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Introduction

Le Canada se distingue par l’immensité de son territoire et la faiblesse de sa population. En raison de leur éloignement par rapport aux grands centres urbains, plusieurs régions, que d’aucuns qualifient de « périphériques », se caractérisent par la persistance de fortes disparités socio-économiques (Dugas, 1983). Ce texte s’intéresse à l’une de celle-ci : celle du Restigouche située au nord du Nouveau-Brunswick. Cette dernière présente toute les caractéristiques d’une région à problèmes : un sous-emploi chronique, de faibles niveaux de revenus, une forte dépendance à l’égard des transferts gouvernementaux, un affaiblissement de son infrastructure de services et le dépeuplement de son territoire. En outre, au cours de la période 1986-2006, la crise du bois d’oeuvre a lourdement affecté son économie particulièrement tributaire de l’exploitation de la matière ligneuse.

En concomitance à ces problèmes d’ordre structurel et conjoncturel, nous assistons, au sein de cette même région, au déploiement de nombreuses initiatives issues du modèle de développement territorial durable, qui allie à la fois les dimensions sociales, environnementales et économiques et interpelle, au premier plan, les acteurs endogènes (Jean, 2012 ; Rochman et Tremblay, 2012). Il s’ensuit une réaffirmation du rôle des acteurs sociaux et des populations locales dans le processus de développement interprétée, selon certains, comme une véritable forme de changement socio-environnemental (Klein et Champagne, 2011 ; Gumuchian, Grasset, Lajarge et Roux, 2003). Même si ces initiatives ne parviennent pas à faire contrepoids aux carences structurelles auxquelles le Restigouche est assujetti, elles traduisent néanmoins un certain dynamisme qui s’inscrit en porte à faux au processus de dévitalisation (Tremblay, Klein et Fontan, 2009 ; Zuindeau, 2000 ; Demazière, 1996). En conséquence, il importe de mieux comprendre comment les acteurs sociaux s’approprient les principes régissant un développement territorial durable et les insèrent dans leurs jeux de représentations et de stratégies (Andion, 2006 ; Fontan, Klein, et Lévesque, 2003).

Comment les acteurs du Restigouche perçoivent-ils la situation socio-économique de leur milieu dans un contexte de développement territorial durable ? Telle est la question qui servira de fil conducteur à cet article dont l’objectif consiste à analyser, sous l’angle des représentations sociales, les enjeux et les défis du développement territorial durable dans le comté de Restigouche, au Nouveau-Brunswick, à partir de la méthode ethnographique et, plus spécifiquement de l’approche relations personnes/milieu. Il va de soi qu’un autre objectif poursuivi par cet article vise à esquisser le portrait de cette région du Nouveau-Brunswick. Notre contribution s’organise en quatre parties. Dans la première, nous exposons notre cadre conceptuel. La seconde est consacrée aux aspects méthodologiques ainsi qu’à la portée et aux limites de notre étude. La troisième porte sur la situation géo-socio-économique du Restigouche. Enfin, l’analyse des résultats, effectuée à partir des données officielles de Statistique Canada et d’enquêtes visant à évaluer la perception des intervenants en matière de développement territorial, fait l’objet de la troisième partie.

Cadrage théorique

Le développement territorial durable

Depuis les années 1980, mais surtout à partir des années 1990, la question territoriale occupe l’avant-scène de la science régionale (Fontan et al., 2003). Parallèlement à leurs dimensions universelles et nationales, les politiques publiques destinées à orienter le développement ont emprunté la même trajectoire évolutive que celle de la science régionale. D’abord structurées sur une base fortement sectorielle pour répondre à divers problèmes sociaux et économiques au début des années 1970, on assiste, au tournant des années 1980, à l’émergence de nouveaux types d'espaces (périurbains, intermédiaires, périruraux) qui rendent plus complexe l’application de ces politiques à des territoires géographiquement circonscrits, les problèmes de développement s’inscrivant à la fois dans une perspective globale et locale. Dès lors, plusieurs observateurs constatent qu’une intervention à l’échelle territoriale est susceptible d’être plus efficace dans la mesure où les interdépendances entre acteurs sont plus facilement identifiables (Tremblay et al., 2009). En conséquence, le cadre territorial apparaît comme une réponse ou une forme d’opérationnalisation alternative à la dimension « universelle » des politiques de développement socio-économique qui, jusqu’aux années 1980, se sont surtout appliquées à l’échelon régional. Rallet (2007) définit en ces termes la notion de développement territorial :

Le développement territorial fait référence à un espace géographique qui n’est pas donné, mais construit. Construit par l’histoire, une culture et des réseaux qui en dessinent les frontières. Le contenu définit le contenant : les frontières du territoire sont les bornes (mouvantes) des réseaux socio-économiques. Là où s’éteint le réseau se termine le territoire.

p. 81

Suivant ce constat, le territoire apparaît comme la résultante d’acteurs sociaux qui agissent sur les forces et les faiblesses du développement et sur la capacité d’une population donnée à orienter le changement en fonction d’une kyrielle de facteurs tant physiques, organisationnels, que socio-économiques (dotation factorielle en ressources, résilience, organisation de l’espace, disponibilité en termes de services, empowerment, capital social, culture d’entreprise, esprit de leadership, sentiment identitaire, possibilités de financement, etc.). Ainsi, dans une perspective de développement territorial, « l’initiative ne vient pas tant d’une instance planificatrice que d’une mobilisation des forces internes au territoire » (Rallet, 2007, p. 80). Force est de préciser toutefois que, dans bien des cas, ces forces émanent de l’échelon local, mais se répercutent le plus souvent au-delà de ce niveau géographique.

