enseignant, pour punir le comportement déviant d’un camarade, ou encore le renforcer s’il est approprié (Rubin, LeMare et Lollis, 1990). Grâce à l’aide des pairs, l’enfant apprend à gérer ses conflits et à exprimer ses émotions (Naylor et Cowie, 2000). Finalement, il obtient une validation de ses attitudes, de ses intérêts, de ses habiletés ou encore de sa valeur personnelle (Zarbatany, Hartmann et Rankin, 1990). Ces mêmes auteurs sont également convaincus qu’une participation à une vaste gamme d’activités reste bénéfique pour l’enfant car cela lui permet de multiplier et de diversifier ses expériences.

La sociométrie

La sociométrie est un corps de connaissances qui s’intéresse à la configuration des interactions sociales dans divers contextes, ainsi qu’à leur impact sur la dynamique de groupe et sur les individus. Généralement, quatre statuts sociométriques particuliers sont identifiés dans un groupe : les populaires, les rejetés, les négligés et les controversés. Il faut souligner qu’un statut est relatif à un contexte d’interactions sociales. Pour tracer le profil des différents statuts, la recherche croise les regards de différents protagonistes d’un contexte donné d’interactions sociales, en plus de se baser sur des éléments d’observation du contexte. Il n’est pas rare qu’un porteur de statut ne se reconnaisse pas dans la manière dont les autres le définissent.

Le statut du populaire est souvent associé à une personne possédant de bonnes habiletés de communication, de coopération, d’entraide et de compréhension. Le populaire a un style d’interaction positive, il est souvent leader, capable de résoudre efficacement ses conflits, en plus d’être habile dans la négociation. Deux types d’élèves populaires ont été recensés. Le premier est caractérisé par la possession de qualités telles que la gentillesse et la sociabilité, alors que le second type se définit par les caractéristiques suivantes : dominance, arrogance, et parfois même agressivité (Cillessen et Mayeux, 2004).

L’enfant rejeté par ses pairs est souvent décrit comme étant inattentif, désorganisé, immature, intrusif et dérangeant (Bierman, 2004). Certains sont même qualifiés de malhonnêtes et d’égoïstes (Kennedy, 1990). Ces élèves seraient moins habiles socialement et auraient de la difficulté à reconnaître l’impact de leurs actions sur le comportement des autres (Bierman, 2004).

L’élève dit négligé pratique des activités de type solitaire et est moins agressif que l’enfant moyen (Cillessen et Mayeux, 2004). Il souffre d’isolement social et du manque de relations intimes avec ses pairs. Ne recevant que peu d’attention de la part du groupe, il n’est pour autant pas rejeté.

Le controversé a une visibilité élevée par rapport aux autres membres du groupe, se fâcherait plus rapidement que les autres, est plus agressif et dérangeant, mais il fait rire ses pairs et est habituellement un bon athlète (Coie, Dodge et Kupersmidt, 1990).

Les interactions sociales en contexte de pluriethnicité

Plusieurs chercheurs ont analysé la configuration du réseau relationnel dans un contexte de pluriethnicité. Les frontières de « clanisation » (Kanouté, 1999) peuvent être les résultats d’une préférence pour l’endogroupe ethnoculturel, d’une situation de discrimination inter-groupes ethnoculturels, d’un partage délibéré ou non de compétences ou d’incompétences, etc.

Selon une étude de Schofield (1981), en milieu interracial, les contours de l’endogroupe chez les préadolescents recoupent ceux de la « race » et du sexe. À la suite d’une enquête sociométrique dans une classe de sixième année en milieu urbain aux États-Unis, Sagar, Schofield et Snyder (1983), soulignent l’importance des variables de « clanisation », du sexe (plus chez les Blancs que chez les Noirs) et de la race à un degré moindre (plus chez les filles que chez les garçons). Dans une recherche réalisée en l’ancienne République tchèque portant sur les interactions en milieu scolaire mixte de Gitans et de Non-Gitans, Rican (1996) note que, dans les deux groupes, les préférences vont vers les pairs de même sexe et de même origine ethnique. D’autres recherches et recensions confirment l’hypothèse de l’effet structurant de l’ethnoculture sur les interactions sociales (Allès-Jardel et Schneider, 2004).

S’inspirant de l’ethnographie critique, Tsai (2006) a étudié la dynamique de reconstruction du réseau social de jeunes immigrants taïwanais au États-Unis. Les résultats montrent que ces jeunes se mettent en retrait des autres pour éviter des situations embarrassantes dues à leur non maîtrise de l’anglais. Cette situation les place dans une dynamique que l’auteur appelle coethnicité : ils se replient dans la fréquentation de jeunes immigrants originaires de Chine ou de Hong Kong. L’auteur ajoute que ce repli est également accompagné par un phénomène de xénophobie alimenté par la dichotomie entre « ceux qui maîtrisent l’anglais » et « ceux qui ne maîtrisent pas l’anglais ». Il déplore que, à l’échelle d’un établissement scolaire, les programmes d’anglais langue seconde alimentent ce fossé.

Plusieurs auteurs soulignent le caractère mouvant des frontières ethniques (Lorcerie, 2003; Poutignat et Streiff-Fenart, 1995). Selon Hitlin, Brown et Elder (2006), certains jeunes « zappent » à propos de leur auto-catégorisation ethnoculturelle. Ainsi, la configuration ethnoculturelle de la « clanisation » chez les jeunes est susceptible de bouger dans le temps et d’un contexte à l’autre. Par ailleurs, la recherche de Kanouté (1999) montre que l’étude des interactions sociales doit être souvent mise en contexte par rapport à l’activité qui structure ces interactions (le jeu, le travail scolaire). Finalement, l’étude des interactions sociales en milieu pluriethnique doit éviter de lire tous les enjeux comme étant reliés aux différences ethnoculturelles.

