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Introduction

Pour les communautés francophones du Canada, le théâtre est une activité culturelle de première importance, car il permet de faire résonner la langue sur la place publique et d’en affirmer ainsi l’existence. Outil de résistance dans une situation où une langue et une culture sont menacées, le théâtre est aussi un lieu d’exploration identitaire, car la parole théâtrale permet de faire entendre le français tel que l’on le parle dans la communauté représentée et de faire voir sur scène des réalités propres à cette communauté. Enfin, le théâtre est aussi une forme d’art qui propose des nouveautés esthétiques à partir des conditions dans lesquelles il se développe. Les artistes de l’Ouest canadien (le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta et la Colombie-Britannique), qui oeuvrent dans l’extrême marge de la francophonie canadienne, ont exploré les contraintes et les ressources spécifiques à leur contexte pour élaborer un répertoire dramatique qui leur est propre. Dans cette synthèse de recherche que j’ai effectuée sur le théâtre francophone de l’Ouest canadien au cours des dernières années, je traiterai de l’évolution du discours sur la langue et du traitement réservé au bilinguisme dans le répertoire dramatique francophone de l’Ouest canadien, plus particulièrement de celui de l’Alberta[1].

1. Un théâtre de la survivance

L’ouvrage Plus d’un siècle sur scène. Histoire du théâtre francophone en Alberta de 1887 à 2008 de Godbout, Ladouceur et Allaire (2012) révèle que le théâtre est très présent dans l’histoire des francophones en Alberta. Art communautaire par excellence, le théâtre se pratique d’abord au sein de la paroisse, dans les institutions d’enseignement et lors d’événements spéciaux qui célèbrent la langue et la culture francophones. Le répertoire français ou le répertoire traduit en France est alors à l’honneur. C’est un répertoire prestigieux, facilement accessible puisqu’il est largement publié, et il est rédigé dans un français hexagonal qui constitue la langue de référence, garante d’une rigueur linguistique et porteuse d’une tradition culturelle. Les auteurs classiques sont produits régulièrement et Molière fait figure de grand favori, comme en témoigne le nom de la plus ancienne troupe francophone au Canada, Le Cercle Molière, fondé à Saint-Boniface en 1925. Les premières pièces rédigées en français qui figurent au répertoire albertain seront signées par des auteurs d’origine française. Magali Michelet, qui séjourne en Alberta de 1905 à 1916, s’inspire de ce séjour pour rédiger la pièce Contre le flot, publiée à Montréal en 1922 et produite à Morinville[2] en 1929. C’est une oeuvre hautement patriotique qui défend « la destinée française sur cette terre d’Amérique » (Michelet, 1922, p. 96) et prône la survivance du fait français par le refus de servir des intérêts anglophones. Cette pièce est représentative d’une époque où la pratique du théâtre souscrit au devoir de sauvegarder la langue française en visant un modèle linguistique idéalisé, le plus souvent emprunté au répertoire de l’Hexagone.

Considérée comme la première pièce originale franco-albertaine, Bon sang ne ment pas d’Emma Morrier laisse entrevoir une allégeance qui remet en cause le rapport à la mère patrie. Née à Ottawa, Emma Morrier vient s’établir en Alberta, où sa pièce est produite en 1935 par la Société d’art dramatique de Saint-Joachim, à Edmonton, après avoir été publiée par l’Imprimerie La Survivance en 1934. L’action se déroule chez les Boisfleury, à Edmonton. Ils attendent le retour de leur fille unique, qu’ils ont envoyée en pension à Paris pour qu’elle puisse parfaire son éducation. La jeune femme ignore toutefois que ses parents ont dépensé toute leur fortune pour elle et qu’ils sont sans le sou. D’abord distante et hautaine, elle finit par comprendre l’immense sacrifice de ses parents. Pleine de gratitude, elle leur témoigne alors toute son affection. Le texte fait voir qu’une éducation reçue en France ne fait pas oublier ses origines canadiennes-françaises. Bien que le modèle français demeure un idéal linguistique et culturel, il faut reconnaître que ce sang qui « ne ment pas » révèle avant tout une appartenance canadienne-française.

Les nombreux cercles dramatiques établis au Canada français au début du 20e siècle font largement appel à un répertoire d’origine européenne que les interprètes s’efforcent de rendre avec une certaine rigueur linguistique. Succédant à ces troupes, le Théâtre Français, créé à Edmonton en 1933, deviendra par la suite le Théâtre Français d’Edmonton, qui sera actif de 1967 à 1992. On y pratique un théâtre qualifié de communautaire, c’est-à-dire fait bénévolement par des gens de la communauté qui ont la piqûre du théâtre. Cette désignation a pour effet de distinguer dans le champ théâtral la pratique du théâtre amateur et celle d’artistes désireux de se professionnaliser. Une première troupe qualifiée de professionnelle est inaugurée avec la Boîte à Popicos, fondée à Edmonton en 1978. Ces deux troupes finiront toutefois par fusionner en 1992 pour donner naissance à L’UniThéâtre, qui est à ce jour en Alberta la seule compagnie francophone dont le fonctionnement est subventionné par le Conseil des arts du Canada[3]. La rareté des moyens et des ressources consacrés au théâtre francophone a un effet profond sur la création théâtrale en Alberta. Elle limite le nombre de productions et influence la façon dont elles sont conçues.

Ailleurs dans l’Ouest canadien, les compagnies théâtrales connaissent des conditions similaires. Selon le recensement de 2011, les personnes parlant français au Canada, incluant les francophones et les bilingues qui n’ont pas le français comme langue première, représentent près de 31 % de la population, dont 2 % sont répartis dans les quatre provinces de l’Ouest canadien (Statistique Canada, 2011). Pour desservir cette population, le Conseil des arts du Canada accorde des subventions de fonctionnement à une seule compagnie francophone par province : Le Cercle Molière, au Manitoba; la Troupe du Jour, en Saskatchewan; L’UniThéâtre, en Alberta; et le Théâtre la Seizième, en Colombie-Britannique. Ce sont des théâtres professionnels, c’est-à-dire qu’ils correspondent aux exigences établies par le milieu professionnel. Le Conseil des arts du Canada considère comme professionnels ceux qui « ont reçu une formation spécialisée dans le domaine (pas nécessairement dans un établissement d’enseignement); sont reconnus par leurs pairs (artistes de la même tradition artistique); ont déjà présenté des oeuvres en public ou ont publié des livres » (Conseil des arts du Canada, 2014). Le théâtre communautaire et le théâtre professionnel répondent chacun à des besoins différents, et le premier sert souvent de tremplin aux artistes qui vont ensuite explorer la scène professionnelle. Avec la mise en place de structures qui vont mener à une professionnalisation du milieu théâtral, les artistes franco-canadiens se détachent du modèle européen pour créer un répertoire qui leur est propre.

