Corps de l’article

Introduction

Parler de « métafiction » dans le texte littéraire, c’est évoquer un concept davantage employé dans la critique anglophone, au contraire de la tradition française qui utilise plus communément la notion de « métatextualité » dont Gérard Genette dessine les contours théoriques dans Seuils et plus largement dans Palimpsestes. Si les deux notions sont complémentaires, elles mettent cependant l’accent sur des fonctionnalités différentes de l’objet « texte », précisément le texte de fiction au sens où l’entendent Austin Warren et René Wellek, c'est-à-dire « l’oeuvre construite » qui « impose un ordre, une organisation, une unité à ses matériaux » (1971 : 34).

En 1971, William Gass utilisait le terme « metafiction » pour désigner les récits de fiction d’auteurs comme Jorge Luis Borges, John Barth ou Flann O’Brien. Gass considérait les récits de ces derniers comme de véritables « metafictions » (1971 : 25), là où d’autres parlaient « d’anti-romans ». Janet Paterson en conclue que la métafiction désigne « les romans dont l’objet thématique principal est celui de la production romanesque ou, plus précisément, la fabrication de la fiction aux niveaux de l’énonciation et de l’énoncé » (1993 : 13). On se rend compte à partir de cette définition que le champ couvert par la métafiction est extrêmement vaste[1]. Elle est aux sources même de l’élaboration du texte littéraire et son objet intègre aussi bien ses mécanismes de fonctionnement que ses éléments constitutifs.

Quant à la notion de métatextualité, elle était déjà suggérée par Roland Barthes dans ses travaux sur le « métalangage » qu’on peut également considérer comme une évolution conceptuelle dans sa réflexion puisqu’il est relié aux notions de « littérature-objet » et de « méta-littérature » qu’il interrogeait dans les années 50 (1959 : 106). Mais la métatextualité a été surtout vulgarisée à partir des théories transtextuelles de Genette et constitue l’un des cinq modèles de transtextualité développées dans Palimpsestes. Genette la conçoit comme :

la relation, on dit plus couramment de "commentaire", qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire à la limite, sans le nommer (…) C’est par excellence la relation critique.

1982 : 11[2]

Cette relation critique lie donc un texte à un autre, plus précisément un métatexte (préface, avant-propos, avertissement, note, ouvrage critique, épitexte, etc.) à un texte cible. Genette précise que « le métatexte est non-fictionnel par essence » (Ibid., 554) même si un hypertexte peut faire office de métatexte (pastiche, parodie, charge, etc.).

Nous considérerons ici le métatexte comme le commentaire détaché, le texte non-fictionnel autonome ou décalé, tandis que la métatextualité désignera la relation critique que ce texte non-fictionnel institue à l’intérieur du texte de fiction. Le premier établit un dialogue à distance, in abstentia, le second qualifie un processus interne, in praesentia, il souligne un fonctionnement et induit une pratique avec ses lois spécifiques de génération et d’interrelation.

Notre démarche s’inscrit dans ce dernier croisement où la métatextualité rejoint la métafiction, là où elle n’est plus uniquement considérée comme une unité textuelle autonome et extérieure ou comme une prise de position du texte critique A sur le texte de fiction B, mais plutôt en tant que relation réflexive et/ou critique d’un texte de fiction envers lui-même. Autrement dit, il s’agira d’envisager le roman féminin africain comme un produit de la métafiction et de voir comment il invente et organise son propre fonctionnement, dans le sens indiqué par Wenche Ommundsen :

Metafiction presents its readers with allegories of the fictionnal experience, calling our attention to the functioning of the fictional artefact, its creation and reception, its participation in the meaning-making systems of our culture.

1993 : 12

Dans les romans féminins africains, l’incipit[3] est le siège de la mise en place des éléments métafictifs. Il esquisse explicitement ou implicitement les termes d’une écriture de l’immigration, les enjeux linguistiques de celle-ci et les conditions de son érection en programme romanesque. Cet article examine, d’une part, les constructions métafictives dans les romans de Fatou Diome et d’Aminata Sow Fall, et d’autre part, les réseaux textuels de l’écriture de l’immigration.