Ce cadre théorique conforte la pertinence d’avoir choisi, parmi les visées du projet de recherche plus large, de considérer l’objectif suivant : mieux comprendre les caractéristiques des interactions sociales de l’élève immigrant qui fréquente une école primaire à Montréal. Les trois objectifs spécifiques qui en découlent sont : décrire les interactions sociales de l’élève immigrant dans différents contextes scolaires; cibler des cas d’élèves qui ont un statut particulier au sein de leur groupe-classe; analyser les regards de différents acteurs (enfant, parent, enseignant, pairs, etc.) sur les interactions sociales de l’enfant.

Méthode

Dans cette partie, nous faisons un récit méthodologique qui ne concerne que la partie relative aux interactions sociales dans la méthodologie globale du projet. La démarche de recherche est de type exploratoire, essentiellement qualitative, avec une approche ethnographique, visant à rendre compte de « la multiplicité de structures conceptuelles complexes superposées ou enlacées entre elles, dont plusieurs sont implicites, irrégulières, bizarres même » (Vasquez et Martinez, 1999 vii). Pour la collecte des données, nous avons utilisé différentes techniques : enquête sociodémographique, enquête sociométrique, observation, entrevue semi-structurée et entrevue de groupe. Six classes de quatre écoles primaires, contrastées du point de vue du profil socio-économique des élèves, situées dans deux commissions scolaires francophones de Montréal ont participé au projet. Ces écoles répondent toutes au critère de concentration multiculturelle du CGTSIM (plus de 50 % d’élèves issus de l’immigration récente) (CGTSIM, 2007). En cours de route, le désir d’aller explorer un espace extrascolaire a également pris naissance. À cette fin, la collaboration d’un camp de jour en milieu pluriethnique a été incluse au projet. Le camp de jour est une structure communautaire qui organise différentes activités sportives, culturelles et récréatives pour les jeunes d’un quartier.

Enquête sociodémographique

Le questionnaire sociodémographique a fourni des informations riches sur le profil des répondants. Par exemple, à la question sur les origines des élèves « Quelle est ton origine ou quelles sont tes origines culturelles? », certains élèves ont donné des réponses assumant une pluriculturalité : « hongroise-française »; « canadienne-nicaraguayenne »; « salvadorienne-espagnole-italienne-libanaise », etc.

Enquête sociométrique

Lors d’une première visite en février et mars 2005, les questionnaires sociodémographique et sociométrique sont complétés par les élèves. Ce moment de l’année permet de saisir les interactions sociales stabilisées en classe et de poser une hypothèse quant au statut de chaque élève dans la classe (populaire, rejeté, négligé, controversé ou moyen). Puisque la recherche désire étudier les interactions sociales se déroulant à l’école dans divers espaces-temps (classe, récréation, dîner, etc.), les questions ont été posées par rapport à deux critères : le jeu et le travail scolaire. Quatre questions sont formulées par critère selon la typologie suivante : désignations positives (Avec qui joues-tu le plus souvent?), attentes de désignations positives (Qui penses-tu t’a choisi pour jouer?), désignations négatives (Avec qui joues-tu le moins souvent? ») et attentes de désignations négatives (Qui penses-tu ne t’a pas choisi pour jouer?). Le statut sociométrique détecté est confirmé ou infirmé par d’autres techniques telles que l’observation et l’entrevue.

Observation

Certaines personnes éprouvent souvent beaucoup de difficulté à raconter des événements qui s’inscrivent dans leur routine (Groleau, 2003). L’observation offre la possibilité de saisir sur le vif l’expérience des élèves dans leur quotidien. Avant les séances d’observation, les données des questionnaires sociométriques ont été traitées afin de pouvoir privilégier l’observation de la dynamique relationnelle de certains élèves. Au nombre de dix, les visites durent en moyenne une demi-journée chacune et sont étalées sur une période d’environ un mois. Quelques questions ont balisé la grille d’observation : Avec qui l’enfant X interagit-il? À quels types de jeux s’adonne-t-il? De quelle manière s’exprime-t-il? Est-il sollicité rapidement pour être dans une équipe? Fait-il les premiers pas? Attend-t-il que l’enseignant le place dans une équipe? Comment réagit-il à l’arrivée d’un nouveau membre dans son équipe? Comment réagissent les autres élèves à son arrivée dans leur équipe? De quelle façon interagit-il? À quelle fréquence? Etc. Soulignons que nous ne visons pas une codification systématique des comportements, mais une démarche compréhensive de la structure des interactions sociales et de leurs enjeux.

Entretien semi-structuré

L’entretien permet d’entrer dans l’intimité d’une personne pour se sensibiliser aux nuances de son contexte (Blancet et Gotman, 1992). Dans une posture interprétativiste, nous avons tenté d’accéder aux perceptions de divers acteurs dans les écoles : élèves, enseignants, parents et autres intervenants. Les grilles d’entretien partagent des thématiques contextualisées à la posture de l’acteur interviewé. Ainsi, avoir le point de vue de l’enseignant, du parent et de l’élève, sur les interactions sociales de ce dernier, permet une triangulation des données au sens que lui donne Gohier (2004). À titre d’exemple, la grille d’entretien avec l’élève porte, entre autres, sur : la routine scolaire; ses interactions sociales à l’école au pays d’origine et au Québec; des suggestions d’amélioration de son vécu socioscolaire, etc. En ce qui concerne la collecte des données effectuée dans le camp de jour, elle porte sur les activités, les interactions sociales entre enfants, les relations entre moniteurs et parents, et réalisée grâce à un Focus group avec les moniteurs et des entretiens auprès d’enfants et de parents.

