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Introduction

Lorsqu'on lit Place des fêtes de Sami Tchak, on ne manque pas d'être frappé par la tonalité que le sujet narrant confère aux différentes perceptions de l'altérité. Cette tonalité est essentiellement péjorative, dysphorique à défaut d'être polémique ; tant et si bien qu'on est en droit de s'interroger sur la consistance de l'identité du sujet qui découle logiquement de son rapport avec l'altérité. Cette réflexion vise à montrer que ce jeu du regard met justement en place des « énonciations singulières », lesquelles peuvent judicieusement être mises en évidence dans une perspective d'analyse du discours littéraire. De ce point de vue, notre texte ne sera considéré ni plus ni moins que comme un genre parmi tant d'autres, une voix que nous tenterons de situer, à la suite de Marc Angenot (1998, 140), dans « l'immense rumeur de ce qui se dit et s'écrit dans un état de société ». C'est ainsi que cette étude s'organise en deux grands moments. D'abord, elle procèdera à des recoupements textuels afin de mettre en évidence les différents niveaux de perception et d'évaluation de l'altérité. L'identité du sujet narrant, qui se construit dans son rapport à l'altérité, sera scrutée dans un deuxième temps. Celle-ci, portée par des énonciations singulières, sinon transgressives, révèlera une spécificité qui permettra d'intégrer le sujet dans son histoire. Nous partons du postulat que ces énonciations permettraient de reconfigurer une socialité, l'arrimage entre analyse du discours et sociocritique ne pouvant qu'avoir un intérêt heuristique, car comme le pense si opportunément Maingueneau (2004, 29-30), « la perspective sociocritique ne [peut] que converger avec l'analyse du discours qui appréhende les énoncés à travers l'activité sociale qui les porte, rapportant les paroles à des lieux ».

1. Les mécanismes de textualisation de l'altérité

Dans Places des fêtes de Sami Tchak, la problématique des énonciations singulières peut bien se ramener aux différents mécanismes poétiques par lesquels l'altérité est pour ainsi dire textualisée. C'est un narrateur au statut homodiégétique qui est à l'origine de cette inscription textuelle. On saura au fil de l'intrigue qu'il est fils d'immigrés africains, né en France, de nationalité française et vivant en France avec ses parents. Il est le principal foyer du regard, personnage focalisateur à partir duquel nous seront données à analyser les différentes modalités énonciatives de perception de l'altérité. Dans le roman, cette opération s'amorce dès les seuils, précisément au niveau des intertitres qui confèrent au roman une structure éclatée en 73 chapitres. Ces titres intérieurs sont en majorité thématiques (Genette, 1987, 78) puisqu'ils anticipent sur le contenu du texte à venir. De plus, ils sont construits autour du même patron syntaxique : « Putain de + syntagme nominal + point d'exclamation » : (« Putain de nés là-bas ! » (PF[1], 11) ; « Putain de racisme ! » (PF, 23) ; « Putain d'Arabes ! » (PF, 37) ; « Putain de parents ! » (PF, 48) ; « Putain de quartier ! » (PF, 165) ; « Putain de sans papiers ! » (PF, 170) ; « Putain de Paris ! » (PF, 177) ; « Putain de banlieue ! » (PF, 181) ; « Putain de papa qui rapatrie son corps ! » (PF, 285) ; « Putain de maman qui meurt toute seule ! » (PF, 287) etc.). Ce tour se rapproche d'un cliché d'expression propre au style oral. Toutefois, sa configuration sémantique laisse voir que les syntagmes nominaux occupant le second segment de la structure syntaxique construisent des référents négativement axiologisés, frappés d'un fort coefficient de péjoration. On a ainsi affaire à une scénographie[2] (Maingueneau, 2004, 190) qui se déploie à partir de ce discours d'escorte et remplit alors une fonction programmatrice puisqu'au fil de la lecture, les différents chapitres livrent une perception assez péjorative de l'altérité. Nous nous proposons d'appréhender l'altérité ici au sens philosophique du terme, c'est-à-dire tout ce qui est autre, qui s'oppose à l'identité du sujet narrant et dont la mise en discours par ce dernier emprunte à des modalités spécifiques. Cette cartographie de l'altérité dans Place des fêtes recouvre deux grandes composantes. Une altérité de l'intérieur située dans l'espace physique du sujet narrant, son espace topique, et une altérité de l'extérieur localisée dans un ailleurs ou espace hétérotopique.

