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Forte de neuf fictions, l’oeuvre romanesque d’Alain Mabanckou présente à ce jour une grande cohérence, qui tient d’abord à deux choix : la volonté, d’une part, de privilégier une écriture du sujet, et la construction, d’autre part, d’un espace fictionnel bien circonscrit, jusque dans ses ouvertures. Sur le mode fictif de « cahiers », voire de confessions, des romans comme Bleu-Blanc-Rouge (1998), Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix (2002), African Psycho (2003), Verre Cassé (2005), Mémoires de porc-épic (2006), Black Bazar (2009), Demain j’aurai vingt ans (2010) ou Tais-toi et meurs (2012) livrent des témoignages personnels qui visent, à travers leur lecteur, un surdestinataire fantasmé. Bien ancré, par ailleurs, dans l’espace géographique et social du Congo, leur univers se trame à partir de continuelles circulations entre le Nord et le Sud, et cela à l’échelle locale comme à l’échelle globale[1]. Dans les romans cités, les personnages évoluent en effet d’un extrême à l’autre du pays, ou du Congo au « Pays d’en face » (l’ex-Zaïre), voire du Congo à la France, mais leurs repères sont également semblables du point de vue toponymique et patronymique : ainsi les villages de Louboulou et de Batalébé ou le quartier des Trois-Cents sont-ils récurrents d’un roman à l’autre, tandis que les noms de Pauline Kengué ou d’Angoualima, de « Moki, Benos, Préfet, et bien d’autres types », pour citer Verre Cassé (Mabanckou, 2005, p.74), constituent autant de filiations appuyées entre les divers récits. Ces diverses similitudes resteraient toutefois anecdotiques si elles ne participaient d’une cohérence plus subtile et complexe : d’un roman à l’autre, le corps social semble en effet, dans ses tensions, ses conflits, ses équilibres ou ses homéostasies, se structurer selon une logique relationnelle du redoublement systématique – lequel va du désir mimétique, installé au coeur des formes d’imitation et d’identification sociales, jusqu’aux duplications et interférences entre monde humain et monde animal, voire entre « réalité » et « monde de l’invisible ». En explorant cette oeuvre romanesque qui fait du recoupement et du redoublement les forces majeures de sa cohérence, je voudrais donc mettre en relief la part qu’elle confère au mythe dans la construction du social, et par là même, donner à mieux comprendre la place déterminante qu’y joue la littérature dès qu’il s’agit, non plus simplement d’en interpréter, mais d’en recréer le sens.

Les lois de l’imitation

Dès son premier roman, Bleu-Blanc-Rouge, Alain Mabanckou choisit de mettre en relief les processus d’imitation et d’identification à l’oeuvre au sein des relations sociales. À compter d’African Psycho, le thème du double connaît par ailleurs un traitement burlesque que Verre Cassé vient puissamment confirmer.

Au début de sa rétrospection narrative, le héros de Bleu-Blanc-Rouge, Masala-Masala, s’interroge en effet sur ce qui le liait à son ami Moki : « Et si je n’étais que son ombre? Et si je n’étais que son double? » (Mabanckou, 1998, p. 39). Et alors même qu’il ne possède aucune ressemblance physique avec ce dernier, le narrateur en vient aussitôt à formuler cette conclusion sévère : « J’étais l’ombre de Moki. C’est lui qui m’a façonné. À son image. Il avait cautionné mes songes par sa manière d’être » (Ibid.). Il en va de même pour Grégoire Nakobomayo : le héros d’African Psycho a pris le bandit Angoualima « comme modèle » et s’en explique ainsi :

Alors que je n’étais encore qu’un adolescent aux jambes squelettiques qui errait dans les rues poissées du quartier Celui-qui-boit-de-l’eau-est-un-idiot, jouant au ballon à chiffons avec d’autres gamins de mon âge, j’entendais déjà parler d’Angoualima et me reconnaissais dans chacun de ses gestes décriés par le pays entier. J’éprouvais de l’admiration pour lui. Il m’avait en quelque sorte devancé dans ce que je rêvais comme existence.