Traitement des données

Pour ce qui est du questionnaire sociométrique, les désignations émises et reçues par les différents acteurs sont comptabilisées dans des tableaux sociométriques. Le calcul de scores normalisés à l’intérieur des groupes de pairs de même sexe selon la méthode de Kanouté (1999) a permis de définir des statuts sociométriques. La construction de sociogrammes a permis de mieux visualiser la dynamique relationnelle du groupe. Les notes d’observation sont retravaillées sous forme de scènes ethnographiques pour comprendre les contextes dans lesquels des protagonistes ciblés sont en interaction. Pour traiter les données issues des entretiens, la première étape a dégagé un sens au discours de l’acteur interviewé. L’analyse du contenu, deuxième étape, rend le rapport aux thématiques de la grille d’entrevue inspirées par la recension des écrits (Blanchet et Gotman, 1992) plus intelligible. La richesse des données recueillies a permis autant une analyse transversale aux catégories d’acteurs que des études de cas tels que suggéré par Yin (2003).

Résultats

Dans cette partie, l’analyse et la discussion des résultats se font à travers les portraits de deux classes et les profils de deux élèves, pris dans les autres classes, aux statuts sociométriques opposés (populaire et rejeté). Si le portrait de la classe A met l’accent sur l’effet structurant du statut sociométrique sur le réseau relationnel de la classe, celui de la classe B insiste sur l’effet ethnoculturel. La présentation de deux profils contrastés, un statut de populaire et un de rejeté, permet de croiser les regards (élève, enseignant, parent) sur les interactions sociales d’un élève donné.

Portrait de la classe A

Dans cette classe de 6e année, 21 élèves sur 25 ont obtenu l’autorisation des parents afin de participer à la recherche. Huit élèves sont nés à l’étranger ainsi que leurs deux parents. Neuf élèves nés au Québec ont leurs deux parents nés à l’étranger. Un élève né au Québec a un de ses parents né à l’étranger. Trois élèves sont nés au Québec, de parents se déclarant culturellement d’origine québécoise. En plus du français et de l’anglais, huit autres langues sont parlées à la maison par un ou plusieurs enfants de la classe : le hindi, le dari, le bengali, l’ourdou, le créole, le hongrois et le chinois.

Pour chaque critère sociométrique (jeu, travail scolaire), les élèves sont classés d’abord selon leur indice de préférence sociale (Pr) et ensuite selon leur indice d’impact social (Im), ce dernier rendant compte de leur visibilité. Chaque élève (Ex) est ainsi associé à un binôme (Im, Pr) : Ex (Pr, Im).

Voici quelques exemples de statuts par rapport au critère du jeu :

Statuts de populaire :

E6 (5,3); E19 (6,2)

Statut de rejeté :

E20 (12,-10)

Statuts de controversé :

E2 (5,-1); E17 (4,0)

Statuts de négligé :

E12 (1,-1); E14 (1,-1)

Et quelques statuts par rapport au critère du travail scolaire :

Statuts de populaire :

E5 (3,3); E19 (4,4)

Statuts de rejeté :

E3 (5,-3); E20 (8,-8)

Statuts de controversé :

E2 (6,-2); E17 (5,-1); E21 (8,-2)

Statuts de négligé :

E14 (0,0); E23 (1,-1)

En comparant les deux continuums, nous avons repéré des élèves qui avaient les mêmes statuts aux deux critères. Il s’agit de E19 (populaire), E20 (rejeté), E2 et E17 (controversés) et E14 (négligé). Certains élèves ne se situent donc pas précisément aux mêmes endroits sur les continuums du jeu et du travail (Kanouté, 1999).

Un sociogramme n’illustre qu’une sorte de désignations (positives ou négatives). Ainsi, pris séparément, il ne rend pas compte complètement du statut sociométrique. Cependant, un sociogramme comme celui des désignations positives, pour le jeu, (voir figure 1) permet de mieux visualiser les phénomènes d’affinités présents dans ce groupe-classe. Les triangles représentent des filles, les cercles des garçons.

La « clanisation » selon le sexe est apparente dans ce sociogramme. Ce dernier fait également ressortir plusieurs réciprocités. Par exemple : les élèves 19 et 21 sont tous deux d’origine canadienne, les élèves 10 et 13 sont d’origines indienne et bengalaise. De façon générale, les regroupements sont plutôt hétérogènes quant aux origines culturelles. Par exemple, les filles 2, 8 et 17, qui forment le seul trio du sociogramme, sont respectivement d’origine afghane, salvadorienne et algérienne. Lors de son entrevue, l’enseignante commente les relations sociales de l’élève E17.

Je dirais qu’elle n’a pas de relation avec le groupe (…). . Il faut qu’on la force à travailler avec d’autres personnes, ouvrir ses horizons un petit peu. Elle est toujours avec les élèves 2 et 8, sur la cour, dans la classe, à l’extérieur de l’école. D’une certaine façon, elle est en retrait, mais elle ne sent pas le besoin d’entrer en contact avec les autres. Je ne sais même pas si elle est capable de nommer quelque chose de positif sur chaque élève de la classe. Son univers s’arrête aux élèves 2 et 8. (Enseignante).

Figure 1

Sociogramme des désignations positives. Critère «jeu». Classe A

Sociogramme des désignations positives. Critère «jeu». Classe A

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Intéressons-nous aux cas des deux élèves populaires 19 et 6. Ils relèvent de deux profils différents de populaire au jeu (Cillessen et Mayeux, 2004). L’élève 19 est socialement préférée et très acceptée des autres Elle semble gentille, coopérative et sociable. L’élève 6 a une grande visibilité, mais pas nécessairement grâce aux mêmes attitudes ou comportements que l’élève 19. Il agit généralement de façon très positive, mais il peut aussi, à l’occasion, faire preuve d’arrogance.