Revenant au concept d' « altérité de l'intérieur », Tchumkam (2013) en fait une judicieuse exploitation en l'empruntant à la sociologue Guénif-Souilamas. Il confère à celui-ci trois caractéristiques essentielles : « une dimension spatiale, une dimension incarnée, c'est-à-dire un jeu sur le corps, et une inarticulation du phénomène » (Ibid., 110). Ce tryptique n'est pas sans rappeler la situation de l'immigré africain présent dans la socialité du texte de Sami Tchak. Il vit confiné dans un espace, généralement la banlieue, suite à un impératif dicté par ce que Edward Soja (cité par Lassi, 2013, 45) appelle « géographie exogène du pouvoir ». Bien plus, cet immigré tel qu'il se déploie dans Place des fêtes a un corps remplissant une fonction paradoxale du moment où, comme l'explique Tchumkam (op.cit., 111), il « consacre et élimine ». Enfin, il se trouve dans l'incapacité de dire sa marginalité lorsqu'il ne la transforme pas tout simplement en une « subjectivité radicale » (Lassi, op.cit., 54)[3].

Le narrateur de Place des fêtes nous livre une perception assez originale de cette altérité d'autant plus qu'elle est loin de reproduire les discours convenus. À propos de son propre vécu, il présente une cellule familiale complètement déstructurée. Le papa, figure fondamentale de la famille, est présenté au bout du rouleau de sa vie d'immigré, complètement vidé de sa substance : « Sacré papa ! Le pauvre se prenait pour quelqu'un, alors qu'il n'était plus rien du tout ! » (PF, 15). De « quelqu'un » à « rien », l'alignement des pronoms indéfinis figure le parcours vers le néant. Il n'a plus d'autorité sur sa femme qui brille par ses infidélités, d'où cet aveu de notre narrateur : « Maman, tu as vaincu papa, tu l'as humilié sur le ring des sexes » (PF, 84). L'effet comique est renforcé par la syllepse intertextuelle centrée sur la lexie « sexes » qui pourrait, tour à tour, renvoyer tantôt au genre et favoriser une interprétation féministe, tantôt à l'organe génital, ce qui ferait penser au côté lubrique de la mère. Ce père est complètement anéanti par la vie de débauche de mère à filles. Le narrateur le révèle sans compassion : « Mes petites soeurs ont donné un coup de clitoris à ta queue de singe. Et maman a terminé d'écraser tes couilles avec le marteau de ses fesses passe-partout. Es-tu toujours l'homme ? » (PF, 53). Ce sont des lexies ouvertement transgressives qui donnent lieu à des associations inattendues, figurant ainsi la déchéance de la figure paternelle. À la vérité, cette perte de l'autorité paternelle est consécutive à la perte de l'autorité phallique. Le narrateur l'évoque sans détours : « Mais, écoute, tu ne peux plus baiser ! Tu n'existes plus par la queue ! Alors, qu'est-ce que ça peut te faire que maman mette son derrière et ses seins dans un distributeur automatique des supermarchés ? » (PF, 55). Le registre de la sexualité est certes prégnant avec de fréquents recours à l'hyperbole, mais il s'agit d'un choix esthétique par lequel le narrateur dit la désintégration de la cellule familiale pourtant considérée comme élément de base de la socialité. L'autre, la figure paternelle, renvoie au sujet narrant une image véritablement déstructurée. Cette perception assez péjorative de la famille va se poursuivre dans le déni des catégories collectives.