Mabanckou, 2003, p. 18

En nous renvoyant à son adolescence et à son admiration pour le célèbre tueur en série, Grégoire définit quel est, pour lui, le principal fondement de la société : « dans tout ce que l’homme entreprend », dit-il un peu plus loin, « il lui faut un modèle, un repère sûr » (Mabanckou, 2003, p. 33). Or la source de toute mimesis sociale, selon le sociologue Gabriel Tarde, auteur des Lois de l’imitation (1895), c’est l’affect ou la diffusion et la reconduction de semblables désirs et croyances d’un individu à l’autre. En usant d’une semblable métaphore onirique, Massala-Massala et Grégoire expriment clairement cette « suggestion de personne à personne qui », selon Tarde, « constitue la vie sociale », et fait que

l’état social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme de rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social.

Tarde, 2001, p. 137-138

Dans le contexte de nos romans, « être une ombre », pour reprendre l’expression de Masala-Masala, ou « doubler », pour parler comme Grégoire (Mabanckou, 2003, p. 78), consiste d’abord à « singer les Parisiens », se faire « imitateurs » de leurs us et coutumes sans pour autant obtenir les mêmes résultats (Mabanckou, 1998, p. 60-61). Et pour cause : ceux qu’on prend pour modèles, quand on veut par exemple se blanchir la peau, ne sont eux-mêmes que de pâles copies des Européens dont ils veulent posséder les attributs, à commencer par une peau « blanchie à outrance ». Tout modèle a le sien propre, et chaque imitateur a ses émules. Cela vaut pour les manières, à commencer par la langue, où l’élégance reste un prime objectif : si les Parisiens affectent de parler « le français français », c’est-à-dire « le vrai français de France », leurs épigones parlent au mieux « en français », quand ils ne restent pas confinés dans le forofifon naspa (Mabanckou, 1998, p. 63). Mais sous ces distinctions, essentielles pour définir le « vrai Parisien », peu importe la distance qui sépare l’original et sa copie dans la mesure où cet écart se résorbe par une duplication caricaturale. « Être une ombre » consiste à reproduire une réalité étrangère avec la conviction que les « signes » transportent, avec eux, leur origine et leur signification première, et qu’on peut ainsi transposer, dans un contexte différent, la valeur symbolique dont on les crédite dans leur contexte d’origine. Pour se donner l’allure de véritables Parisiens, rompus aux transports en commun, les sapeurs congolais s’attribuent par exemple « les noms des stations de métro comme pseudonymes » (Mabanckou, 1998, p. 62); parallèlement, les rebelles sudistes s’opposent aux soldats nordistes comme les « irréductibles Gaulois » résistaient aux « Romains », dans Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix, tandis qu’un banal ruisseau se trouve finalement rebaptisé « la Seine » dans African Psycho :

Notre actuel maire (...) avait expliqué aux habitants que la vraie Seine, en France, coupe aussi la ville de Paris en deux : d’un côté il y a la rive gauche, de l’autre, la rive droite. (...) Il nous avait fait comprendre que c’était plus qu’un honneur pour nous de nous identifier à cette ville de rêve, de sorte que nous nous sentirions comme à Paris, et ce n’était pas donné à n’importe quel pays du tiers-monde de posséder un cours d’eau qui coupe une de ses agglomérations en deux. Est-ce que nous nous rendions vraiment compte de la chance que nous avions, nous autres qui ne voyions pas ce qui se passe ailleurs...

