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Introduction

D’abord associée à Marguerite Duras à cause de l’indétermination de ses personnages et la brièveté de ses textes, qui évacuent presque entièrement l’Acadie (Boudreau, 2013), l’oeuvre de France Daigle amorce un « tournant spatio-référentiel » (Doyon-Gosselin, 2013, p. 65) lorsque paraissent La vraie vie (1993) et 1953, chronique d’une naissance annoncée (1995). Ce tournant, à partir duquel « [l]a fiction prend son appui dans une certaine réalité spatiale » (Doyon-Gosselin, 2013, p. 70), atteint son paroxysme avec Petites difficultés d’existence (2002). Troisième tome d’une tétralogie centrée sur Moncton et ses habitants, ce roman est entièrement dédié à la transformation de la ville en capitale culturelle. Daigle se fait ainsi l’héritière de Gérald Leblanc, dont l’oeuvre a fait en sorte que la ville de Moncton est « aujourd’hui reconnue comme un des centres de production culturelle les plus importants de l’Acadie, en particulier dans le domaine de la littérature » (Boudreau, 2007, p. 34). Le seul roman de ce poète, un récit autofictif intitulé Moncton mantra (1997), a même pour sujet la naissance de la littérature acadienne à Moncton au cours des années 1970.

Le rapprochement entre les deux auteurs acadiens a déjà été établi par plusieurs chercheurs. Raoul Boudreau considère le changement de cap dans l’oeuvre de Daigle comme « tout à fait parallèle à la construction symbolique de Moncton entreprise par Leblanc » (2007, p. 50). Tandis que Clint Bruce voit en Daigle une partisane de Leblanc (2005, p. 218), Marie-Linda Lord avance qu’« “[é]crire Moncton” et construire un espace urbain se rejoignent significativement dans les romans Moncton mantra de Gérald Leblanc et Pas pire et Petites difficultés d’existence de France Daigle, tous publiés depuis 1997 » (2006, p. 76). Or, aucun chercheur n’a tenté d’approfondir les parallèles entre Moncton mantra et Petites difficultés d’existence quant à la mise en récit de Moncton.

Pourtant, dans ce roman, Daigle prend explicitement le relais du projet littéraire de Leblanc en adoptant les mêmes stratégies d’écriture que lui pour contribuer à la transformation de Moncton en capitale littéraire. Confrontés à l’exiguïté de Moncton, les deux auteurs insistent sur son caractère urbain. Ils présentent la ville comme un espace ouvert sur le monde et doté d’un véritable pouvoir d’attraction. Le portrait qu’ils en brossent accorde une place prépondérante à l’art et à la culture, qui deviennent des éléments définitoires de Moncton. Enfin, Daigle profite du travail accompli par Leblanc pour s’écarter de la réalité et exagérer certaines caractéristiques de la ville, dont la place accordée au français dans l’espace public. Avant d’examiner en profondeur chacune de ces stratégies d’écriture, il importe de commencer par établir le rôle et le fonctionnement des capitales littéraires.

La nécessité d’une capitale littéraire

La majorité des artistes, écrit Marie-Claire Kerbrat, « ont besoin de la ville » (1995, p. 46). D’abord parce que c’est « en ville qu’un artiste peut rencontrer les commanditaires, les protecteurs, les amateurs d’art susceptibles de le faire vivre » (1995, p. 46)[1]. Ensuite parce que, « avant d’être en mesure de vendre ses oeuvres, l’artiste doit avoir appris son métier et inventé son propre style » et c’est en ville – grâce à ses universités, ses musées, ses salles de spectacle, ses librairies – qu’il trouve généralement les maîtres et les modèles nécessaires (1995, p. 46). Étant donné le rôle de la ville à l’égard de l’art, il est tout naturel que les ensembles artistiques, comme les espaces littéraires, s’organisent en fonction de centres urbains.

Les villes qui servent de centre à une littérature donnée sont surnommées capitales « littéraires » (Casanova, [1999] 2008, p. 348) ou « culturelles » (Boudreau, 2007). Elles reposent sur une importante concentration de ressources institutionnelles et de ressources symboliques. D’une part, elles regroupent plusieurs lieux voués au développement de la littérature (et plus généralement, des arts), comme des maisons d’édition, des compagnies théâtrales et des associations d’artistes. D’autre part, elles font l’objet d’un grand nombre de représentations littéraires (ou artistiques), ce qui leur confère une certaine existence dans l’imaginaire collectif.

C’est cette existence qui permet aux villes d’acquérir la réputation d’être des capitales littéraires, comme l’explique Pascale Casanova en prenant l’exemple de Paris, métropole maintes fois représentée dans la littérature :

On peut comprendre l’extraordinaire répétition de ce discours hyperbolique sur Paris comme l’accumulation longue mais certaine du patrimoine littéraire et intellectuel propre à la ville, puisque la particularité de cette « ressource » symbolique, c’est qu’elle s’accroît et n’existe que lorsqu’elle est proclamée telle, lorsque les croyants se font nombreux, et que cette « récitation », à force d’être répétée comme une évidence, devient, en quelque sorte, une réalité.