2. Affirmer une identité à soi

Dans les années 1970, le théâtre francophone au Canada se voit investi d’une nouvelle fonction. Plutôt que d’édifier l’auditoire, il est désormais chargé de refléter et d’affirmer une identité locale. La langue populaire est alors mise à contribution, car c’est elle qui porte les marques les plus prononcées de la façon dont une société s’est approprié le français, avec ses accents et ses façons de dire particulières. Après avoir monté les pièces à succès d’un théâtre québécois qui a fait du joual sa langue de scène, les artistes francophones de l’Ouest canadien se donnent la liberté d’écrire dans une langue qui reflète désormais leur propre réalité. Comme le fait remarquer Tessier, l’oralité de la langue théâtrale permet alors aux auteurs de « puiser à même des ressources culturelles autres pour créer de nouvelles esthétiques » (2001, p. 16). Selon Tessier, deux aspects formels sont « caractéristiques des littératures d’expression française de l’Amérique du Nord : l’oralité et le contexte de bilinguisme où elles s’élaborent » (ibid.). Toujours selon Tessier, si l’« on cesse d’évaluer les “petites littératures” avec le regard oblique dirigé vers les grandes littératures », on peut concevoir cette oralité comme « une marque distinctive, originale, ontologique » (ibid., p. 17) propre aux littératures minoritaires. En effet, l’oralité est ce qui permet d’affirmer sa différence par rapport à un français standard institué en norme. Il suffit de penser à l’accent, qui ne s’entend pas à l’écrit, mais qui surgit dès que l’on ouvre la bouche. Impossible à dissimuler, l’accent, dans la vie comme au théâtre, n’est jamais neutre. L’accent, c’est de l’identité qui ne veut pas se taire, et le théâtre fait entendre cette identité plus que toute autre forme d’art. Ainsi, à la fin des années 1970, les auteurs veulent se raconter à travers leur propre langue et le mot d’ordre est lancé : il faut développer l’écriture dramatique et élaborer une dramaturgie franco-albertaine.

Cette période est marquée par une grande fébrilité théâtrale et les créations se succèdent. Suzette Lagacé-Aubin signe plusieurs pièces pour jeune public que la Boîte à Popicos présente dans les écoles à travers la province entre 1978 et 1992. Les matchs de la Ligue locale d’improvisation, fondée en 1984, invitent à la spontanéité et délient la parole. Au Théâtre du Coyote, une compagnie bilingue qui est active de 1985 à 1997, Gisèle Lemire et Arlette Laird créent en 1989 Maman m’a jamais dit ça. L’année suivante, la pièce Il était une fois Dalmas, Sask… mais pas deux fois! d’André Roy et Claude Binet est présentée par les Productions de l’Arc au Théâtre Popicos[4]. Ces deux productions sont représentatives d’une époque où l’urgence de se dire doit composer avec le peu de moyens disponibles. Le récit de vie est alors un genre privilégié, car il nécessite des moyens techniques minimes et permet à l’auteur de s’adresser directement au public pour partager son histoire avec lui.

Cette histoire que l’auteur-interprète raconte à son public fait appel à une langue qui reprend une façon de parler quotidienne et met en relief le bilinguisme des francophones en contexte albertain. Voici un extrait emprunté au début de la pièce Il était une fois Dalmas, Sask… mais pas deux fois! :

… excuse-moé, mais tu bloques la porte, pis moé ben…

Bonsoir tout le monde! Hi everybody! Is there anybody here that doesn’t understand French? Heh, anybody? Because I can tell the whole thing in English, if YOU want… cause everybody here understands English… if YOU want…?

Bon ben c’est beau ça! Je vais pouvoir vous raconter tout ça en français. Pour le temps qu’on peut encore le parler, t’aussi ben d’en profiter!

Roy et Binet, 2006, p. 137

Dans ce monologue, l’auteur raconte l’histoire de son village, Delmas, autrefois peuplé de francophones, qui sont aujourd’hui peu nombreux. Le récit de vie fait alors appel à une expérience commune que partagent l’artiste et sa communauté. Selon Nolette (2012, p. 207), « si le monodrame semble se faire la forme d’expression théâtrale privilégiée par les artistes francophones de l’Ouest, c’est que l’exiguïté particulière de cette région s’inscrit triplement dans les conditions de production, dans la thématique et dans la forme du monodrame ».

D’autres approches théâtrales qui connaissent beaucoup de succès consistent à rassembler la communauté sur scène dans des comédies qui intègrent souvent musique et chansons et qui mettent en vedette les membres de la communauté. Ainsi, France Levasseur-Ouimet fait paraître en 2004 un recueil de comédies comprenant 11 pièces qu’elle a écrites et produites à Edmonton entre 1992 et 2001. Produite par L’UniThéâtre en 1992, sa pièce Bureau de la minorité, bonjour! met en scène des employées d’une association francophone locale[5] qui se préparent à recevoir le premier ministre pour la première fois depuis 50 ans. Ici encore, la langue populaire reflète le contexte dont est issue la pièce. Elle contient plusieurs anglicismes et de nombreuses alternances codiques dont les proportions varient selon la situation et l’idiolecte de chaque personnage. La jeune stagiaire Angéline est celle qui fait le plus souvent appel à l’anglais pour s’exprimer :

ANGÉLINE – Écoute, moi je suis stagiaire, O.K.? Comme tu dis, j’viens d’arriver puis j’trouve pas que c’est « pertinent » tout ça. I’ll do my stage… puis j’vais avoir mon diplôme de secrétaire bilingue puis… I just don’t do politics O.K.? Moi aussi j’viens d’icitte mais chu pas poignée par le français. C’est juste quelque chose que je fais… un stage dedans. That is it!

Levasseur-Ouimet, 2004, p. 306

Ces productions participent d’un théâtre dit communautaire, c’est-à-dire interprété par des artistes non professionnels. Dans ce genre de productions, la communauté est invitée non seulement à assister, mais aussi à participer au spectacle dans lequel elle se met elle-même en scène et devient l’agent de sa propre représentation.

L’oralité de la langue populaire que ces pièces donnent à entendre reflète le bilinguisme des francophones vivant dans un contexte où l’anglais domine l’espace public. Bien qu’elles entretiennent une parenté évidente qui relève de conditions historiques qu’elles partagent, les langues populaires francophones du Canada se distinguent par leurs degrés de perméabilité à l’anglais. Comme le soutient Hallion Bres :

[c]’est à n’en pas douter l’intensité du contact avec l’anglais qui a constitué et qui constitue encore le principal facteur de différenciation entre ces deux variétés de français [Québec et Manitoba]. Au Manitoba, la plus grande présence de l’anglais dans la société est la source d’alternances codiques (passage régulier d’une langue à l’autre), d’emprunts et de calques, caractéristiques de toute situation de contact étroit entre deux langues.

2007

Cette perméabilité se manifeste non seulement par des alternances de codes français-anglais plus ou moins accentuées, mais aussi par ce que Walker qualifie de « prosodie anglaise » (2005, p. 198), c’est-à-dire une oralité qui emprunte à l’anglais certains sons et leur agencement mélodique.

3. Le bilinguisme, un mal nécessaire?

Bilingues par nécessité, les francophones de l’Ouest canadien ont longtemps considéré leur bilinguisme comme un mal nécessaire. L’histoire de la langue au Québec ayant été « marquée en particulier par le projet et l’idée d’unilinguisme » (Larose, 2004, quatrième de couverture) comme « expression d’une résistance aux effets concrets du bilinguisme » (ibid., p. 398), la vision québécoise d’un anglais corrosif « tapi à l’intérieur du cheval de Troie du bilinguisme » (Tessier, 2001, p. 29) a longtemps dominé le discours sur la langue française au Canada et s’est imposée auprès des autres francophones. Cette perception du bilinguisme a sans doute contribué à la mise en place de mesures visant à protéger le français au Québec, dont l’adoption de la Loi sur la langue officielle (la loi 22) en 1974, qui en a fait la seule langue officielle de la province. Tout à fait justifiable dans un contexte où le français demeure la langue majoritaire et la langue véhiculaire de l’espace public, cette méfiance envers le bilinguisme ne rend pas compte toutefois de la réalité des petites communautés francophones à l’extérieur du Québec. Dans ces communautés, où il n’est pas possible de vivre uniquement en français, le bilinguisme remplit une autre fonction. Il sert alors à protéger un français minoritaire et constitue la condition sine qua non pour demeurer francophone. C’est le paradoxe d’un bilinguisme qui est à la fois une menace pour la langue minoritaire et la condition essentielle à sa survie.