« Développement » et « territoire » sont donc deux notions très fortement imbriquées. De fait, le rôle du territoire est fondamental au développement d’une collectivité dans la mesure où il constitue une des sources de l’identité, ce qui peut amener des acteurs sociaux à se mobiliser en vue de favoriser le développement de leur milieu (Jean, 2008). D’un point de vue socioterritorial, le développement est compris comme un processus de changement pouvant être induit par un ou plusieurs acteurs (société civile, État, entreprises, communautés locales, etc.) oeuvrant au travers d’institutions et de cadres géographiques variés et dont les actions sont plus ou moins convergentes ou cohérentes (Klein et Champagne, 2011 ; Tremblay et al., 2009). Le changement ainsi produit doit s’inscrire dans une perspective d’amélioration du cadre et de la qualité de vie des individus qui occupent ce territoire (Simard, 2003). Par conséquent, le développement territorial durable s’inscrit dans le cadre d’un processus qui met en oeuvre une stratégie intégrée reposant sur trois composantes fondamentales, à savoir : la justice et le développement social, la protection de l’environnement et l’efficience économique (Pedregal, 2006). Il mobilise les divers acteurs sociaux tout en reconnaissant et en renforçant leurs capacités d’apprentissage (Jean, 2003). De plus, le développement territorial durable vise une cohérence dans ses activités et ses orientations dans la perspective de favoriser un aménagement plus harmonieux des ressources naturelles, physiques et humaines (Angeon, Caron et Lardon, 2006 ; Theys, 2002). Finalement, il adopte un mode de gouvernance territoriale et participative qui valorise et associe le leadership, l’empowerment, l’innovation, la mobilisation sociale, la concertation et le partenariat.

Les représentations sociales

L’étude des représentations sociales est d’un grand intérêt pour les sciences sociales puisqu’elle permet d’envisager les déterminations collectives ainsi que la liberté de choix et de création de l’acteur social (Vergès, 1995). Nous retiendrons, dans le cadre de cette contribution, la définition de Jodelet. Selon cette dernière, les représentations sociales désignent une « forme de reconnaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1994, p. 36). Elles sont étroitement liées aux identités (sociales et professionnelles) des acteurs au sein d’un territoire donné (Fraysse, 2000). Subjectivement vécues et perçues par les membres d’une communauté, ces identités résultent de la conscience vis-à-vis l’appartenance à cette communauté. Elles s’inscrivent dans le cadre d’un processus perceptuel où les membres ne s’identifient pas à cette communauté en tant que telle, mais à ce qu’elle signifie pour ceux qui s’y reconnaissent (Fraysse, 2000). Les réalités sociales résultent de la construction des acteurs sociaux. Ainsi, ces acteurs n’agissent pas nécessairement en fonction de la connaissance objective qu’ils ont d’une situation, mais plutôt des représentations qu’ils s’en font. Par conséquent, ces dernières permettent aux individus d’interpréter leur environnement suivant un processus dynamique, lequel est influencé par des facteurs tels que le degré de réceptivité aux stéréotypes du milieu, les valeurs sociales et l’appartenance sociale, les sentiments, les motivations, les connaissances et les souvenirs (Simard, 2003).

Cadrage méthodologique, portée et limites de l’étude

La démonstration de nos résultats s’effectuera en considérant deux méthodes d’analyse. La première, à laquelle nous référerons dans la première partie de notre propos, est l’approche ethnographique régionale. Cette dernière mise sur la description et l’explication de différents phénomènes suivant l’élaboration d’une problématique. La seconde est l’approche relations personnes/milieu (Vaillies, 2006 ; Moser et Weiss, 2003 ; Bailly, 1995 ; Gumuchian, 1991). Celle-ci considère les individus dans leur milieu physique et leur contexte socioculturel. Dès lors, l’environnement est analysé dans sa complexité en lien avec les aspects physiques, sociaux et économiques (Lord et Després, 2012), dans la perspective d’un développement territorial durable (Farinos-Dasi, 2009), à partir d’observations sur le terrain.

Notre matériau empirique est constitué de données provenant des recensements de 1986 et de 2006[1] de Statistique Canada et d’enquêtes sur le terrain. Notre analyse statistique permettra non seulement de favoriser une meilleure compréhension des disparités territoriales, mais aussi de dégager certaines tendances structurelles notamment au chapitre de la démographie et de l’économie, de mieux cibler les défis et les enjeux relatifs au territoire à l’étude et de mettre en exergue les propos formulés par nos répondants (Dugas, 2014). À la manière de l’ethnologie, l’approche particularisante en géographie régionale exige du chercheur un contact avec le terrain. Dès lors, l’analyse statistique servant à la réalisation d’un diagnostic ne doit être que le prélude à une démarche plus large (Dumont, 2012). Pour cette raison, il nous est apparu approprié, compte tenu de l’objectif de cette étude, d’effectuer des enquêtes sur le terrain de façon à obtenir une meilleure connaissance des faits et de la population concernée. Ces enquêtes visaient à évaluer la perception des acteurs sociaux en matière de développement territorial durable. De manière plus explicite, nous avons interrogé trois représentants municipaux, soit un à Saint-Quentin (entrevue no 1), un à Dalhousie (entrevue no 3) et un autre à Balmoral (entrevue no 4). Ont également participé à nos enquêtes, un intervenant communautaire à Saint-Quentin (entrevue no 2), deux acteurs oeuvrant dans le domaine de l’environnement, soit un à Balmoral (entrevue no 5) et un autre au Restigouche (entrevue no 8), ainsi que deux acteurs économiques c’est-à-dire, un à Dalhousie (entrevue no 6) et l’autre au Restigouche (entrevue no 7). Ceux-ci possédaient une très bonne connaissance des enjeux et des défis auxquels leur localité est confrontée.

Notre gille d’analyse était constituée de 34 questions, dont 11 ouvertes et 23 fermées, regroupées autour de quatre thèmes à savoir : les défis économiques, l’environnement, les enjeux sociaux ainsi que les perspectives d’avenir et de développement. Une section introductive se composait, en outre, de six questions portant sur la perception générale des répondants à l’égard du développement territorial durable. En ce qui concerne les questions fermées, dans le but de recueillir le maximum d’information, les répondants ont été conviés à expliciter leur réponse. D’une durée moyenne de 90 minutes, huit entrevues de fond, soit quatre en milieu urbain et quatre en milieu rural, ont été effectuées en face à face entre le 30 janvier et le 2 février 2012. Une lettre de sollicitation a été acheminée aux participants. Les personnes qui ont accepté de collaborer ont signé un formulaire de consentement. Leurs propos ont été enregistrés puis retranscrits intégralement. Après une relecture, nous avons procédé à un découpage des entrevues en fonction des différents thèmes et sous-thèmes identifiés à partir de notre grille d’entretien. Notre analyse tient compte des éléments de différenciation et de ressemblance observés entre les milieux urbains et ruraux, cette approche permettant de bien distinguer les enjeux et les défis particuliers à ces deux types d’espaces géographiques. Les propos des répondants ont été mis en exergue avec la littérature existante sur le sujet.

