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Introduction

Une remise en question du rôle de nos considérations morales dans la construction de notre système légal est parfois nécessaire. Par ce texte, j’entends démontrer que l’état actuel du droit canadien en matière de châtiments corporels sur les enfants se trouve en décalage par rapport aux consensus sociaux et scientifiques contemporains. Comme il sera donné au lecteur de constater, ma position sur le sujet est sans équivoque : je considère que les châtiments corporels sur les enfants devraient être interdits en toutes circonstances au Canada.

Alors que 48 pays dans le monde ont déjà interdit les punitions corporelles sur les enfants[1], frapper son enfant dans le but de le « corriger » est encore, à ce jour, une pratique légale au Canada. En effet, l’article 43 du Code criminel canadien, ci-après « l’article 43 » est une disposition qui protège le droit des parents, de leurs substituts et des enseignants d’employer la force physique pour corriger la conduite d’un enfant dont ils ont la charge. L’article 43 du Code criminel énonce que « [t]out instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances ».

Le titre de la section sous laquelle se trouve l’article 43, soit « Protection des personnes exerçant l’autorité », est révélateur de la perspective adoptée par le législateur : il s’agit de la protection des droits des parents, tuteurs et instituteurs, et non pas celle des droits et de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il n’est pas étonnant que ces dernières considérations soient totalement évacuées de l’article 43 puisqu’à l’époque où cette disposition a été introduite au Code criminel, soit 1892[2], l’enfant était perçu comme une propriété (objet) et non un sujet de droit.

En 2004, la Cour suprême du Canada a procédé à une interprétation particulièrement atténuante de l’article 43 dans Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général)[3] (ci-après « Canadian Foundation »), l’arrêt clé en matière de châtiment corporel sur les enfants au Canada. Dans un jugement de six contre trois, la Cour suprême conclut que cet article est constitutionnel puisqu’il ne viole aucun principe de justice fondamentale, et ce, bien qu’il porte atteinte au droit des enfants quant à la sécurité de leur personne (paragraphe 10). Elle considère également que l’article 43 « repose fermement sur les besoins et la situation véritables des enfants » (paragraphe 68) et par conséquent, ne porte pas atteinte au droit fondamental à l’égalité des enfants. Toutefois, la Cour y circonscrit la notion de la « force raisonnable dans les circonstances » en énonçant une série de critères techniques à respecter. Elle énonce également deux conditions d’application pour que la force employée se trouve dans la « zone de conduite » protégée par l’article 43, à savoir : la correction doit avoir une valeur éducative et elle doit produire un effet bénéfique sur l’enfant.

Or, les plus récentes études révèlent sans équivoque que les punitions corporelles constituent une méthode de discipline qui est non seulement inefficace, mais qui pose en outre un risque important d’effets dommageables. À ce jour, aucune étude n’a démontré que les punitions corporelles étaient plus efficaces qu’une autre méthode de discipline ou qu’elles avaient un quelconque effet positif à long terme. À l’opposé, la plupart des recherches font état de leur impact négatif sur la santé physique, mentale et neurologique des enfants ainsi que sur leur développement (Durrant et Ensom, 2012). La première section de cet essai démontrera qu’en raison de l’actuel consensus scientifique à cet effet, les conditions établies par la Cour suprême dans Canadian Foundation, soit la nécessité d’une valeur éducative et d’un effet bénéfique aux châtiments corporels, ne devraient jamais être satisfaites.

Dans la deuxième section de cet essai, il sera question de la portée désormais extrêmement restreinte de l’article 43 qui, depuis Canadian Foundation, est rarement invoquée avec succès auprès des tribunaux. Un survol de la jurisprudence depuis cet arrêt permettra de constater que dans la très grande majorité des cas, les tribunaux appliquent rigoureusement les critères restrictifs établis dans Canadian Foundation. De plus, les tribunaux québécois en matière de protection de la jeunesse font une interprétation très large de ce que constituent des « méthodes éducatives déraisonnables », si bien que leur analyse tient compte non seulement des paramètres de Canadian Foundation, mais également des impacts physiques et psychologiques des punitions corporelles sur l’enfant, de ses droits et de son intérêt supérieur. Ainsi, la « protection » offerte aux parents[4] en vertu de l’article 43 est insignifiante en pratique. L’existence même de cette disposition du Code criminel cause plus de préjudices aux parents qu’elle n’offre de véritables bénéfices puisque ceux-ci ignorent généralement l’actuelle « sphère de protection » très limitée de l’article 43. Dès lors, l’immunité offerte aux parents en vertu de l’article 43 est devenue illusoire. Seule l’abrogation de cette disposition du Code criminel pourrait lancer un message clair à la population canadienne à l’effet que les châtiments corporels ne constituent pas des outils acceptables de discipline en 2016, et que frapper son enfant est inadmissible en toute circonstance au Canada.