C'est précisément le cas lorsque l'évocation des immigrés en général emprunte à une métaphore filée du moment où notre narrateur parle d'un « bordel d'immigrés au coeur cuisant dans l'huile chaude des frustrations » (PF, 15). En sa qualité de fils d'immigrés africains, on se serait attendu à ce que son discours logiquement emprunte une coloration victimaire, mais il en est rien. Loin de reprendre le discours social ambiant au sujet de cette communauté, il trouve d'ailleurs légitime leur confinement dans des espaces « en voisinage de la république » (PF, 26), au regard de l'étrange conception qu'elle a de la propreté :

On dirait que quand ils sont entre eux, ces gens-là ne demandent qu'à encrasser leur environnement. C'est peut-être pour marquer leur terrain comme les animaux le font avec leur pipi et leur caca. On dirait que la propreté, ça tue leur identité ou je ne sais pas, moi ! En tout cas ça se voit quand ils sont dans leurs foyers entre eux, rien à faire, il leur faut leurs tas d'ordure et leurs traces de crachat partout. Si ça ne pue pas, ils sont malheureux.

PF, 165

Le procès en disqualification s'amorce à partir du groupe nominal « ces gens-là ». Le procédé de dépersonnalisation est déjà amené par la valeur générique du substantif « gens » et le souci d'ostension porté par le démonstratif de forme composée « ces…là ». Il se poursuit dans l'extrait par le recours systématique au pronom personnel « ils » qui opère comme un excellent procédé de distanciation. Son côté atypique est dévoilé par cette assimilation comparative (« comme les animaux ») qui laisse envisager une régression au stade de l'animalité. Leur stigmatisation est d'autant plus justifiée que sur le marché des valeurs éthiques, ces immigrés sont inévitablement les moins disant. Notre narrateur le démontre par une cascade de preuves qui livre au lecteur un kaléidoscope des transgressions éthiques :

Mais ces gens-là, les faux papiers qu'ils te font, tu ne peux pas croire ! Fausses fiches de salaire, faux contrats de travail, fausses cartes de séjour, faux profils de persécutés politiques, faux mariages, fausses adresses, fausses amours sans papiers au derrière de cinquante trois centimètres de tour.

PF, 29

La répétition obsessionnelle de l'adjectif qualificatif « faux » traduit bien chez les mis en cause un vide éthique. Ce motif est renchérit par un jeu de mots : « Des gens qui ont des salaires au noir et des allocations en clair ! » (PF, 32). À l'observation, le couple « noir » - « clair » est loin de figurer une opposition entre vice et vertu, mais davantage l'aptitude des immigrés africains à se faufiler dans les dédales de la réglementation en vigueur dans la République. Ceux des immigrés qui prétendent légitimer leur présence sur le sol français du fait de leur statut d'étudiants ou de diplômés ne reçoivent aucune excuse. Le narrateur déconstruit leur parcours de façon très suggestive. Leur thèse qu'ils soutiennent « à l'âge où une personne normale va à la retraite […] sonne creux comme un bidon vide qui roule sur le versant d'une montagne » (PF, 29). Du coup, leur niveau de culture c'est « de la taille d'une fourmi pour des diplômes plus gros qu'un éléphant d'Afrique » (PF, 32) et « ils racontent qu'ils écrivent des livres, qu'ils voyagent pour faire des recherches sur le cul ou des conférences sur le con » (PF, 30). On le voit, leurs performances sont frappées de nullité au regard des étalons de référence à partir desquels elles sont évaluées : le bidon vide ≈ la thèse de Doctorat, la taille d'une fourmi ≈ le niveau de culture ; et l'activité de recherche est ravalée par le bas avec des actants patients comme « cul » et « con ». On comprend dès lors que s'ils décident de rester en France ad vitam aeternam, c'est parce qu'ils ont perdu l'espoir d'une vie prospère en Afrique : « C'est donc du plus haut de leurs espérances clonées de devenir ministres qu'ils dégringolent pour tomber brutalement dans la vie d'immigrés sans horizon, errants, précaires, cadres par le bas » (PF, 31). La personnalité intellectuelle du Noir immigré est à l'image d'un parcours qui donne sur une impasse, ce qui est bien rendu par l'hyperbate, cette fausse clôture de l'énumération qui est le groupe nominal « cadres par le bas ». Dans l'ensemble, on note bien que notre narrateur procède à une relecture du motif d' « indésirables » dont parle Faber (cité par Aurbakken, 2005 34). En effet, il ne considère pas leur marginalisation comme une injustice, mais comme une sanction bien méritée.