Mabanckou, 2003, p. 95-96

Or, c’est bien connu, et l’étymologie suffit à nous le rappeler : les riverains sont et demeurent avant tout des rivaux, et ce qui vaut pour une ville vaut également pour deux pays, lorsqu’un fleuve suffit à les séparer. Ainsi, autant que le rapport à la France, c’est le rapport au « pays d’en face » qui structure, chez Mabanckou, la plupart des relations sociales, selon un schéma récurrent où alternent constamment « désir mimétique » et mépris des imitateurs / imitatrices, comme le souligne le narrateur d’African Psycho :

Et comprenez-moi, comment je peux supporter que le pays d’en face nous montre du doigt comme si ce n’était pas leurs putes à eux qui ternissaient la réputation de notre agglomération, ces putes arrivent dans notre ville par pirogues entières comme si on était à l’époque de la ruée vers l’or, pour elles, ici c’est le Pérou, ici c’est l’Eldorado, ces putes s’installent chez nous comme des citoyennes ordinaires, elles se fondent dans la masse, ni vues ni connues, elles parlent nos langues, elles vont dans nos hôpitaux, elles empruntent nos transports en commun, elles mangent notre nourriture, elles s’habillent comme nos filles, et en plus elles sont plus belles que nos filles, (...) et vous voulez que je me croise les bras quand ces gens d’en face disent que ce sont nos filles à nous qui dissimulent leur activité honteuse néanmoins passible d’impôt sur les bénéfices commerciaux, (...) disent que ce sont nos filles à nous qui se font passer pour leurs filles à eux [2].

Mabanckou, 2003, p. 106-107

Aux yeux de Grégoire Nakobomayo, cette duperie et cette duplicité semblent donc tout à fait justifier son projet de « liquider ces filles de joie les unes après les autres », et si le meurtre d’une « pute du pays d’en face » motive ainsi son désir d’égaler Angoualima, son idole, en sa qualité de tueur en série, il est également au coeur de l’intrigue romanesque, puisque c’est précisément le même objectif que poursuivait et qu’atteindra, vers la fin du roman, le véritable assassin de Germaine, qui vient ainsi lui-même « doubler », sur le fil, le piteux héros du roman.

Désir mimétique et (dé)constructions du social

Ici, quelques remarques s’imposent. En faisant du désir mimétique le moteur de ses intrigues romanesques, Alain Mabanckou semble confirmer les lois anthropologiques que René Girard a mises au jour dans ses deux grands livres de critique littéraire, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) et La violence et le Sacré (1972). Résumons-les rapidement : l’homme, nous dit Girard, est incapable de désirer par lui seul, il faut que l’objet de son désir lui soit désigné par un tiers. La relation à l’autre, toujours déjà triangulaire, tend donc à se cristalliser sur un mode binaire, parce qu’elle superpose, implicitement, les figures du Tiers et du Double – chacun devenant en réalité, dans ses désirs, le rival de l’autre. Cette imitation réciproque des désirs, qui de fait se renforcent mutuellement, a tôt fait de constituer un cercle vicieux ou plutôt, elle dégénère spontanément et nécessairement, invariablement, dans une concurrence implacable où la violence mutuelle devient la loi de toute réciprocité. C’est, de fait, dans cette logique létale et tragique que se trouvent pris les Viétongois, qu’ils soient du nord ou du sud, dès lors qu’à l’instar des frères ennemis, Etéocle et Polynice, ils convoitent semblablement l’hégémonie politique dans Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix[3]. Grégoire Nakobomayo pourrait lui-même s’enfermer dans cette concurrence mortelle avec son idole Angoualima, si ce dernier n’était, fort heureusement pour lui, déjà mort. Comment donc, dans un tel contexte, briser cet enchaînement fatal, c’est-à-dire sortir du cercle vicieux de la violence réciproque? De la même manière qu’on y est entré, nous suggère René Girard : un tiers m’a fait entrer dans la rivalité des désirs; c’est donc un tiers qui m’en fera sortir. Pour que la relation à l’autre puisse se survivre, c’est-à-dire pour que chacun évite de mourir ou d’éliminer définitivement son double, un transfert doit s’opérer, qui déplace la violence symétrique sur une victime émissaire, par définition innocente. Dans La violence et le sacré, Girard analyse tout particulièrement ces divers procédés de déplacements de la violence dans les cultures humaines, identifiant d’abord le résultat salvateur que produit, originellement, la crise sacrificielle, puis l’objectif pacificateur que reproduit, habituellement, le sacrifice rituel. Le nouveau tiers, ou la victime émissaire, complète ainsi, par sa symétrie, l’opération de substitution première qui avait engendré la violence : au tiers, qui me désigne ce qui est désirable, s’était substitué le double, devenu mon rival ; au double se substitue alors un autre tiers, lequel rompt la chaîne des violences réciproques ou plutôt la détourne sur une victime dont la qualité première est de ne pouvoir ou de ne devoir être vengée. À cet égard, les « figures sacrifiées », dans l’oeuvre romanesque d’Alain Mabanckou, semblent bien confirmer cette économie du désir mimétique et de la violence qui en est l’immédiat corollaire, dans la mesure où cette dernière, qu’elle soit physique, morale ou symbolique, finit toujours par se déplacer sur d’innocentes victimes : Massala-Massala dans Bleu-Blanc-Rouge, Hortense et Christiane dans Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix, Germaine dans African Psycho. Cependant, et c’est là l’originalité de son oeuvre romanesque, les nuances et les variations qu’Alain Mabanckou introduit dans ces schémas relationnels « anthropologiquement classiques » sont, lorsqu’on y regarde de près, bien loin d’être anodines. D’abord, parce que les victimes émissaires sont prioritairement des femmes : en montrant quels défoulements de violence elles doivent subir, à commencer par le viol – y compris lorsqu’elles appartiennent à l’ethnie de leurs bourreaux mais qu’elles ont, à l’instar de Christiane, « pactisé avec l’ennemi » – Mabanckou montre très bien sur quelles bases repose toute barbarie ou déshumanisation. On y découvre aisément le déni et l’inversion d’une logique fondamentale dans la construction du social : celle du don et de l’échange, tel que Marc Mauss en explicite les formes et les raisons dans son Essai sur le don (1924). Par son caractère obligatoire – on ne peut refuser un don, et on se doit d’y répondre – le don sert en effet surtout à créer du lien pour éviter la violence. Mais ce que Mauss met insuffisamment mis en relief, selon Marcel Hénaff, un autre anthropologue, c’est que ce transfert de biens n’implique pas tant une sublimation de la concurrence – dans l’échange marchand – qu’un processus de reconnaissance mutuelle qui constitue, de fait, le seuil véritable de notre humanité.