Élève 6 (d’origine hongroise-française) :

Il a une grande influence sur le reste du groupe. Parfois, il a une influence très, très, très positive : « Là allez, Madame a demandé de faire ça, on le fait ». Parfois un peu plus négative, de par son attitude des fois de nonchalance ou à la limite de l’insolence et de l’impolitesse. Je dirais qu’il y a des temps forts dans l’année où il file moins bien. Dans l’ensemble, il a une excellente influence (Enseignante).

Élève 19 (d’origine québécoise)

C’est une petite fille qui aide beaucoup. Elle va au devant des autres. On a eu trois nouvelles élèves au courant de l’année. Par elle-même, elle est allée les voir pour leur offrir son aide. Elle a beaucoup d’entregent et les autres sont naturellement attirés vers elle à cause de ça. Elle est très écoutée (Enseignante).

Le sociogramme des désignations négatives pour le critère du jeu montre un cas préoccupant : celui de l’élève 20 se définissant culturellement comme étant québécoise et visiblement rejetée par la majorité de ses pairs. Le discours de l’enseignante va dans le même sens que les données sociométriques.

Peu importe les tentatives, elle est rejetée automatiquement. Quand il s’agit de l’élève 20, ça ne peut pas être bon. Ça ne date pas de cette année. (…) Je dirais qu’elle a de la difficulté à conserver ses amis. Elle s’assoit tout le temps avec les nouvelles élèves. Ça fonctionne pendant une semaine, deux semaines. Et, ensuite, on dirait que c’est un mécanisme d’auto-défense : elle se met à faire toutes sortes d’affaires qui font en sorte que les autres n’ont plus le goût d’être avec elle (Enseignante).

L’enseignante fait part de ses stratégies d’amélioration de la situation de l’élève 20.

Toute l’année, peu importe ce qu’on a essayé, ça n’a pas fonctionné. Je ne me décourage pas. Je me dis qu’on va finir par trouver quelque chose. Le fait de changer de milieu l’année prochaine (aller au secondaire) va peut-être l’aider. Je ne lâche pas, c’est certain, mais j’ai investi beaucoup auprès de l’élève 20, afin de la valoriser : « Ce n’est pas parce qu’une personne t’a dit telle chose que tout le monde le pense ». J’ai aussi essayé de valoriser les gens qui étaient prêts à travailler avec (Enseignante).

Le cas de l’élève 20 inspire plusieurs considérations. En contexte pluriethnique, lorsque l’origine ethnoculturelle est choisie comme grille de lecture des interactions sociales, il faut également l’appliquer à la situation des élèves non immigrants (minoritaires dans cette classe). Évidemment, d’autres hypothèses explicatives doivent être explorées : manque d’habiletés sociales et autres facteurs tels que la défavorisation socioéconomique, l’effet pygmalion ou la construction de la réputation à l’école (Bierman, 2004; Kanouté, 1999). Selon l’enseignante, un incident survenu en 3ème année (relatif à l’hygiène corporelle), semble avoir été l’élément déclencheur de la situation de rejet de l’élève 20.

Portrait de la classe B

Contrairement à la classe A, la classe B n’accueille aucun élève non immigrant. Il s’agit d’une classe de troisième cycle accueil. Les élèves, tous issus de l’immigration récente, apprennent le français avant d’être intégrés au régulier. Deux profils linguistiques dominent dans la classe : les élèves qui parlent espagnol (quatre Colombiens et un Mexicain : E4, E5, E6, E13 et E3) et ceux qui parlent ourdou (cinq Pakistanais : E1, E10, E15, E12 et E14). Les élèves qui n’appartiennent à aucun de ces deux profils proviennent du Tchad (un élève arabe) (E2), de la Roumanie (deux élèves : E11 et E16) et d’Arménie (deux élèves : E8 et E9). Il est aussi nécessaire de souligner que certains élèves n’ont pas encore passé une année complète au Québec. Ils ont intégré la classe en cours d’année scolaire.

Après classement des données sociométriques, nous pouvons déduire quelques profils d’élèves.

Quelques statuts par rapport au critère du jeu :

Statut de populaire :

E3 (7,7)

Statuts de rejeté :

E1 (11,-7); E12 (6,-4)

Statuts de controversé :

E10 (5,-1); E14 (5,-1)

Statuts de négligé :

E2 (0,0); E16 (0,0)

Quelques statuts par rapport au critère du travail scolaire :

Statut de populaire :

E13 (6,4)

Statut de rejeté :

E14 (5,-3)

Statut de controversé :

E15 (8,0)

Statuts de négligé :

E3 (0,0); E8 (0,0)

De façon générale, nous pouvons affirmer qu’il y a moins de chevauchements dans ce cas que dans la classe précédente, entre les continuums relatifs aux critères du jeu et du travail scolaire. Ceci pourrait être attribuable au contexte de la classe d’accueil, pour laquelle une meilleure maîtrise du français par l’élève, ou d’autres atouts sur le plan académique, peut être déterminante dans le fait d’être choisi ou non. Comme l’ont souligné Kanouté (1999) ainsi que Hitlin, Brown et Elder (2006), une interprétation du réseau relationnel nécessite la prise en compte sérieuse du contexte. En classe d’accueil, le degré de maîtrise de la langue d’enseignement, ou la vulnérabilité qu’il induit, est un aspect structurant de la clanisation du réseau relationnel, surtout pour le travail scolaire.

L’élève 2 est négligé par ses pairs pour le jeu. Des informations issues de l’observation en classe viennent corroborer ce statut.