À partir cette « altérité de l'intérieur », perçue et évaluée par le narrateur dans son espace physique qui est la France, nous convoquerons son double inversé qui serait une « altérité de l'extérieur », localisée dans un espace lointain : l'Afrique. La convocation de cet ailleurs par le sujet narrant dans Place des fêtes ne vient pas, conformément aux lieux communs en la matière, résorber une déchirure. Le narrateur délégitime le motif de l'espace d'origine dont la simple convocation par le sujet migrant suffirait à atténuer les misères endurées dans son espace physique. Plus précisément, il déconstruit le motif du « bled » auquel s'accroche son père qui tient à justifier sa raison de désespérer de la France qui l'a accueilli. La dimension fantasmée de son évocation reçoit l'appui de quelques résonances intermédiatiques :

Papa, quand il cause de son coin natal, il oublie que moi j'ai ma petite idée là-dessus, que je suis allé là-bas aussi et que je vois tout à la télé et au cinéma, j'écoute la radio et je lis la presse. Je sais que là-bas, c'est pas du tout ce que l'on dit pour se consoler, c'est un véritable bordel.

PF, 17

Il s'agit là certes de constructions médiatiques invitant au débat sur ce que Bourdieu (1982, 142) appelle « la représentation de la réalité » ou « la réalité de la représentation ». Toujours est-il que « là-bas », la gestion des affaires de la cité par le politique, tant décriée en France par les immigrés, est loin d'être un modèle :

D'ailleurs, en Afrique, même les États sont des bandits à visage découvert. Ils volent, ils violent, ils cambriolent, ils tuent, ils chient partout, merde ! Quand les gens vont jusqu'à faire tirer au sort à leur victime entre leur couper le bras, leur crever l'oeil, leur couper une jambe ou la tête, et que cette loterie est imposée jusqu'aux bébés, je dis : il faut réfléchir avant de critiquer les autres.

PF, 282

Le propos s'ouvre sur le connecteur introducteur d'arguments coorientés « D'ailleurs ». Ceux-ci contribuent à ôter aux États africains leur dimension abstraite, celle qui est généralement absorbée par ses appareils idéologiques. Il leur est conféré de fait une épaisseur anthropomorphique, disons mieux un statut de bourreau dont les actions destructrices sur le peuple sont bien exprimées par des prédicats fonctionnels. S'en suit une dépréciation des micro-espaces englobés comme les villes : « Dans les villes, des dépotoirs publics dorment dans la même chambre que les gens. Les gens, ils chient et pissent jusque dans leurs marmites parce qu'ils n'ont pas où aller chier et aussi parce qu'ils aiment la crasse » (PF, 20). La cohérence syntaxique et sémantique de cet extrait décrit curieusement des attitudes aux antipodes de la doxa, c’est-à-dire à « l’espace du plausible tel que l’appréhende le sens commun » (Amossy, 2000, 90), ce qui confère à l'espace une coloration fantastique. Les habitants sont installés dans une non-vie et n'ont pour avenir que l'horizon bouché comme une tombe : « Ils sont si pauvres, si chômeurs, si déprimés, si HIV pour tout vous dire, que le mariage et la fondation d'une famille, c'est nettement au-dessus de leur avenir » (PF, 93). Les adjectifs, précédés du modalisateur d'intensité «si», restituent de façon hyperbolique cette misère qui débouche sur la négation même de la famille comme élément fondateur d'une architecture sociale. Ils trouvent alors un dérivatif à la misère dans leur sexualité débridée, avec leurs « femmes qui ont le derrière assez chaud, elles ont des amants, elles commencent à bruler des fesses avant d'avoir perdu leur dents de lait » (PF, 63). Cette sexualité à la fois précoce et incontrôlée ouvre la porte à des pandémies comme le SIDA qui leur assure une mort sans rémission, « vu que la trithérapie, c'est pas pour les rats du Sud qui crèvent dans les caves mazoutées du navire économique » (PF, 96). Excellente métaphore qui emprunte au zoomorphisme et livre une vision apocalyptique de cet espace et de ses habitants. On voit bien que le sujet regardant, tel un observateur détaché, jette un regard critique autant sur sa société d'origine que sur certaines composantes de sa société d'accueil. Ces différentes modalités de perception de l'altérité par le sujet narrant nous amène à nous interroger sur sa propre identité, surtout si nous partons de l'hypothèse de Ricoeur (1990, 190) selon laquelle les « tranches entières de ma vie font partie de l'histoire de la vie des autres, de mes parents, de mes amis ».