[1999] 2008, p. 50-51

L’envergure d’une capitale littéraire se mesure aux effets (réels) que ses représentations (fictives) engendrent. La présence de la littérature dans l’espace public (grâce aux toponymes et aux monuments qui lui sont consacrés[2]) ; l’importance du tourisme littéraire, où les voyageurs explorent les lieux de la fiction ; et l’« afflux d’artistes étrangers, réfugiés politiques ou d’artistes isolés qui viennent [y] faire leurs “classes” » (Casanova, [1999] 2008, p. 56), sont autant de signes qu’une ville est devenue – ou est en voie de devenir – une capitale littéraire.

Pour les littératures minoritaires, l’édification d’une capitale littéraire locale constitue une étape essentielle du processus d’autonomisation et d’institutionnalisation (Boudreau, 2007, p. 36). Elle permet à une littérature de se soustraire (partiellement) du pouvoir d’attraction que le centre exerce sur la périphérie en proposant une autre option à ses artistes. Dorénavant, ceux-ci pourront demeurer sur place et bénéficier d’infrastructures locales pour produire leur art au lieu de s’exiler. Par ailleurs, la création d’une capitale littéraire permet à un espace littéraire d’affirmer son existence et d’accroître sa visibilité (Boudreau, 2007, p. 36).

C’est ainsi que s’est constituée toute une série de capitales littéraires locales – qui exercent leur pouvoir au sein d’espaces littéraires nationaux, régionaux ou linguistiques – comme Barcelone ou Dublin (Casanova, [1999] 2008, p. 48-49). En général, ces villes possèdent d’emblée certaines des qualités associées aux capitales littéraires d’envergure internationale, comme Paris ou New York : libéralisme politique, intellectualité, cosmopolitisme, modernité, tolérance à la vie d’artiste et concentration de ressources littéraires (Casanova, [1999] 2008, p. 47-61 et 348-351). Ces qualités facilitent leur transformation en capitale littéraire.

Or ce n’est pas le cas des villes à la disposition de la littérature acadienne, qui cherche à s’autonomiser de Montréal – centre de la production culturelle francophone du Québec comme de l’Amérique du Nord (Halen, 2003, p. 32) – et de Paris[3]. Au contraire, elles présentent d’énormes carences. Pour Pierre Nepveu, la majorité des villes nord-américaines souffrent du « complexe de Kalamazoo » : « leur caractère improvisé et composite ne traduit aucunement une originalité bariolée et créative, mais plutôt une précarité générale de la culture et de l’habitation de l’espace dans le Nouveau Monde » (1998, p. 266). Ce complexe toucherait tout particulièrement Moncton, que Nepveu décrit comme « le nulle part de l’Acadie, le non-berceau, l’antimythe que seul peut-être son statut de petite ville du Nouveau Monde [pourrait] faire apparaître dans sa totale absence de splendeur » (p. 281)[4]. C’est sans mentionner la forte proportion d’anglophones, qui confine les Acadiens à un statut de minoritaire.

Une ville de papier

Comment faire, alors, pour s’approprier une ville comme Moncton et lui conférer le prestige nécessaire à son édification en capitale de la littérature acadienne ? Gérald Leblanc et France Daigle cherchent d’abord à accroître son capital institutionnel. En 1980, l’Association des écrivains acadiens[5], qui compte Leblanc et Daigle parmi ses directeurs (Morency, 2007, p. 104), lance deux initiatives consolidant le rôle institutionnel de Moncton sur la scène littéraire de l’Acadie. Elle met sur pied une première revue de création acadienne, éloizes, de même qu’une maison d’édition, Perce-Neige (Lonergan, 2010, p. 17), pour laquelle Leblanc assumera les fonctions de directeur littéraire de 1997 à 2005 (Roy, 2007, p. 197)[6]. Leblanc et Daigle procèdent ensuite sur le plan du capital symbolique à la manière de Joyce qui, avec Dubliners et Ulysses, tente « d’ennoblir par la description littéraire […] la capitale irlandaise et de lui donner par là même le prestige qui lui manquait » (Casanova, [1999] 2008, p. 350). Car comme le fait remarquer Boudreau : « Comment suggérer que Moncton peut faire une place à la littérature, sinon en lui faisant une place dans la littérature ? » (2007, p. 39).

C’est surtout par l’écriture que Leblanc et Daigle chercheront à conférer à leur lieu de résidence l’étoffe d’une capitale littéraire. La construction imaginaire de la ville entreprise par ces deux écrivains est un projet de longue haleine. Chez Leblanc, connu comme le poète de Moncton par excellence, c’est près de l’ensemble de son oeuvre qui est dédié à la ville. Quant à France Daigle, tous les romans qu’elle a fait paraître depuis 1995 accordent une place prépondérante à Moncton[7], même lorsqu’ils se déroulent ailleurs comme Un fin passage (2001). Mais c’est dans Moncton mantra et dans Petites difficultés d’existence, romans parus à cinq ans d’intervalle, que les deux auteurs décrivent la ville avec le plus de minutie.

En partant, Leblanc et Daigle ont le défi tout particulier de devoir convaincre leur lecteur que Moncton mérite bien le titre de « ville » malgré sa taille en comparaison aux capitales littéraires bien établies. C’est pourquoi la carte de Moncton qu’ils proposent comporte de nombreux lieux habituellement associés à un style de vie urbain : cafés, librairies, bars, lofts, centre culturel et université sont fréquentés de manière assidue par les personnages. Pour réduire l’écart entre la ville fictive et la ville matérielle – et donc, pour faire croire en leur version de Moncton – ces endroits sont nommés et situés avec précision. Ainsi, comme le remarquent Benoit Doyon-Gosselin et Jean Morency à propos du roman de France Daigle, le lecteur pourrait être tenté de « suivre à la trace les déplacements des protagonistes imaginaires » (2004, p. 79), et ce, bien que certains des endroits mentionnés, comme les lofts, soient tout à fait fictifs.