À un moment donné, l’élève 2 se retourne pour dire quelque chose à l’élève 4, qui ne réagit pas. L’élève 2 attend quelques instants, sans obtenir de réponse de la part de 4. Il tente à plusieurs reprises d’établir des contacts avec d’autres élèves, mais sans succès. (Scène ethnographique)

L’élève 2 doit faire une présentation orale en classe, en se mettant dans la peau d’un docteur et en citant les différentes parties du corps. Une fois qu’il a terminé, l’enseignant ainsi que certains élèves affirment, en blague, qu’il n’est pas un bon médecin. Des rires se font entendre. Un autre jour, l’élève 2 tente de raconter une histoire devant la classe. Cependant, elle est très déformée. Ses pairs se mettent encore à rire de lui. (Scène ethnographique)

Selon l’enseignant, l’élève 2 est arrivé au Québec sous-scolarisé. Il a beaucoup de difficulté à écrire et à suivre les consignes données. Les difficultés d’apprentissage de cet élève pourraient expliquer, en partie, son statut sociométrique.

L’élève 8 est négligée par rapport au travail.

L’enseignant demande aux élèves de se placer en équipe. Il ne reste que les élèves 8 et 14. L’élève 14 hésite à se mettre en équipe avec l’élève 8. Elle va voir l’enseignant pour lui dire que l’élève 8 ne comprend jamais rien et que c’est toujours très long. Les deux petites filles finissent par se mettre ensemble quand même. Une fois le travail terminé, l’enseignant leur demande si elles ont aimé travailler ensemble. Elles ne répondent pas. (Scène ethnographique)

Un autre moment survenu en classe montre que l’élève 8 est parfois la cible de moqueries en raison de ses difficultés académiques.

L’enseignant demande aux élèves la note qu’ils ont obtenue pour un exercice donné. L’élève 8 répond qu’elle a eu deux sur treize. Plusieurs élèves se mettent à rire. L’élève 2 se lève même pour aller voir si c’est vrai. (Scène ethnographique)

Nous analysons maintenant le sociogramme des désignations positives pour le critère du jeu (voir figure 2). Une information y a été ajoutée : la langue parlée à la maison par l’élève. Sur ce sociogramme, un premier clan est visible, composé de trois élèves de sexe masculin qui parlent ourdou (1, 10, 15). On note ensuite que les deux Roumains et les deux Arméniens ne se sont pas désignés entre eux. Par ailleurs, tous les garçons hispanophones ont au moins choisi un autre hispanophone. Les deux Arméniens semblent être assez bien intégrés au plus grand réseau de la classe, alors que les Roumains viennent s’y greffer sans recevoir de désignations en retour. Ceci pourrait venir confirmer les résultats de la recherche de Kistner, Metzler, Gatlin et Risi (1993), qui affirment que les enfants représentant une minorité dans un groupe ont tendance à recevoir moins de désignations positives que ceux du groupe majoritaire (ici les hispanophones ou les Pakistanais).

Figure 2

Sociogramme des désignations positives. Critère «jeu». Classe B

Sociogramme des désignations positives. Critère «jeu». Classe B

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L’élève 3 a un statut manifeste de populaire au jeu. Les observations en classe permettent de venir valider la popularité de l’élève 3. Cet élève est souvent entouré de ses pairs. Lors du retour en classe, le matin, après les récréations ou après le dîner, trois ou quatre garçons se regroupent souvent autour de son bureau. Les habiletés sociales et le comportement de l’élève 3 lors des activités en classe sont aussi celles qui caractérisent généralement un enfant populaire. En voici quelques exemples : durant les leçons animées par l’enseignant, il participe de façon active; il lève sa main pour répondre aux questions et donne généralement de bonnes réponses; il se propose pour être chef d’équipe de la réalisation d’un grand carton sur les verbes (qualité de leader); lors d’une activité de français, il rédige la plus longue rédaction de la classe; il travaille très bien et est autonome. Cependant, son statut de négligé pour le travail scolaire surprend.

Regardons maintenant le sociogramme des désignations positives pour le travail scolaire (voir figure 3). On constate que tous les élèves qui parlent ourdou se sont mutuellement choisis. Le trio formé par les garçons 1, 10 et 15 est encore présent. Les filles 12 et 14, qui préfèrent jouer avec l’élève 8 (une Arménienne), choisissent pour travailler, des garçons qui ont les mêmes origines ethnoculturelles qu’elles. L’élève 3, qui était très populaire pour le jeu, a un impact beaucoup moins élevé pour le travail. Les deux Roumains (11 et 16) sont beaucoup plus intégrés dans ce réseau que dans celui du sociogramme précédent. Ils sont respectivement choisis par trois élèves. Un moment capté en classe vient illustrer la situation :

Quatre élèves travaillent à la table située à l’arrière de la classe : 5, 6, 11 et 16. Les élèves 5, 6 et 16 échangent quelques mots en espagnol. Surprise d’entendre l’élève 16 parler espagnol, je lui demande où il a appris cette langue. C’est alors qu’il me répond : « Ce sont les Colombiens qui m’ont appris! » (Scène ethnographique)

Selon l’enseignant, les Roumains sont très forts sur le plan académique. Ils apprennent très vite. Nous supposons que cela peut expliquer leur plus grande popularité lorsqu’il est question du travail scolaire. Pour ce qui est du jeu, l’élève 11 a confié qu’il préfère côtoyer, lors des récréations, d’autres élèves roumains, qui sont dans une autre classe.

Figure 3

Sociogramme des désignations positives. Critère «travail scolaire». Classe B

Sociogramme des désignations positives. Critère «travail scolaire». Classe B

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Un aspect central se dégage du portrait de cette classe : la formation de clans selon la langue maternelle ou l’origine ethnoculturelle (Alles-Jardel et Schneider, 2004; Kanouté, 1999; Rican, 1996; Sagar, Schofield et Snyder, 1983; Schofield, 1981; Tsai, 2006).