Au théâtre, la méfiance québécoise envers le bilinguisme des francophones de l’Ouest canadien s’est exprimée de façon très virulente dans la préface que le critique Jacques Godbout a rédigée pour la publication de Je m’en vais à Régina, de l’auteur manitobain Roger Auger, aux Éditions Leméac en 1976. Cette pièce met en scène des Franco-Manitobains bilingues qui passent aisément d’une langue à l’autre, surtout en présence d’un invité anglophone, comme en témoigne l’extrait suivant :

JULIE – Hi! You just got here?

WALTER – Yeah. Just a few seconds ago.

THÉRÈSE – Viens donc finir de mettre la table, puis ensuite vous pourrez jaser.

JULIE – I’ll be back. I’m just helping mom with the supper. Dad’ll keep you company.

WALTER – Yeah sure, that’s all right. (Il se passe un moment de silence. Julie place des objets sur la table. Papa regarde son téléviseur. Walter se sent mal à l’aise.).

WALTER – When did you get your color teevee?

RAOUL – Oh it must be five months anyway now I think. Thérèse c’est quand on l’a acheté la teevee couleur quand même?

THÉRÈSE – Ça doit faire au moins six mois. I think. C’était en novembre ou à la fin d’octobre. C’est-y bête. No, remember, Martha had her accident.

Auger, 1976, p. 17

Selon Godbout, la pièce sonne le glas du français dans l’Ouest canadien. Elle décrit « la fin d’un peuple. [Elle] démontre l’avenir que nous préparent les tenants du bilinguisme [et donne à voir] le mélodrame québécois transposé » (Godbout, 1976, p. x).

Il faudra presque 30 ans pour que l’institution théâtrale franco-manitobaine puisse se réapproprier l’oeuvre d’Auger et en proposer une autre lecture. Ainsi, en 2005, l’auteur et critique franco-manitobain Roger Léveillé souligne la nouveauté radicale que constituait l’emploi de cette langue sur la scène franco-manitobaine de l’époque : « [s]i Tremblay peut faire parler en joual les gens des quartiers populaires de Montréal, pourquoi les Franco-Manitobains ne pourraient-ils pas s’entendre parler sur scène en français ou en anglais selon la réalité de leur milieu? » (2005, p. 347). Pour Roland Mahé, directeur du Cercle Molière, où la pièce a été créée en 1975, il s’agit de « la première véritable pièce franco-manitobaine » (cité par Léveillé, 2005, p. 345). Dans sa préface à Suite manitobaine, une trilogie publiée en 2007 qui inclut Je m’en vais à Régina, Bryan Rivers soutient que « ce qui distingue les trois pièces de Roger Auger, plus que leur contenu, c’est qu’elles constituent la pierre d’angle du théâtre franco-manitobain » (2007, p. 14). Elles ont initié le public et les auteurs francophones du Manitoba à un théâtre qui pouvait refléter leur réalité.

Pendant longtemps, les auteurs franco-canadiens ont préféré ne pas trop afficher dans leurs productions théâtrales un bilinguisme ressenti comme emblème d’une dégradation du français. Cependant, deux phénomènes vont contribuer à modifier cette perception. D’abord, il y a le fait que le Québec se soit dissocié des autres communautés francophones du Canada lors des États généraux du Canada français (1966-1969) pour revendiquer une autonomie territoriale. Selon Tessier, ces assises ont modifié le rapport au français chez les autres francophones, pour qui « la déterritorialisation du français amène une décrispation vis-à-vis de l’anglais » (2001, p. 31). La langue française n’étant plus chargée d’unifier le Canada français, les auteurs franco-canadiens se sentent plus à l’aise d’explorer leurs ressources bilingues. Par la suite, la mondialisation des marchés amorcée dans les années 1980 a donné au bilinguisme une plus-value incontestable. Comme le montrent Heller et Labrie, le bilinguisme des Franco-Canadiens est alors sollicité par une nouvelle économie qui a fait de l’anglais sa lingua franca, ce qui « restructure les rapports entre les ressources que les francophones possèdent, notamment en matière de connaissances linguistiques, et la possibilité de les investir sur le marché du travail » (2003, p. 20). Dans cette foulée, des auteurs franco-canadiens vont mettre leur bilinguisme à profit dans l’écriture dramatique de façon plus ou moins accentuée avant de le revendiquer comme composante identitaire.

Plus de 30 ans après la création de Je m’en vais à Régina, la publication de Suite manitobaine confirme la valeur identitaire de la parole bilingue spécifique aux francophones de l’Ouest canadien. Toutefois, il faudra attendre encore plusieurs années avant qu’un autre auteur dramatique manitobain revienne à la charge avec une écriture qui fait un emploi très audacieux du bilinguisme.

3.1. Une identité bilingue

Dans son étude sur la modernité du théâtre franco-manitobain, Léveillé commente ainsi la pièce Sex, Lies et les Franco-Manitobains de Marc Prescott : « Rarement au cours des vingt ans qui ont suivi Je m’en vais à Régina, de Roger Auger, la dramaturgie n’avait osé aller aussi loin dans son utilisation du langage populaire et dans sa description de la société » (2005, p. 386). Créée en 1993 par la troupe étudiante du Collège universitaire de Saint-Boniface, la pièce Sex, Lies et les Franco-Manitobains est publiée aux Éditions du Blé en 2001, avec deux autres textes de Prescott, Big et Bulshitt. L’action de la pièce a lieu la veille de Noël dans l’appartement d’une jeune femme (Elle) qui reçoit la visite de deux cambrioleurs. Le premier est un francophone bilingue (Lui), et le second, un anglophone unilingue (Him), ce qui oblige les francophones à lui parler en anglais et à traduire en anglais les paroles qu’ils s’échangent en français. Cette situation donne lieu à des équivoques, des quiproquos et des jeux de mots qui permettent aux francophones bilingues de duper l’anglophone unilingue, ce qui met en relief les avantages que procure leur bilinguisme[6]. Dans l’extrait suivant, le cambrioleur francophone, sommé de traduire en anglais un passage érotique du journal intime de la jeune femme, en modifie le contenu :

LUI – « Je me demande si un jour je pourrai me donner à un homme. Pour l’instant, je devrai me contenter de mes fantasmes en attendant mon prince charmant. » (À elle.) Comment ça tu pourrais pas?

ELLE – C’est pas de tes affaires.

HIM – What does it say?

LUI – It says she couldn’t.

HIM – Couldn’t what?

LUI – Couldn’t… Euh… Couldn’t join him in his exploration of the continent down under because…

HIM – Because?

LUI – … because… (Rapidement)… because she didn’t have any experience, she had never been to Australia and she didn’t like kangaroos.