Dans le roman de Leblanc, que Moncton soit un véritable centre urbain ne fait aucun doute pour Alain Gautreau, narrateur et double fictif de l’auteur. En témoigne la fréquence avec laquelle sont employés les mots « ville » et « rue » ainsi que les toponymes dans Moncton mantra[8] : « j’aime bien vivre seul sur la rue Dufferin de la ville de Moncton » (Leblanc, 1997, p. 90, je souligne[9]). Lorsque des amis qui préfèrent la municipalité de Caraquet, située en région, lui demandent « Pourquoi Moncton ? », il répond : « Dans un premier temps, les amis. C’est aussi une ville. » (MM, p. 135, je souligne) Pour Gautreau, l’urbanité donne à Moncton une longueur d’avance sur Caraquet, autre capitale culturelle envisagée pour l’Acadie dans le roman, comme dans la réalité[10].

La ruralité de l’urbanité[11]

Malgré les efforts de Daigle et de Leblanc pour urbaniser Moncton, la ville, à plusieurs moments dans les deux romans, ressemble davantage à une communauté rurale dont les habitants sont unis étroitement qu’à un véritable centre urbain. L’incipit de Moncton mantra présente la ville comme un espace composite, qui oscille entre urbanité et ruralité même pour ce qui est des odeurs : « La senteur du marais se mélange à l’odeur de l’asphalte chaud devant l’aréna Jean-Louis Lévesque » (MM, p. 11). Les déplacements de Gautreau confirment cette impression tout au long du roman. Peu importe le bar ou le café qu’il adopte pour la soirée, il est certain d’y croiser des connaissances, comme Roland Hébert au Kacho (MM, p. 89 et 91) ou Robert Landry à la Cave à Pape (MM, p. 125).

L’exiguïté de Moncton est telle que même les possibilités de sorties sont restreintes : dans Petites difficultés d’existence, Terry et Carmen, les protagonistes, déduisent avec raison que leur ami Zed passe la soirée aux lofts qu’il est en train de rénover puisqu’il n’est ni chez lui ni à l’Osmose, le bar universitaire (Daigle, 2002 : 171[12]). Difficile, en somme, de passer inaperçu à Moncton où tout le monde connaît les habitudes de chacun, contrairement à Montréal où Gautreau découvre le plaisir de se « frayer un passage dans une foule anonyme » (MM, p. 113). Jean Morency voit juste lorsqu’il décrit la ville chez Leblanc en ces termes :

Moncton ne se limite plus à un espace urbain désincarné, devenant plutôt une réalité palpable, concrète, immédiate, un chapelet de lieux familiers, de mantras, qui en arrivent à tisser, à l’intérieur même de la trame formée par la ville, la toile d’un grand village.

2007, p. 98

L’affirmation vaut tout autant pour Petites difficultés d’existence : les personnages sont liés par un sentiment de communauté habituellement associé plus au village qu’à la ville.

Ce sentiment découle de la réappropriation de l’espace urbain effectuée par le biais du vieil immeuble que Zed entreprend de transformer en lofts. Dès le départ, il conçoit son projet de manière à combattre l’individualisme ambiant et à rapprocher les membres de la communauté : « Zed en a marre des grandes aires de stationnement à ciel ouvert qui créent du vide partout. Il est grand temps, selon lui, de se coincer un peu, d’obliger les gens à se côtoyer, à se parler. » (PDE, p. 16). C’est pourquoi il choisit la formule de la coopérative, qui nécessite l’implication des membres. De fait, tous les personnages s’investissent peu à peu dans la rénovation du vieil immeuble : Pomme devient le « chargé de projet du Noël du loft » (PDE, p. 118) ; Carmen et Josse acceptent de gérer le futur bar ; Terry déniche d’anciennes photos de l’intérieur.

En fin de compte, la transformation de l’entrepôt s’avère plus rassembleuse que les lofts eux-mêmes, « comme si la quête d’un lieu parvenait à remplacer le lieu lui-même » (PDE, p. 89). Peu à peu, la solidarité suscitée par le projet s’étend aux autres sphères de la ville. Par exemple, Carmen songe à rendre la salle de billard où elle travaille accessible à d’autres groupes que les clients habituels, tels que « les jeunes pis les vieux » (PDE, p. 51). Et lorsque Josse perd son emploi au Dooly’s, tous ses collègues protestent en sortant dans la rue, un épisode que Carmen relate avec surprise : « Je savais pas qu’on était sitant proches que ça. Tout le monde a sa vie. Ça prenait de quoi qui faisait juste pas de bon sens pour nous amener ensemble. » (PDE, p. 51).

Malgré les efforts de Leblanc et de Daigle pour mettre l’accent sur l’urbanité de Moncton, son exiguïté transparaît encore dans les deux romans. Elle aurait pu nuire à la transformation de la ville en capitale littéraire si les deux auteurs n’avaient pas réussi à présenter les éléments qui évoquent typiquement la ruralité soit de manière neutre, comme dans Moncton mantra, soit de manière positive, comme dans Petites difficultés d’existence, où les personnages cherchent même à accentuer les valeurs associées au mode de vie d’une communauté rurale. Jamais la ville n’est présentée comme étant repliée sur elle-même. Au contraire, les deux écrivains trouvent le moyen de faire contrepoids à la petitesse de Moncton en insérant la ville dans un réseau de métropoles internationales.