Au retour de la récréation, l’enseignant demande aux élèves comment ça se fait que les élèves 1, 10 et 15 (tous Pakistanais) n’ont pas le droit de jouer au ballon avec les autres. Une grande discussion enflammée commence. Une dizaine d’élèves lèvent la main pour répondre à la question. L’élève 16 répond qu’avant, les Pakistanais restaient toujours ensemble et qu’ils ne partageaient jamais leur ballon. Certains approuvent. C’est alors que l’élève 15 crie : « C’est pas vrai! ». L’enseignant met fin à la dispute en disant qu’à partir de maintenant, le ballon est à tout le monde et qu’il ne doit pas y avoir d’exclus. (Scène ethnographique)

L’enseignant raconte ici une situation survenue dans sa classe où il a senti la nécessité d’intervenir.

Il y a deux mois je pense, j’ai eu un élève, un Colombien, il a refusé de travailler avec les Pakistanais. Il n’a pas donné de raisons, il n’a pas donné de motifs. « Je ne veux pas travailler avec les Pakistanais ». (Soupir) Donc, je n’ai pas laissé aller, j’ai travaillé avec cet élève-là, je lui ai expliqué l’importance d’établir un bon climat de coopération dans la classe. Les Pakistanais, les Colombiens, les Roumains, toutes ces personnes-là ont les mêmes droits, les mêmes obligations dans la classe. Puis, pour compter sur le respect de ses camarades, il doit en premier témoigner son propre respect pour ses camarades. Donc, petit à petit… Il a commencé à jouer et à former des équipes, on dirait que ce problème a été réglé. (Enseignant)

L’interprétation des facteurs de la clanisation du réseau relationnel en classe requiert de la prudence. Est-ce la langue parlée? Le pays d’origine? La religion? Ou bien l’ensemble de ces aspects? D’autres critères entrent-ils en jeu? (Habileté à jouer au ballon, réussites ou difficultés académiques?)

Profil d’Ali, un élève populaire

Ali est né dans un pays arabe. À son arrivée au Québec, il n’est pas passé par la classe d’accueil et a intégré la deuxième année du primaire. Au moment de la collecte des données, il réside au Québec depuis quatre ans et fréquente la cinquième année du primaire. Il est arrivé au Québec avec son père, sa mère et son frère.

Sur le plan académique, Ali se débrouille très bien. Il est bon en mathématiques, en français et en arts. Il est rare qu’il éprouve de la difficulté à effectuer le travail demandé. Il obtient de très bonnes notes : des « A » et des « B » un peu partout. Selon son enseignante, il est un des meilleurs de la classe. « L’étape dernière, il y avait un tableau d’honneur avec des catégories, il a été nommé « excellent » dans ma classe, il est vraiment bon » (Enseignante). Plus tard, Ali aimerait être médecin. L’enquête sociométrique effectuée auprès dans sa classe révèle qu’Ali porte le statut de populaire.

Le réseau social d’Ali est assez large. L’enfant affirme d’ailleurs qu’en classe presque tous les garçons sont ses amis. Sa mère confirme :

Quand il me nomme ses amis, il m’en nomme beaucoup. Ça m’a étonnée, ça m’a fait rire un peu le jour où il m’a amené la photo d’école. Je lui ai dit : « Montre-moi les personnes à qui tu parles, tes amis et tout ça ». Il m’a pratiquement nommé tout le monde (Mère d’Ali).

Le réseau d’amis d’Ali se compose également d’enfants qui sont dans les autres classes et à l’extérieur de l’école. En leur compagnie, il pratique diverses activités, comme le basket-ball. Ali est un enfant très actif sur le plan physique. Durant l’année scolaire, il est inscrit au centre de loisirs de son quartier, afin de pouvoir jouer au hockey, au soccer et au badminton. L’été, il fréquente un camp de jour, en plus de suivre des cours de tennis deux ou trois fois par semaine. Ses amis et lui ont des intérêts communs, ils fréquentent les mêmes espaces de socialisation. Les activités parascolaires seraient ainsi un facteur de protection par rapport à la réussite scolaire (Gouvernement du Québec, 2005).

Les relations d’Ali en classe sont conviviales. « Il est agréable, très bavard dans la classe », dit l’enseignante. Il ne semble pas souvent impliqué dans des conflits. La mère révèle que son fils n’a jamais causé de problème à l’école. La direction ou les enseignants ne lui ont pas rapporté de disputes impliquant Ali. Ce dernier est également en accord avec sa mère : « C’est rare qu’il y a des problèmes ». Lorsque nous lui demandons les méthodes qu’il utilise pour régler ses conflits, il dit qu’il ne fait qu’attendre un peu et que, le lendemain, la situation se redresse. Les observations effectuées à l’école démontrent que l’enfant vit des interactions sociales positives. Bien qu’elles ne démontrent pas spécifiquement la popularité d’Ali, les observations font ressortir des comportements qui sont généralement associés aux élèves populaires. Cet extrait de scène ethnographique montre qu’Ali interagit facilement avec ses pairs lors d’une activité de cuisine.

Ali émet souvent des commentaires sur les caractéristiques des aliments utilisés. Il entame aisément des discussions auxquelles les membres de son équipe participent de façon active. De plus, Ali est très observateur. Si ses collègues se trompent dans la recette qu’ils sont en train de préparer, Ali le fait remarquer sur un ton amical, qui ne brusque pas les autres.

Toujours dans le but d’en apprendre davantage sur les interactions sociales d’Ali, nous présenterons une prochaine scène, qui a lieu en classe. Les élèves doivent se placer en équipe pour rédiger une histoire. Ali et l’élève X se choisissent pour composer un texte. L’élève X a un statut de rejeté au critère « jeu ».

