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à Gérald Leblanc, pour nos parcours erratiques, pour cette intolérance verbale à ne rien laisser en suspens, au temps de notre association guerrière, ces mises au point, ces stratégies quotidiennes et surtout pour les mots qui nous tiennent toujours à coeur et pour longtemps encore, je l’espère, de livre en livre.

Ceux qui sont familiers avec l’oeuvre de Jack Kerouac auront vite fait de voir l’analogie entre ce titre et celui de Visions of Gerard, livre où l’écrivain franco-américain parle de sa relation avec son frère décédé en bas âge et qui aura sur son oeuvre une influence indélébile. C’est aussi un titre faisant partie des livres de Lowell, où Kerouac a glissé plus de mots français que dans les autres et où il parle d’une manière allusive de sa relation problématique à cette langue qu’il entendait dans l’intimité et qui devint vite le véhicule d’une sorte d’apitoiement sur la condition marginale et misérable des Petits Canadas, ces ghettos dans lesquels on s’éloignait d’une culture où la religion prenait toute la place. L’Amérique avec sa séduction, sa course à relais et son obsession du succès fragile font aussi partie de ce décor où Kerouac deviendra célèbre et tragique.

La vision est un phénomène souvent associé à sa corrélation religieuse, une sorte de fragment lumineux, un flash pour reprendre un vocabulaire hallucinogène. Je crois que c’est un peu mon rapport à Gérald à l’heure actuelle, maintenant qu’il n’est plus là physiquement, dans cet espace où les souvenirs circulent et opèrent d’une manière imprévue et sournoise, certains surgissant par bribes, éclats, poses, regards, présences, parcours, et d’autres par des lieux où nous nous sommes retrouvés, des livres dont l’histoire me revient ou des états d’âme, des incidents, des moments inclassables dont je me demande souvent pourquoi ils se sont ancrés de manière aussi obsédante dans mon esprit. L’exercice que je tente ici ressemble à une dérive proustienne où les souvenirs s’imbriquent les uns dans les autres pour constituer une suite qu’il est difficile de contenir suffisamment pour leur donner la consistance que nécessite un exercice littéraire qui se voudrait lucide et définitif. En fait, dans une perspective zen, on pourrait se concentrer sur un seul de ses souvenirs pour le laisser se déplier à l’infini ou l’on pourrait plus simplement tenter d’établir une longue liste de tous ces instants qui surgissent dans un exercice kaléidoscopique de la mémoire. Le plan de ce travail est sans doute tributaire d’une sorte de mouvement en spirale, une pulsation dont le coeur serait le fil du temps accouplé au fil de la pensée en souhaitant ne pas déraper, ne pas dérailler vers l’une ou l’autre de ces deux dimensions.

Parallèlement à ce flot de la pensée submergée dans la mémoire, il y a toujours le syndrome de la canonisation qui frappe souvent ceux qui sont décédés et qui fait en sorte, à quelque niveau que ce soit, que l’on conserve une version cristallisée du défunt, une sorte de chapelle ardente où on les immobilise dans une pose héroïque qui n’est pas sans rappeler ce frère que Kerouac, dans Visions of Gerard, avait sanctifié pour ensuite s’en faire une source de reproches. Encore là, cette attitude fait en sorte qu’il devient très difficile de s’extraire de la marche du temps pour ajuster sa perception de manière à pouvoir la traduire avec une certaine justesse. Il faut voir aussi que Gérald est sans doute le premier écrivain acadien d’importance à décéder dans la force de son oeuvre et que ces passages de vie à trépas créent souvent des remous qu’il n’est pas toujours évident de remettre en perspective.

L’exercice qui suit n’est donc pas, lui non plus, facile à effectuer puisqu’il relève de l’intimité et des rapports d’un écrivain avec quelqu’un qui a partagé les mêmes espoirs et les mêmes trajets dans ce chassé-croisé où l’écriture, surtout pour un écrivain comme Gérald, se fait l’écho de la vie et vice-versa. Une sorte de fiction, un récit dont certaines parties sont déjà en train de se déformer dans ma perception et ma mémoire des faits. Le passé revu et corrigé par le présent. Une histoire dont il n’y a qu’une seule version comme il y en a des milliers d’autres et pour lesquelles le principal concerné n’a plus de droit de regard. En d’autres mots, un exercice périlleux où la complaisance, la vanité, l’amertume, l’imprécision, l’oubli ou la nostalgie risquent à tout moment de me distraire pour me faire dériver au large de mon propos.

Il faut dire que j’écris ces lignes au moment où tous les médias d’ici font mention de ce film que lui a consacré le cinéaste Rodrigue Jean et que je n’ai pas encore vu et qui rajoute à l’idée de cet hommage posthume dont je parlais plus haut et dont la présente livraison constitue également l’une des manifestations. J’essaie donc de m’éloigner de cette consécration posthume pour garder le souvenir de quelqu’un de fondamentalement vivant avec qui j’ai surtout eu des rapports cordiaux, mais aussi des rapports dont la divergence s’est malheureusement accrue au cours des ans. Ce qui me ramène à l’esprit cette phrase du Père Maurice Léger qui officiait à ses funérailles et qui, voulant marquer le penchant pour le chiac dont Gérald s’était fait le défenseur, mais aussi pour souligner l’origine terrestre de celui dont il s’apprêtait à faire l’éloge, avait déclaré : « Come on, Gérald n’était pas Moïse. »

Il y a d’ailleurs toujours cette sorte d’irrévérence qui se poursuit dans l’au-delà vis-à-vis de ces personnages qui ont marqué notre imaginaire du sceau de leur révolte. Je me souviens de l’accumulation et surtout de la variété des objets déposés sur la tombe de Kerouac, à Lowell, ou celle de Jim Morisson au cimetière du Père-Lachaise à Paris, une sorte de répertoire hétéroclite qui n’est pas sans rappeler le Livre des morts égyptien où l’on prévoyait quantité d’objets dont le défunt aurait besoin pour se rendre à destination. Je ne serais pas surpris si la tombe de Gérald devenait un jour une sorte de reposoir apte à générer le même genre de dévotion, car il y a toujours un écart entre la vie et l’oeuvre que l’on a vite fait de combler un peu à l’image de ces jeunes qui, ayant lu Onthe Road, poursuivaient Kerouac, confiant de retrouver en lui le Sal Paradise des bars et du dévergondage sexuel qu’ils avaient connu dans le roman. Il y a de cela aussi dans l’oeuvre de Gérald, une attitude où l’oeuvre et la vie se font écho de manière indissociable, une sorte de double promotion, entendue dans son sens publicitaire, une attitude américaine qui rappelle les romanciers de la Lost Generation, stratégie que l’on retrouve d’ailleurs dans Moncton mantra où, comme dans On the Road, les protagonistes se sont reconnus sous le couvert d’un anonymat à peine déguisé par leur changement de nom.