De Moncton au monde

Une autre stratégie d’écriture commune à Leblanc et à Daigle consiste à dépeindre Moncton comme un lieu cosmopolite branché sur le monde au même titre que les capitales littéraires de Casanova. Dans Petites difficultés d’écriture, ce sont paradoxalement les lofts qui, tout en étant à l’origine des liens communautaires entre les personnages, permettent, comme les décrit Zed, un point de contact entre Moncton et les centres urbains du monde :

Au commencement, c’est les artistes qui avont eu l’idée de vivre dans ces places-là. C’était des bâtisses abandonnées, ça fait qu’y’aviont ça pour presque rien. Souvent c’était même contre la loi. Y squattiont, pour dire le vrai. Y’aviont besoin de place pour faire leurs peintures pis d’autres affaires de même. Ç’a commencé à Berlin, pis après ç’a venu à New York. Ben l’idée vient vraiment de Paris, des artistes qui viviont dans les attiques au siècle passé.

PDE, p. 33

Construire des lofts d’artistes à Moncton revient à affirmer que cette ville est du calibre de Berlin, New York ou Paris. Comme le notent Doyon-Gosselin et Morency, Daigle fait ici de Moncton « le centre du monde, du moins un des centres du monde en vertu du principe qu’il existe une infinité de centres du monde » (2004, p. 76).

De fait, dans l’univers de Daigle, Moncton a déjà pris sa place sur la carte du monde, comme le constatent les personnages abasourdis :

— L’autre soir, à TV5, y’a une chanteuse québécoise qui parlait de c’te chanson-icitte. A disait qu’a l’avait rencontré un gars de Moncton qui y’avait dit que sa grand-mère y chantait ça.
So ?
— Ben, a l’a pas dit Moncton en Acadie, ou Moncton au Nouveau-Brunswick ni rien de même. Comme si tout le monde savait où c’est qu’est Moncton.
— …
— Comme si on était une grande ville ou une place right connue.
— …
— En tout cas, moi ça m’a surpris.
[…]
— Je me demande qui c’qu’est le gars qu’a l’a rencontré.

PDE, p. 137-138

Avec toute l’ironie qu’on lui connaît, Daigle présente Moncton comme une ville dont la renommée n’est plus à faire : les Québécois et même les Français ‒ étant donné que l’animateur ne demande pas de précisions à la chanteuse ‒ connaissent la ville acadienne. En même temps, l’incrédulité des personnages et la probabilité qu’ils connaissent l’homme que la chanteuse a rencontré font contrepoids à la réputation prétendument internationale de Moncton. Daigle joue sans cesse sur les deux tableaux, amplifiant ou rapetissant les proportions de la ville tout en tirant profit des avantages associés aux municipalités de petite et de grande taille.

Chez Leblanc, le passage de Moncton aux métropoles, surtout américaines, se produit par le biais de la littérature, de l’art visuel et de la musique : « Le saxophone du groupe War [ensemble de funk californien] nous ramène à Moncton ; il nous accompagne dans nos rêveries alors que nous rêvons d’ailleurs, de New York, de Los Angeles », rapporte Alain (MM, p. 97). Ces allusions aux métropoles américaines permet, comme l’écrit François Paré, « de métamorphoser l’espace trop restreint de la communauté d’origine et de penser Moncton à partir d’une tout autre échelle de grandeur » (1998, p. 30). Moncton devient alors « un peu New York City, un peu New Orleans / La Nouvelle-Orléans, un peu Harlem, un peu Soweto […], un peu San Francisco » (1998, p. 32). En retour, les références à la culture américaine servent à décrire l’existence d’Alain à Moncton :

Je constate que la cuisine a cinq portes. En fait, c’est une pièce composée de presque rien d’autre que des portes : l’entrée, la salle de bain, la chambre à coucher, le salon et la sortie de secours. Je suis dans l’espace des Doors pour de vrai.

MM, p. 85

Dans la perspective de l’ouverture de Moncton sur le monde, le titre Moncton mantra est particulièrement bien trouvé. Tout comme les références culturelles, le mantra rend compte d’une ville branchée sur l’ailleurs et ouverte à l’influence des espaces étrangers. Cette notion – qui serait empruntée à Ginsberg, dont l’oeuvre a influencé plusieurs aspects de l’écriture de Leblanc (Paré, 1998, p. 87) – fait de Moncton un endroit non plus axé sur le passé folklorique de la communauté acadienne, mais « un lieu de tous les lieux, de toutes les cultures » (Boudreau et White, 2009, p. 50), voire de toutes les langues, « mantra » étant un mot sanskrit. Le même effet est obtenu dans Petites difficultés d’existence par le Yi King, procédé de divination chinoise que pratique Terry et qui structure le roman[13]. Par ailleurs, le mantra monctonien fait écho à la « “récitation” parisienne », expression dont se sert Casanova pour désigner l’accumulation de ressources symboliques dans la capitale française ([1999] 2008, p. 50). Il témoigne en outre du pouvoir magique des mots, c’est-à-dire de leur capacité à transformer la réalité dont se servent Leblanc et Daigle pour faire de Moncton une capitale littéraire.