1. Le châtiment corporel : des conséquences sur l’enfant

1.1. Le châtiment corporel : absence de valeur éducative ou d’effet bénéfique

Les conditions essentielles énoncées par la Cour suprême dans Canadian Foundation pour que l’article 43 trouve application sont les suivantes :

Premièrement, la personne qui emploie la force doit le faire pour éduquer ou corriger

paragraphe 24

Deuxièmement, la correction doit pouvoir avoir un effet bénéfique sur l’enfant

paragraphe 25

Or, en 2016, il existe un consensus scientifique quant à l’absence d’efficacité, de valeur éducative ou d’effet bénéfique du châtiment corporel sur les enfants. En fait, c’est tout le contraire : il est désormais établi que les châtiments corporels que subissent les enfants entrainent de nombreux effets préjudiciables à court, moyen et long terme. Deux sommités canadiennes en matière de recherche sur les châtiments corporels sur les enfants, Durrant et Ensom, ont révisé les recherches et études des vingt dernières années (1992-2012) sur cette question. Ils en arrivent à la conclusion suivante :

The evidence is clear and compelling – physical punishment of children and youth plays no useful role in their upbringing and poses only risks to their development. […] [N]o study has found physical punishment to have a long-term positive effect, and most studies have found negative effects

2012, p. 1375 et 1376

Cette revue exhaustive des recherches portant sur les châtiments corporels a été publiée en septembre 2012 dans le Canadian Medical Association Journal. Dans ce même numéro, l’éditeur en chef du journal, le Dr John Fletcher, signe un éditorial dans lequel il conclue également que :

[w]hile section 43 stands, it is a constant excuse for parents to cling to an ineffective method of child discipline when better approaches are available. It is time for Canada to remove this anachronistic excuse for poor parenting from the statute book 

2012, p. 1339

Alan Kazdin, professeur de psychologie à l’Université Yale et directeur du Yale Parenting Center and Child Conduct Clinic, soutient également que les recherches ont démontré sans équivoque l’inefficacité des châtiments corporels[5].

Comment expliquer que la Cour suprême ait considéré dans Canadian Foundation que les châtiments corporels pouvaient jouer un rôle positif dans l’éducation des enfants canadiens alors que dès 2004, aucune étude sérieuse ne venait appuyer cette proposition? Le constitutionnaliste Alain-Robert Nadeau (2004) croit qu’à cet égard, la juge en chef, qui rédige pour la majorité dans Canadian Foundation, laisse transparaître dans ses motifs certaines « considérations morales » qui reposent sur des postulats non avérés, dont celui que « la violence physique faite aux enfants est utile à leur éducation ». En parcourant les motifs de la majorité de Canadian Foundation, on remarque que la juge en chef considère que l’article 43 « repose fermement sur les besoins et la situation véritables des enfants » (paragraphe 68). Pour établir le fondement idéologique de son jugement à savoir que « la personne qui emploie la force doit le faire pour éduquer ou corriger » (paragraphe 24), elle s’appuie sur les principes qui sous-tendent l’arrêt Ogg-Moss c. R.[6], une décision qui jetait les bases quant à la portée de l’article 43. Or, la prémisse qu’un châtiment corporel sur un enfant peut avoir une quelconque valeur éducative repose sur des conceptions qui prévalaient peut-être encore en 1984, date de la décision Ogg-Moss, mais certainement plus en 2004, en raison de toutes les recherches contemporaines à cette époque menées sur ce sujet. Il est donc étonnant que ce postulat n’ait pas été remis en question à l’occasion de cette nouvelle analyse de la portée de l’article 43 par la Cour suprême. Fait à noter, la juge Deschamps, dissidente dans Canadian Foundation, avait conclu pour sa part qu’il existait un consensus au sein de la communauté scientifique à savoir que les châtiments corporels étaient inutiles et inefficaces à moyen et long termes[7].