2. Le sujet narrant : postures paratopiques et enjeux identitaires

Nous partons de l'hypothèse que le sujet narrant dans Place des fêtes est en tout point de vue un sujet migrant au regard de son ascendance. En refusant de reconduire les stéréotypes liés à son ascendance, il met en avant le concept de « désappartenance » dont parle M. Rosello (cité par Kavwahirehi). Le récit, tel qu'il le conduit, laisse envisager pour sa part une double paratopie fondatrice de sa personnalité : une paratopie spatiale et une paratopie d'identité. La première, d'après Maingueneau (2004, 87) « est celle de tous les exils : mon lieu n'est pas mon lieu, où que je sois je ne suis jamais à ma place ». Elle s'énonce dans le discours du narrateur sous la forme d'une bipolarité topologique adversative qui tend à rendre insituable l'énonciateur, du moins spatialement. C'est l'indication qu'il donne d'entrée : « Mais, est-ce que je vous ai dit que mes parents sont nés là-bas et que moi je suis né ici ? » (PF, 9), et qu'il poursuit quelques pages plus loin : « Parce que si moi je suis né ici, comme ma cousine, nos parents eux, sont nés là-bas et sont venus ici après » (PF, 11). Les embrayeurs « ici » et « là-bas », du fait de leur caractère antithétique, annoncent déjà une cassure entre identité biologique et identité sociale. Il devient en effet assez difficile de savoir à quelle source s'abreuve l'identité de notre narrateur. L'extrait suivant illustre davantage cette paratopie :

En mon âme et conscience de Français à couleur tendance, mon père est né là-bas, ma mère est née là-bas, et moi je suis né ici sans faire Doc Gynéco parce que je n'ai rien fait avec Bernard Tapie. […] Si tous les clandestins de cette couleur se magnaient, je suis sûr que nous les nés-ici, nous serions peu nombreux. Et les gens ils sauraient que faire de nous, parce que je sais qu'ils nous aiment surtout en coupe du monde, ça ne se cache pas, ça, un tel amour.

PF, 176

Les deux espaces (« ici » et « là-bas ») sont alternativement convoqués au point d'entrer en collision, dévoilant ainsi une scission au sein du même (la famille). Ce qui amène le narrateur à considérer sa présence « ici » comme une fatalité résultant de la migration opérée par son père depuis « là-bas » : « Remarquez, dans la vie, il y a toujours un choix : il n'avait qu'à rester chez lui pour mourir et moi je ne serais pas né en France. Tant pis pour nous tous, c'est tout ce que je peux faire pour lui aujourd'hui en matière de compassion » (PF, 14). De là, s'amorce la paratopie d'identité définie comme celle par laquelle le sujet s'écarte d'un groupe sans véritablement se loger dans un autre. À un premier niveau d'analyse, il est aisé de constater que le narrateur de Place des fêtes s'énonce plus précisément sur le mode d'une paratopie d'identité familiale. En sa qualité de « Français d'origine africaine », il refuse d'hériter d'une identité par la naissance, c'est-à-dire celle de ses parents. Dès le début du récit en effet, il promet au lecteur de lui révéler son vilain nom imposé par l'origine de ses parents, mais il n'en sera rien jusqu'à la fin. Comme le postulait déjà Ricoeur (op.cit., 177) « l'ancrage du nom propre devient dérisoire au point de devenir superfétatoire ». C'est le moment pour le narrateur de s'inscrire en faux contre le primat de l'identité raciale dans ce qu'elle a de stéréotypée puisque d'après Eboussi Boulaga (2006, 21), elle « concentre le caractère collectif, immuable et obligatoire de cette identité de naissance ». Le narrateur affirme à son sujet et à celui de ses soeurs : « Parce qu'il avait toujours rêvé de se prolonger chez lui à travers ses enfants, papa nous considère, mes petites soeurs et moi, comme son échec. Jamais nous ne serons réinjectés dans son clan » (PF, 18). Une fois cette identité de naissance refoulée, le sujet ne trouve sa paratopie que davantage accentuée puisqu'il n'échappe pas au piège de ce que nous avons précédemment appelé « l'altérité de l'intérieur », notamment dans sa dimension incarnée : « La couleur, banlieue ou pas banlieue, affirme-t-il, elle te suit partout » (PF, 180). Et il poursuit :