1. Inscriptions métafictives et récit de l’immigration dans Kétala

La première phrase du roman Kétala de Fatou Diome laisse le lecteur pour le moins circonspect : « Lorsqu’une personne meurt, nul ne se soucie de la tristesse de ses meubles ! » (K : 9, 10)[4]. Cette phrase, mise en italique et détachée du reste du texte – une sorte d’épigraphe qui ne dit pas son nom – est en fait la phrase liminaire du Prologue, c’est-à-dire un commencement du commencement. Elle annonce en réalité l’ancrage narratif du roman et c’est dans ce jeu des commencements qu’elle confectionne tous les noeuds discursifs autour des sujets de l’immigration et de la mort.

La question centrale ici est : comment « écrire » ou « raconter » l’histoire de Mémoria, l’héroïne bourgeoise du roman qui vient de décéder ? Ancienne danseuse étoile aux goûts raffinés, brillante et ambitieuse élève à Dakar dans sa jeunesse, Mémoria finit par émigrer en France avant de retourner dans son pays natal vers la fin de sa vie. Le récit de sa vie est donc un récit à rebours, formulé après sa mort par des narrateurs pour le moins étranges : les meubles qu’elle possédait ! Ceux-ci ont nom : Porte, Oreiller, TV, Granboubou, Table, Mouchoir, Ordinateur, Brin d’allumette, Masque, Montre, Assiette, Canapé, Collier de perles, Coussin, Marinière, etc. À la mort de leur propriétaire, ces objets décident « tous ensemble, de reconstituer le puzzle de sa vie » durant une « assemblée du souvenir » (K : 24) et cela, six jours avant le « grand Kétala », c'est-à-dire « le partage de son héritage par les humains » (K : 16). Et c’est Masque qui annoncera la couleur : « Au nom du respect de sa mémoire, de notre éternelle fidélité à notre défunte maîtresse et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je déclare ouverte la séance de reconstitution de la vie de Mémoria » (K : 32).

Si la première surprise du roman concerne la nature même de ces personnages-narrateurs atypiques, elle soulève aussi une question : quelle foi accorder aux récits rapportés de la vie de Mémoria par des objets ? Quel est son nouveau statut actanciel post mortem ? Et, en bout de ligne, quelle légitimité du « témoignage » narratif ? Car on peut le supposer, l’enjeu principal du Prologue de Kétala est d’amener le roman à réfléchir sur son propre code communicationnel et ses propres instances narratives, donc de poser les dispositifs de sa métafiction et d’établir les mécanismes de son fonctionnement et de sa réception. Plusieurs allusions réfèrent directement à ce projet :

La foi console, les vivants se détachent, la mort débaptise : on n’est plus Alpha, Moussa, Abdou ou Astou, mais simplement Niiwbi ou Odallolé, c’est-à-dire le corps

K : 10

Le il ou le elle isole, retranche, éloigne. Le tiers soustrait n’est plus concerné par la subjectivité d’un je effrayé qui se protège du vide. Un vide créé par la mort et la désormais impossible interactivité du je avec un tu sans intention. On assiste donc à la levée du corps, entité indéfinie ou plutôt définie par sa préfiguration de notre fin à tous.

K : 10-11[5]

Le temps présent employé dans ces extraits n’est pas fortuit : relié à la nature des verbes employés (débaptiser, retrancher, détacher) et leurs expansions phrastiques, le présent introduit ici un discours assertif qui dévoile des convictions sur la vie et la mort données pour vérités générales. À la limite de la sentence morale, le point de vue émis sur la défunte – et sur tout défunt – ne porte plus sur sa désappartenance au monde, mais sur sa référentialité linguistique, autrement dit sur sa désignation verbale. La métafiction investit à ce niveau la sémantique. Car comment faire en sorte que le récit du souvenir de Mémoria soit fidèle à son vécu ? Existe-t-il un langage approprié pour cela ? Au-delà du cas de Mémoria, la problématique du dire juste envahit l’ensemble du roman pour poser la question de la dénomination comme un enjeu métafictif avant d’être un travail narratif. Au fil des pages, de nombreuses références liées au rythme, à la précision, au mot ou à la composition finissent par former une véritable axiologie de la dénomination pour souligner à la fois son acuité et sa fragilité dans un texte.