Il importe, par ailleurs, de préciser certaines limites relatives à notre étude. Une première concerne la faiblesse du nombre d’individus ayant fait l’objet d’entrevues. Pour cette raison, notre échantillonnage ne permettra pas nécessairement d’établir des liens de causalité entre les réponses exprimées par les personnes que nous avons interrogées et la réalité observée sur le terrain. Une deuxième limite tient à la méthode d’analyse que nous avons retenue, à savoir les représentations sociales. De fait, force est de reconnaître que la caractéristique du sujet est susceptible d’influencer, du moins jusqu’à un certain point, la nature des résultats. Pour cette raison, ceux-ci doivent être interprétés comme un échantillon de la multiplicité des représentations sociales. Par ailleurs, en recherche qualitative, ce n’est pas tant la taille de la population que les critères relatifs à la crédibilité, à la fiabilité et à la transférabilité des données qu’il faut considérer (Morse et al., 2002). Or, notre échantillonnage répond à ces trois critères. En conséquence, en décelant certaines tendances fortes, les résultats obtenus sont indicatifs d’une certaine réalité. De plus, le fait d’avoir couplé les représentations sociales à deux autres méthodes d’analyse (statistique et de contenu) contribue non seulement à la fiabilité, mais aussi à l’originalité de notre démonstration permettant ainsi une triangulation des données.

Présentation du comté de Restigouche

Le comté de Restigouche se situe au nord-est du Nouveau-Brunswick. Il se divise en trois zones de peuplement : l’est, le nord et l’ouest totalisant 19 subdivisions de recensement. L’essentiel de la population se retrouve au nord. Il s’agit d’un couloir de 65 kilomètres situé entre Addington et Dalhousie. L’est et l’ouest de la région abritent uniquement des milieux ruraux, c’est-à-dire dont la taille démographique est inférieure à 2500 habitants. À l’est, la trame de peuplement prend la forme d’une mince bande longeant la baie des Chaleurs. Entre le nord et l’ouest du Restigouche, l’écoumène est plutôt discontinu.

Le Restigouche se caractérise par la faiblesse de son armature urbaine. Celle-ci est constituée de trois villes, dont seulement une, en l’occurrence Campbellton, dépasse le cap des 5000 habitants (figure 1). Avec 84 % de sa main-d’oeuvre active affectée au secteur tertiaire, Campbellton exerce le rôle de centre de services non seulement pour la région du Restigouche, mais aussi pour une partie de la Vallée de la Matapédia, au Québec.

Figure 1

Distribution de la population du comté de Restigouche au Nouveau-Brunswick, par subdivisions de recensement, en 2006

Distribution de la population du comté de Restigouche au Nouveau-Brunswick, par subdivisions de recensement, en 2006
Source : Statistique Canada, recensement de 2006 Cartographie : Pierre Laplante

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La deuxième ville la plus populeuse du comté, Dalhousie, avait une population de 3721 personnes en 2006. Le secteur de la fabrication a joué un rôle fondamental dans le développement de cette municipalité. Depuis quelques années, les services occupent une part de plus en plus importante de l’économie locale, si bien que Dalhousie exerce aussi le rôle de petit centre de services dans son environnement immédiat, malgré la faible distance qui la sépare de Campbellton.

Enfin, avec une population de 2727 habitants en 2006, Addington constitue la troisième agglomération urbaine du comté. Celle-ci est particulièrement dépendante de l’activité économique de Campbellton et de Dalhousie. En outre, elle présente des signes tangibles de dévitalisation comme en témoigne, entre autres choses, son taux de chômage très élevé, ce dernier atteignant 21,5 % en 2006, et la faiblesse de son niveau de revenu qui ne correspond qu’à 77,3 % de celui de la province.

Eu égard à la taille démographique des localités, les milieux ruraux constituaient 59,1 % de la population du Restigouche en 2006. À l’exception des municipalités sises près des villes ou encore de celles plus populeuses comme Saint-Quentin et Belledune, ces milieux sont particulièrement dépendants de l’extraction des ressources naturelles. Par conséquent, ils possèdent une structure d’emplois peu diversifiée.

En ce qui concerne la structure occupationnelle, le secteur primaire comprenait 1220 travailleurs, ce qui représente 8 % de la main-d'oeuvre active. Les principales activités liées à l’exploitation des ressources naturelles sont la plantation et la coupe d’arbres, l’agriculture et les activités minières. De son côté, le secteur secondaire composait 19,6 % de la population active régionale. La fabrication englobait 2060 travailleurs alors que les activités liées à la construction procuraient de l’emploi à 955 individus. Finalement, 72,4 % des emplois du comté de Restigouche étaient issus du secteur tertiaire pour un total de 11 085 travailleurs. Les soins de santé, le commerce au détail et les services d’enseignement constituent l’essentiel des activités de ce secteur. En raison d’une économie essentiellement tournée vers l’extraction et la première transformation des ressources, le comté de Restigouche est fortement enclin au sous-emploi. En 2006, le taux de chômage atteignait 16,4 %.

Le revenu moyen des familles économiques s’établissait à 55 724$ en 2006 comparativement à 63 913$ pour la province. La dépendance de l’économie à l’égard de l’extraction des ressources naturelles explique en partie la faiblesse du niveau de revenu. En effet, les emplois liés à la forêt demeurent généralement saisonniers. La part du revenu total provenant d’un emploi est de 67 % alors que celle perçue sous la forme de transferts gouvernementaux atteignait 21,5 %.

La démographie

Au cours de période 1986-2006, le comté de Restigouche a accusé une diminution de 15,2 % de sa population, ce qui représente une perte de 6087 personnes alors que la province enregistrait une croissance de 2,9 %. La dénatalité, les migrations, le vieillissement de la population, l’effritement de l’infrastructure de services et la crise du bois d’oeuvre expliquent pour partie le dépeuplement de la région.