C'est que, après avoir acheté une adresse même au prix de tes fesses […], tu ne sais pas où fourrer la sale couleur de ta peau, parce que la peau, même si je ne suis pas d'accord avec papa pour tout ramener à elle, je sais qu'elle est un grand problème quand elle n'est pas du bon côté

PF, 180

À partir des précédents extraits, on observe que la peau noire cesse d'être un symbole figé de l'exclusion puisque sa distribution fonctionnelle dans la phrase lui confère un certain cinétisme. Elle est tantôt sujet d'un verbe d'action : « elle te suit partout », tantôt complément d'objet d'un verbe de mouvement : « fourrer la sale couleur de ta peau», ou sujet d'un verbe d'état : « quand elle n'est pas du bon côté ». On voit bien que le sujet ne s'éloigne pas d'un groupe pour se loger dans l'autre. Cela pourrait expliquer le fait que, pour se fixer définitivement une identité, notre narrateur va procéder par tâtonnements à une hiérarchisation des races qui lui donnera l'occasion de bien se démarquer de l'altérité, mais le résultat reste bien mitigé :

Les Blancs, ils passent avant moi, c'est normal ; mais entre Noirs, j'estime que je dois passer avant les Noirs nés là-bas ! […] Eux, ils peuvent foutre le camp si ça change en France. Moi je suis la France, je suis un d'abord par rapport à eux. Peut-être qu'un Antillais noir, lui, sans prendre un chemin glissant vers l'éloge de la créolité, lui, il est bien un d'abord par rapport à moi. Mais moi, je dis, je suis prioritaire par rapport aux Pakistanais, c'est clair et net, parole d'Internet.

PF, 45

Dans ce dédale des identités, celle du sujet narrant est ramassée d'entrée par le pronom numéral « un » qui renvoie à son unicité, laquelle s'affirme dans sa différence avec l'altérité (eux, les Noirs nés là-bas, les Antillais, les Pakistanais). Mais à la vérité, il se trouve que notre narrateur s'est forgé une identité au hasard de ses expériences de socialisation. Cette identité apparaît à l'observation comme celle d'un sujet clivé, atypique, hors norme. Il affirme à ce sujet :

Pour me résumer, je dirais ceci : deux personnes ont bâti ma personnalité, la femme de la police, ma poulette, m'a donné le goût des livres, mon Malien celui de l'inceste. Chacune de deux personnes m'a donné quelque chose à sa manière, chacune des deux personnes a laissé en moi son empreinte. Et ce n'est pas leur rendre un maigre hommage que d'avouer aux yeux de tout le monde que je suis fier d'être un obsédé sexuel et textuel intraitable. Derrière mes faux airs de gosse de la banlieue qui peut vous faire verser des tonnes de ruisseaux de larmes sur son sort, il y a un pervers qui n'est pas du tout bête.