Dans Kétala, il est en effet question de « clarté nominative » (K : 33), de « vitesse de la narration » (K : 40) et de « virages verbaux » (K : 83), mais aussi de ces sublimes moments où « le verbe est créateur » (K : 41). Il faut prêter attention à la « diligence du verbe » (K : 97) de sorte que le récit de la vie de Mémoria ne devienne pas une « longue argumentation sociologique » (K : 78). Mieux, « il ne faut pas confondre signifiant et signifié. Un mot n’a pas forcément le genre de la réalité qu’il désigne » (K : 33), et de manière plus prosaïque, on a cette remarque : « La plume danse avec ce qui vient, avec ce qui va. Pour peindre une vie, il faut toutes les couleurs de la nuit » (K : 12). Alors « écrire » et réfléchir métafictionnellement sur l’écriture ne sont plus un simple alignement de signes, mais c’est faire du « mot-motage », un néologisme que Fatou Diome définit ainsi :

une façon de donner du relief aux mots, ou plutôt au mot-motage. La parole n’est pas une course de vitesse mais une randonnée à travers des vallées, des pics, des pentes et des pistes sinueuses (…) Le mot-motage, c’est ainsi, un pas en appelle un autre jusqu’au point culminant de l’idée (…)

Mot-moter, c’est écrire ou parler, mais c’est surtout écrire : c’est tailler, raboter, enfiler des mots, les faire coulisser sur le fil conducteur de la pensée.

K : 117-118

Comme on le voit à travers ces exemples, Kétala pense son propre déroulement diégétique, son propre langage, son propre débit et sa signification interne, et ce, au moment même où le roman est en train de s’écrire : Kétala fait sa métafiction. Ce faisant, il semble mettre au jour un rapport obsessif de Fatou Diome pour la bonne formule narrative car le roman, pour l’auteure, n’est pas seulement l’imagination d’une histoire, mais aussi et surtout sa transcription écrite et les médiateurs de sa production : c’est tout le programme du mot-motage. Pour contourner cet écueil, un des procédés que Diome met en avant est la dépronominalisation. Disqualifiant les instances narratives classiques – « le il ou le elle isole, retranche, éloigne » –, l’auteure s’interroge aussi sur la pertinence diégétique du je et du tu jugés parfois « sans intention ». Entre dénomination hypothétique et dépronominalisation assumée, le Prologue de Kétala assume les fonctions de préliminaires narratifs et la solution, pour faire de la vie d’une décédée un roman, se trouve dans l’adoption de la prosopopée narrative : prêter le pouvoir de parole à des meubles, vêtements, parures et autres ustensiles de cuisine, semble être la voie/x royale pour raconter « toute une vie en un soir » (K : 11). Et cette vie est en lien étroit avec une difficile expérience de l’immigration.

En effet, Mémoria décide d’émigrer en France avec son mari Makhou pour redonner une chance à une vie conjugale en crise. Son mariage a été fastueusement arrangé et célébré par leurs fortunés parents, mais Mémoria découvre avec consternation qu’elle a épousé un homosexuel incapable de consommer son mariage, mais qui se cache derrière son nouveau statut pour échapper à la stigmatisation sociale. Le motif de l’immigration de Mémoria se distingue donc des motifs habituels rencontrés dans la plupart des textes francophones ou de l’actualité médiatique : guerre civile, exil forcé, précarité sociale, réfugié politique, réfugié économique, etc. Devenu objet de la narration, le sujet de l’immigration a dans notre roman un ancrage sentimental. Il n’encode pas les poncifs récurrents du conflit armé, de la géostratégie internationale ou de l’exploitation économique : il se réalise dans une intimité retrouvée du couple, dans la quête du plaisir conjugal et dans le projet d’une famille harmonieuse. Mémoria et Makhou l’espèrent : leur amour revivrait en plein Paris :

aux bords des Champs-Élysées, du Jardin du Luxembourg, des rives de la Seine où nul vent n’oserait disperser les pétales de rose qui tomberaient de leurs lèvres lorsque Makhou, regrettant le temps perdu, lui murmurerait des je t’aime pathétiques en l’étouffant de baisers.