Donner n’est pas d’abord donner quelque chose, c’est se donner dans ce que l’on donne. (...) Il ne s’agit pas de donner quelque chose à quelqu’un mais de se donner à quelqu’un par l’intermédiaire de quelque chose. Le don cérémoniel n’est pas un échange de biens, c’est une procédure de reconnaissance publique entre partenaires. Cela n’a donc rien à voir avec l’économie, même pour en nier les présupposés utilitaristes. La question de la reconnaissance réciproque est sociale et politique.

Hénaff, 2002, p. 143 & p. 145

De nombreux primates ont en commun avec l’homme de pouvoir échanger, partager, distribuer des biens, mais aucun, note Hénaff, n’a élaboré cette procédure spécifiquement humaine qui consiste à « choisir un objet et à le tende vers l’autre comme gage et substitut de soi, à le conserver et à opérer, plus tard, en réponse, le même geste d’offrande » (Hénaff, 2002, p. 140). Dans cette logique, « le don par excellence », c’est bien évidemment le don des épouses, c’est-à-dire le don qui engage « la continuité biologique des groupes » : c’est pourquoi Marcel Hénaff, en disciple de Claude Lévi-Strauss, souligne que « l’alliance matrimoniale constitue la forme la plus institutionnalisée et de loin la plus importante », ou « le dispositif de reconnaissance entre groupes » le plus constant dans cette logique de construction sociale. À travers les unions entre Christiane et Gaston ou Hortense et Kimbembé, indifféremment qualifiées de « mariages des extrémités », « mariage de l’exemple » ou « mariage de l’unité nationale » (Mabanckou, 2006b, p. 141), ce processus de don comme reconnaissance mutuelle se trouve de fait bien mis en valeur dans Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix. Mais comment, dès lors, comprendre que cette logique de reconnaissance, archaïque mais efficace, puisse se trouver soudainement déniée, éradiquée par le déchaînement de violences réciproques qui lui fait suite dans le roman ? En se transférant sur les femmes, y compris sur celles qui sont de même appartenance ethnique que leurs bourreaux, telle Christiane pour les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix, voire qui incarnent leur propre descendance, telle Maribé pour son père Kimbembé, c’est très clairement une haine de soi que vient, dans les deux cas, manifester la violence à l’égard des femmes. Or cette haine de soi, comment peut-on l’expliquer?