Par ailleurs, comme l’illustre la figure 2, le rythme de l’évolution démographique diffère considérablement d’une subdivision de recensement à l’autre au sein du territoire et ce, bien que la dépopulation se dessine comme trame de fond. En fait, il se dégage de cette figure trois tendances démographiques. En premier lieu, nous constatons que sept localités ont perdu plus de 15 % de leur population entre 1986 et 2006. Il s’agit de Durham, de Colborne, de Balmoral, d’Eel River Crossing, de Campbellton, d’Eldon et de Dalhousie. L’affaiblissement de l’armature urbaine est évident puisque les deux municipalités les plus populeuses du Restigouche (Campbellton et Dalhousie) ont perdu 3331 habitants en l’espace de 20 ans. Le ralentissement économique de l’usine AbitibiBowater conjugué au phénomène d’exode n’est certainement pas étranger à cette forte décroissance démographique. Dans les autres cas, il s’agit de municipalités éloignées des villes situées à l’est du comté dont l’économie repose presque exclusivement sur la forêt. En deuxième lieu, on dénombre cinq localités dont la décroissance démographique a oscillé entre 5 % et 15 %. Charlo, Addington, Balmoral, Atholville et Dalhousie (paroisse) s’inscrivent dans cette catégorie. Ces localités se situent au centre du comté et, de surcroît, près des deux villes de la région. La précarité de leur situation économique illustre l’effritement du principal foyer de peuplement du comté. Enfin, seulement quatre localités se sont distinguées par une croissance démographique entre 1986 et 2006. Il s’agit de Belledune (79,4 %), d’Eel River 3 (5,4 %), de Kedgwick (1,4 %) et de Saint-Quentin (0,8 %). En ce qui concerne le cas particulier de Belledune, l’augmentation de sa population s’explique notamment par la construction d’une nouvelle usine thermique d’ÉnergieNB qui a favorisé la création d’emplois. À Belledune, des investissements, injectés dans les années 1990 afin de moderniser les installations du port, ont contribué également à donner un nouveau souffle économique à cette localité. Eel River 3 est une communauté autochtone. Or, de façon générale, ces milieux se distinguent par un taux de natalité supérieur à celui de leur région ou province respective (Simard, 2011). Pour sa part, Saint-Quentin tend plus en plus à affirmer son rôle de dispensatrice de services. Quant à Kedgwick, contrairement à ses homologues dont l’économie repose sur la matière ligneuse, cette localité a moins été affectée par la déprise forestière.

Figure 2

Évolution de la population des subdivisions de recensement du Restigouche entre 1986 et 2006[2]

Évolution de la population des subdivisions de recensement du Restigouche entre 1986 et 20062
Source : Statistique Canada, recensement de 2006 Cartographie : Pierre Laplante

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L’économie

La création de 425 emplois dans le secteur des services a contribué à une faible augmentation du taux d’activité au cours de la période 1986-2006 et a permis d’éponger une partie des pertes d’emplois dans le secteur de la fabrication. En fait, 12 localités sur 19 se sont caractérisées par une augmentation du nombre d’emplois relevant du secteur tertiaire. Comme il s’agit exclusivement de milieux ruraux dont plusieurs se situent près des villes, ce phénomène peut s’expliquer en partie par le processus de périurbanisation qui, dans son sillage, entraîne une délocalisation des emplois. Dans les cas particuliers de Belledune, de Saint-Quentin et de Balmoral, leur affirmation à titre de petits centres de services peut également servir d’explication à cette situation. Il s’en est donc suivi une faible augmentation du taux d’activité au Restigouche, ce dernier passant de 56,2 % en 1986 à 56,4 % en 2006. Durant cette même période, ce même taux a crû de trois points de pourcentage à l’échelle néo-brunswickoise, celui-ci se chiffrant à 63,7 % en 2006. Par ailleurs, l’écart entre le Nouveau-Brunswick et le Restigouche, qui était de 4,5 points en 1986, s’établit à 7,3 points en 2006, ce qui traduit une accentuation des disparités économiques.

À l’échelle locale, la figure 3 montre que seulement huit subdivisions de recensement ont vu leur taux d’activité augmenter en l’espace de 20 ans. Il s’agit d’Eel River 3 (19,8)[3], de Kedgwick (7,2), de Dalhousie (6,4), de Balmoral (6,0), de Tide Head (6,3), de Campbellton (2,3), de Saint-Quentin (0,3 %) et d’Eldon (0,1). Mis à part le cas de la réserve des Premières Nations d’Eel River 3, les augmentations, en valeur absolue, demeurent faibles. Un total de 145 emplois net a été créé. On compte un gain de 250 emplois dans le secteur primaire alors que le secteur secondaire a subi une perte de 125 emplois.

Figure 3

Évolution du taux d’activité dans les subdivisions de recensement du Restigouche entre 1986 et 2006[4]

Évolution du taux d’activité dans les subdivisions de recensement du Restigouche entre 1986 et 20064
Source : Statistique Canada, recensement de 2006 et 1986 Cartographie : Pierre Laplante

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À l’opposé, 10 localités ont encaissé une baisse de leur taux d’activité entre 1986 et 2006. Bien que pour quelques-unes d’entre elles la diminution soit plutôt faible, trois (Balmoral, Eel River Crossing et Belledune) ont enregistré une baisse de plus de cinq points. Le secteur secondaire est responsable de la diminution de 845 emplois dans ce groupe de 10 localités.

Les niveaux de revenus

À l’échelle du comté, le revenu moyen des familles économiques s’est accru de 8011$ entre 1986 et 2006, ce qui est nettement inférieur à l’augmentation provinciale (12 956$). En valeur relative, le revenu a augmenté de 16,8 % alors que celui du Nouveau-Brunswick s’est accru de 27,9 %. Cette situation est une autre manifestation de la persistance de disparités entre la province et le Restigouche. Divers éléments, comme la montée du chômage, elle-même imputable au sous-emploi, explique en partie cette faible augmentation.

L’évolution du revenu moyen (figure 4) souligne une tendance inquiétante traduisant la croissance des disparités, voire la marginalisation économique de plusieurs localités. C’est le cas notamment de Charlo, de Dalhousie, de Balmoral et de Tide Head. Alors qu’en 1986 ces subdivisions affichaient un revenu moyen supérieur à celui du Restigouche, il était inférieur à celui du comté en 2006. De même, Durham, Balmoral, Addington, Eldon et Saint-Quentin ont vu leur niveau de revenu, déjà inférieur à la moyenne régionale en 1986, s’accroître plus faiblement que celui du comté en 2006. Au total, on dénombre 10 localités dont l’évolution du revenu moyen a été plus faible que celle du Restigouche. Les villes de Campbellton et de Dalhousie font partie de ce groupe. Un total de 1145 emplois a été perdu au sein de ces 10 municipalités, ce qui illustre la précarité économique de ces milieux. La plupart de ces pertes a été enregistrée dans le secteur secondaire, lequel a accusé une diminution de 780 emplois. Les difficultés survenues à l’usine de pâte et papier de Dalhousie, le ralentissement des activités des scieries North American Forest Product de Saint-Arthur et Adrien Arsenault de Balmoral ont contribué à la diminution de l’emploi dans ces localités. Ces pertes se sont également reflétées sur leur taux d’activité. Pour l’ensemble de ces municipalités, celui-ci a diminué de 0,8 point. On note également une augmentation des transferts gouvernementaux dans sept de ces 10 municipalités.