K : 129

Mais cet espoir de relance de leur vie conjugale ne se concrétisera pas. Makhou ne se découvre réellement aucun penchant pour la gente féminine et Mémoria réalise alors jusqu’à quel point le mariage, ce sacrementum religieux si contraignant dans une société conservatrice et musulmane, peut aussi être un piège infernal pour l’individu. Elle réalise aussi que vivre à Paris exige de composer avec la solitude et « l’étrangeté » des immigrants. Entre réprobations parentales, rejet social, accueil inhospitalier à Paris et tendance dépressive, le couple va au-devant d’obstacles insurmontables qui finiront par avoir raison de lui.

La mise en scène du sujet de l’immigration devient donc le prétexte d’une réflexion sur les conditions d’accomplissement de l’amour, le prix de l’attachement à l’Autre, les mystères de l’affection humaine et les exigences de la fidélité. Cette réflexion structure aussi d’autres développements du roman : la relation « intime » qui unit les objets-narrateurs à leur propriétaire Mémoria, la fascination que l’héroïne exerce sur sa professeure de danse à Dakar, les rapports d’amour-haine entre un soldat gambien homosexuel et son père officier scandalisé. En rattachant de tels sujets à l’écriture de l’immigration, Kétala reste le seul roman de Fatou Diome – à la différence par exemple du Ventre de l’Atlantique, de Inassouvies nos vies ou de Celles qui attendent – qui lui donne résolument une résonnance autre, une inscription textuelle différente et une portée métafictive nouvelle.

Ces exemples sur Kétala servent à ramener l’intérêt méthodologique sur la construction et la signifiance romanesques[6], et singulièrement sur la mise en place des dispositifs de la métafiction dans les déroulements romanesques. Ces mêmes dispositifs structurent aussi l’organisation des romans d’Aminata Sow Fall autour du sujet de l’immigration.

2. Réseaux métafictifs de l’immigration dans Douceurs du bercail

Dans Douceurs du bercail, une question centrale traverse la narration : quelles relations sémiques et sémantiques entre une mission professionnelle en France, une détention dans un « cachot » et le rêve d’un pays virtuel nommé Naatangué ? Le roman d’Aminata Sow Fall s’ouvre sur le voyage « de nuit » (DB : 6) qui conduit l’héroïne, Asta Diop, de Dakar à Paris, pour participer à une conférence sur « l’Ordre Économique Mondial » (DB : 16). Mais derrière ce prétexte du voyage, rejaillissent tous les « sujets » actuels de l’immigration en France : hostilité policière, récupération politique, arrestations préventives et rapatriement des immigrants jugés « illégaux ». Les premières phrases du roman sous-tendent ces sujets, les prédisposent en programme diégétique et en dévoilent le ton polémique. Bref, comme dans le roman de Fatou Diome, les premières phrases du roman de Sow Fall tissent un réseau métafictif en annonçant les contenus et les déroulements narratifs à venir :

Elle [Asta] sait qu’Anne l’attend à la sortie des passagers. Elle sait aussi que ses filles – Maram et Sira – la rejoindront en début de soirée chez Anne, après qu’elle aura pris un bain chaud et profité d’un sommeil réparateur. Dans quelques minutes, pense-t-elle, Anne s’empressera de lui arracher le chariot à bagages en se moquant de sa propension à s’échiner à chaque voyage sous le poids des colis. Puis toutes les deux, après la joie des retrouvailles, se plaindront encore une fois de la Compagnie (…). La Compagnie ! Pire qu’un train omnibus… Ils font ce qu’ils veulent… Le fric c’est eux qui l’ont… Et qui décident… Presque normal… (…) Est-ce qu’ils nous respectent même… partout pareil… Ils donnent l’argent et imposent leurs volontés… quand il y a échec c’est nous qui payons toujours… Nous ne faisons même plus semblant de protester… À leurs yeux, nous ne sommes plus rien… Nous n’existons plus… Faut dire que nous ne faisons rien pour exister… Y a de notre faute…