Prescott, 2001, p. 74-75

Dans cette même pièce, Prescott dresse un tableau critique de la société franco-manitobaine dans un dialogue qui met en relief l’opposition entre le discours des élites et la réalité quotidienne des jeunes Franco-Manitobains. Enseignante de français, Nicole (Elle) avoue fièrement être « ethnocentrique » et affirme : « Je n’ai pas besoin de vivre au Québec pour vivre en français. Je peux la vivre pleinement ma culture au Manitoba » (Prescott, 2001, p. 48), ce à quoi Jacques (Lui) répond : « Tu peux pas vivre en français au Manitoba. C’est mort. […] Moé, je suis bilingue, pis tous les Franco-Manitobains que je connais sont bilingues. » (ibid., p. 51). L’humour caustique avec lequel Prescott dépeint la société franco-manitobaine et l’usage débridé qu’il fait de son bilinguisme suscitent une vive controverse lors de la création de la pièce en 1993. Alors que les jeunes sont séduits, on s’offusque dans les milieux plus conventionnels. Selon Léveillé, « [l]e langage de la pièce et le portrait de la francophonie peint par Prescott attirent les foudres de plusieurs spectateurs, qui écrivent au journal La Liberté : “J’avais honte d’être francophone.” » (2006, p. 27).

Dans cette pièce, Prescott esquisse une posture qu’il va raffermir au fil des ans, soit la défense d’une identité bilingue. Dans la version révisée de la même pièce qui a été produite en 2009 à Saint-Boniface et à Edmonton, ainsi que dans la version revue et corrigée parue en 2013, l’auteur ajoute à la réplique citée ci-dessus : « Pis c’est ça que je suis; bilingue. Pas anglophone, pas francophone : BILINGUE. » (Prescott, 2013, p. 50). Ainsi, 16 ans après la création de la pièce, il fait plus qu’affirmer son bilinguisme : il revendique une identité bilingue, sans distinction hiérarchique entre les langues. Ce faisant, il enfreint une loi qui est au fondement des discours identitaires canadiens voulant que le bilinguisme ne puisse être qu’un complément subordonné à une langue première. Le caractère secondaire attribué au bilinguisme répond au besoin de préserver le caractère unique et irremplaçable d’une langue, sa capacité exclusive à nommer le monde dans son entièreté et à se nommer à travers elle. Pour reprendre les termes de Derrida, le bilinguisme expose un « dangereux supplément » (1967, p. 203); il comble « comme on comble un vide » (ibid., p. 204) là où il devrait y avoir plénitude d’une langue.

Comme Weinreich l’a observé, la loyauté à une langue s’accentue dans des situations où elle est en contact avec d’autres langues :

[i]t is in a situation of language contact that people most easily become aware of the peculiarities of their language as against others, and it is there that the pure or standardized language most easily becomes the symbol of group integrity. Language loyalty breeds in contact situations just as nationalism breeds on ethnic borders.

1963, p. 100

Dans un contexte de bilinguisme officiel marqué par l’asymétrie des positions occupées par chaque langue, les communautés linguistiques minorisées subissent de fortes contraintes qui ont pour effet d’intensifier l’attachement à la langue perçue comme langue première. Se dire bilingue, sans se qualifier d’abord de francophone, transgresse de façon radicale le principe de loyauté linguistique au sein de ces communautés. Sur le plan institutionnel, cela ne correspond pas aux étiquettes littéraires en vigueur au Canada, puisque les institutions culturelles sont construites autour de l’usage exclusif d’une seule langue officielle. À l’instar de Casanova (1999), qui affirme que la République mondiale des lettres est construite sur la distinction entre les langues qui a d’abord servi à affirmer la nation et son territoire, Grutman soutient que « [l]e modèle national domine toujours de larges secteurs de la vie littéraire (et notamment l’enseignement). Il ne faut pas s’étonner outre mesure que la littérature soit considérée comme un refuge, un dernier ressort, un bastion de pureté linguistique et culturelle » (2000, p. 138). Ainsi, mettre son bilinguisme en oeuvre dans une écriture qui fait appel sans restriction à toute la gamme de ses multiples ressources linguistiques a pour effet de remettre en question les appartenances culturelles, communautaires et institutionnelles.

3.2. Un bilinguisme au service de la création

Avec la pièce Cow-boy poétré, créée à Edmonton en 2005 par L’UniThéâtre, le bilinguisme des créateurs investit toutes les étapes de conception et de production du spectacle. Pour cette création franco-albertaine, dont l’action se situe dans le monde du rodéo, on fait appel à l’auteur albertain Ken Brown. Ce dernier rédige une première version de la pièce en anglais, qui est soumise à une lecture en anglais faite par les interprètes francophones bilingues. Puisqu’elle est destinée à un public francophone, la pièce fait ensuite l’objet d’une traduction, confiée à l’auteur fransaskois Laurier Gareau. Ce dernier traduit en français les dialogues dans lesquels les personnages peuvent parler français entre eux, mais décide de conserver en anglais tous les extraits annonçant les concours de rodéo. Il explique que cette activité se pratique uniquement en anglais en Alberta et que les francophones pourront comprendre les dialogues en anglais puisqu’ils sont bilingues[7]. L’aller-retour entre les deux langues se poursuit pendant les répétitions puisque toutes les révisions majeures sont apportées au texte en anglais, puis traduites si elles s’inscrivent dans les portions de texte livrées en français. On est donc en présence ici d’un bilinguisme qui façonne non seulement le texte, mais tout le processus de création qui lui donne naissance[8].

La pièce met en scène des francophones bilingues qui, comme les personnages d’Auger, alternent aisément d’une langue à l’autre. Les échanges privés et les adresses directes au public se font dans un franglais vernaculaire, c’est-à-dire un français qui incorpore plusieurs termes et expressions anglaises empruntés aux domaines du rodéo et de l’élevage, comme dans l’extrait suivant :

LUKE – J’aurais pu être le meilleur ostie de bull rider n’importe où au monde. Vous m’voyez asteur pis vous vous dites : « Ce p’tit pisseux de gimp y pourrait pas rider une clôture ». L’monde y sont comme ça […]. L’monde pense que les bull riders sont des gros hommes. Ynous prennent pour des osties de steer wrestlers. J’peux vous dire qu’y en pas d’bull riders plus que cinq pieds huit… pis ça c’est sans bottes. Mais c’est qui les osties d’stars du rodéo? […] Pis c’est surtout pas les p’tits fifis d’bronc riders.

Brown, 2010, p. 14-15

L’annonceur des concours de rodéo pour sa part ne s’exprime qu’en anglais et ses répliques composent environ un quart de la pièce. En voici un extrait dans lequel il commente la performance de Luke Kane et présente la prochaine chanson :

ANNONCEUR – Ain’t he something folks? That’s Luuuuuke Kaaaaane, the Clown Prince of the Western Canada Rodeo! Comin’ up next, the bulls! We’re gonna have the tractor boys run the harrow over this area while Chantal Levis, last year’s East Coulee Rodeo Queen, sings a song for you […].

ibid., p. 34

Sur scène, les interprètes font entendre des accents louisianais, albertains et québécois, qui dessinent une cartographie de la diaspora francophone nord-américaine (Ladouceur, 2008, p. 51). On est donc en présence d’une activité complexe d’imbrication des langues qui façonne non seulement le texte, mais toute la genèse du spectacle.