Dans Moncton mantra, je suis Alexandre Cormier. Alexandre, un prénom presque aussi long que Herménégilde, et le C de Chiasson a peut-être suggéré le C de Cormier. Quoiqu’il en soit, le portrait qu’il peint de moi est celui d’un personnage plutôt énigmatique qui apparaît la nuit, il me semble, qui rôde, qui cite la célèbre phrase de Brecht : « L’homme qui rit n’a pas encore entendu la terrible nouvelle » et qui est en fait un personnage associé à la littérature. Le reste semble disparaître pour ne garder que cette enveloppe, cette esquisse. Il est vrai que notre association a surtout été de cet ordre-là et les souvenirs les plus agréables sont ceux qui me restent de cette période où nous faisions partie de la direction de l’Association des écrivains acadiens, une organisation mise sur pied par Melvin Gallant pour essentiellement s’inscrire dans le paysage littéraire canadien, ce qui voulait dire avoir notre part de subventions et de voix au chapitre. France Daigle et Dyane Léger seront les autres complices de ce quatuor qui se réunissait à tous les mois pour mettre en place des projets qui ont permis à toute une génération d’écrivains de se rencontrer, de se connaître et de développer un sens de l’identité acadienne qui dépassait largement les limites de Moncton, même si les tensions entre le centre et la périphérie commençaient déjà à se préciser.

Dans ce tiraillement où Gérald jouera un rôle important – on se souviendra de la controverse qui l’opposera publiquement à certains auteurs dont il ne partageait pas les opinions –, je suis resté à ses côtés en essayant de réparer les pots cassés par une démarche plutôt conciliante dont il m’aura souvent fait la remarque et, plus tard, le reproche. Dans une lettre à l’éditeur qu’il publiera dans la revue Ven’d’Est, le dramaturge Laval Goupil, qui habitait alors Montréal, nous avait accusés d’être les « jumeaux monctoniens », ce qui nous avait beaucoup amusés, reconnaissant qu’il y avait beaucoup de vérité dans cette invective qui se voulait lapidaire. Cette époque a été riche en rebondissements de toutes sortes et nous étions tous deux, dans une contradiction difficile à trancher, devenus des sortes d’ultras d’une vision qui se voulait d’ici en s’opposant à ceux qui, de l’extérieur, articulaient un discours dont le folklore constituait souvent la vision édulcorée et rassurante. Une culture de l’image et de l’effet, une culture touristique dont le Congrès mondial acadien, celui de 1994, devint pour nous la confirmation. Nos craintes s’articulaient surtout vis-à-vis d’un discours naissant qui se voulait et qui se veut toujours une réflexion sur le présent et l’avenir, et non un ressassement de la mythologie que nous ne sommes toujours pas arrivés à mettre en perspective.

De cette époque, il me reste l’un des plus célèbres mots d’esprit de Gérald. M’ayant appelé tard le soir pour me demander si j’avais vu la dernière livraison du magazine Ven’d’Est qu’il avait en main, il avait alors entrepris de me lire un article écrit par l’un des organisateurs du Congrès et qui parlait du présumé million d’Acadiens disséminés au Québec, mais qui vivaient dans l’ignorance de leur identité. Gérald avait alors ajouté qu’il y en avait d’ailleurs un milliard en Chine, le problème étant qu’eux aussi vivaient dans l’ignorance de leur identité. Il avait renchéri en disant que toute l’oeuvre de Mao était en fait une sorte de code par lequel il avait voulu dire aux Chinois, sur tous les modes imaginables : « Vous êtes des Acadiens. » Je me suis plus tard servi de cette boutade dans la pièce Pour une fois, lorsque Charles, le personnage principal, debout dans son lit, déraille complètement dans un nationalisme paranoïaque pour s’écrier qu’il y a effectivement « un milliard d’Acadiens en Chine mais le problème, c’est qu’ils le savent pas », une réplique qui amène toujours la salle à bas.

L’été du Congrès, il est parti pour New York et nous avions conçu le projet de nous écrire quotidiennement nos expériences parallèles des dix jours que durerait l’événement, une correspondance que nous devions ensuite publier. Je crois que j’ai tenu le coup pendant trois jours mais, comme il ne me fit parvenir qu’une seule lettre, je me suis dis qu’il avait sans doute autre chose à faire de plus stimulant que de penser à cet événement qui, de loin, devait lui apparaître comme assez flou ou peut-être que la canicule new-yorkaise ne lui laissait que peu, sinon pas de forces pour poursuivre pareille entreprise. Je connaissais également son sens de l’errance qui, physiquement comme intellectuellement, pouvait rapidement le faire dévier vers autre chose de plus attrayant.

Il n’y eut jamais aucun doute dans son esprit à l’effet que l’Acadie soit une réalité fondée à partir d’ici, c’est à dire sur les lieux mêmes où elle se trouvait autrefois, sur son emplacement organique d’avant la Déportation. Une telle attitude s’est retrouvée au centre de notre « association guerrière », au moment où nous nous téléphonions ou rencontrions tous les jours pour faire le point sur l’évolution du « front ». Même si auparavant nous avions une association d’ordre plutôt littéraire, c’est en 1991, dans un numéro de Ven’d’Est consacré aux artistes d’ici que j’ai décidé de faire la différence entre ceux qui nous articulent de loin et de l’extérieur et ceux qui tirent le diable par la queue pour faire en sorte qu’il y ait des institutions et une présence qui, le jour où elle disparaîtra, entraînera avec elle la fin de l’Acadie comme telle. Il restera des oeuvres sans doute, mais le nom aura disparu pour être remplacé par l’adjectif qui, pour reprendre l’expression de Roland Barthes, est toujours funèbre. Comme je lui avais fait lire mon article avant sa publication, il avait décidé de modifier le sien pour que nous puissions nous aligner sur la même position, ce qui m’avait rassuré dans ma crainte que la réplique ne se ferait pas attendre, intuition qui devait se confirmer peu de temps après.