Figure 4

Évolution du revenu moyen des familles économiques dans les subdivisions de recensement du comté de Restigouche entre 1986 et 2006[5]

Évolution du revenu moyen des familles économiques dans les subdivisions de recensement du comté de Restigouche entre 1986 et 20065
Source : Statistique Canada, recensement de 1986 et 2006 Cartographie : Pierre Laplante

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Par ailleurs, l’évolution du niveau de revenu a été supérieure à celle du comté dans seulement sept localités. Ces dernières ont bénéficié de la création de 520 emplois dans le secteur tertiaire, ce qui, jumelées aux pertes d’emplois dans les autres secteurs, représente un gain net de 410 emplois. Le sous-secteur du commerce a créé 105 emplois. Il s’en est suivi que ces mêmes subdivisions se sont caractérisées par une diminution de leur taux de chômage.

La perception des acteurs locaux à l’égard des enjeux et des défis socioéconomiques du comté de Restigouche

Le développement territorial durable

Il se dégage des propos recueillis par les acteurs que nous avons interviewés trois visions différentes du développement territorial durable. La première met l’accent sur le caractère holistique de ce concept. Les personnes interrogées le définissent comme un projet à la fois à court et à long terme regroupant les aspects social, économique et environnemental du développement. En ce sens, les acteurs rejoignent la définition du développement durable émise lors des travaux de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement des Nations unies de 1987. Rappelons que cette commission définissait le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (WCED, 1987).

Une deuxième vision préconise une forme de développement qui prend davantage en compte les besoins humains. Ainsi, les acteurs prônent un développement axé sur le capital humain et l’épanouissement des individus. Cette définition du développement rejoint les travaux de Simard (2010, 2003).

Enfin, une troisième représentation du développement territorial durable est envisagée en termes économiques sur le long terme, comme le confirme la citation suivante : « Le développement durable doit être un développement industriel, commercial et touristique. Il regroupe les emplois et les infrastructures. Il se réfère surtout à la durabilité. » (Entrevue no 6). Cette représentation s’inscrit dans la ligne de pensée des travaux de Savoie (2013).

La moitié des acteurs croit que le développement territorial durable est appliqué au Restigouche. Par ailleurs, tous avaient des propos très nuancés à cet égard. Certains ont affirmé que le Restigouche a progressé sur ce plan au cours des dernières années. D’autres ont mentionné que les enjeux économiques, environnementaux et sociaux n’étaient pas toujours pris en compte dans les différents projets de développement. Deux acteurs, qui au début de l’entrevue exprimaient une vision plutôt économique du développement, ont même évoqué le fait que les actions des populations locales ne s’inscrivaient pas toujours dans le sens d’un développement territorial durable.

Afin d’évaluer plus à fond la perception des répondants eu égard à ce même concept, ceux-ci ont été interrogés sur les processus sociaux favorisant l’émergence d’un développement territorial durable. Tous ont souligné que le développement devait partir de la base, c’est-à-dire du palier local. Il en découle une vision endogène et territorialisée du développement, ce qui démontre l’importance de la prise en main de ses destinées par les acteurs locaux. Cette assertion est corroborée par maints auteurs (Rochman et Tremblay, 2012 ; (Fontan, Klein, Saucier, Simard, Tremblay et Tremblay, 2011) ; Fontan et Klein, 2004). Le capital social est ressorti comme un élément crucial pour les acteurs socioéconomiques du Restigouche (Tremblay et al., 2009). On mentionne que les projets doivent être ancrés localement de façon à ce que chacun des citoyens puisse s’approprier les leviers du développement. Dans la même veine, un intervenant a même affirmé que le citoyen représentait un acteur-clé dans la mise en oeuvre du développement territorial durable, en référence à une forme de leadership local (Klein et Champagne, 2011). Ainsi, le développement passerait par le respect d’une certaine éthique et d’une harmonisation avec le milieu. On souligne aussi l’importance que peuvent occuper les différents paliers gouvernementaux comme partenaires du développement local particulièrement en milieu rural (Dugas, 1996). « Le développement durable passe d’abord par le citoyen et ensuite par la localité. Les gouvernements doivent le diriger de façon à favoriser l’économie locale » (Entrevue no 5), souligne un répondant.

Nous avons demandé aux acteurs locaux si le développement économique s’opposait au développement territorial durable. Tous ont répondu négativement. Il est même étonnant de constater de quelle façon il y a très peu de divergence face à cette question. Le développement économique, d’après nos répondants, doit être intégré au développement territorial durable et en faire partie (Proulx, 2002). Néanmoins, certains ont tenu à réitérer l’importance d’harmoniser le développement économique avec les aspects sociaux et environnementaux.

Les répondants ont été conviés à se positionner quant aux liens entre « développement territorial durable » et « qualité de vie ». Pour plusieurs, la qualité de vie est étroitement associée à la dimension communautaire du développement territorial durable (Tremblay, 1999). Même les acteurs qui adoptent une vision plus économique imputent aux conditions de vie un rôle fondamental en matière de développement, notamment sur le plan de la santé publique. Enfin, selon certains, la qualité de vie peut inciter certaines catégories d’individus (les personnes âgées et les jeunes notamment) à demeurer dans leur milieu (Carrier et al., 2000). Par ailleurs, les acteurs du Restigouche observent une certaine léthargie en matière de leadership. De fait, six répondants ont indiqué que les initiatives mises en oeuvre par les acteurs socio-économiques du Restigouche étaient insuffisantes pour insuffler un développement territorial durable. Deux autres ont affirmé que l’esprit de leadership était présent au sein du comté, mais qu’il se manifestait davantage aux plans social et communautaire au détriment de l’aspect économique.

Les perceptions des acteurs locaux à l’égard du développement territorial durable démontrent bien le stade embryonnaire de ce modèle au Restigouche. Les profondes transformations qu’a subi l’économie régionale au cours des dernières années ont contribué à l’émergence d’initiatives de développement local sans pour autant que celles-ci soient intégrées ou déployées dans la perspective d’un développement territorial durable. Néanmoins, le fait que tous nos répondants ont affirmé que le développement devait partir de la base reflète un certain changement de mentalité des acteurs locaux, le développement régional au Restigouche ayant surtout reposé, jusqu’au début des années 2000, sur l’oeuvre de la grande entreprise.