DB : 6-7

L’emploi des temps du futur – « la rejoindront », « se plaindront », « s’empressera », « aura pris » – couplé au monologue intérieur de l’héroïne Asta diffère l’entrée réelle dans l’action romanesque. Futur et monologue supposent des scénarios d’accueil possibles, devancent les retrouvailles chaleureuses de deux amies de longue date et basculent le lecteur dans leurs discussions intimes. Mais futur et monologue suggèrent des sujets plus sérieux, esquissés et dispersés dans une multitude de points de suspension et ayant trait à l’existence, à la domination et aux « vexations » (DB : 7) ressenties par les immigrants. Tout au long du roman, il sera en effet question de voyageurs arrêtés, de « délits de faciès », de « clandestins » à rapatrier, de « retour volontaire » au pays, de la question de « rester ou non au pays », etc.

Les débuts de Douceurs du bercail inscrivent donc sans ambiguïté la question de l’immigration comme fil conducteur de l’oeuvre et comme discours dominant dans la société du roman. Mais son introduction liminaire (l’incipit du roman) et son inscription graphique (les points de suspension) lui confèrent une dimension métafictive qui oriente la lecture de l’oeuvre : il s’agit de donner aux futures scènes romanesques sur la vie des immigrants un caractère polémique et controversé. Les points de suspension, par leur fréquence et leur disposition (cf. les dix premières pages du roman), concourent à cette énonciation polémique qui traversera le roman de bout en bout. Les points de suspension ne signifient ni une difficulté locutoire ni un jeu d’énigmes absconses ni un dialogue de sourds : ils sont les prémisses typographiques d’un programme narratif : « À leurs yeux, nous ne sommes plus rien… Faut dire que nous ne faisons rien pour exister… Y a de notre faute… » (DB : 7). Les points de suspension encadrent les articulations fondamentales du roman, soulignent la nature des sujets qui seront débattus, prédisent l’équivocité de ces derniers et annoncent une réflexion sur l’avenir des pays de départ des immigrants. Matériaux préliminaires des contenus et des accents narratifs, les points de suspension structurent une métafiction de l’immigration qui mettra en relation le voyage compliqué d’Asta en France, sa détention avec d’autres immigrés africains dans un « cachot » insalubre d’un aéroport parisien et leur projet commun de revenir vivre, travailler et reconstruire une nouvelle Afrique renommée Naatangué. Tous les développements à venir dans Douceurs du bercail s’encodent dès l’entame du roman dans ces « sens » de la ponctuation.

Le caractère polémique, critique et controversé du sujet de l’immigration se perçoit dans toutes les composantes narratives, descriptives et dialogales du roman. Dans les dialogues en particulier, comme le montre cet extrait de l’échange entre Asta et des immigrants africains rencontrés dans l’aéroport parisien :

- Vous étiez venus pour travailler ?...

- Nous, on venait chercher des marchandises. Pourtant on a les papiers qu’il faut. Carte d’import-export, chèques de voyages…

- Nous, c’était seulement une escale pour aller à Rome…

- Moi, je travaille en Belgique. La seule chose qui me fait mal c’est que je risque de perdre mon boulot.

- Mais alors, qu’allez-vous faire maintenant ?

- Ce que nous allons faire ? Revenir ! C’est Clair. Revenir.

- Moi, avait dit Asta, je ne voyage que pour des raisons professionnelles.

S’ils m’expulsaient, je ne reviendrais plus.

Ses interlocuteurs ricanaient et exprimaient leur ferme détermination. « Nous reviendrons » ! Et sans récriminations, au grand étonnement d’Asta.

- Nous recommencerons !

- Et tout l’argent que vous perdez en billets d’avion ? Il aurait pu servir à monter quelque chose au pays…

Rires.

- Monter quoi ? Y a plus rien au pays, on ne peut rien y faire.

- Mais l’argent que vous perdez…

- C’est comme à la loterie. Qui ne risque rien n’a rien… Et y a plus rien au pays, je te dis !

- Rien, vraiment ?

- Rien du tout !

- Et nous qui y vivons, on n’est rien du tout ? Ça alors !