Cette époque et cette attitude nous ont mis dans des situations souvent pénibles, et encore aujourd’hui, il y a des critiques en provenance d’artistes qui ont mal compris notre propos et qui ont cru que nous les jugions pour leur départ, que nous les considérions comme des traîtres ou que nous étions tout simplement jaloux de leur succès lointain. En fait, ce que nous revendiquions et ce qui fait toujours problème, c’est cette affirmation d’un discours en provenance d’un ailleurs où les décisions se prennent sans que nous ne soyons jamais consultés. Pour contrer cette situation, nous avions voulu faire en sorte que notre présence et notre discours deviennent primordiaux car c’est un fait que pour changer la situation en profondeur, il faut être en mesure de l’articuler dans toutes les dimensions et principalement sur la place publique comme dans ce vers de Gaston Miron qu’il aimait citer : « Je suis sur la place publique avec les miens. »

Le rôle de l’artiste ambassadeur avait alors pris le pas sur celui de l’artiste témoin. Bien sûr, il est préférable d’avoir les deux, mais dans notre cas il faut dire qu’il y a toujours eu un déséquilibre inquiétant entre ces deux fonctions. Comme tant d’autres mouvements, c’est d’abord dans les milieux intellectuels que les problèmes s’articulent pour fournir des armes à ceux qui passeront plus tard à l’action. Il faut un certain courage et il en faut même parfois beaucoup pour assumer ce genre d’inconfort et Gérald n’en aura jamais manqué, chose dont je lui suis reconnaissant et pour laquelle je lui ai gardé, comme plusieurs autres, une grande admiration.

Cette vision d’une Acadie « territoriale » qui désormais ne fait aucun doute, même si elle fonctionne dans un anachronisme que la diaspora dénonce au nom de la légalité des cartes géographiques, aura fait en sorte que nous ayons développé d’autres avenues pour affirmer ce qui au départ semblait de l’ordre de l’intuition. L’errance dont nous nous réclamions s’est peu à peu transformée en une appréciation et une appropriation des lieux. En tant qu’auteurs, notre but était de nous éloigner dans la marge, la périphérie, l’étranger, pour revenir constamment à notre base et reprendre contact avec notre projet et son évolution. Cette période, cette décennie des années 90, aura été féconde par son intense désir d’enracinement, mais aussi par une tentative de circonscrire une appartenance qui contribuera à nous éloigner par plus d’un aspect. Gérald deviendra un auteur pour qui l’urbanité limite (L’extrême frontière) de Moncton deviendra source d’inspiration et d’identification alors que je me suis de plus en plus confiné à la campagne, me rendant en ville pour « vendre des fourrures ». Ceci devait aussi avoir un effet d’absence-présence à des événements et cela a fini par creuser un fossé idéologique confirmé dans nos options littéraires, entraînant de sérieuses conséquences pour notre amitié.

Ce sera un peu notre point de divergence, et peut-être de rupture, car ma vision de l’Acadie ne s’est jamais réduite à Moncton. Même si cette ville est devenue, par la force de son infrastructure, une dimension importante de notre présence, il faut toujours garder à l’esprit qu’elle s’alimente à tout un arrière-pays qui lui donne son envergure et son importance. Moncton est devenu un centre et c’est peut-être ce qui en fait aussi une cible, car les nombreuses tensions qu’elle génère et alimente se sont traduites dans une culture et une expression qui se veulent les définiteurs d’une acadianité triomphante, alors qu’elle est peut-être plus souvent l’expression confirmée d’un certain malaise entre une Acadie de l’extérieur affirmée dans sa dimension bucolique, mythique et militante, comparée à celle de l’intérieur le plus souvent urbaine, moderne et conciliante. En ce sens Moncton est un front et, même s’il ne faut jamais oublier que les batailles se livrent au front, il faut aussi garder en tête qu’elles se préparent également et surtout à l’arrière.

Gérald deviendra le poète de l’urbanité et fera de Moncton son lieu de résidence, d’inspiration et de prédilection. Sa boutade à l’effet qu’il n’existe que deux villes dignes de mention, New York et Moncton, avait sans doute pour lui un fond de vérité qui dépassait la simple ironie. Ses fréquents voyages à New York le ramenaient toujours chargé d’impressions, de rencontres et de ces événements dont il se fabriquait une persona urbaine et moderne. Son sens de l’oralité avait quelque chose de jubilatoire et de baroque, une qualité qui a peut-être compensé l’écriture discrète et impressionniste que l’on retrouve dans ses livres. Le blanc (sans jeu de mots intentionnel) de la page, qui en peinture constitue l’indice du silence, devenait chez lui une sorte d’espace de résonance pour ces mots agissant un peu comme des mantras, comme des générateurs dans leur dépouillement et leur intensité. L’oralité, chez Gérald, s’accompagnait aussi d’un sens de l’hyperbole et de l’exagération dont l’humour était le résultat quasi inévitable, et même dans ses colères et ses indignations, nombreuses, son sens aigu de l’ironie finissait toujours par générer un rire à faire mentir la maxime voulant que le ridicule ne tue pas. Il faut voir que, faisant partie de la première génération d’écrivains à se concevoir comme tels et provenant d’une oralité qu’Antonine Maillet venait à peine de fixer, nous étions très conscients de cette dimension où le sens devient l’opération première et primordiale, avant même le style, avant même le vocabulaire.

La linéarité de l’écriture, sa fonction communicatrice, nous ont marqués comme elles marqueront les écrivains américains dont Gérald appréciait particulièrement la lecture. Des poètes tels que Lawrence Ferlinghetti, Allen Ginsberg ou John Ashbery, mais aussi des auteurs tels que William Burroughs, Jack Kerouac ou Susan Sontag, ont été des écrivains pour lesquels il avait une immense admiration. Sa curiosité pour la littérature américaine était infatigable et se vérifiait dans sa lecture du New York Times Book Review qui, à chaque semaine, lui permettait de se tenir au courant de l’actualité littéraire états-unienne. L’actualité littéraire en général le passionnait. Sa rencontre avec des auteurs comme Claude Beausoleil, Nicole Brossard ou Marie-Claire Blais – et l’amitié que ceux-ci lui ont gardée – provenait également d’une anticipation, de la fréquentation de leurs oeuvres et d’une coïncidence entre l’imaginaire de leur monde littéraire et la dimension physique de leur être qui souvent s’affirmait comme une contradiction ou un complément dont il se délectait. Leurs conversations, leurs débordements en tous genres et surtout leurs confidences, leurs intuitions et leurs mots d’esprit le ravissaient et le confirmaient dans cette position d’auteur qu’il assumait dans la profusion et une certaine vanité. Le récit qu’il nous en faisait ne coïncidait pas toujours avec la réalité, mais c’est le propre de la littérature de déformer et de transformer des incidents souvent banals en sagas dont sont fabriquées les nouvelles mythologies. Proust en savait quelque chose, lui qui transforma le goût fugitif d’un gâteau trempé dans du thé en une épopée dont le déroulement continue de nous impressionner.