Si le bilinguisme des francophones de l’Ouest canadien permet d’exprimer une réalité linguistique qui leur est spécifique, il impose aussi des limites à la circulation de spectacles qui requièrent une connaissance approfondie des langues auxquelles les dialogues font appel. Il faut donc élaborer des stratégies de traduction qui puissent rendre ces pièces accessibles à des publics plus larges, soit des unilingues ou des locuteurs de langues autres que le français et l’anglais, sans toutefois les dépouiller de la dualité linguistique sur laquelle elles sont construites et qui est au coeur de la réalité francophone qu’elles expriment.

À cet effet, certains théâtres francophones canadiens ont récemment adopté une stratégie leur permettant d’exploiter les conditions particulières du contexte dans lequel ils sont ancrés plutôt que d’en subir uniquement les contraintes. Afin de les rendre accessibles au large public anglophone qui les entoure, ces compagnies de théâtre présentent leurs spectacles accompagnés de surtitres anglais, ce qui accroît leur diffusion et leur rentabilité. Suivant le modèle mis en place au Théâtre français de Toronto en 2005, la Troupe du Jour de Saskatoon, L’UniThéâtre d’Edmonton et le Théâtre la Seizième à Vancouver offrent des représentations avec des surtitres anglais, ce qui permet de rejoindre un public qui leur était demeuré auparavant inaccessible[9]. Comparables aux sous-titres employés au cinéma, les surtitres sont projetés près de la scène pendant le spectacle. D’autres procédés de traduction scénique peuvent aussi être mis à profit pour rendre la pièce accessible à divers publics cibles. Pour un destinataire francophone, on peut avoir recours non seulement aux surtitres pour traduire les dialogues de l’annonceur anglais, mais aussi à des versions françaises préenregistrées qui accompagnent les annonces de rodéo en anglais. On peut aussi intégrer au spectacle un autre personnage qui sert de pendant francophone à l’annonceur anglophone[10]. Les techniques de traduction scénique peuvent varier selon les destinataires et elles s’insèrent dans la matrice du spectacle original pour en constituer la version traduite. On assiste alors à une théâtralisation de la traduction qui en redéfinit la nature et la fonction. Non plus un produit écrit, immuable et figé dans le papier, la traduction scénique met à profit la théâtralité de l’oeuvre dramatique et s’éloigne du texte proprement dit pour explorer ce qui appartient à l’acte théâtral. Ces stratégies de traduction font appel aux ressources de la performance pour répondre aux besoins précis du spectacle en fonction du public visé.

Cow-boy poétré a été repris en 2012 par le Théâtre à Pic de Calgary dans une version complètement remaniée par Inouk Touzin, directeur du théâtre. Désireux de rejoindre un public composé de francophones et d’anglophones qui ne sont pas tous bilingues, Touzin a composé une version qui intègre les deux langues de façon fort habile en assemblant des portions de la version produite à L’UniThéâtre en 2005 et des extraits de la version anglaise réécrite par Ken Brown et produite au Edmonton International Fringe Festival en 2011 sous le titre Cowboy Gothic[11]. Le collage ainsi obtenu contient des dialogues en français et en anglais, accompagnés de surtitres français ou anglais, selon la langue utilisée sur scène.

Le surtitrage offre plusieurs avantages aux petites compagnies théâtrales franco-canadiennes. Non seulement il leur permet de rejoindre un vaste auditoire anglophone auparavant inaccessible, ce qui augmente leur visibilité et leur rentabilité, mais il donne aussi accès à l’oeuvre originale dans son intégralité. Plutôt que d’effacer les différences linguistiques et culturelles inconnues du public visé, comme c’est le cas avec la traduction conventionnelle, le surtitrage permet à l’auditoire d’entendre la langue et les dialogues du texte source et d’apprécier la théâtralité de la production originale. Ce mode de traduction scénique offre aussi un terrain propice à l’expérimentation en mettant à profit les conditions propres au contexte francophone de l’Ouest canadien.

4. Surtitres autonomes et expérimentation théâtrale

D’abord employé pour reproduire en d’autres langues le message livré sur scène, le surtitrage a par la suite ouvert des perspectives nouvelles en création théâtrale. Dépassant sa fonction première d’accompagnement, il est alors devenu un matériau intégré à la matrice originale du spectacle pour en multiplier les lectures possibles à travers un jeu intermodal entre les différents systèmes linguistiques à l’oeuvre dans la performance. La pièce Sex, Lies et les Franco-Manitobains, présentée avec des surtitres anglais en 2009 à Edmonton par le Théâtre au Pluriel dans une mise en scène de Marc Prescott, constitue un bel exemple de ce cas. Cette oeuvre fortement hétérolingue ne peut s’adresser qu’à un public parfaitement bilingue, car l’efficacité des dialogues repose sur des équivoques, des quiproquos et des jeux de mots dont la compréhension exige une connaissance approfondie des langues et des cultures d’expressions française et anglaise. Visant d’abord à fournir au public anglophone unilingue une version anglaise des dialogues en français, la conception des surtitres a par la suite fait l’objet d’une expérimentation. Plutôt que d’être entièrement subordonnés aux dialogues, certains surtitres ont été intégrés à la production sur un mode ludique, ce qui leur a permis de transmettre des messages indépendants de ceux qui étaient livrés sur scène. Ils ont ainsi acquis une valeur diégétique autonome au sein du spectacle et contribué à en amplifier la dimension hétérolingue et interculturelle.

D’entrée de jeu, la traductrice[12] était campée sur scène, d’où elle activait les surtitres à partir de son ordinateur au vu et su de tout l’auditoire. Pendant la représentation, les interprètes étaient appelés à interagir avec elle et à intégrer les surtitres à leur jeu. Ainsi, dans une réplique où un personnage énumère les membres d’une famille fort nombreuse, l’interprète a pu compenser un trou de mémoire en jetant un coup d’oeil aux surtitres anglais où apparaissait le nom recherché.

Par l’entremise des surtitres, la traductrice a aussi émis des jugements critiques sur les messages qu’elle était chargée de transmettre. Lorsqu’un des personnages hurle son exaspération avec une série de « Fuckduhduhfuckfuck-fuckfuck » (Prescott, 2001, p. 42) criée sur un air bien connu de la série Star Wars, elle a préféré accompagner la réplique du message suivant : « ♪# forme: 1950665n.jpg*✈%forme: 1950666n.jpg#forme: 1950667n.jpg&forme: 1950668n.jpg^forme: 1950669n.jpg@forme: 1950670n.jpg! forme: 1950671n.jpg$forme: 1950672n.jpg!♫ » (Prescott, 2009a, diapositive 298). Les spectateurs, qui pouvaient aisément comprendre le message livré sur scène, ont pu voir dans ce surtitre s’inspirant de la bande dessinée un refus de traduire, un effet de censure imposé par la traductrice.

Dans la même veine, certains surtitres ont mis à profit les ressources bilingues et biculturelles des francophones en proposant un message écrit totalement différent de celui qui était livré oralement sur scène, mais qui en constituait un équivalent culturel. Ainsi, lorsqu’un chant de Noël français bien connu a retenti sur scène, les surtitres ont donné à lire les paroles d’un autre chant anglais tout aussi connu. Ici, seul un public bilingue et biculturel pouvait apprécier la substitution et en rire. Comme le fait remarquer Carlson, « since [the supertitle] operates as a channel of communication, an additional voice, especially in the case of multilanguage audiences, can use its inevitable difference from the spoken text in more original and powerful ways, for the production of additional meaning » (2006, p. 199).