Dimension économique

Les acteurs interrogés ont dû se prononcer sur leur perception concernant l’état de la santé économique du Restigouche. La quasi-totalité des répondants a mentionné que l’économie du Restigouche était vacillante depuis les dernières années. Seulement une personne a tenu à illustrer le dynamisme économique qui particularise les localités situées à l’ouest du comté. Les problèmes soulevés sont nombreux et diversifiés. On déplore l’absence de diversification économique, la dépendance face au secteur forestier, la sous-scolarisation, le manque d’institutions postsecondaires, la pénurie de main-d’oeuvre qualifiée, la carence en matière d’entrepreneuriat, le chômage saisonnier et les difficultés de concertation à l’échelle régionale, autant de difficultés qui distinguent les régions périphériques (Dugas, 1990, 1988, 1983). L’une des personnes interrogées a soulevé la question suivante : « Que faire après la forêt ? » (Entrevue no 2). À l’évidence, il s’agit d’une problématique récurrente parmi les réponses fournies. En ce sens, les acteurs demeurent conscientisés face aux problèmes de l’industrie forestière. L’un des intervenants a affirmé que les salaires élevés que généraient les entreprises forestières et la disponibilité des emplois ont favorisé l’inaction en matière de diversification économique au Restigouche. Le thème de la démographie et ses impacts au plan économique sont également revenus à quelques reprises dans les propos tenus par les acteurs. La diminution de la population, que l’on attribue surtout à l’exode des jeunes constitue une importante source d’inquiétude. La faiblesse de l’infrastructure de services a aussi été décriée. Enfin, un répondant a relevé que certains leaders semblaient manquer de confiance, ce qui se traduit par une faible capacité de résilience (Luc, 2010).

Par ailleurs, les points de vue des répondants concernant les disparités socioéconomiques entre les milieux urbains et ruraux demeurent plutôt nuancés, voire contradictoires. Si tous ont confirmé la présence d’inégalités, quatre acteurs ont évoqué qu’elles s’étaient résorbées depuis les dernières années, alors que les autres ont affirmé le contraire. Deux répondants ont même évoqué le fait que les disparités étaient une affaire de perceptions. Par conséquent, celles-ci ne traduisaient pas toujours la réalité (Dugas, 2014, 1996). « Il y a des inégalités, mais surtout entre le nord et le sud de la province. Mais, il s’agit de problèmes de perceptions. Il y a des projets très innovants dans la région » (Entrevue no 7). Un autre acteur renchérit : « Chaque événement qui se produit au niveau économique affecte toute la région. Les problèmes économiques touchent l’ensemble de la région, ce qui brouille la perception des inégalités» (Entrevue no 4). Si, selon certains, la faiblesse de l’armature urbaine du Restigouche peut expliquer la persistance de disparités, d’autres affirment que les problèmes économiques concernent de manière plus particulière les milieux ruraux. On évoque notamment leur forte dépendance au chapitre de l’emploi à l’égard des villes. D’autres encore soutiennent que la dispersion de la population est l’une des causes de ce problème confirmant ainsi la thèse de Dugas (1981). La distance entre les localités est considérée comme une difficulté importante qui annihile le potentiel de développement du Restigouche (Simard, 2003), comme l’illustre la citation suivante : « L’éparpillement de la population et la situation économique sont problématiques au Restigouche. Malgré tout, l’interconnexion des économies locales demeure importante » (Entrevue no 4). Par ailleurs, deux acteurs ont avancé que les intervenants socioéconomiques, en milieu rural, avaient tendance à se mobiliser davantage face aux enjeux économiques comparativement à leurs homologues urbains.

Le dernier thème abordé à l’égard de la dimension économique concernait la contribution des acteurs socio-économiques à la mise en oeuvre d’initiatives de développement. Bien que les réponses soient diversifiées, certains des points de vue exprimés se recoupent. Par exemple, tous les intervenants ont affirmé que les microprojets avaient un impact réel sur le développement économique et l’amélioration de la qualité de vie. Néanmoins, cinq sont d’avis que le nombre d’initiatives demeure trop faible. Les difficultés de concertation entre les acteurs ainsi que des problèmes relatifs à la gouvernance locale ont été les principaux éléments identifiés afin d’expliquer l’impact plutôt mitigé de ces projets (Lévesque, 2001). Selon un intervenant, « il pourrait y avoir plus d’actions et plus de projets, mais il y a des problèmes de cohésion administrative » (Entrevue no 7).

Dimension environnementale

Sur le plan environnemental, la contribution de l’environnement à l’amélioration de la qualité de vie constituait l’un des principaux paramètres que nous souhaitions évaluer. D’entrée de jeu, pour la plupart des répondants, la qualité de vie fait d’abord référence au milieu de vie. Ce dernier se rapporte certes à l’environnement physique, mais il intègre aussi l’aspect communautaire, une observation soulevée dans les travaux de Simard (2002) et de Bédard (2001). Un des acteurs a même fait allusion à la fierté locale comme facteur favorisant l’amélioration de la qualité de vie. Parmi les autres éléments influençant la qualité de vie, on retrouve, la famille, les activités communautaires, le niveau de vie, l’emploi, la sécurité et la culture. Autre fait intéressant : la totalité des acteurs interrogés affirme que la qualité de l’environnement avait une influence notable sur la qualité de vie des individus. Certains réfèrent à des éléments esthétiques comme la beauté des paysages afin de justifier cette position (Fortin, 2008) alors que d'autres s’en remettent surtout à des raisons de santé publique comme l’atteste cette intervention : « La sécurité sanitaire, la famille, la disponibilité du travail et une vie économique soutenable sont des éléments d’une bonne qualité de vie. » (Entrevue no 2).

Dans le but de mieux cerner la perception des acteurs en matière d’environnement, ces derniers ont été interrogés sur la qualité de l’air et de l’eau. Les réponses recueillies sont, à cet égard, très positives. On soutient, entre autres choses, que depuis la fermeture d’usines polluantes, la situation s’est grandement améliorée. Toutefois, deux répondants ont soulevé les problèmes qui affectent de façon spécifique la localité d’Atholville en ce domaine en raison des activités industrielles. Lorsqu’on demande aux acteurs si la qualité de l’air influence la vie en général, les propos sont partagés. Bien que tous énoncent que l’air est un déterminant essentiel à la qualité de vie, certains précisent que peu d’individus sont conscients de cette importance. D’autres soutiennent que les problèmes de pollution occasionnés par l’usine de Bennett à Belledune et la fermeture de scieries ont éveillé une conscience collective face à la qualité de l’air.