Parce qu’il cherche à abolir la présence de « l’autre » auprès de l’objet convoité (ici la confiscation du pouvoir, et dans d’autres romans, la possession exclusive du prestige social), le désir mimétique manifeste une volonté profonde d’éliminer l’autre comme cet « autre moi-même » mû lui aussi par le même désir, que j’appellerai ici « désir d’Afrique ». Or quand cette haine se retourne précisément contre soi-même, et non plus seulement contre l’autre comme autre-moi, alter ego, quand elle vise ceux du même groupe ou de la même famille, et non plus simplement les émules ou les rivaux extérieurs, elle doit bien procéder d’autre chose. Cet autre ressort, je propose de l’identifier à l’autre versant du désir mimétique, toujours en filigrane dans les romans de Mabanckou – y compris dans les situations de reconnaissance mutuelle entre groupes africains – et que j’appellerai, cette fois, un « désir d’Occident ». Relisons en effet l’épisode du mariage entre Hortense et Kimbembé, et observons le comportement du chef Bayo et du directeur d’école, après qu’ils ont dans leurs discours célébré l’unité du Nord et du Sud à travers l’union du professeur et de son étudiante :

On découpa un cochon qu’on rôtit derrière la salle des fêtes. Il y eut du vin de palme. Du vin rouge de France auquel tenaient le directeur du collège et le Chef Bayo. (...) [Ils] se retirèrent dans un coin pour mieux apprécier ce vin et parler de la France en toute tranquillité. Mais ils s’exprimaient si fort qu’on les entendait. (...)

« Ah, s’il y avait du camembert, on serait en pleine ambiance française. La Bourgogne ! La Loire ! (...) ».

Les deux hommes poussèrent des éclats de rire. Ils s’embrassèrent, se congratulèrent, comme s’ils gardaient des souvenirs communs en France alors qu’ils n’avaient pas visité ce pays...

Mabanckou, 2006b, p. 143

On voit clairement, dans cet extrait, quelle domination symbolique exerce la France dans la distinction sociale dont veulent bénéficier les deux hommes. Mais on comprend également, tout aussi nettement, quelle violence s’exerce, via cette domination, sur les cultures africaines. Et lorsque les codes, les valeurs et les besoins de l’Occident priment ainsi sur les désirs, les croyances et les valeurs de l’Afrique, on comprend aisément comment ce désir d’Occident peut nourrir la haine de soi, jusque dans les rivalités symétriques entre « les Romains » du Général Edou et « les Petits Fils Nègres » de Vercingétorix. La relation duelle se construit bel et bien en fonction d’un troisième terme, d’un tiers qui sert tout à la fois de référence et d’horizon. Mais avant même qu’il ne devienne notre double, ce tiers peut lui-même se redoubler et nous entraîner dans de complexes schémas symétriques où notre identité, calquée sur d’autres, finit par se perdre dans un jeu de miroirs démultipliés. Dans l’oeuvre romanesque de Mabanckou, les situations abondent qui donnent à voir ce dédoublement du désir mimétique, ces mêmes structures en doublon, ce redoublement entre désir d’Afrique et désir d’Occident.

Le double double

Si le tiers est redoublé, le double l’est aussi, et naturellement ou presque automatiquement, oserais-je ajouter. J’ai jusqu’alors insisté sur l’influence du désir mimétique dans la construction du social ; il convient à présent d’explorer cette autre dimension de la duplication ou, plus précisément, ce dédoublement redoublé.