L’élève X commence à écrire. Ali épelle des mots. L’élève X dit en riant : « C’est quoi, tu me fais une dictée? » Les deux garçons échangent des sourires et se donnent des coups de coudes. Les cahiers d’Ali tombent par terre. Ali se met à rire en disant que c’est la cinquième fois aujourd’hui que ses cahiers tombent. (…) L’élève X continue d’écrire. Il dit alors à Ali de relaxer, qu’il les a fermées les guillemets et lui lance également : « Tais-toi ». Ali n’a pas de réaction défensive, au contraire, il rit.

La mère croit que la personnalité de son fils pourrait expliquer les interactions sociales positives. Elle le qualifie comme étant un enfant très ouvert.

Il se lie facilement d’amitié avec les gens. Il aime bien les autres, il aime bien qu’on l’aime, il est très affectueux comme personne. Il y a des enfants qui sont un peu méfiants, lui il n’est pas méfiant (Mère d’Ali).

L’éducation reçue par Ali à la maison pourrait aussi venir expliquer son statut social. La mère accorde beaucoup d’importance à l’autonomie. Par exemple, Ali se déplace seul pour se rendre à l’école ou à ses activités extrascolaires.

Je le laisse se débrouiller, c’est comme ça qu’il apprend. Il y a un risque, mais il y a un risque aussi à la maison. C’est pour ça, je le laisse aller tout seul, revenir. J’irai le chercher quand il le faut, mais c’est des trucs qu’il fait tout seul (Mère d’Ali).

Les enfants rejetés sont décrits par leurs pairs comme étant entre autres désorganisés et immatures (Bierman, 2004). L’autonomie et la débrouillardise dont fait preuve Ali contribuent sans doute à ses habiletés relationnelles.

Profil d’Alexandre, un élève rejeté

Alexandre est né dans un pays d’Europe de l’Est. Au moment de la collecte des données, il réside au Québec depuis cinq ans et fréquente la sixième année du primaire. À son arrivée, il est passé par une classe d’accueil pour apprendre le français avant d’intégrer le système scolaire régulier québécois. Il a immigré avec sa famille, composée de son père, sa mère, sa soeur et ses frères.

Sur le plan académique, Alexandre se débrouille bien en mathématiques. Selon son enseignante, il est très cérébral et manuel. Il adore fabriquer des choses, il aime tout ce qui touche aux sciences et technologies. Sa mère affirme qu’il maîtrise facilement l’anglais. Alexandre éprouve toutefois des difficultés en français écrit. En se basant sur les propos de l’enseignante, ses lacunes proviennent du fait qu’il ne parle pas le français à la maison. À l’école, le cours préféré d’Alexandre est l’éducation physique. Son objectif de carrière est d’entrer dans l’armée. Les résultats relatifs à la sociométrie révèlent qu’Alexandre est rejeté par ses pairs pour le jeu et qu’il a le statut « moyen » pour le travail scolaire.

Alexandre semble avoir des amis à l’extérieur du cadre scolaire : « Oui, j’en ai plein. Il y a les personnes qui jouent au basket avec moi des fois. Il y a plein de personnes qui habitent dans le quartier », dit-il (Alexandre). Ces enfants appartiennent apparemment à diverses origines ethnoculturelles. Comme activité extrascolaire, l’élève fait de la danse folklorique. Il est également membre des cadets de l’armée. Les cadets sont pour lui une vraie passion. « Il suit tous ses cours et il ne veut pas manquer un cours même si c’est pas si grave. Il a trouvé ce qui l’intéresse vraiment. » (Mère d’Alexandre)

Les propos de la mère, traduits par le grand-frère, soulignent des aspects problématiques de fréquentations d’Alexandre.

Alexandre avait beaucoup d’amis, sauf que presque la moitié étaient des jeunes qui ne vont pas directement où il faudrait aller. Ils ont déjà commencé ce que les jeunes font en secondaire 4. Ma mère a interdit à Alexandre de sortir avec eux-autres parce que s’il va sortir avec eux autres, c’est sûr et certain qu’il va se trouver dans un gros problème. Ceux qui ont des mauvaises influences sur Alexandre, elle essaie de les éviter (Mère d’Alexandre).

Pellegrini et Blatchford (2000) soulignent que les relations d’amitié peuvent revêtir un caractère antisocial ou délinquant. Comme le préconisent ces auteurs, la mère tente de juguler les effets de ce type de relation en tentant de trier les fréquentations de son fils. En lien avec les interactions sociales négatives, la mère relate ici l’aspect conflictuel qui caractérise parfois le comportement de son fils : « Oui, des fois il y a des batailles. Ils mettent Alexandre en troisième ou quatrième place à l’école parmi les élèves en trouble, à cause des conflits. » (Mère d’Alexandre). L’élève lui-même admet utiliser la violence pour régler certains problèmes.

En comparant les interactions sociales d’Alexandre dans son pays d’origine et au Québec, la mère affirme qu’elles se situent en continuité : « Même en Hongrie, quand il était jeune, il était déjà un petit gars hyperactif, il fallait qu’il bouge tout le temps. Elle ne peut pas le suivre à l’école, il avait toujours des problèmes de comportement » (Mère d’Alexandre).