Plus tard dans le spectacle, la traductrice s’est adressée directement au public par l’entremise d’un surtitre. Pour cette reprise de la pièce, l’auteur avait modifié les dialogues du cambrioleur anglophone, leur injectant un « rap slang » très accentué et difficile à déchiffrer pour les spectateurs non avertis. En voici un extrait tiré de la version manuscrite révisée par l’auteur en 2009. Les changements apportés au texte ont été soulignés et les extraits supprimés apparaissent entre crochets :

HIM – That shit’s whack! [It’s just too funny.] I thoughts I was fucked when I tripped the neighbor’s alarm — especially when I hears the popo’s comin’ [police sirens]. So I makes like a hockey player and I gets the puck out of there. I jumps the fence into the backyard, and by then, the popos closin’ in! [the cops are pretty close, eh!] Then I scopes the place recon style [I looks around] and I sees that the window’s busted. Fo schizzle! [Right? MegaBonai!].

Prescott, 2009a, p. 61

Si les jeunes semblaient à l’aise avec ce genre de langage, il échappait toutefois aux gens plus âgés.

Après avoir observé cette difficulté pendant la première représentation, la traductrice a ajouté un surtitre pour la représentation suivante. Inséré au début de l’extrait cité ci-dessus, il se lisait comme suit : « If you don’t understand what this guy is saying, don’t worry — Neither does 50% of the rest of the audience. (This message brought to you by your friendly neighbourhood surtitle) » (Prescott, 2009a, diapositive 602). Le surtitre a alors transmis la voix hors champ de la traductrice, qui s’est superposée aux dialogues de la pièce jouée sur scène[13].

Dans cette production, l’emploi de surtitres ludiques a non seulement amplifié la dimension interculturelle d’une comédie qui explore les clichés, les défis et les écueils du bilinguisme, mais il a aussi investi la traduction de fonctions accrues. En plus d’offrir au texte oral des équivalences écrites, les surtitres ont acquis une fonction créatrice et proposé de nouveaux messages qui ont multiplié les interprétations possibles du spectacle selon les ressources linguistiques de chacun. Parmi ces messages, certains visaient des spectateurs unilingues, alors que d’autres étaient destinés aux spectateurs bilingues capables de saisir l’ironie exprimée par la juxtaposition des informations divergentes livrées dans chaque langue.

5. Imbriquer les langues et les cultures

Cette aisance à imbriquer les langues et les cultures est caractéristique des francophonies de l’extrême marge, conscientes qu’il leur est impossible de fonctionner en autarcie. Illustrée de façon textuelle par Prescott, elle est appliquée à l’écriture par l’auteure fransaskoise Madeleine Blais-Dahlem. Même si le produit final contient peu d’alternances de codes, le processus qui l’a engendré fait appel aux compétences bilingues de l’auteure : « In alternating between one language and the other, I spend a lot of time in the no-man’s land between the two. It is a challenging and creatively rich place. Verbal and cultural taboos, values, culturally influenced behaviour are explored there through my characters » (Blais-Dahlem, 2012a, p. 93). La dernière pièce de Blais-Dahlem est publiée aux Éditions de la nouvelle plume dans un format qui inclut les versions française et anglaise sous le titre La Maculée/sTain (2012b). Dans la préface à la version anglaise, l’auteure précise que « the drafts are not translations of each other but parallel versions, using the literal and cultural allusions suggested by each culture » (Blais-Dahlem, 2012b, p. 93).

Toujours en Saskatchewan, l’auteur et acteur bilingue Joey Tremblay applique ses compétences bilingues d’abord à l’écriture et ensuite à la performance. Créée au Edmonton International Fringe Festival en 1995, la pièce Elephant Wake de Christenson et Tremblay a été révisée et produite au Catalyst Theatre d’Edmonton en 1996[14] et publiée dans Ethnicities : Plays from the New West (1999), une anthologie de langue anglaise publiée chez NeWest Press sous la direction d’Anne Nothof. Le texte est un monologue rédigé en anglais, qui contient quelques énoncés français faisant allusion à un village francophone disparu. Il s’agit toutefois d’un anglais élémentaire, façonné par l’influence du français, une langue maternelle que le narrateur n’a plus l’occasion de parler depuis plusieurs années et dans laquelle il a peine à s’exprimer. En voici un extrait :

JC – Mon Oncle Eli him, he was mémère’s brother and he lived in a shack in the valley with le Vieux Cackoo. When I’m little I used to walk to visit with them. Mon oncle Eli him, he was always so excited to see me. He would dance in the kitchen. « Ah, seigneur! La grande visite de Ste Vierge. Il faut faire un beau gâteau. Angel food pour le petit Chou-gras ».

Christenson et Tremblay, 1999, p. 15

D’abord présentée à des auditoires anglophones ou bilingues, la production a ensuite été invitée au Carrefour international de théâtre de Québec en 2010. Sentant que son public est pour la première fois majoritairement francophone, Joey Tremblay se met à traduire spontanément le texte en français pendant la performance. Il explique : « In Québec, the moment I stepped on stage, I could sense the francophone majority of the audience… and without pre-translating I began the monologue in French. A broken French, but the text suddenly flipped as a piece that was mostly French, with English phrases thrown in » (Tremblay, cité par Nolette, 2012, p. 213). Ainsi, il a choisi de livrer le texte en français à son auditoire québécois, même s’il s’agissait d’un français rudimentaire, traversé par l’anglais. Ce qui aurait pu alors être un obstacle est devenu un atout. Devant ce français écorché, le public est amené à écouter plus attentivement. Il tend l’oreille. Comme l’affirme Tremblay, « you were experiencing the play, not observing it » (Tremblay, cité par Louder, 2010). Ainsi, le sujet bilingue incarné par Tremblay franchit le mur des langues pour raconter son histoire dans la langue du public auquel il s’adresse, une langue traversée par la présence de l’autre langue.

6. « Penser bilingue »

Produite en octobre 2013 par L’UniThéâtre à Edmonton, la pièce Récolte[15] de Joëlle Préfontaine est la plus récente création au sein d’un répertoire franco-albertain en émergence. Il s’agit d’un événement rare puisque la dernière pièce grand public créée par L’UniThéâtre remonte à 2007, avec la production de Fort Mac de Marc Prescott. La création de Récolte est l’aboutissement d’un processus enclenché en 2011 lorsque Préfontaine rédige une ébauche de la pièce pour un atelier de création offert au Banff Centre[16] par Philippe Soldevila, auteur, metteur en scène et directeur artistique du Théâtre Sortie de Secours à Québec. Sous la supervision dramaturgique de Soldevila, Préfontaine poursuit la rédaction du texte, qui est présenté en lecture au Festival Zones théâtrales d’Ottawa en septembre 2013 et créé sur scène à L’UniThéâtre le mois suivant. Consacré à la création théâtrale francophone du Canada et des régions québécoises, le Festival Zones théâtrales présente des spectacles et des lectures de textes qui en sont à différentes étapes dans leur développement et propose des rencontres où les artistes peuvent discuter de leurs oeuvres et du processus de création dont elles sont issues. La lecture de Récolte suscite diverses réactions chez les festivaliers :

Récolte was the only bilingual play at La biennale Zones Théâtrales, so for some people, hearing that much English, it can be quite jarring,” said Préfontaine. But some people really enjoyed it because they could relate to the day-to-day bilingualism that often comes with living as a minority group in a rural area.