PF, 161-162

Cette identité a ceci de particulier qu'elle s'articule sur plusieurs pôles entre lesquels les frontières sont diluées, l'incestueux le disputant au pervers et à l'intellectuel. Il s'agit à proprement parler d'un désancrage identitaire puisque le sujet n'est véritablement situé nulle part. C'est cette posture qui va favoriser en retour la production d'un contre discours visant à déconstruire l'esprit majoritaire charrié par « les éléments du déjà-dit et du déjà-pensé à travers lesquels s'impose l'idéologie sous le masque de l'évidence » (Amossy, 2003, 30). Il va fixer le lecteur d'entrée sur la nature de ce contre discours au moment où il énonce le contrat de lecture : « Oui, mon dire, il sera lui aussi tordu comme la vie que je dis. Je tenais à vous le préciser, c'est pour ça ; la vie ce n'est pas forcément de la poésie, ce n'est pas forcément de la belle prose. C'est quand même aussi beaucoup de merde au creux d'une fête » (PF, 9). Le dire se voudra « tordu » parce qu'il naviguera à contre-courant des stéréotypes et des idées reçues. Une pratique jugée contre nature comme la mutilation sexuelle dont les femmes sont victimes en Afrique se verra frappée d'un effet de dérisoire dans Place des fêtes. Le narrateur évoque le cas de sa cousine en ces termes : « Est-ce que je vous ai dit que ma nièce est née là-bas et qu'elle est arrivée en France avec le clitoris en moins  ? On l'a excisée au pays là-bas. » (PF, 239). L'indignation à laquelle on était en droit de s'attendre est diluée par le zeugme, figure de style qui consiste selon Bacry (1992, 152-153) « à mettre sur le même plan syntaxique deux éléments appartenant à des registres sémantiques très différents ». La position des substantifs « France» et «clitoris en moins », tous deux compléments du verbe « est arrivée », suffit à inscrire le phénomène de l'excision dans la banalité. Poursuivant dans la même veine, le narrateur cite le cas de sa maman en exemple afin de montrer que, contrairement aux idées reçues sur l'excision, celle-ci n'est nullement rédhibitoire à la satisfaction sexuelle :

Maman sans son clitoris, avait une fringale des queues. En la voyant vivre, je n'avais plus eu besoin de lire les spécialistes pour savoir que l'excision, ça ne tue pas forcément l'orgasme ni la rage aux fesses. Si vous ne croyez pas vous pouvez le vérifier, les femmes excisées qui sont plus chaudes qu'un pain sorti du four et qui jouissent plus qu'une lolita des films X, ce n'est pas ça qui manque dans les milieux africains en France.

PF, 72

Le parcours de l'immigré de l'Afrique vers l'Europe, généralement perçu comme la quête légitime d'un mieux-être, est tourné en dérision par le narrateur de Place des fêtes au moyen d'une allégorie inspirée du règne animal. Ce déplacement est ramené à la transhumance inachevée des gnous dont « certains font quand même fausse route en chemin à l'aller comme au retour. » (PF, 11). Et même lorsque le retour est envisagé, étant entendu qu' « il n'y a pas de retour heureux » (Kom, cité par Tchumkam et Fandio, 2011, 29), il est assimilé comparativement au mouvement des « baleines qui, quand elles ont mal à l'âme au fond de l'océan, sortent s'échouer sur la plage, vidées de leur vie et de leur angoisse. » (PF, 13), ou encore à « ces rats-là qui retournent dans leur trou pour mourir seuls. » (PF, 14). L'évocation du destin tragique d'un personnage perd son côté sérieux conformément au protocole du récit, surtout lorsqu'elle est confrontée à d'autres références tout aussi tragiques :

Car je vous le redis, au moment où elle s'était mariée, la cousine de mon défunt Malien, ce n'était plus qu'une épave aussi plate qu'une punaise affamée dans la cave vide de Tutsi égorgés de père jusqu'au dernier bébé en plein coeur du Rwanda là-bas où ils savent monter sur les milles collines quand ils deviennent réellement fous et qu'ils sont heureux entre eux dans le chant du sang et dans l'odeur du cadavre.