Provenant comme lui d’un milieu populaire où les livres, pratiquement absents, constituaient des objets de vénération, je comprenais bien cette intimidation qu’il ressentait devant ces objets dont nous, en tant que société, avions été privés durant si longtemps. Dans ma famille, les gens qui avaient écrit un livre n’étaient ni plus ni moins que des génies. La tentation était donc grande de rejoindre cette élite. Lors de la première grande nuit de la poésie à la chapelle de l’Université de Moncton, salle qui faisait alors partie de l’édifice Taillon, il avait choisi de nous faire lire, Raymond Guy LeBlanc et moi, en dernier parce que nous avions été publiés. Or, mes « publications » se résumaient à ce moment-là à bien peu de choses, en fait à quelques textes parus dans la revue Liberté. C’est après l’avoir mieux connu que j’ai compris à quel point les écrivains qu’il appréciait aménageaient une ouverture, des couloirs de circulation de la conscience et constituaient une sorte de caste à part, une confrérie où il reprenait vie et courage. Faire partie de cette vaste entreprise lui donnait un vertige apparent et émouvant comme en fait foi la fin de Moncton mantra lorsque son personnage, son alter ego, tient son premier livre et revoit, par une sorte de recul global, de zoom back existentiel, tout ce qui l’a amené à cette prise de conscience, tout le tissu de sa culture. Il considère alors comme le but de sa vie de devenir un écrivain, d’assumer cette identité exigeante et difficile mais qui lui permet de promouvoir cette volonté d’articuler une conscience.

Il n’est pas étonnant, de ce point de vue, que Gérald ait toujours gardé un sens aigu de la continuité. Être écrivain, c’est aussi assumer les devoirs d’une certaine mémoire, de devenir, souvent malgré soi, le scribe d’une collectivité, d’une époque ou d’une vie. C’est sans doute pour cette raison qu’il gardera toujours un grand respect pour l’oeuvre de Guy Arsenault dont il participera activement à la promotion auprès des jeunes écrivains qui y verront une première manifestation du chiac, dimension qu’il mettra lui aussi de l’avant dans sa volonté de reconnaître l’identité particulière de Moncton.

C’est aussi pour cette raison, selon moi, qu’il s’intéressera à la chanson, art de l’oralité par excellence et dont la concision s’accordait bien avec son écriture. En fait, c’est par la chanson qu’il sera d’abord reconnu lorsque le groupe 1755 se servira de textes qu’il avait publiés dans Emma, une revue mise sur pied par les Éditions d’Acadie et dont il n’y aura qu’un seul numéro. Il faudra ensuite attendre plusieurs années avant que ne paraisse, en 1981, un premier livre, Comme un otage du quotidien, aux Éditions Perce-Neige dont il deviendra plus tard le directeur et, par la même occasion, le maître à penser de toute une nouvelle génération d’écrivains. Le groupe 1755, quant à lui, deviendra un groupe mythique qui, même de nos jours, suscite encore l’intérêt, tant par la nostalgie qu’il inspire que par ses chansons devenues de véritables airs de folklore, si l’on tient compte à quel point elles sont encore chantées et apprises par de nombreux interprètes, tant professionnels qu’amateurs, de toutes les générations. En ce sens, une chanson comme Le monde a bien changé est sans doute le texte de Gérald Leblanc le mieux connu, souvent chanté par des gens qui ne savent même pas qu’il l’a écrit ou même qui il est.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’oralité et son transfert dans l’oeuvre ou du moins son étrange coexistence au coeur même de nos vies. Faisant partie de la première génération à se donner un projet moderne d’écriture, travail tenant compte de l’éclatement et de la rupture dont nous tentions de tirer un discours et une oeuvre conséquente, nous nous sommes souvent retrouvés au confluent de deux visions dont l’oralité constituait la frontière floue et séduisante. C’est sans doute ce qui explique la grande popularité des soirées de poésie qui sont devenues des célébrations délirantes de l’écriture, mais aussi de l’oralité et du débordement de tous les arts qui s’y retrouvaient souvent confondus. En sa qualité d’animateur et de poète profondément marqué par cette dimension, Gérald a popularisé ce genre de manifestations au point où elles sont pratiquement tombées en désuétude ou devenues des exercices plus ou moins formels lorsqu’il s’en est désintéressé.

Il faut voir aussi que Gérald Leblanc a toujours été un personnage intensément public au sens où tout auditoire le ravissait et le portait à une sorte de délire verbal dont il jouissait sans retenue. Malheur à celui ou celle qui subissait ses foudres et ses admonestations publiques car il était d’avis que pour confondre la bêtise, il faut la dénoncer à haute voix. C’était un conseil que lui avait prodigué jadis la syndicaliste Mathilda Blanchard et qu’il appliquait avec force, y rajoutant souvent et de plus en plus ce rire, haut perché et presque théâtral, une sorte de pause où il reprenait son souffle et qu’il ponctuait d’une expression empruntée au poète Jean-Paul Daoust, « chu à terre », car c’est un fait que la bêtise épuise et fait vaciller au point de prendre contact avec le sol comme ultime appui. Il est difficile d’oublier ces dernières années où Gérald tenait cour sur la ruelle Robinson, informant qui voulait l’entendre et particulièrement ses jeunes auditeurs de ses nombreux déplacements, de ces événements dont il était la mémoire vivante, de ces personnes dont il subissait l’irritation ou dont il louait la contribution et qui variaient souvent au gré de ses humeurs ou de leurs activités.

Il ne refusait jamais une conversation, même si ce plaisir de l’oralité lui prenait un temps précieux qu’il aurait sans doute pu consacrer à son travail d’écrivain, mais j’ai toujours cru qu’il existe entre la parole dite et la parole écrite une sorte d’acte de transfuge qu’il est difficile de concilier. Selon cette catégorisation, qui se justifie elle aussi par ses exceptions, les auteurs prolifiques sont relativement avares de leur parole et préfèrent se confier à leurs livres. L’exemple le plus pertinent est sans doute Truman Capote qui m’a rappelé Gérald lorsque je l’ai vu à l’écran dans l’interprétation magistrale de Phillip Seymour Hoffmann, film à la fin duquel on précise que Capote n’a plus écrit de roman après In Cold Blood. C’est un livre de taille assurément, mais je me demande si le fait de se disperser, de se dépenser, ne dispense pas de l’urgence ou du besoin de s’écrire dans l’avenir en préférant se dire dans l’immédiat.

Chose certaine, Gérald n’aura jamais été avare de partager ses connaissances et ses bonheurs avec quiconque car son affection, son admiration, son amitié ou son amour pour les artistes qu’il aimait et dont il appréciait l’oeuvre étaient intenses, indivises et indiscutables. Une oeuvre ou un événement dont il avait fait la découverte le rendait à l’enfance où l’on ne se lasse jamais de réentendre cent fois les mêmes propos. Ce qui prouve encore une fois que le bonheur est toujours une forme de régression, une sorte de complaisance dans un état d’esprit adapté à son indépendance, à sa manière de se retirer quelque part et de faire abstraction de l’ambiance distrayante qui finit par faire dévier de l’essentiel. En ce sens, sa vie aura été marquée par un sens du rituel comme c’est le cas chez de nombreux artistes qui finissent par y retrouver une sonorité, une thématique, un rythme, un souffle, bref un style dont ils ne se lassent jamais d’explorer les avenues et qui finit par s’identifier à l’essence même de leur oeuvre.