Selon Erwin (1998), l’agressivité dans la résolution de conflits, peut être un des déterminants du statut de l’élève rejeté. Le fait qu’Alexandre ait recours à la violence pour régler ses problèmes pourrait contribuer à expliquer son statut sociométrique. À ce sujet, les recherches de Bierman (2004) avaient dévoilé que les garçons qui démontraient davantage de comportements agressifs et hyperactifs étaient plus enclins à être rejetés. Certains auteurs (Bierman, 2004; Cillessen et Mayeux, 2004; Miller-Johnson, Coie, Maumary-Gremaud, Lochman et Terry, 1999) définissent deux catégories d’élèves rejetés : d’un côté, ceux qui sont agressifs et dérangeants et, de l’autre, ceux qui sont gênés, souvent en retrait et plutôt introvertis. Avec les données qui viennent d’être présentées, nous croyons qu’Alexandre ferait davantage partie du premier type d’élèves rejetés.

Le point de vue de l’enseignante sur les dynamiques relationnelles de l’élève est intéressant. Elle fait ressortir le caractère instable du comportement d’Alexandre.

Il y a des semaines où c’est parfait. Alexandre, il est dans les cadets et aussitôt qu’il peut aider, c’est le premier à aider. Il va partir du fond de la classe pour s’en aller effacer le tableau. Il y a d’autres semaines où quelqu’un l’accroche et ça le fait sauter, sortir de ses gonds. Il n’est pas tellement constant. Il est très, très bébé, ce qui fait en sorte que là aussi, il détonne par rapport aux autres de par son comportement et ses réactions (Enseignante).

Le profil interactionnel d’Alexandre, complété par le regard de l’enseignante, comprend certains éléments pouvant valider son statut de rejeté : Alexandre a des comportements agressifs; il a de la difficulté à régler ses conflits pacifiquement; il fait preuve de moins de maturité dans certaines situations, etc. Cependant, la description de son réseau social dans différents espaces de socialisation montre qu’Alexandre est bien entouré. Il ne semble pas vivre d’isolement ou de rejet systématique comme c’est le cas de certains élèves rejetés.

Conclusion

La mission de socialisation de l’école se réalise dans l’ensemble de l’espace scolaire, mais de manière plus significative dans la classe. Cette socialisation s’y fait à travers le curriculum (implicite et explicite) et par l’entremise de la dynamique relationnelle de la microsociété constituée par les enseignants, les élèves et les autres intervenants. Cette étude s’est intéressée aux interactions sociales entre pairs dans un contexte de classe pluriethnique.

La clanisation du réseau relationnel en classe selon le sexe et le profil ethnoculturel et linguistique a été documentée par plusieurs recherches et a été confirmée par les portraits des classes A et B présentés dans le présent article. L’enseignant a un rôle évident dans la régulation des interactions sociales. Dans le Référentiel des compétences professionnelles (Gouvernement du Québec, 2001 : 59), la compétence six oblige l’enseignant à « planifier, organiser et à superviser le mode de fonctionnement du groupe-classe en vue de favoriser l’apprentissage et la socialisation des élèves ». Il faut surtout être attentif aux scénarios relationnels handicapants, comme ceux s’établissant autour des élèves à statuts sociométriques de rejeté et de négligé.

En contexte de classe à pluriethnicité marquée, les questions préalables auxquelles il faut trouver des réponses, avant toute intervention dans un scénario relationnel handicapant, recoupent en partie celles qui se posent en général dans tout contexte d’interactions sociales. Cependant, à cause de leur caractère délicat, les considérations ethnoculturelles ou linguistiques sont souvent occultées. Par exemple, dans le cas d’une situation de rejet, un questionnement le plus exhaustif possible pourrait porter sur : dans quelles circonstances particulières un élève est-il rejeté? Qui détermine le rejet? Quelles en sont les manifestations? Dans quelle mesure les causes du rejet sont-elles attribuables à une dynamique particulière du groupe, à des comportements et des attitudes de la personne qui le subit, à des handicaps, à la situation socioéconomique de sa famille, à des considérations ethnoculturelle, raciale, linguistique? Que faut-il faire avec le groupe, avec la personne rejetée, avec sa famille, en collaboration avec quel autre intervenant? Les réponses obtenues préparent à une intervention différenciée : axée sur les attitudes et comportements du rejeté, générateur du rejet; soit sur le groupe qui organise et orchestre le rejet; ou bien sur un duo ou un sous-groupe; etc.

Pour ce qui est du phénomène de clanisation, il ne faut pas avoir à son endroit une idée fixe de le démanteler à tout prix. Il est possible de faire bouger les clans, de temps à autres, par des dispositifs de gestion des apprentissages (travail en équipes déterminées par l’enseignant). Tout en prenant en considération diverses affinités, il faut prendre garde qu’elles n’aient pas pour corollaire, le rejet des autres ou un antagonisme entre les réseaux (Phinney, Ferguson et Tate, 1997). Il ne faut surtout pas oublier que le groupe « élèves immigrants » est hétérogène et peut être le lieu de tensions ethnoculturelles.

La présentation des profils de deux élèves révèle l’importance d’accorder plus de place à la qualité du vécu social de l’élève lors des échanges école-famille. Notre recherche a montré que chaque acteur (enseignant, élève, parent) capte, selon sa posture, un fragment de ce vécu, dont la qualité joue sur l’aspect académique et sur l’équilibre global de l’enfant. Dans le cas des élèves immigrants nouvellement arrivés, cette présentation montre que la (re) construction du réseau de l’élève est intensive et qu’il faut la soutenir à l’école, dans la famille et dans la communauté. Les bénéfices d’une telle synergie vont au-delà du fait de se trouver des amis; ils touchent à la dynamique générale de socialisation de l’enfant aux différentes facettes de la culture de la société d’accueil. Dans ce sens, il est crucial de faciliter l’accès des enfants et de leur famille aux activités parascolaires et communautaires. Finalement, une meilleure connaissance de la situation globale des élèves immigrants par l’enseignant permet d’améliorer la gestion de classe et surtout de minimiser le stress scolaire chez les élèves.