PF, 164

Cette façon de procéder neutralise le pathos narratif (Halsall, 1988, 187) puisque la pitié à peine suscitée est bloquée par la convocation d'autres faits historiques qui en appellent à la compétence encyclopédique du lecteur. S'il est sollicité de façon explicite, il n'est pas du tout invité à s'apitoyer sur le sort de l'immigré. Cette « altérité de l'intérieur» évoquée supra n'est qu'un artefact qui ne mérite aucun discours compassionnel.

Conclusion

Cette étude nous aura donné à voir, à partir du cas emblématique de Place des Fêtes, que l'identité du sujet narrant, Français d'origine africaine, n'échappe au piège de l'entre-deux. À travers une dialectique du même et de l'autre, on observe que son identité, loin d'être un don intergénérationnel, s'affiche beaucoup plus comme « une identité-résistance » (Eboussi, op.cit., 26). C'est vrai que de prime lecture, son caractère hybride semble frapper le sujet narrant d'inconsistance ontologique. À ce propos, notre narrateur cache à peine son malaise identitaire lorsqu'il affirme :

Je suis Français, même si je ne suis pas vraiment Français, parce ma peau ne colle pas avec mes papiers. [ …] Mais je veux dire que la France c'est mon pays natal, mais ce n'est pas vraiment ma patrie. Je veux dire que je n'ai vraiment pas de Patrie. Les gens croient qu'il suffit de naître quelque part pour avoir une patrie. Mais non ! Une patrie c'est autre chose que la nationalité, une patrie c'est dans le sang.

PF, 22

Cette situation dans laquelle se trouve le narrateur de Place des fêtes est bien symptomatique de la naissance, dans les nouveaux récits d'immigration, d'individus d'un type nouveau. Nés dans la société d'accueil de leurs parents, ils assument une rupture avec leur ascendance sans toutefois se trouver en harmonie avec leur nouvel espace. Les étiquettes telles que « fils d'immigrés », « Français issus de l'immigration », « immigrés de seconde génération » etc. dont ils sont affublés ne contribuent qu'à exacerber leur malaise identitaire, au sens où s'interroge Bourdieu (cité par Aurbakken, op.cit., 34) : « comment peut-on parler d''immigrés' à propos de gens qui n'ont 'émigré' de nulle part et dont on dit par ailleurs qu'ils sont 'de seconde génération' ». Par delà l'espace resserré de la fiction, on voit l'horizon se déblayer sur un monde où les individus seraient caractérisés par un enchevêtrement des identités et des appartenances, donnant ainsi « visibilité à un monde nouveau, hybride, hétérogène, en train de naître, dont plus personne ne peut prétendre avoir la maîtrise. » (Kavwahirehi, op.cit.). Ainsi se poursuivraient et se conforteraient ce que Moudileno (2006, 14) appelle les « instances de « parade » dans les récits », lesquelles correspondent « à une volonté de montrer des dynamiques ouvertes de production d'identité plutôt que de gloser sur des identités figées » (Ibid.). On s'acheminerait probablement vers de nouvelles configurations identitaires induites par une mondialisation à laquelle vient s'ajouter le flux irréversible d'immigrants clandestins vers l'Europe. Ainsi Place des fêtes, en tant que récit de l'immigration, impose de penser autrement le projet d'une communauté européenne à venir. La première hypothèse laisse envisager qu'il s'agira d'une communauté qui, nolens volens, sera peuplée de ce que le philosophe Giorgio Agamben (2002, 99) appelle des « singularités quelconques », lesquelles ont justement ceci de caractéristique que « dans une société [elles] ne peuvent former une societas, car elles ne disposent d'aucune identité à faire valoir, d'aucun lien social à faire reconnaître » (Ibid.). La deuxième hypothèse permet d'imaginer que ces descendants de l'immigration feront valoir une identité assimilable à l'individualisme qui est un humanisme (Singly, 2005). Ils refuseront alors tout enfermement identitaire involontaire dans des catégories figées et, dans un mouvement inverse de balancier, leur « identité ouverte, éclectique […] qui n'est figée ni au cours de la vie, ni au pendant la journée ou la nuit » (op.cit., 15) ne pourra acquérir de la consistance que si elle est légitimée en retour par l'altérité.