En général, les répondants sont satisfaits de la qualité de l’eau. Seulement deux intervenants ont déploré sa mauvaise qualité. Selon ces derniers, ces problèmes affectent la pêche et la consommation d’eau potable, comme en font foi les deux témoignages suivants : « Les activités de pêche et récréatives sont affectées par la pollution. […] Les problèmes de gestion de l’eau affectent même le risque d’inondations. » (Entrevue no 5) « Les problématiques liées à l’eau viennent surtout des exploitations agricoles et des industries. Cela a des impacts définitifs (sic) sur la qualité de l’eau. […] Il y a des pertes au niveau de la pêche, du récréotourisme et il y a aussi des problèmes esthétiques. » (Entrevue no 8)

Bon nombre d’intervenants ont affirmé que les initiatives environnementales, qui ont émergé au cours des dernières années, ont contribué à l’amélioration de la qualité de l’eau. Par contre, pour d’autres, les activités récréatives, la santé publique, l’esthétique et les inondations, un problème récurrent au Restigouche, justifient l’importance d’une bonne gestion de la qualité de l’eau. Dès lors, l’environnement peut être considéré comme un élément important en matière de développement territorial durable (Blanchet, 2012). Certains acteurs admettent que l’acceptabilité sociale des activités industrielles s’est renforcée depuis les fermetures d’usines, ce qui a engendré une amélioration de la qualité de l’air et de l’eau. Selon deux intervenants, la qualité de l’environnement au Restigouche représente un avantage comparatif pour favoriser un développement territorial durable. Plusieurs attribuent au fait rural un rôle de premier plan à la bonne qualité de l’environnement du comté.

Dimension sociale

Nous avons voulu connaître l’opinion des acteurs en ce qui concerne l’impact des pertes démographiques du Restigouche survenues depuis les deux dernières décennies sur le développement territorial durable du comté. Les avis sont partagés à ce sujet. Cinq répondants soutiennent que le dépeuplement a des répercussions négatives sur le dynamisme local. La dépopulation est également associée à l’érosion des services, au sous-emploi et à la diminution du poids démographique de la région, ce qui contribue à réduire l’aide gouvernementale (Simard, 2003). Parmi les répondants qui ne voient pas de problèmes particuliers, ils croient qu’une partie des individus ayant quitté la région reviendront de toute façon, notamment à cause de l’excellente qualité de vie que l’on y retrouve.

Un autre thème abordé fut la contribution de la cohésion sociale au processus de développement territorial durable. Les réponses recueillies font l’unanimité à ce chapitre. Selon certains de nos intervenants, des liens sociaux intenses sont nécessaires à la mise en oeuvre d’un développement territorial durable (Angeon et al., 2006). À titre d’exemple, quelques intervenants ont affirmé que la consolidation de la cohésion sociale a eu un impact positif sur les efforts de développement. En effet, un commentaire revenu à quelques reprises fait part d’un « esprit de clocher » qui se serait fortement amoindri au cours des dernières années. Néanmoins, on évoque également la persistance de divisions sociales, notamment entre les groupes linguistiques, ce qui constitue une barrière à la concertation régionale (Gilbert, 2010).

Concernant la mobilisation sociale, la vision des acteurs est plutôt nuancée. Cinq ont observé un renforcement du capital social au cours des dernières années, notamment, à cause des problèmes économiques qui sont survenus. D’autres ont mentionné que les milieux ruraux étaient plus favorables à la mobilisation sociale et à la participation citoyenne (Klein, 1997). Toutefois, deux intervenants ont pris soin d’affirmer que ce n’étaient pas tous les problèmes qui stimulaient la mobilisation, comme le confirme la citation suivante : « La mobilisation dépend du projet. La mobilisation contre quelque chose est plus facile, mais pour défendre quelque chose, c’est plus difficile. Je pense par exemple aux arénas. » (Entrevue no 6)

En matière de leadership, les points de vue demeurent tout aussi partagés. La moitié des répondants a affirmé que la région manquait de leaders alors que les autres ont soutenu le contraire. D’après les premiers, cette carence serait attribuable à des craintes en ce qui a trait aux prises de position de la part des leaders actuels sur certains sujets. D’autres ont mentionné le départ de quelques leaders vers le secteur privé, un certain immobilisme des institutions publiques et un manque de concertation régionale, comme principales causes inhérentes à la faiblesse du leadership. Quant aux répondants qui croient que le leadership ne fait pas défaut, deux sont néanmoins sceptiques en ce qui concerne les compétences des leaders. Le leadership semble associé à la capacité des acteurs municipaux à favoriser les fusions. « Les municipalités ont de la difficulté à prendre ce leadership. Les regroupements sont difficiles dans la région. Toutefois, la situation s’améliore. » (Entrevue no 1)

Le niveau de l’entrepreneuriat local au Restigouche favorise-t-il le développement territorial durable ? À cette question, les propos sont plutôt négatifs. Bon nombre d’acteurs soutiennent que le comté gagnerait à stimuler davantage l’entrepreneuriat local. Parmi les facteurs qui entravent le niveau de l’entrepreneuriat, on a mentionné entre autres, la forte compétitivité des aux autres régions, l’exode des entrepreneurs, la sous-scolarisation et la peur du risque. Notons également que le dynamisme du secteur manufacturier, générant des emplois bien rémunérés, a selon certains freiné l’entrepreneuriat local. Néanmoins, pour d’autres, la situation semble s’améliorer notamment à l’ouest du comté.