Dans cette optique, j’ai toujours considéré l’économie d’écriture de Gérald comme un contrepoint à la somme inouïe de mots qu’il pouvait générer dans l’oralité et qui faisait sans doute contrepoids à sa solitude, car c’est un fait qu’il habitera seul toute sa vie durant, même s’il y aura toujours plusieurs personnes autour de lui et surtout plusieurs auditeurs toujours ravis de lui tendre l’oreille. Durant ces dernières années surtout, je le voyais de plus en plus, il me semble, comme une sorte de griot, un écrivain du peuple dont il entérinait la provenance et articulait les propos, les déboires et les malheurs. Il appréciait et savait détecter les perles au sein de l’oralité, ces paroles qui surgissent de nulle part, mais qui semblent résumer une situation comme la conversation qu’il avait eue avec un de ses voisins de rue et qui lui avait dit qu’il était « Acadien, all the way », ce qui dans la même phrase semblait synthétiser une contradiction, une acadianité chiaque qui l’amusait beaucoup, mais qui, là encore, était porteuse d’une situation linguistique dans laquelle il commençait à se reconnaître et surtout à s’accepter.

Dans les projets que nous avons faits ensemble, il m’a toujours semblé d’une lenteur exaspérante. Lorsque je travaillais comme réalisateur à Radio-Canada, je lui avais passé une commande de texte pour un portrait de Pascal Poirier, dont il connaissait par coeur la biographie pour avoir participé à la réalisation d’un film que lui avait consacré l’Office national du film, et pourtant il ignora toutes les échéances au point où je finis par en écrire une grande partie. Je me suis alors rendu compte que ces délais étaient sans doute causés par un sens perfectionniste allié à un sens de la distraction et qui se confirmaient dans une autre de ses expressions : « J’ai pas la tête à ça », empruntée elle aussi à Daoust.

Dans un autre rapport, je me souviens d’un laboratoire d’écriture que nous nous étions bricolé pour un texte commun que nous devions lire à Montréal dans une manifestation uniquement dévouée à des auteurs québécois et où Claude Beausoleil, un ami commun, avait insisté pour nous faire inscrire. Nous nous rencontrions tous les midis, Gérald et moi, dans un restaurant différent et à chaque fois nous avions décidé d’écrire chacun des histoires qui devaient ressembler à des textes destinés à être lus comme des bulletins de nouvelles télévisés. Inutile de dire que cette idée ne fit pas long feu devant une sorte de blocage perpétuel qui me faisait dévier vers une sorte d’écriture automatique, alors que lui, toujours aussi économe, écrivait deux ou trois phrases au « je », portant sur des réalités de l’existence et des confidences au quotidien. Ceci reste l’un, sinon son plus grand sujet d’écriture. Malgré les délais et les doutes, notre prestation eut quand même lieu et notre utilisation de l’oralité s’est, comme toujours, démarquée, nous singularisant dans une manifestation qui se voulait avant tout littéraire.

Cette anecdote est assez indicative de notre relation puisque entre moi et lui, j’ai toujours eu l’impression de ce croisement entre quelqu’un qui parle peu et écrit beaucoup avec quelqu’un qui parle beaucoup et écrit peu. Ce rapport aura sans doute contribué à notre rapprochement puisque lui aussi s’est toujours rappelé avec bonheur ces moments où nous avons parcouru les routes de l’Acadie dans ce désir de donner et d’entendre une parole qui faisait alors figure de nouveauté et de promesse. La musique que nous écoutions était pour le moins éclectique et la musique américaine qu’il affectionnait m’irritait aussi souvent qu’il trouvait d’une mièvrerie à faire hurler la musique française que j’enregistrais sur cassette – Isabelle Mayereau et Alain Souchon étant ses têtes de Turc de prédilection. Nous tombions toutefois d’accord sur Lou Reed, Tom Waits, Bon Dylan et surtout Leonard Cohen qui, pour une raison ou une autre, a aussi trouvé faveur auprès de plusieurs écrivains acadiens qui en ont parlé dans leurs textes. France Daigle, à ce sujet, est une véritable exégète de l’oeuvre chantée de Cohen. Je me suis souvent demandé, s’il ne s’agirait pas de cette psalmodie commune qu’on retrouve à la fois dans la musique du poète anglophone montréalais et celle des complaintes acadiennes, ou du sort commun de déporté du peuple juif, ou du fait que Cohen est un poète dont l’oralité le rend immédiatement accessible. Quoiqu’il en soit, la musique a toujours eu pour Gérald un attrait qui s’harmonisait bien avec son style de vie où la fête devenait un haut lieu de référence et un état d’être dont l’intensité reviendra souvent dans ses textes, et cela est manifeste dans l’omniprésence du corps et de la sexualité comme espace de jouissance et de provocation. « Ton corps est ma chanson », comme le dit si bien l’un des vers de Le monde a bien changé.

Parallèlement à la musique, il y eut surtout et toujours les livres car Gérald, quand il en lisait un qui lui procurait ce plaisir rare de la rencontre-découverte d’un auteur ou d’une oeuvre qui articule avec brio ou élégance notre pensée, se faisait un devoir de nous en faire le compte rendu, de nous en lire des passages ou de nous le prêter comme la chose la plus précieuse qu’il puisse nous confier. C’est ainsi qu’il m’a fait découvrir Motel Chronicles de Sam Shepherd, Jazz de Toni Morrison ou Libra de Don Dellilo, mais aussi quantité d’autres auteurs, d’oeuvres ou de manifestations de ces oeuvres. Sa boulimie livresque constituait sa seule dépense et il connaissait la plupart de ces lieux mythiques et obscurs où l’on vend les livres à rabais et où il s’approvisionnait au-delà des possibilités de son temps de lecture. Évidemment, lire est un plaisir solitaire et le fait de vivre seul peut en constituer une condition idéale. Je me souviendrai toujours de la quantité de livres qui envahissaient les appartements qu’il a habités sur les rues Dufferin, Lutz ou Weldon. Ils jonchaient littéralement le plancher pour monter en colonnes comme une sorte d’installation au milieu de laquelle il circulait avec circonspection et familiarité car la présence de ces livres, leur existence physique et matérielle, plus qu’un décor insolite, constituaient des éléments vivants, des voix, une famille qui lui rappelait toujours son travail d’écrivain, cette préoccupation constante et rassurante qui, à la longue, finit par prendre la forme d’une méditation.