Et du monde à Moncton

Chez Leblanc comme chez Daigle, la ville de Moncton est non seulement mise en relation avec les plus grandes métropoles du monde, mais devient elle-même un important pôle d’attraction. Dans Moncton mantra, son influence s’exerce à l’échelle des Maritimes grâce à l’Université de Moncton, qui rassemble des Acadiens de partout : au Conseil étudiant, « [l]e joint circule en même temps que les présentations. Celui-ci vient de Tracadie, celle-là de Cap-Pelé, les autres de Memramcook, de Saint-Louis-de-Kent, de Grand-Sault, de Baie Sainte-Anne, de Chéticamp » (MM, p. 21). En revanche, dans Petites difficultés d’existence, Daigle va plus loin en conférant à la ville une ascendance sur le plan tant régional qu’international. D’une part, le projet d’aménagement des lofts incite plusieurs personnages à rester en ville plutôt que de partir en voyage ou, encore, à y déménager de la campagne. Alors que Pomme et Lisa-Mélanie annulent leur séjour au Mexique afin de passer les Fêtes à Moncton, Sylvia, dont la résidence se situe à proximité de Shédiac, songe à s’aménager un pied-à-terre aux lofts.

D’autre part, un artiste de grande renommée, le peintre Étienne Zablonski, s’établit à Moncton avec son épouse après que leur maison de Baltimore a été détruite dans un incendie. En quittant Baltimore, le couple a d’abord voulu s’installer à New York, mais la métropole américaine s’est avérée décevante :

Étienne et Ludmilla Zablonski essayèrent d’aimer New York. Ils visitèrent galeries et musées d’art, mais tout cela leur parut futile et superficiel. Ils ne ressortirent guère plus enthousiastes des quartiers miséreux, qu’ils avaient espéré trouver plus authentiques.

PDE, p. 89

C’est alors qu’ils conviennent tout naturellement de se rendre à Moncton, comme s’il s’agissait dorénavant d’une ville plus attrayante que New York pour un artiste de la trempe d’Étienne.

Dans l’univers de France Daigle, la croyance que Moncton constitue une capitale culturelle d’importance fait non seulement déjà partie du récit, mais elle est suffisante pour avoir des effets sur la réalité de la fiction : la ville attire des artistes étrangers tout comme les capitales littéraires décrites par Casanova ([1999] 2008, p. 56 et 349). Les habitants de Moncton adhèrent également à cette croyance : lors du Noël des lofts, la rumeur court que Leonard Cohen est l’un des invités de la fête. Si les convives contestent la nouvelle, ce n’est pas qu’elle leur paraît absurde, mais parce que le chanteur ne célèbre pas la Nativité :

— Quoi c’que Leonard Cohen viendrait faire icitte ?
Right. Like, c’est un Juif, by the way.
— Je croyais qu’y’était zen ?
Either way
[…]
— Les Juifs fêtont-ti vraiment pas Nouël ? On dirait que je peux pas croire ça…

PDE, p. 131

Après tout, si un artiste comme Étienne Zablonski décide de s’établir à Moncton, pourquoi Leonard Cohen n’en ferait-il pas autant ?

Un centre artistique

La rumeur concernant Leonard Cohen surprend d’autant peu les protagonistes que la ville de Petites difficultés d’existence se caractérise « essentiellement par la vitalité de sa communauté artistique » (Doyon-Gosselin et Morency, 2004, p. 77). En effet, ce roman emboîte le pas à Moncton mantra en accordant une place privilégiée aux lieux voués à l’art et à la culture, qu’il s’agisse de maisons d’éditions, de librairies ou même de cafés où se rencontrent les artistes du coin. Plusieurs de ces endroits, comme le Centre culturel Aberdeen et la bibliothèque de l’Université de Moncton, figurent même dans les deux romans.

C’est précisément dans leur façon d’associer la ville à l’art et à la culture que la filiation entre l’oeuvre de Leblanc et de Daigle est la plus évidente. Dans Petites difficultés d’existence, ce lien est établi au moyen de la citation, procédé qui correspond pour Gérard Genette à la forme « la plus explicite et la plus littéraire » de l’intertextualité, qu’il définit comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (1982, p. 8). Profitant d’une tempête de neige qui immobilise la ville, Carmen se plonge dans la lecture de Je n’en connais pas la fin (1999) de Leblanc :

Terry avait déposé Étienne sur le divan avec Carmen, qui lui lisait maintenant des poèmes à voix haute.
Décembre. Sous l’effet du mois de décembre / au rythme plus lent en face du blanc / l’attente enclenche l’attente / une toupie karmique / débobine sur le lieu / je rapaille tous les décembres de ma vie / et je tourne autour lentement.
Quelque chose resta suspendu, qui était plus que du silence.
— Lis ouère back ça.
Décembre. Sous l’effet du mois de décembre / au rythme plus lent en face du blanc / l’attente enclenche l’attente / une toupie karmique / débobine sur le lieu / je rapaille tous les décembres de ma vie / et je tourne autour lentement.
— Mmm… C’est beau.
Carmen tourna la page, geste qui excitait Étienne chaque fois.
L’équation du fuzzy. Le bourdonnement de la ville / à cette heure me…

PDE, p. 107

Daigle cherche tant à attirer l’attention sur l’oeuvre de Leblanc, à rendre explicite le lien qui les unit, que la citation est reproduite une seconde fois. En fait, dans ce passage le clin d’oeil à Leblanc est triple : en plus de citer deux fois sa poésie, le jeu de citations est un procédé intertextuel fortement associé à son écriture poétique. Leblanc l’emploie justement pour « établir les contours d’une confrérie » artistique à Moncton (Boudreau, 2007, p. 41), comme le fait ici Daigle.