Enfin, concernant la contribution de l’État au développement territorial durable, les opinions sont partagées. Trois intervenants sont d’avis que l’État en fait assez et que dans une optique de développement endogène, il n’est pas de la responsabilité des gouvernements supérieurs d’en faire plus. Les cinq autres acteurs affirment plutôt que l’État ne favorise pas le développement territorial durable (Simard, 2003). La structure de la gouvernance locale a été évoquée par deux répondants afin d’expliquer la complexité que pose une action gouvernementale en vue de favoriser le développement du Restigouche. Un autre a plutôt mentionné que le Restigouche ne semblait pas intéresser les instances gouvernementales supérieures. On déplore aussi le fait que les programmes d’aide gouvernementale ne sont pas adaptés à la réalité géographique et démographique des régions périphériques. Du même souffle, on craint un certain délaissement des milieux ruraux. Une forme d’ambiguïté semble également régner en ce qui concerne les normes environnementales. De fait, alors que certains mentionnent que l’intervention de l’État était suffisant, d’autres ont décrié sa faible implication à ce chapitre. On reproche aussi à l’État son manque de vision à long terme en matière de développement territorial. Tous ces points de vue illustrent la persistance de problèmes et ce, même aux dires des acteurs qui ont une opinion plus positive à l’égard de l’État. Selon certains, l’aide gouvernementale est surtout orientée vers l’entreprise privée et ne semble pas considérer les autres dimensions du développement territorial. Un autre acteur est catégorique : « l’État doit en faire plus, tant au niveau de la clarification des normes environnementales, qu’en ce qui concerne l’aide économique et sociale. » (Entrevue no 6)

Perspectives d’avenir et de développement

Nous avons posé la question suivante à nos répondants : de quelle façon pourrait-on favoriser le développement territorial durable au Restigouche ? Les réponses fournies sont diversifiées, bien que le thème de la démographie revienne à plusieurs reprises. Plusieurs acteurs ont soulevé que le développement du Restigouche passait par le repeuplement des localités du comté, notamment en rapatriant les jeunes. D’autres ont mis l’accent sur l’emploi, la qualité de vie, l’éducation, la sensibilisation face aux enjeux environnementaux et sociaux, les projets à caractère intégré, la mise en valeur des ressources naturelles, l’appartenance territoriale, le capital et la cohésion sociale, autant d’enjeux s’inscrivant dans le sens d’un développement territorial durable.

Lorsqu’on demande aux acteurs quel type d’initiative favoriserait le développement territorial durable au Restigouche, les réponses tournent autour de la création d’emplois. Par exemple, on mentionne qu’il faut attirer de nouvelles entreprises, créer des emplois durables et favoriser l’entrepreneuriat. Outre ces idées, certains acteurs ont proposé le développement de la filière éolienne, notamment à cause du fort potentiel que possède le Restigouche en ce domaine. Parmi les autres mesures à préconiser, il a été mentionné la création de coopératives, la valorisation de l’agriculture et du tourisme, la réforme du système municipal et l’amélioration des services offerts à la population.

Conclusion

Majoritairement rural, le comté de Restigouche est situé au nord du Nouveau-Brunswick. La couverture forestière que l’on retrouve sur l’ensemble du territoire représente certes un avantage indéniable au plan économique, mais aussi un inconvénient en raison de la forte dépendance de plusieurs localités à l’égard de cette ressource. Par ailleurs, ce vaste territoire est affecté par de nombreux malaises d’ordre socioéconomique. Au surplus, ces difficultés ont eu tendance à s’amplifier au cours des 20 dernières années que ce soit aux chapitres de la démographie, de l’emploi ou des niveaux de revenus. Par exemple, le comté a affiché une perte de 6087 habitants entre 1986 et 2006, ce qui a contribué à l’affaiblissement de sa structure de peuplement. En dépit d’une augmentation du nombre d’emplois, le taux d’activité est demeuré inchangé au cours de cette même période. Non seulement le revenu moyen du Restigouche est plus faible que celui de la province, mais la plupart des localités du comté a dû composer avec un niveau de revenu qui ne suit pas la trajectoire évolutive régionale.

La perception des acteurs locaux en matière de développement territorial durable est très diversifiée. Par ailleurs, au plan économique, la précarité de la situation du Restigouche semble faire consensus. La nature de l’économie et l’absence de diversification sont évoquées comme principales causes à ces malaises qui ont des répercussions négatives sur la démographie. Si la majorité des répondants a observé la présence d’inégalités au sein du comté notamment entre les milieux urbains et ruraux, tous ne s’entendent pas sur leur évolution alors que les statistiques officielles indiquent une aggravation de la situation. En dépit d’un certain dynamisme local, les initiatives de développement qui ont vu le jour au cours des dernières années ne semblent pas suffisantes, selon plusieurs, pour atténuer les problèmes liés à l’emploi, à la démographie et à la faiblesse des niveaux de revenus. Le manque de leadership et d’entrepreneuriat est également pointé du doigt. En ce qui concerne la dimension environnementale, les répondants sont d’avis qu’un environnement sain se répercute positivement sur la qualité de la vie en général. Des améliorations apportées à la qualité de l’air et de l’eau conjuguées à la beauté des paysages, ont été mentionnées comme facteurs contribuant à la qualité de la vie au Restigouche. Au plan social, le dépeuplement semblait constituer une source importante d’inquiétude. Si l’on observe une certaine consolidation du tissu social, il semble persister des tensions entre les municipalités. L’implication de l’État pour favoriser un développement territorial durable apparaît plutôt mitigée, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, les programmes gouvernementaux ne semblent pas adaptés à la réalité des comtés ruraux tels que celui du Restigouche. En outre, la volonté politique apparaît déficiente. Finalement, l’aide de l’État semble plutôt tournée vers l’entreprise privée, autant de facteurs qui, selon les répondants, entravent la mise en oeuvre d'un développement territorial durable. Quelques acteurs ont déclaré que la gouvernance locale devait être révisée dans le but de favoriser l’entraide et la solidarité entre les municipalités. L’amélioration des relations intermunicipales justifie la mise en oeuvre de la réforme proposée par le rapport Finn[6], ce qui pose problème aux niveaux de la gestion et de la concertation régionale.

Au terme de cette contribution, force est de reconnaître que les diverses caractéristiques de la structure de peuplement, la décroissance démographique, le sous-emploi, l’insuffisance de services et la faiblesse des niveaux de revenus constituent d’importantes barrières structurelles au développement territorial durable du comté du Restigouche. Comme les problèmes auxquels ce dernier est assujetti sont davantage d’ordre structurel, les acteurs locaux et régionaux ont peu d’emprise sur leur résorption. Par conséquent, le développement territorial durable du Restigouche passe indubitablement par l’élaboration d’une politique publique qui devra prendre en compte les particularités géographiques et économiques de cette région du Nouveau-Brunswick de façon à tendre vers un développement plus harmonieux, mais surtout plus durable. Une telle politique devra favoriser l’entrepreneuriat tout en valorisant le leadership local. Dès lors, son élaboration repose sur la responsabilité des acteurs locaux, lesquels devront être appuyés par l’État, la seule instance en mesure d’atténuer les effets des nombreuses carences structurelles qui affectent le comté de Restigouche.