Par-delà leur mise en scène du désir mimétique, les romans de Mabanckou s’attachent en effet à représenter un monde africain où les frontières sont poreuses entre le monde humain et le monde animal, ou bien entre le monde des morts et celui des vivants. Il nous est ainsi toujours donné à lire « le réel et son double »[4] dans Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix : Mam’Soko « ne dissocie plus le monde réel de l’autre » (Mabanckou, 2006b, p. 23) et converse ainsi régulièrement avec son défunt mari, Marengo, à l’instar de Grégoire Nakobomayo qui a de fréquents entretiens avec Angoualima sur la tombe de ce dernier, dans African Psycho. Dans cet univers, « les morts » peuvent en effet « errer dans les buissons, réincarnés en animaux sauvages ou domestiques » (Mabanckou, 2006b, p. 107). Ces relations fabuleuses culminent dans Mémoires de porc-épic, dont l’intrigue est précisément bâtie sur de tels dédoublements de la réalité et de constants redoublements du double. Le lecteur est alors plongé dans un univers où, parmi les êtres humains, certains ont « quelque chose » qui leur permet de posséder un double animal, soit pacifique, soit nuisible, tandis qu’ils peuvent eux-mêmes se dédoubler à loisir et laisser ainsi leur « autre soi-même » se substituer à eux, dans le monde réel, quand ils doivent discrètement vaquer à des occupations secrètes. Le narrateur Ngoumba, dont le nom signifie « porc-épic dans la langue d’ici » (Mabanckou, 2006a, p. 213), fait par exemple office de « double nuisible » pour Kibandi, dont le nom signifie précisément le « double » en bembé. En tant qu’auxiliaire, Ngoumba accomplit donc pour son maître des meurtres aux mobiles toujours plus capricieux, jusqu’à leur échec final devant une autre figure du double, les jumeaux Koty et Koté, investis d’emblée d’un pouvoir occulte. Avec ces redoublements magiques, on assiste alors à une construction alternative des relations sociales, qui s’apparente à un pendant du désir mimétique dont elle offre, en quelque sorte, une image renversée. Tandis que la violence se trouvait au coeur même du désir mimétique, et qu’elle se dissimulait (ou se désamorçait) au moyen de transferts sur des victimes émissaires, la croyance à un univers double permet, parallèlement, mais a contrario, de dénier tout hasard et d’expliquer ainsi tout accident par une violence sourde, en tapinois, et figurée par d’obscurs désirs dévorants : si tu n’exauces pas mes voeux, je vais te « manger » ; si d’autres interfèrent avec mes désirs, leur font obstacle ou concurrence, je vais les « manger ». « Et quand je dis mangé », précise Ngoumba à son confident,

il faut comprendre, mon cher Baobab, qu’il s’agit de mettre fin aux jours d’un individu par des moyens imperceptibles pour ceux qui nient l’existence d’un monde parallèle, en particulier ces incrédules d’humains.