Il pouvait s’asseoir devant une page blanche ou un écran d’ordinateur des heures durant, dans une sorte de stance méditative, et laisser monter le texte dans une sorte de confiance organique que les mots ne sont en définitive que des traces, des jalons, des balises elliptiques à partir desquels le lecteur doit reconstituer un décor, rajouter la couleur et l’ambiance, faire en sorte que la confiance règne des deux côtés de la page. Pour qu’une telle opération se produise, il faut compter avec le temps et ne jamais paniquer à l’idée que le silence, le vide, le blanc de la page font aussi partie d’un processus dont le texte ou le livre ne sont peut-être pas nécessairement le but ultime ni l’extension définitive. En ce sens, nos deux approches à l’écriture ont évolué vers des résultats de plus en plus différents et divergents. Autant mes livres sont devenus des projets d’écriture et se sont dirigés vers la prose, autant les siens ont évolué vers une conscience du recueil comme une accumulation de moments, une chronique ou un journal à la première personne. Autant je me suis dirigé vers l’extérieur, autant il a voulu articuler une vision quotidienne dont l’espace immédiat de Moncton deviendra la référence constante. Autant j’ai travaillé à des livres concepts, séduit souvent par le lyrisme ou obsédé par l’exactitude et la précision, autant il a voulu revenir vers l’essence et une sorte d’impressionnisme de la sensation, du vécu, du corps. Lui-même n’était d’ailleurs pas étranger à cet état de fait quand il parlait de mon vers claudélien ou quand il faisait référence à la rapidité avec laquelle je pouvais produire des oeuvres dont je n’ai jamais su s’il les trouvait pertinentes ou même intéressantes. Je suppose que nous avions un rapport de réciprocité qui nous rendait respectueux du travail de l’autre sans tomber dans une admiration béate et rassurante.

Le fait de se concevoir, de se mettre en état de réception, d’attente, constitue sans doute la raison majeure qui l’aura motivé à s’intéresser au zen comme philosophie du renoncement, une dimension que les Acadiens partagent avec les Orientaux, les Juifs ou les Noirs américains et qui reste sans doute l’apanage des dépossédés qui n’ont plus que leurs complaintes pour faire état du paradis dont ils ont été chassés. Sa dévotion à l’écriture, à la lecture, aux livres, la rigueur avec laquelle il a abordé son travail prendra avec le temps la dimension religieuse d’un rituel. Le dénuement et la pauvreté matérielle dans lesquels il a presque toujours vécu ont été, pour ceux qui l’ont fréquenté, la preuve de l’intégrité de son engagement, même s’il s’est rarement plaint de cet état de fait, car il constituait pour lui un choix de vie dont la liberté demeurait une récompense inestimable. L’économie, entendue dans son sens de gestion de l’avoir, si minime soit-il, est sans doute ce qui me revient en mémoire quand je pense à son mode de vie et la façon dont il en a produit une équivalence dans son oeuvre, parcimonieuse et lucide, qui me rappelle parfois Samuel Beckett, à la fois personnage et témoin d’une époque où l’écriture se retire tout en gardant son mordant, sa pertinence et son élégance. Chaque mot gagné sur le temps s’incrustant dans la page tel un mantra dans le corps. L’oeuvre en mineur de Gérald, qu’il livrait de cette voix blanche, sans effets et retombante avec un rien de mélodie dans la finale des phrases, cette voix monocorde presque qu’il voulait en arrière-fond pour que le texte soit entendu dans son intégralité, pour que le sens soit toujours à l’avant-plan, me fait penser à cette entreprise de tout dire en peu de mots, qui était la sienne. C’est sans doute ce qui l’a souvent irrité de la part de ceux qui déplaçaient ailleurs l’intérêt du texte pour le réduire à un simple élément sonore noyé dans la musique, le bruit, le feedback, les installations visuelles et autres performances où l’écriture devenait accessoire, parodique ou distrayante, une manifestation de ce que la conscience a toujours reproché à la confusion.

Chose étrange, nous ne parlions presque jamais de notre écriture, de notre art poétique ou de ce que nous voulions accomplir au moyen de cette activité qui mobilisait une grande et, dans son cas, la majeure partie de nos vies. Me revient en mémoire cette remarque qu’il m’avait faite à l’effet que lui n’était qu’un écrivain, tandis que moi j’étais tellement d’autres choses que je ne pouvais pas me réclamer pleinement du statut d’écrivain, argument dans lequel je reconnais une part de vérité et la mise en évidence d’une situation qui m’a souvent rendu mal à l’aise, car les oeuvres hybrides sont souvent taxées de dilettantes ou d’inférieures. Passons.

Il faut voir que cette amitié ne s’est pas vécue sans heurts. L’alliance que nous avions formée a fini par être victime de ses propres failles, peut-être d’une certaine fatigue, peut-être d’un certain radicalisme, mais sûrement d’une divergence malheureuse qui me revient souvent en mémoire depuis son absence définitive. Il y a ce moment où il devait faire partie d’une table ronde et au cours de laquelle il devait mettre de l’avant les positions que nous avions élaborées. Ses propos devaient affirmer une fois pour toutes une nouvelle vision et il en avait fait la promotion de manière extensive avant de se diriger vers Edmundston où devait prendre place, pendant le Salon du livre, l’événement en question. J’avais mis une cassette dans mon appareil pour enregistrer l’entretien qui s’annonçait comme historique et qui fut en définitive d’une conciliation décevante. À son retour il me téléphona, comme d’habitude, mais je savais que j’étais désormais seul dans le projet que nous avions élaboré et que son ardeur s’était considérablement refroidie. Le deuxième incident est celui du 15 août des fous de 1996 dont il m’avait fait un compte rendu dithyrambique et auquel j’avais répliqué, de manière assez lapidaire je l’avoue, que mon idée de la fête nationale n’était pas de m’enfermer dans un local surchauffé pour entendre de la musique anglophone, ce qui était alors effectivement le cas.

C’est à cette époque, je crois, qu’il a commencé à se voir comme le porte-parole des jeunes qui gravitaient autour de lui et qui lui prodiguaient une admiration sans borne. Le dernier repas où il est venu à la maison avait été assez pénible puisqu’il avait parlé sans arrêt de lui et de ses projets avant de se retirer comme si nous n’avions jamais existé, ce qui n’était absolument pas dans sa nature, car je l’avais toujours connu jusque là comme quelqu’un d’attentionné et d’intéressé.