DB : 8-9

L’enjeu de ce dialogue, qui va se répéter et s’étendre à plusieurs reprises dans le roman en incorporant d’autres sujets (DB : 10-14, 16-18, 23-26, 45-53, 70-72, 78-79, 89-95, 102-105, 127-128, 173-175), ramène l’intérêt du débat sur l’immigration des Africains non pas sur les pays d’arrivée – comme c’est le cas de nos jours avec les milliers d’immigrants qui frappent aux portes de l’Europe – mais sur les pays d’origine. Ces pays, gouvernés par des régimes politiques ou militaires corrompus et violents, sont vidés de leurs ressources naturelles et minières par des nébuleuses multinationales et accablés quotidiennement par un afropessimisme médiatique qui ne les appréhende que sous le prisme du besoin, de la maladie et de la misère.

Les dialogues dans Douceurs du bercail produisent un contre-discours à cette perception négative en soutenant une véritable idéologie du retour[7]. Asta et ses compagnons d’infortune détenus dans le « cachot » de l’aéroport parisien réalisent qu’il est possible de vivre dignement en Afrique, discutent des conditions d’un retour définitif, brandissent les valeurs de travail et d’harmonie, et voient dans le projet Naatangué l’image d’une Afrique construite, habitée et protégée par ses filles et ses fils. Naatangué, c’est « la paix et le bien-être retrouvés » (DB : 209) mais surtout l’appel à une égale dignité des peuples et d’une mondialisation inévitable mais équitable. La narration et les dialogues de Douceurs du bercail énoncent donc les « possibles » de la construction nationale en Afrique même, sur les lieux de l’origine, à la différence de la réinvention esthnoscapique théorisée par Appadurai qui se réalise plutôt dans un ailleurs transnational[8].

Comme on peut le voir à travers ces analyses des romans de Fatou Diome et d’Aminata Sow Fall, l’écriture de l’immigration se génère dans la métafiction avant de produire des sens spécifiques dans les suites romanesques. Cette orientation lui permet aussi de déplacer l’actualité et le sérieux des sujets abordés vers un tout autre registre : le mode du risible.

Dans Kétala, on se rappelle que les étranges narrateurs sont des meubles, vêtements, parures et autres ustensiles de cuisine. Cette prosopopée narrative est aussi une instance qui détourne l’événement de la mort de Mémoria dans une longue narration chargée d’humour. La prosopopée narrative ne prend en effet possession de l’oeuvre que dans un déferlement ludique, car qu’est-ce qui peut bien unir dans ce roman un Mouchoir qui crie, Senghor le poète de la Négritude, une montre qui rit et Mozart ? En plaçant le jeu avec les mots et avec les références connues au centre de la création verbale, la prosopopée narrative draine un intertexte savant et artistique dans lequel sont tournés en dérision Lucy[9], Yves Coppens (le célèbre paléontologue français), Darwin, Michel-Ange, La Fontaine, Maurice Béjart et même Germaine Acogny. Le Collier de perles remarque :

Ça n’a rien d’exceptionnel une petite fille africaine qui danse bien. C’est ça : le rythme dans le sang, le sens du rythme, et patati-patata… Les gènes de Mozart viennent peut-être de Ouagadougou ?  Des « sornettes » qui visent à « garder à Monsieur Banania son sourire Félix Potin.

K : 42

Quelquefois, c’est une scène cocasse qui amuse le lecteur :

En fin de matinée, un homme encore jeune passa dans l’appartement. Alerte, il épousseta quelques objets, caressa certains bibelots, puis, soudain, furieux, décocha un coup de pied à la table, boxa le fauteuil et ressortit sans le moindre mot. (…)

- Non, mais oh ! cria Table. Vous avez vu comment il nous a traités celui-là ? Il se croit dans un dépôt d’Emmaüs ou quoi ?