Dans Moncton mantra, cette confrérie est établie au moyen des fréquentations d’Alain. Son entourage se compose presque exclusivement d’artistes que le lecteur peut aisément reconnaître malgré l’emploi de pseudonymes. Le protagoniste côtoie notamment Alexandre Cormier (Herménégilde Chiasson), Françoise Dupuis (France Daigle[14]), Anne-Marie Doucet (Rose Després), Yvon Goguen (Yvon Gallant) et Réginald Belliveau (Régis Brun). La ville de Moncton est tant associée à la création artistique qu’Alain ne la désigne plus par son nom mais par celui des artistes qui y résident : « j’apprécie le fait de marcher sur la rue Robinson, dans la ville où vit Françoise » (MM, p. 125, je souligne).

Il en va ainsi dans l’univers de France Daigle. Dans Un fin passage, le roman qui précède Petites difficultés d’existence, la communauté d’artistes qui gravite autour de Moncton dans la réalité sert à définir la ville dans la fiction. Lorsqu’un étranger demande à Terry – qui séjourne en France avec Carmen – à quoi ressemble Moncton, il répond : « Y’a beaucoup d’artistes. Du monde qui fait des peintures, je veux dire. » (2001, p. 101). Le couple s’empresse alors d’énumérer une quinzaine d’entre eux, dont Yvon Gallant, Paul Bourque, Herménégilde Chiasson, Roméo Savoie et Dyane Léger[15]. Cette réponse pousse l’étranger, qui est nul autre qu’Étienne Zablonski, à venir s’installer à Moncton dans Petites difficultés d’existence. Il se joint alors aux nombreux passionnés d’art qui peuplent le Moncton de Daigle. Certains d’entre eux sont tout à fait fictifs, comme Pomme, l’ami de Terry et de Zed : il se découvre un intérêt pour l’art après avoir reçu un album sur les mouvements d’avant-garde lors du Noël des lofts. D’autres sont calqués sur des personnages réels, comme dans Moncton mantra : pour obtenir des renseignements sur le « Prizon Art », un courant artistique déclenché aux États-Unis par une toile de Zablonski, Pomme consulte Herménégilde Chiasson, surnommé affectueusement « Hermé » (PDE, p. 150).

Chez Leblanc comme chez Daigle, la littérature, et l’art de manière plus générale, sont des sujets de prédilection pour les personnages. « En marchant, en flânant, en mangeant, en baisant, nous parlons continuellement de poésie. Nous lisons à haute voix les poètes qui se retrouvent dans nos sacoches ce jour-là », rapporte Alain Gautreau (MM p. 45). Pomme, dans Petites difficultés d’existence, se questionne : « Comme… quoi c’qui serait arrivé si Hitler avait été accepté à l’École des beaux-arts ? Pis how come qu’y’a pas été accepté ? Qui c’est qui décide de l’art ? du talent ? » (PDE, p. 172). Pour trouver une réponse à ses questions, il projette l’ouverture à Moncton d’une galerie d’art chargée d’accueillir le « troisième niveau d’art » :

On dit que c’est une galerie d’art, but c’est pas vraiment ça. Ça dépasse ça. In fact, la galerie c’est minime dans tout’ l’affaire. […] Vois-tu, l’idée, c’est pas de vendre, ni même de montrer. Ça c’est le premier niveau. Pis c’est pas non plus de refaire Duchamp, pis encore moins Warhol. Ça c’est le deuxième niveau. Le réseau pis tout’ ça. Nous autres on cherche le troisième, peut-être même le quatrième niveau.

PDE, p. 182

Dans l’univers de Daigle, ce projet (qui demeure absurde) n’est envisageable que dans la mesure où la ville de Moncton est déjà devenue une capitale littéraire à l’échelle acadienne, un récit que Moncton mantra s’est préalablement chargé d’établir.

De l’autofiction à la fabulation

Le roman de Leblanc est entièrement accaparé par les principaux événements artistiques qui, dans la réalité, ont mené à la transformation de Moncton en capitale de la littérature acadienne. Dès les premiers chapitres, Alain assiste au lancement du « premier recueil de la première maison d’édition en Acadie » (MM, p. 34). Il s’agit de Complaintes d’ici que Robert Landry – version fictive de Raymond Guy LeBlanc, l’auteur de Cri de terre – fait paraître aux Éditions du Pays, qui jouent le rôle des Éditions d’Acadie. Par la suite, un dénommé Gilles Robichaud publie Mémoire électrique Blues, un ouvrage « broché à la mitaine » (MM, p. 49) tout comme l’a été Acadie Rock de Guy Arsenault. Se succèdent également les premières éditions du Frolic acadien (MM, p. 59), de la Nuit de la poésie (MM, p. 73) et du Festival des arts (MM, p. 37). La fin du roman coïncide avec la parution du premier recueil de poésie de Gautreau – qui correspond, dans la réalité, à Comme un otage du quotidien (1981) de Leblanc – comme quoi même le protagoniste, qui croyait au départ qu’il « fallait aller ailleurs pour écrire » (MM, p. 13), n’en ressent plus le besoin, la ville de Moncton étant devenue une capitale littéraire.