Au chapitre de l’amertume, ce que je trouve malheureux d’évoquer, c’est surtout le fait qu’avec le temps cette attitude se soit cristallisée dans un éloignement, puis dans une tension de plus en plus apparente. Les invectives et la tension devinrent de plus en plus publiques comme cette remarque, en 2002, dans la revue Éloizes, consacrée aux langues de l’écriture et qui se voulait une sorte d’affirmation sur la langue que nous utilisons et dans lequel il me reprochait plusieurs choses :

Sur « la scène locale », il y a l’infatiguable [sic], mais tellement prévisible, Herménégilde Chiasson, qui, en empruntant un académisme qui n’ose pas dire son nom, n’a que maille à faire des artistes d’ici sinon pour les abreuver d’admonestations et de déclarations gratuites. Il pousse l’absurdité jusqu’à écrire : « Pour une grande partie des jeunes de cette ville (Moncton), la francophonie n’est plus qu’une dimension folklorique, la modernité s’identifiant désormais à l’anglophonie ». […]

Il devient de plus en plus difficile de comprendre le raisonnement d’un porte-étendard d’on ne sait plus quoi au juste. Et j’en passe, et j’en passe, et des meilleurs...

no 31, p. 39-40

Je relis ces lignes et je ne peux m’empêcher de penser à cette rencontre où je l’ai invité à dîner dans un restaurant, en essayant de trouver une sorte de terrain neutre où nous aurions pu nous retirer en attendant que les choses redescendent sur terre, mais je crois qu’il se sentait alors investi d’une sorte de mission dont je représentais l’ultime obstacle, du moins c’est de cette manière que je me l’explique. Je tenterai cette explication qui ne fait pas plus de sens que le dérapage incontrôlable dont nous étions alors tous deux victimes et que j’ai tenté d’écrire suite à notre rencontre lors d’un colloque à Halifax, en 2002, où je m’étais rendu par solidarité :

Cet incessant murmure

Autour d’une table dans une cafétéria, attendant notre tour à faire ce que nous avons fait durant si longtemps et cette même impatience, ce même enthousiasme à l’endroit de ceux qui s’approchent timidement pour lui rendre hommage, ces mêmes anathèmes à l’endroit des non-croyants. Quelqu’un arrive qui se place en retrait et l’énergie permute, le ton monte, le rire bourdonne tandis que la chaleur augmente pour refaire un autre été. Autrefois, dans un décor à peu près similaire, nous avions effectué de manière fortuite notre première rencontre. Notre conversation au sujet de l’absence des hommes dans la civilisation à laquelle nous appartenions encore pour un bref moment, le temps de comprendre que nous allions nous revoir souvent et pour longtemps autour d’une table pour refaire le point.

Au fil des ans, nous avons traversé plusieurs relations, plusieurs paysages, plusieurs décors, des lieux, des espaces; des portes se sont ouvertes sur des routes interminables. Ce travail si souvent entrepris, celui de porter la bonne nouvelle ailleurs, celui de faire face à un autre barrage de questions, de tenter de faire le point sur des situations qui ne nous concernent plus vraiment. Il fait chaud. La table entre nous est solide. Nous pourrions y manger, travailler, écrire comme autrefois, mais cette table est devenue un barrage, car les rivières ne passent plus aux mêmes endroits et nous avons développé d’autres urgences qui nous interdisent la même familiarité et le même discours. Voilà. Ce mot avec lequel nous avons appris à composer, ce verbe, cette manière de se lancer dans le courant, cet interminable discours.

Une scène familière me revient en mémoire. J’en fais part aux autres rassemblés avec nous autour de cette table où nous avons posé nos livres. La voiture se déplace à l’horizon, longe une plage, parcourt une autoroute, s’arrête à une lumière rouge, repart, fait des bonds dans la verdure de l’été ou glisse dans la blancheur d’un autre hiver et nous sommes assis sur le siège avant. La musique est disparue et il ne reste plus que la voix pour palier au son persistant du moteur, une voix qui s’étend à l’infini, cette voix offusquée, contrainte, racontant ces anecdotes et ces projets, ces conversations et ces amours, recombinant à l’infini ces millions de mots qui n’en finissent plus d’imbiber l’espace de leur salive incessante pour faire taire toutes ces autres voix qui ne peuvent que discorder dans le moment présent, dans le bleu qui nous encercle et qui se lit comme la carte du ciel entre les lignes, entre ces mots volubiles qui ont trouvé leur vengeance immédiate sur les pages différées des livres que nous écrivons.

Quelqu’un fait la remarque que la voix humaine peut encore faire obstacle à sa contrepartie enregistrée. Comme on change. Dans cette simple remarque, je retrouve l’antidote à notre divergence. De guerre lasse, il me semble que nous aboutissons aux mêmes conclusions et notre exclusion, mutuelle et commune, m’apparaît soudain comme tolérable, rien de plus que l’évolution normale et complexe d’un état que nous avons préparé de longue date, mis en marche au prix de notre éloignement et scellé sur la place publique sous les regards navrés de ceux qui, autrefois, célébraient notre amitié. Notre présence l’un en face de l’autre n’est plus désormais que tolérable, convenue et obligatoire. Nous attendons le signal horaire pour quitter cette table.

J’aimerais me souvenir de tous ces mots, mais je ne les ai pas écrits. Je ne me souviens que des chagrins d’amour qu’ils contenaient, de ces entretiens du dimanche matin pour faire le point sur la semaine ou de ces rires qui fusaient tandis que la voiture nous emportait dans cette errance continentale dont nous avons tant parlé. Maintenant nous n’avons plus que la rue à parcourir et le peu de distance alimentaire qui nous sépare des lieux où nous prenons racine. Nous avons trouvé place à d’autres tables, l’ange qui prend note de tout a survolé nos vies. Nous ne sommes plus que de vagues rumeurs que charrient des rivières de mots.

Nous nous parlons dans l’écrit, même s’il manquera toujours le timbre sonore et ces indignations balisant l’oralité de nos déplacements. Nous avons voyagé avec le temps et le temps s’en est allé ailleurs. Seul et sans nous. Nous avons oublié les sources profondes de nos discordes. Quelque chose se sera brisé entre temps même si nous ne savons plus ce dont il s’agit ni comment le retrouver autrement que dans cette obsédante absence.