Mabanckou, 2006a, p. 93

Mythe et littérature

Ce qui motive les relations sociales, chez Mabanckou, c’est le désir mimétique, et celui-ci, on l’a vu, est souvent double. À ces structures en doublon, qui font pour lui le social africain, l’auteur congolais ajoute un autre univers, celui des dédoublements magiques, qui en font la spécificité. On pourrait aisément en déduire que le sens du social se trouve dans le mythe, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce que l’univers social se modèle sur une structure anthropologique fondamentale, celle du désir mimétique, dont la pensée mythologique a très précisément, depuis les Grecs, masqué autant que dévoilé les mécanismes. Ensuite, parce que cet univers rend très clairement visible, à travers la mythologie spécifique des doubles, toute l’importance de l’imaginaire, et toute la domination du symbolique dans la manière dont les sociétés bantoues déchiffrent leur réel. On ne saurait s’y contenter du hasard, et tout peut ainsi s’y interpréter en termes de doubles, comme nous le prouve ironiquement Ngoumba en relisant, avec Amédée, quelques oeuvres canoniques du corpus littéraire occidental (Mabanckou, 2006a, p. 156-157). Mais dans un tel contexte, où l’imitation et l’imaginaire ont tant d’emprise sur les réalités sociales, on peut légitimement se demander quelle singularité demeure possible, notamment sur le plan littéraire. Dans les divers romans de Mabanckou, l’originalité peut d’abord consister à devenir soi-même un mythe, social ou littéraire, à l’instar de Moki dans Bleu-Blanc-Rouge ou d’Angoualima dans le récit d’African Psycho. Elle consiste ensuite à se faire écrivain, ou plus simplement le « sujet » d’une écriture qui, par ce moyen, explore les divers processus de redoublement et tâche ainsi de comprendre tout à la fois la confusion identitaire qui l’anime et les divers cercles vicieux de la violence auxquels il s’est trouvé confronté : c’est le cas de Massala-Massala, dans Bleu-Blanc-Rouge, Hortense Iloki dans Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix et, dans une moindre mesure, de Verre Cassé dans le roman éponyme, de Ngoumba dans Mémoires de Porc-Épic ou de Fessologue dans Black Bazar. C’est alors qu’une nouvelle question se pose : dans un tel contexte, qu’est-ce qu’être un écrivain original, un écrivain singulier? Avec l’exemple de Gaston, mari de Christiane mais « écrivain raté, à cause de son perfectionnisme et de la dévotion qu’il vouait aux grands écrivains français » dans Les Petits-Fils Nègres de Vercingétorix (Mabanckou, 2006b, p. 66), on sait qu’il n’est nul salut dans la pure et simple imitation. Et pourtant, on apprend aussi à loisir, avec Verre Cassé, puis avec Fessologue, qu’un écrivain ne saurait ignorer les oeuvres qui ont précédé la sienne et dont il peut se nourrir. Comment notamment penser et comprendre les échos surabondants, dans l’écriture de Verre Cassé ou dans celle du héros de Black Bazar, de titres de la littérature universelle, ici africaine, là européenne, un peu plus loin française, sud-américaine, camerounaise, congolaise, etc.? En ce qui me concerne, j’y vois non point l’empreinte d’un banal désir mimétique, mais bien la clé qui nous permet précisément de sortir du schéma girardien : cette présence détournée de titres, d’énoncés venus d’ailleurs (et qui ne sont pas toujours reconnaissables comme tels) me semble en effet indiquer quelles voies s’offrent en secours et comme recours au simple mimétisme, qui sont évidemment les voix du dialogisme, tel que Mikhaïl Bakhtine l’a magistralement mis en relief[5]. En accordant, avant Girard, une primauté foncière à la relation avec autrui, Bakhtine met surtout en relief la dimension linguistique : tout acte de conscience, toute position d’un sujet (vis-à-vis d’un objet, ou d’un autre sujet), est avant tout un acte linguistique, et par conséquent une interaction avec les mots des autres. Si notre désir peut nous être désigné, voire « dicté » par autrui, comme dirait Girard, on hérite également des mots des autres, nous rappelle Bakhtine, et la formulation de notre désir est certes d’abord un « dialogisme passif » que rien n’empêche, toutefois, de devenir « actif » : on entre alors en polémique (cachée, ouverte) avec les mots, les jugements et les points de vue d’autrui. Par-delà son destinataire immédiat, le dialogisme actif présuppose en outre ce que Bakhtine appelait unsur surdestinataire supérieur, c’est-à-dire un nouveau tiers, « invisible, doté d’une compréhension responsive, et qui se situe au-delà de tous les participants du dialogue » (Bakhtine, 1984, p. 337). En plaçant délibérément le dialogisme au coeur de ses procédés d’écriture, Alain Mabanckou nous révèle ainsi une vérité fondamentale : même s’ils sont semblables, signifiants et signifiés ne sauraient conserver les mêmes significations selon leurs différents contextes d’usage ; par-delà la simple imitation, l’invention reste donc toujours possible, qui confère de nouveaux signifiés à d’anciens signifiants, ou branche des signifiants globaux sur des signifiés locaux, et inversement. S’il n’est plus d’îlot culturel, l’interaction sociale ne saurait donc être une simple spécularité, mais plutôt une diffraction qu’il s’agit dès lors de pleinement assumer comme telle.