K : 17

Plus fréquents encore, ce sont des mots d’esprit, tournures verbales ou saillies humoristiques qui déclenchent « l’hilarité générale » (K : 38) dans une maison toujours animée « d’hilarantes causeries » (K : 62) et où « l’on s’esclaffait de plus belle » (K : 95) sur toutes sortes de sujets. On évoque avec humour la perception du Marinière, élégante robe africaine, vu en France comme « une tenue de carnaval » (K : 45). En France toujours, demander à un voyageur sénégalais qui arrive à Paris d’avancer sa montre de deux heures peut susciter l’émoi : « Je trouvai ça insensé car, d’après l’OMS, l’espérance de vie des Français est déjà bien supérieure à celle des Sénégalais » (K : 135). On plaisante aussi sur la fausse idée de voir en Mémoria « une Bénédictine en minijupe ! » (K : 77). Et on rit de la confusion sémantique liée à l’évocation de Marcel Proust :

- Je crois le savoir, intervint Montre, c’était sa madeleine de Proust.

- Madeleine de quoi ? fit l’assistance.

- Sa madeleine de Proust, martela Montre.

- D’où sort-elle, celle-là ? grogna Canapé, je ne connais personne de ce nom dans l’entourage de Mémoria. Jamais entendu non plus une ville ou un village appelé Proust.

K : 82

Parfois, c’est un quiproquo terminologique sur le ton de l’humour qui embrouille le lecteur pendant un dialogue de sourds entre la montre et une sculpture :

- Cataplasme ? C’est toi qui as besoin d’un cataplasme sur ta tête déréglée avant de nous envoyer au catafalque avec ta catatonie !

- Mais non, pas cataplasme ! Le fait de parler de « pieds de lit », les humains appellent ça une catachrèse !

K : 124

L’humour devient ici un des aspects de la narration de Kétala, jouant sur les sonorités, superposant les substantifs rares, déroutant même le destinataire, comme pour marquer une « inflexion »[10] particulière du phonème.

On retrouve cette performance de l’humour au coeur de Douceurs du bercail d’Aminata Sow Fall. C’est par son biais que sont réécrits les normes et les discours sociaux tels que les gestes de bienséance et les pratiques cérémonielles. Après son arrestation à l’aéroport de Paris et sa conduite au « cachot » où sont regroupés les Africains avant leur rapatriement chez eux, Codé se présente à ses codétenus par la formule rituelle : « Avez-vous la paix ? ». Question qui déclenche l’ire de Dianor, un des occupants du « cachot » :

Ah oui Codé ! Nous avons la paix, et comment ! La paix en pagaille. Regarde : partout la paix, les enfants en paix ; moi, ma culotte et ma chemise fermentées, en paix ! Hein Codé, paix, paix, paix.

DB : 91

La discussion vire ensuite sur la question des cérémonies de célébration religieuse (retour du pèlerinage à la Mecque, funérailles) ou profane (mariages, baptêmes). Yakham trouve étrange :

[qu’] on fête tout au pays. Vous des lagunes, des forêts, des déserts, du beurre de karité et des dattes, c’est peut-être pas encore comme ça chez vous, j’en sais rien ! Nous, au pays, on fête tout. Plus y a la misère, plus on festoie…

- Chez nous aussi, lance un Malien, c’est comme ça hein ! Mariages, funérailles… Funérailles surtout parce que les défunts chez nous, ils veulent être honorés ; ils veulent pas de banalité pour leur intronisation dans l’autre monde. Tant pis si y a crise pour nous autres. Eux ils connaissent pas la crise, du moins dès qu’ils passent de l’autre côté… Ils n’ont pas pitié.

DB : 91-92

Des voix anonymes s’invitent dans le réquisitoire du locuteur, qui pour faire remarquer que « des fois on organise deux baptêmes ou trois pour le même bébé » (Ibid.), qui pour rapporter qu’on « fête même l’échec des gosses à l’examen ! » (DB : 93). Et le débat s’allonge ainsi, opposant les « pour » et les « contre » des cérémonies traditionnelles, de la gestion gouvernementale, des accords de coopération économique, des politiques d’immigration et du retour au pays.