À cette époque, je m’étais dit qu’il valait mieux attendre et que la vie finirait bien par faire en sorte que le cours des choses retrouve une autre contenance. Puis, il y a eu cette nomination comme lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick et les premières nouvelles de ce cancer dont on avait repéré les premiers symptômes. Les fois où je revoyais Gérald, je remarquais toujours cette tension et je me disais qu’il n’avait sûrement pas besoin de ma présence pour lui rappeler le différent qui nous divisait et qu’il avait sans doute plusieurs autres personnes pour le réconforter. Je me suis donc tenu au courant, mais sans m’approcher véritablement jusqu’au jour où je l’ai rencontré par hasard dans le corridor du Centre culturel Aberdeen, devant les bureaux des Éditions Perce-Neige, où il se rendait à tous les matins, même au prix d’efforts de plus en plus exigeants. Je lui ai alors proposé un rendez-vous où l’on pourrait se retrouver pour manger et parler. À mon grand étonnement, il a accepté et je me suis dit qu’il le faisait sans doute par civilité mais de fait, lorsque je lui ai téléphoné pour préciser l’heure et le lieu, il a tout de suite accepté et nous nous sommes retrouvés quelques jours avant son dernier voyage en Europe, voyage dont il est revenu épuisé et dont il ne s’est jamais remis.

La mort est toujours un événement invraisemblable et la mort de ses amis et des gens qu’on a aimés revêt encore plus cet élément de désarroi qui creuse en nous un vide que rien ne saurait combler. Je suis allé le voir aux soins palliatifs quelques jours avant son décès et quand je suis entré dans la chambre, j’ai cru m’être trompé de lieu tellement il était méconnaissable. Il était toutefois dans un état de sérénité qui le faisait sourire et je sais qu’il a pleuré quand je lui ai dit que je lui dédiais mon prochain livre, et que j’ai pleuré quand il nous a dit, à Marcia et à moi, qu’il nous aimait. C’est la dernière chose dont je me souviens et sans doute la dernière dont je veux me souvenir.

Puis j’ai reçu l’appel fatidique, dans la voiture du gouvernement, de la part d’un recherchiste de Radio-Canada, me disant qu’il était décédé et me demandant de me rendre à l’Assemblée Législative où il y avait un point d’ancrage pour une entrevue en direct durant le téléjournal de 18 h. Je n’arrivais pas à y croire, mais surtout je revoyais comme un film éclaté des instants, des moments, des mots, des rires, et je n’arrivais pas à ralentir ou à dévier ce flot de souvenirs qui m’engloutissait alors que j’attendais le début de cette entrevue dont je ne me souviens de rien. Puis Charlette Robichaud, qui s’est occupé des funérailles, m’a téléphoné pour me demander de faire l’hommage, ce à quoi je ne m’attendais absolument pas. Il paraît que cela n’a pas fait l’unanimité, mais elle m’a dit qu’elle avait mis les réticents au défi de trouver quelqu’un d’autre, ce qui avait mis fin au débat. Pour ma part, je dois dire que j’aurais préféré que quelqu’un d’autre le fasse, mais je ne pouvais pas refuser cela à Gérald, quelqu’un pour qui, malgré nos divergences tardives, j’ai toujours gardé une amitié comme on en connaît peu au cours d’une vie.

En raison du protocole, le lieutenant-gouverneur s’assoit toujours dans le premier banc du côté gauche lorsqu’il assiste à des funérailles. Peu de temps avant le début de la cérémonie, le premier ministre Bernard Lord et deux de ses ministres sont arrivés et ont pris place dans le banc à l’arrière du mien, le deuxième. Puis le célébrant m’a appelé et j’ai lu mon texte avec une grande fébrilité, tandis qu’un tout jeune enfant dans l’assistance pleurait à s’époumoner. Peut-être exprimait-il de manière inconsciente notre chagrin commun. De toutes manières, il y a tellement d’écho dans la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption de Moncton qu’il est difficile d’y entendre quoi que ce soit. J’ai dit ceci :

Aujourd’hui nous nous attendrissons dans le souvenir de ces moments que nous avons partagés avec lui, ces moments où nous pouvons le retrouver dans notre mémoire car c’est là où il va habiter maintenant, c’est là où nous irons le voir souvent et où il continuera de nous recevoir avec cette énergie débordante et si généreuse qui fut la sienne. Nous qui restons n’avons d’autre choix désormais que de poursuivre l’oeuvre que nous avons entreprise avec lui, cette oeuvre qui consiste à vivre à la limite de notre vie, comme il aura vécu la sienne à la limite de l’exigence d’être un artiste, d’être attentif aux rumeurs de son temps et de traduire ces indices pour en faire de la conscience, de l’amour et, si possible, de la beauté. Nous pourrons également et surtout le retrouver dans ses livres qui ne s’en iront pas car son projet y restera à jamais inscrit en toutes lettres, un projet qu’il décrivait ainsi au début de son très beau livre L’extrême frontière :

(alors je marche à toute allure dans ma

langue en monologue débordant de mes mots

crépitement éclat sursis des mots que

l’extérieur ignore alors je continue la

marche dans ma tête et dehors j’entends

des mots de ma langue maternelle et

paternelle issue d’un village qui est

un pays que je n’habite plus maintenant

c’est la ville la plus étrange qui soit

dans ma langue je médite longuement

pour faire un peu de silence dans ces

bruits de ma langue et de l’autre j’en

sors espace blanc où le monde grinche

et bascule dans la conscience planétaire

où beaucoup de membres atrophiés

crient alors je marche à toute

allure dans ma langue un autre

matin me disant Moncton ma ville

prétexte)

Lorsque les préposés aux pompes funèbres ont lentement fait tourner le cercueil tandis que Théo Brideau jouait seul au violon un Ave Maris Stella à vous arracher le coeur, je sais qu’une grande partie de ma vie a soudainement pris une fin abrupte et que cette absence manifestait pour beaucoup le rappel d’une époque de ferveur dont la littérature a constitué la trace manifeste et le discours conséquent. Il y aura d’autres choses, il y aura d’autres livres, d’autres auteurs, mais il n’y aura pas d’autres Gérald Leblanc. Son oeuvre nous reste comme un témoignage de courage et de lucidité à faire en sorte que la collectivité dont il a si souvent manifesté et revendiqué la dignité puisse reconnaître à ses artistes une notoriété comparable à celle qu’il reçoit maintenant et qu’il aurait sûrement mérité et apprécié de son vivant. En ce sens, la légende qui débute n’aura rien de comparable à cette vie qu’il aura si généreusement partagée avec nous.

Figure

Monument funéraire de Gérald Leblanc, installé en 2006 dans le cimetière de la paroisse de Saint-Anselme, en banlieue de Moncton. Le monument, conçu et réalisé par l’artiste André Lapointe, est constitué de deux bases rectangulaires en granit vert forêt et gris Stanstead, surmontées d’un bloc de marbre du Vermont de forme ovoïde. Au sommet, sont gravés en spirale et marqués à la feuille d’or les vers suivants inspirés du poème « Mouvance » du recueil Géomancie : J’irai avec toi jusqu’au bout du Monde et le bout du Monde est bleu “Are you going with me?” – Gérald

Photographie de André Lapointe

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