Edmonton Arts Council, 2013

Présentée dans les médias comme une oeuvre bilingue écrite par une auteure bilingue, la pièce se déroule dans un milieu rural franco-albertain à l’époque contemporaine. Hantés par un passé douloureux et une réalité qui les étouffe, Ray et sa soeur Renée veulent quitter la ferme familiale et entreprendre une nouvelle vie, chacun à sa façon. Écrite dans le « Franco-Albertan dialect that Préfontaine grew up speaking in her hometown of Legal, Alberta » (Edmonton Arts Council, 2013), la pièce fait appel au français et à l’anglais de façon presque égale, « pretty much 50-50 » (Préfontaine, citée par Blinov, 2013, p. 2). Si tous les personnages alternent d’une langue à l’autre, ils le font toutefois dans des proportions qui varient. Ainsi, Denis, le mari de Renée, s’exprime presque toujours en anglais, alors que les autres personnages de sa génération alternent fréquemment d’une langue à l’autre. L’oncle Raymond, toutefois, appartient à la génération précédente et s’exprime surtout en français. Ce personnage est un fantôme du passé que l’alcool fait surgir dans la mémoire de Ray. Les échanges entre l’oncle Raymond et Ray ont lieu au bar où ce dernier se saoule pour oublier qu’il est malheureux. En voici un extrait :

Mon oncle Raymond – Comme tes arrière-grands-parents! Y voulaient leur propre terre à travailler, alors y’ont parti du Québec et sont rendus jusqu’en Alberta. Ça’ pris un an avant qu’y bâtissent le vieux shack, avant ça, y restaient dans un soddy! Une crisse de maison d’gazon! Depuis c’temps-là, on travaille comme des chiens pour produire les grains qui les nourrissent/

Ray – People these days have no idea, the amount of work that it takes to live!

Ray et Mon oncle Raymond – Bande d’invalides! « Oh, RAY – I’ll just sit at my desk job and fuck the dog! »

Mon oncle Raymond – On serait où aujourd’hui, si on s’aurait juste assis a’rien faire?!

Ray – Why do you think there used to be such big families?!

Mon oncle Raymond – Plus d’enfants qui sont nés, plus de mains pour t’aider. Mon pépère nous disait,

Ray – Grand-pépère would tell us/

Ray et Mon oncle – « If you don’t have family, you don’t have shit. ».

Préfontaine, 2013, p. 9

Cet échange fait voir une alternance de langues qui remplit deux fonctions. D’une part, elle constitue une stratégie d’autotraduction qui permet aux locuteurs anglophones de comprendre une partie du message livré en français. Bien que le spectacle ne soit pas présenté avec surtitres, « Préfontaine seems confident that those who can’t speak a word of French will have enough to go on and engage with the full scope of the story » (Blinov, 2013, p. 2). D’autre part, la distribution des langues dans les dialogues attribués à chaque personnage fait voir que la présence de l’anglais dans la langue populaire s’est accrue d’une génération à l’autre. Bien que l’oncle Raymond puisse aussi bien s’exprimer dans une langue que dans l’autre, il fait plus souvent appel au français. Ray, par contre, utilise très fréquemment l’anglais tout au long de la pièce, même lorsqu’il s’adresse aux autres personnages francophones, ce qui témoigne de l’aisance avec laquelle sa génération intègre les deux langues dans la vie quotidienne.

La nouveauté linguistique que propose ce texte franco-albertain réside non seulement dans la distribution presque égale des codes français et anglais dans les dialogues attribués à des francophones, mais aussi dans le fait que ce métissage ne génère aucune tension dramatique. Nulle part l’auteure ne sent le besoin de justifier ce choix. Il va de soi que l’on s’exprime ainsi; c’est une réalité incontournable que l’on ne sent pas le besoin de défendre ou de remettre en cause. Pour les francophones établis en Alberta depuis plusieurs générations, le bilinguisme est une composante de la vie quotidienne qui façonne profondément les opérations mentales sous-jacentes aux comportements linguistiques. Comme l’explique Préfontaine, « everyday I go from one language to the other […] as one thought comes in French and the other in English » (CKUA Radio Network, 2013). Cette mouvance agit non seulement sur les processus langagiers, mais aussi sur la façon dont le cerveau bilingue fonctionne. Selon le neurolinguiste Grosjean, « [t]he bilingual is NOT the sum of two complete or incomplete monolinguals; rather, he or she has a unique and specific linguistic configuration […]. The coexistence and constant interaction of the two languages in the bilingual has produced a different but complete linguistic entity » (1989, p. 6).

Enfin, tout comme la pièce Les Belles-Soeurs de Michel Tremblay (1968) n’aurait pu être écrite dans une autre langue que le joual, il y a gros à parier que l’auteure n’aurait pu écrire sa pièce sans faire appel à une façon de parler qui soit inhérente à la réalité qu’elle décrit. De la même façon que le joual a permis à plusieurs auteurs québécois des années 1970 de surmonter la peur d’écrire dans un français normatif qui leur faisait défaut et qui, de toute façon, aurait été incongru dans la bouche de leurs personnages, la liberté que s’est accordée l’auteure d’exploiter ses ressources bilingues sert le propos de la pièce tout en éliminant les contraintes imposées par une norme linguistique qui aurait pu entraver le projet d’écriture.

7. Un imaginaire « translingue »[17]

Comme le montre Sommer dans son ouvrage Bilingual Aesthetics : A New Sentimental Education (2004), l’exploration de multiples ressources linguistiques dans l’écriture ou dans la traduction propose une nouveauté esthétique radicale à l’heure où les littératures dominantes unilingues semblent avoir épuisé leur capital de nouveauté[18]. Selon Sommer, l’écriture qui fait appel à plusieurs codes linguistiques déjoue nos attentes et crée l’effet de défamiliarisation cher aux formalistes russes, pour qui « le procédé de l’art [...] consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception » (Chklovski, 1917 [1965], p. 83). Toujours selon Sommer, « code-switching prefers the surprise element of an estranged (literally foreign) expression to the predictability of one legitimate language; it values artistry over stable identity, and it invites an acknowledgment of aesthetic agency over a politics of cultural recognition » (Sommer, 2004, p. 36-37). Le recours à différents codes linguistiques permet aussi d’effectuer des jeux de mots qui échappent aux unilingues, soulignant ainsi certains avantages associés au bilinguisme. Le bilinguisme prend alors une valeur accrue en regard des limites imposées par l’unilinguisme, car « [m]ore than one language is a supplement, not a deficiency » (ibid., p. xiv), particulièrement dans un contexte de mondialisation où « [b]oth industrial and developing nations are adjusting to mass migrations and to the external constraints of international agencies and networks » (ibid.).

L’unilinguisme impose des limites de nature variée. Non seulement il entretient l’illusion de la plénitude d’une langue et de sa capacité à tout dire mais, en outre, il façonne la construction de l’identité dans des contextes où elle réside dans l’usage d’une langue. Selon Blackledge, « [t]his ideology relies on the notion of an immutable unity between language and the cultural identity of a population group » (2000, p. 33). Pour les francophones en contexte minoritaire, qui sont obligés de recourir fréquemment à l’anglais afin de fonctionner dans l’espace social, le bilinguisme a pu causer un sentiment d’incomplétude et être perçu comme un compromis identitaire. Pourtant, en apprenant à vivre et à penser dans les deux langues, ils ont échappé à « l’hégémonie de l’homogène [qui] tend à réduire les langues à l’Un » (Derrida, 1967, p. 203) et ils ont expérimenté la finitude d’une langue. Tout comme les auteurs « translingues » qui ont migré d’une langue à l’autre, ils ont transcendé quotidiennement les limites de sens imposées par la langue unique et, ce faisant, ils ont débordé les contours identitaires qu’elle dessine. Cependant, la loyauté linguistique à un français qu’il fallait à tout prix promouvoir et défendre contre l’assimilation les a longtemps contraints à ne pas afficher ce bilinguisme dans leurs productions artistiques, d’autant plus que le réseau institutionnel des produits culturels francophones canadiens (agences subventionnaires, maisons d’édition, etc.) a longtemps convergé vers le Québec.