Le mode autofictif, voire autobiographique, que privilégie Leblanc est des plus efficaces pour montrer avec conviction que Moncton est bel et bien la capitale de la littérature acadienne. Le lecteur ne peut faire autrement que d’y croire car il est placé devant le fait accompli : s’il peut lire le récit de sa transformation en capitale littéraire, c’est que cette transformation a déjà eu lieu. Il suffit que le lecteur relève l’adéquation entre quelques éléments rapportés par Gautreau et l’histoire littéraire de l’Acadie – ce qui se fait aisément s’il possède quelques connaissances de la littérature acadienne, d’autant plus que tous les noms propres ne sont pas masqués par des pseudonymes – pour que la fiction se donne à lire comme un témoignage ou une chronique[16]. En retour, le texte fonctionne de manière performative[17] en venant consolider le statut de Moncton. Dans les mots de Boudreau, « le récit qui crée Moncton se constitue en célébrant la création de Moncton comme lieu d’un récit » (2007, p. 43).

Chez Daigle, la mise en scène de personnes ou de lieux réels dont le lecteur peut vérifier l’existence (comme Herménégilde Chiasson et l’Osmose, par exemple) permet également de légitimer l’espace fictif et de faciliter la croyance que Moncton est une capitale culturelle. En revanche, étant donné que la table a déjà été mise par Leblanc, Daigle peut prendre des libertés et exagérer l’envergure de la ville dans son rôle de capitale, comme elle le fait avec la prédiction de Pomme concernant le troisième niveau de l’art qui verrait le jour à Moncton. Se profile derrière cette fabulation utopique un rapprochement entre l’Acadie réelle et l’Arcadie mythologique – définie dans Pas pire comme une « région idéalisée où l’on vivait en harmonie avec la nature » ([1998] 2002, p. 47) – qui touche plusieurs aspects de l’univers daiglien. À commencer par le projet des lofts qui ne rencontre aucune résistance : « C’était incroyable, tout marchait comme sur des roulettes », rapporte la narration (PDE, p. 85) alors que dans la réalité, la municipalité a plutôt démoli l’édifice de la rue Church qui a servi d’inspiration à Daigle (Doyon-Gosselin et Morency, 2004, p. 79). Dans Pas pire, l’auteure invente tout un quartier utopique, nommé Terre-Rouge, qui préfigure les lofts de Zed :

De l’autre côté se trouvait l’un des quartiers résidentiels les plus agréables de la ville. Des Acadiennes y avaient aménagé une fort jolie coopérative d’habitation, la Coopérative du Coude, où ceux et celles qui aimaient particulièrement jardiner avaient accès à de petits lopins de terre cultivable, pour les fleurs et le potager.

[1998] 2002, p. 133

La version embellie de la ville proposée par France Daigle, qui vise peut-être à faire rêver les lecteurs et à leur montrer le potentiel de Moncton, se manifeste le plus évidemment sur le plan linguistique.

Une capitale littéraire francophone

C’est à l’égard de la langue que Moncton mantra et Petites difficultés d’existence coïncident le moins. Pour Daigle, la transformation de Moncton en capitale littéraire ne peut s’accomplir sans trouver une solution au problème que pose la majorité anglophone car elle nuit à la légitimé de la ville comme espace francophone. C’est pourquoi Daigle choisit, dans la mesure du possible, d’évacuer l’anglais ou d’encadrer ses incursions. Sa mise en récit de Moncton donne lieu à une francisation de l’espace urbain déjà amorcée dans Pas pire, où tous les toponymes du quartier de la Terre-Rouge sont en français, quitte à avoir été traduits de l’anglais : « Carmen et Terry se baladaient maintenant dans les jolies ruelles de la Coopérative du coude. Ils montèrent la rue des Saules, puis bifurquèrent sur la rue des Toises, jusqu’à l’ancienne rue King, rebaptisée rue Royale. » ([1998] 2002, p. 137). La francisation de l’espace se poursuit dans Petites difficultés d’existence et atteint des proportions telles que « [p]our le lecteur néophyte, Moncton semble être une ville qui fonctionne essentiellement en français (et en chiac) et où les intrusions de l’anglais demeurent minimales » (Doyon-Gosselin et Morency, 2004, p. 82).

À l’inverse, Leblanc ne perçoit pas l’anglais comme un obstacle. À défaut de pouvoir faire disparaître les traces de la majorité linguistique, il trouve le moyen de s’en accommoder. Les rapports souvent tendus entre anglophones et francophones alimentent l’écriture de Gautreau : « Nous sommes minoritaires, certes, mais j’aime la friction que cela occasionne parfois. Nous avons rarement la chance d’être complaisants, même avec nos acquis. La tension me nourrit » (MM, p. 135-136). En côtoyant Gilles Robichaud (alias Guy Arsenault), Alain s’ouvre au chiac, qu’il décrit comme la « musique de l’expérience d’une ville » (MM, p. 30) :

Nous parlons beaucoup de langue en discutant de poésie qui mêle le français et le chiac. Le phénomène m’intrigue sans que j’y vois [sic] très clair. La langue que je parle est un mélange de français dit standard et de vieux français acadien qui me vient de mon origine villageoise, parsemé de bouts d’anglais. Le chiac, c’est tout ça aussi, mais mêlé davantage dans une symbiose assez originale.