Ces points de vue exprimés dans les dialogues émergent progressivement comme les pivots énonciatifs et narratifs du roman. Continuellement discutés, ils sont reliés, explicités, illustrés, métaphorisés, laissés en suspens ou repris quelques chapitres plus loin, et à chaque fois dans une ambiance ludique. Toutes les composantes du texte sont sollicitées y compris le paratexte (notes en bas de pages insérés dans le roman) qui explique les interjections et les proverbes en wolof et instaure l’humour comme mode de transgression des discours sociaux établis et des pratiques communautaires normalisées.

Conclusion

De l’analyse de Kétala et de Douceurs du bercail, il ressort que la métafiction et ses contenus narratifs donnent à lire autrement l’écriture de l’immigration dans le roman féminin africain. Si les sujets évoqués dans les romans touchent les destins difficiles de migrants africains, ils se réalisent aussi dans une énonciation ludique, comme pour signifier que le roman féminin africain est d’abord une oeuvre littéraire qui travaille simultanément des formes, des sens et des langages. Ce faisant, il disqualifie une certaine « critique essentialiste » qui continue de plomber son étude.

Cette « critique essentialiste », faussement revêtue des dehors d’une « étude thématique » ou « sociologique » ou « anthropologique », a longtemps ignoré la qualité esthétique des textes africains en général, et féminins en particulier. Elle a en effet – et à tort – souvent reconnu dans les signifiants des extraits cités plus haut les poncifs médiatisés d’une certaine image péjorative et pessimiste de l’Afrique qui s’anime et se réanime dans la masse informe des foules, dans la fatalité de l’existence et le merveilleux ambiant, ou dans l’omniprésence de l’échec et de la mort, ou encore dans un temps immémorial qui se répète « au rythme des saisons »[11]. On se rappelle que, placidement, Tempels ambitionnait de percer le mystère de la « Loi structurale » des sociétés africaines et spécifiait un « caractère Bantou » déterminé par une « philosophie particulière » (1945 : 10-15). Marcel Griaule soumettait toute compréhension du monde Dogon à une « cosmogonie capitale » (1938 : 28). L’Abbé Boilat était de son côté divinement occupé par l’étude des « traits de physionomie des Wolofs » (1954 : 324) pendant que Pierre Loti peignait les moeurs d’une « bizarre population nègre » (1881 : 46).

Il faut fortement nuancer voire carrément remettre en question tous ces propos, car ils ont toutes les caractéristiques d’une critique du reflet. Critique séduite – et vaincue – par ce que Barthes nomme l’» effet de réel »[12], elle oublie ou feint d’oublier que les agrégats de la métafiction comme les langages humoristiques forment à la fois le modus operandi, la matière diégétique et l’économie du texte féminin africain. Cette critique du reflet n’admet pas – ou très peu – la liberté figurative du texte qui, dans sa réalisation même, réfléchit sur sa propre pratique tout en se faisant oeuvre de fiction. C’est dans ce processus qu’il atteint sa véritable portée métafictive car il peut, à loisir, s’autoriser à redéfinir, décaler, déformer, rire ou faire du mot-motage avec son sujet et sa matière d’écriture.

La métafiction ironique et les autres performances scripturales qui distinguent de plus en plus les textes africains modernes invitent à un réajustement permanent et vigilant des différents champs critiques[13] qui les abordent aujourd’hui. Je pense avec Adama Coulibaly (2015) que les romanciers africains d’aujourd’hui introduisent de nouvelles reconfigurations discursives et esthétiques qui ont un impact sur les études francophones. L’énonciation métafictive et ludique qui donne un autre sens à Kétala et à Douceurs du bercail tient de cette nouveauté et semble d’abord se jouer de tout discours établi, qu’il soit social ou critique. Elle n’invite pas à une gaieté candide, ne milite pas pour l’oubli momentané et n’a point l’ambition de substituer un faux absolu à un vrai absolu. Cette nouvelle écriture métafictive, audacieuse, créatrice et décomplexée fait la force et l’avenir de la littérature féminine africaine actuelle, et les oeuvres de Fatou Diome, d’Aminata Sow Fall et d’autres écrivaines du continent[14] invitent au dépassement, à la nuance et à la mesure. Elles participent de celles dont parle Jacques Rancière, « qui [font] voir la réalité présente comme non nécessaire et une autre réalité comme possible » (2001 : 65-66).