La valorisation récente du bilinguisme a permis aux auteurs franco-canadiens d’explorer leurs ressources bilingues et les corollaires identitaires qui en dérivent. Leur mouvance linguistique et culturelle entraîne aussi une mouvance identitaire. Ainsi Kellman conçoit le « [t]ranslingualism as a form of self begetting, as the willed renovation of an individual’s own identity » (ibid., p. 20). En s’écartant des catégories fondées sur l’appartenance à un code linguistique unique et exclusif, ces auteurs sondent leur propre identité et les construits sur lesquels elle repose : « Authors invest their identities in the texts to which they sign their names and when they not only vary the languages in which those texts are written but transmute the language of a particular one, they are denying the existence of a stable self » (ibid., p. 33). La prise en charge de leur identité bilingue permet aux auteurs franco-canadiens d’échapper aux restrictions imposées par le modèle unilingue qui leur a longtemps servi de référence et d’exploiter un imaginaire « translingue » qui se déploie au-delà des frontières que dessine chaque langue et qui invite à imaginer « beyond not just the languages they know but beyond any language that they could ever know » (ibid., p. 114).

Alors qu’il était étudiant à l’École nationale de théâtre du Canada à Montréal de 1995 à 1998, l’auteur manitobain Marc Prescott a remis en cause la tradition voulant que l’on appartienne à l’un ou à l’autre des deux programmes (l’un étant francophone et l’autre, anglophone), offerts séparément à l’École. Suivant le conseil de Jean Marc Dalpé, professeur à l’École, il entreprend un travail d’écriture dans lequel il met son bilinguisme à l’épreuve[19]. Le texte qu’il rédige alors, intitulé Bob Burns/Robert Brûlé a d’abord été publié dans Sillons : hommage à Gabrielle Roy (2009b), un ouvrage dirigé par Gaboury-Diallo, paru aux Éditions du Blé. Il a été repris par la suite dans un recueil de textes courts signés par Prescott et intitulé Mes shorts, paru aux Éditions du Blé en 2011, mais il n’a pas encore fait l’objet d’une production. Dans ce monologue, le narrateur est un jeune homme bilingue qui raconte son histoire par l’entremise de ses deux voix, francophone et anglophone. En voici un extrait :

My nom my nom-nom is Robert c’est is Bob c’est Robert baptème Robert sur mon Bob baptistaire baptème my-my Bob Burns nom-nom chus pas Bob Burns c’est Bob Burns-Burns-Burns baby Burns c’est Robert Brulé-Brulé baptème my-my nom-nom! C’est mon-mon-mon histoire and mine too mais plusse as much mine la mienne as yours que la sienne than mine. Quand-quand j’étais petit so cute-so cute-so cute je parlais pas cute-cute je parlais pas un traître mot-mot traître english traître mot d’english la langue de Shakespeare je savais-je savais-je savais Shakespeare même pas quoi c’était it’s cool. Quand j’allais-j’allais-j’allais en ville Winnipeg en ville Portage and Main, je prenais le bus avec with ma memère-ma me ma memère granny chez Monsieur Euh-A-ton […] C’est là qu’on cute-cute-cute qu’on cute s’est rendu compte-compte-compte qu’y avait une other-autre other-autre other langue pis que-pis que-pis que-pis la plupart well almost la plupart du monde the whole world, estie, la plupart du monde the whole world darling parlait speak white c’te langue là-là-là

Prescott, 2009b, p. 211-212

Bien qu’elle participe à la même histoire, chaque voix adopte un point de vue différent, ce qui révèle une rivalité dans la narration. Cette dissociation narrative illustre un désordre intérieur révélateur d’une condition bilingue qui exige que l’on fasse coïncider différentes réalités qui ne sont pas toujours compatibles. Dans ce texte, les alternances de codes ne sont pas de nature mimétique et ne reproduisent pas un usage réel. Elles construisent une parole bilingue qui abolit la hiérarchie entre les langues. Non plus langue tutélaire (Harel, 1999, p. 83) qui prend en charge la narration, malgré la présence de codes « exogènes » appartenant à d’autres langues[20], le français est ici mis dans un rapport de parité avec l’anglais dans un monologue transmis par un narrateur unique. Cela constitue un procédé littéraire tout à fait novateur qui déjoue les attentes du public et l’oblige à faire l’expérience de la parole autrement.

Conclusion

D’abord outil de résistance dans un contexte colonial attaché à défendre un idéal linguistique et culturel francophone, le théâtre est devenu un lieu privilégié d’affirmation identitaire pour la communauté représentée. La langue parlée au quotidien a alors été mise à profit dans des créations destinées à refléter la réalité du public visé. Cette langue populaire donnait à entendre des alternances de codes plus ou moins prononcées selon les contextes et selon l’usage qu’en fait chaque auteur. Au cours des dernières décennies, les auteurs francophones de l’Ouest canadien ont investi leur bilinguisme dans des écritures qui exploitent toute la gamme de leurs ressources linguistiques et qui remettent en cause les contraintes hiérarchiques imposées par une idéologie unilingue. Éloignés des modèles en vigueur dans les centres francophones de l’Est du Canada, les artistes francophones de l’Ouest canadien s’approprient ainsi un bilinguisme qui est devenu un matériau au service de créations qui proposent des nouveautés esthétiques fort audacieuses, nourries à même les conditions propres aux communautés linguistiques de l’extrême marge. Façonnée par une interaction entre les langues et les cultures, cette écriture translingue invite le public à découvrir un imaginaire qui se déploie au-delà des limites imposées par une logique de loyauté linguistique.

Auparavant confrontés à l’impossibilité de circuler en dehors du cercle restreint des spectateurs ayant les connaissances linguistiques requises, les spectacles hétérolingues faisant appel à des langues étrangères ou peu connues du public visé peuvent aujourd’hui recourir au surtitrage et à d’autres procédés de traduction scénique qui permettent de rejoindre des auditoires variés sans modifier les dialogues et l’esthétique de la production originale. Les surtitres peuvent aussi contribuer à multiplier les messages transmis pendant le spectacle. Ils acquièrent alors une fonction créative et offrent de nouvelles lectures du spectacle qui peuvent varier selon les ressources linguistiques du destinataire.

Ces nouvelles écritures décidément hétérolingues nous exhortent à déborder le cadre des significations engendrées par un code linguistique unique et libèrent les auteurs du devoir de se conformer aux normes littéraires qu’il impose. Non plus symbole d’une incomplétude identitaire, d’une incapacité à correspondre aux règles régissant les produits littéraires d’expression française, ce recours à des ressources linguistiques multiples procède du refus de se cantonner à une seule langue qui, de toute façon, ne correspond pas à la totalité des expériences vécues et ne saurait engendrer tous les possibles d’un imaginaire décloisonné, ouvert à la multiplicité des dicibles.