MM, p. 30

En vue de la constitution de Moncton en capitale littéraire, cet « éloge du chiac », pour reprendre le titre d’un recueil de Leblanc, a une double fonction. D’une part, il permet, en célébrant l’identité locale, de différencier Moncton des autres centres culturels à la portée de l’Acadie. D’autre part, il brise l’enfermement identitaire de l’Acadie en faisant irradier Moncton vers l’extérieur :

Si la ville semblait résolument ouverte, c’était donc parce qu’elle permettait une gestion plus souple des langues, une diglossie non plus entachée de culpabilité, mais productrice de spécificité et de modernité.

Paré, 1998, p. 32

Pour Leblanc, la langue anglaise « ne représente pas une menace mais une ouverture vers l’autre et en particulier notre voisin du sud » (Boudreau et Robichaud, 1995, p. 161). Or, comme Daigle a trouvé d’autres solutions pour assurer l’ouverture de Moncton sur le reste du monde (notamment grâce aux lofts), elle peut se permettre d’être moins tolérante que Leblanc vis-à-vis de la langue, en particulier du chiac.

En pratique, c’est pourtant Petites difficultés d’existence qui, des deux romans, se montre le plus ouvert à l’anglais et au chiac : alors que Leblanc se contente d’aborder son rapport aux langues qui composent le « grouillement linguistique acadien » (Masson, 1994, p. 59) dans un français somme toute standard, Daigle leur taille une place dans les dialogues. Toutefois, le vernaculaire devient très contesté par les personnages de Petites difficultés d’existence – au point de constituer le véritable conflit de la trame narrative. Enceinte pour la deuxième fois, Carmen est d’avis que son rôle de mère change la donne : « C’est pas beau un enfant qui parle chiac », avance-t-elle (PDE, p. 144) en reprochant à son conjoint de faire « par exprès » (PDE, p. 149) de malmener la langue française. Le reproche prend Terry de cours : « [D]epuis quand c’est qu’y faut qu’on se force pour parler notre langue ? Je veux dire, c’est notre langue. On peut-ti pas la parler comme qu’on veut ? » (PDE, p. 150). Zed rétablit la paix dans le couple en lui offrant des dictionnaires, une solution qui permet à Daigle de « gérer l’ambivalence suscitée par le chiac » (Leclerc, 2008, p. 176). Comme l’explique Catherine Leclerc :

Au fur et à mesure que son écriture s’ouvre au chiac de ses personnages, [l’auteure] leur fournit aussi, dans un jeu misant sur l’équilibre et la réciprocité, des outils pour qu’ils puissent s’approprier le français standard.

2009, p. 21

Chez Daigle, le chiac n’est pas célébré comme chez Leblanc, mais régi avec soin[18]. La transformation de Moncton en capitale littéraire étant suffisamment entamée, l’écrivaine peut se permettre de rectifier le tir pour en faire un centre francophone.

Conclusion

La littérarisation de la ville à laquelle s’adonne France Daigle dans Petites difficultés d’existence recoupe en de nombreux points celle de Gérald Leblanc dans Moncton mantra. Les deux romans dépeignent Moncton comme un pôle d’attraction cosmopolite et mettent la ville en relation avec des espaces étrangers, notamment au moyen d’emprunts à d’autres cultures, comme le mantra et le Yi King. Sans nier la taille réelle de Moncton ni les liens communautaires qui rappellent les espaces ruraux, ils parviennent à associer la ville à l’urbanité et à la modernité. Mais surtout, ils font tous deux graviter autour d’elle une importante communauté artistique. Le lien intertextuel qui relie Petites difficultés d’existence à Moncton mantra indique que ces ressemblances ne relèvent pas du hasard. Avec ce roman, Daigle se fait l’héritière de Leblanc : elle emprunte la plupart des mêmes stratégies d’écriture que lui pour contribuer à la transformation de Moncton en capitale culturelle.

Ce legs ne s’effectue pas sans transformations de la part de Daigle, qui n’investit le projet de Leblanc qu’à condition de pouvoir se l’approprier en posant ses propres paramètres. C’est ce qui explique la divergence d’opinion des deux auteurs en ce qui concerne la langue. Alors que Leblanc ne parvient pas à ouvrir Moncton à l’ensemble du monde sans se dire tolérant à l’égard de l’anglais, Daigle, forte du chemin parcouru par son collègue, peut se montrer moins flexible : il lui importe qu’à Moncton le rôle central revienne aux Acadiens. Dans sa perspective, la ville doit devenir une capitale littéraire dans laquelle le français (et ses variétés) domine.

La beauté de la filiation entre France Daigle et Gérald Leblanc tient à ce qu’ils appartiennent à la même génération d’écrivains acadiens. Nés à huit ans d’intervalle, ils font simultanément leur entrée sur la scène littéraire en publiant un premier livre au début des années 1980. Or, en études littéraires, les notions de transmission et d’héritage évoquent habituellement des rapports de domination, sinon de succession : le centre alimente la périphérie, les anciens servent d’exemple aux modernes. Alors que Daigle aurait pu vouloir légitimer sa position dans l’espace littéraire en dialoguant avec des modèles reconnus, comme elle le faisait avec Marguerite Duras en début de carrière, elle préfère répondre à l’appel d’un confrère. Ce geste de solidarité aura porté ses fruits : aujourd’hui, Moncton, dans sa qualité bien établie de capitale littéraire de l’Acadie, est presque aussi associée à France Daigle qu’à Gérald Leblanc.