Outre l’absence d’une quelconque valeur éducative ou d’effets bénéfiques aux châtiments corporels, Durrant et Ensom (2012, p. 1373) ont été en mesure de conclure que « [n]umerous studies have found that physical punishment increases the risk of broad and enduring negative developmental outcomes. No studies have found that physical punishment enhances developmental health ». Ainsi, non seulement les châtiments corporels seraient-ils inefficaces et sans bénéfices, mais ils poseraient un risque sérieux d’impact négatif à long terme sur le développement de l’enfant. Pour en arriver à ces constats, Durrant et Ensom (2012) ont analysé des recherches longitudinales tenant compte d’une grande variété de facteurs externes qui auraient pu fausser les conclusions. Ils ont pu ainsi relever une série d’effets dommageables liés directement à l’usage des punitions corporelles sur les enfants, dont celui d’un développement cognitif plus lent et une baisse du rendement scolaire. Ils se sont aussi penchés sur un nouveau champ d’études qui suscite un intérêt particulier, soit l’imagerie par résonnance magnétique qui révèle que les châtiments corporels pourraient être à l’origine d’une réduction de la matière grise du cerveau dans les régions associées à la performance lors de tests de quotient intellectuel[8].

Les jugements de première instance et d’appel de Canadian Foundation ne font pas mention de ces éléments de preuve, les connaissances dans ce domaine n’étant pas acquises en 2004. En effet, ce n’est que récemment que ces impacts furent découverts et que des études plus poussées y furent consacrées (notamment celles de Tomoda, Suzuki, Rabi, Sheu, Polcari, et Teicher, 2009 et de Sheu, Polcan, Anderson et Teicher, 2010).

Le 8 juillet 2014, soit près de deux ans après avoir publié dans son journal l’étude de Durrant et Ensom (2012), l’Association médicale canadienne (AMC) donnait son appui officiel au projet de loi S-206 de la Sénatrice Céline Hervieux-Payette visant à abolir l’article 43 du Code criminel[9]. L’AMC est la plus grande association de médecins du Canada et compte plus de 80 000 membres. Il s’agit là d’un appui de taille en faveur de l’abrogation de l’article 43 ainsi qu’une reconnaissance sans équivoque des effets nocifs des châtiments corporels sur les enfants[10]. Nombre d’études démontrent que les punitions corporelles risquent d’entraîner un certain nombre de problèmes de santé physique et mentale lorsque les enfants qui les subissent atteignent l’âge adulte tel que des problèmes de santé mentale, de dépression, d’alcoolisme, d’idéations suicidaires ainsi que des comportements déviants et criminels[11].

En réalité, les conséquences psychologiques à long terme des châtiments corporels sont beaucoup plus vastes que l’on ne peut se l’imaginer et touchent à plusieurs sphères du développement d’une personne. Pfeiffer (2014), du Criminological Research Institute of Lower Saxony, établit une corrélation claire entre l’interdiction des punitions corporelles et la baisse du taux de criminalité en Allemagne où les châtiments corporels ont été bannis en 2000[12]. Après avoir analysé de nombreuses études empiriques à grande échelle (45 000 élèves allemands de neuvième année ont été sondés en 2007/2008), il conclut que les enfants régulièrement frappés par leurs parents étaient cinq fois plus à risque de devenir des délinquants violents que ceux qui grandissaient dans des familles sans violence. En outre, plus les enfants sont battus sévèrement dans leur jeunesse, plus ils désirent posséder des armes à feu plus tard dans leur vie[13]. Les enfants qui ont grandi dans la peur constante d’être punis physiquement par leurs parents supposent souvent, plus tard dans leur vie, qu’il existe une menace de violence de la part d’autrui (Pfeiffer, 2014). Ils sont aussi davantage en faveur des peines dures et dissuasives pour les criminels, y compris la peine de mort, et ont trois fois plus de chances de devenir des adultes ayant des convictions politiques d’extrême droite (Pfeiffer, 2014). Bien au-delà des effets directs et prévisibles, cette étude allemande témoigne de l’ampleur et de l’étendue des conséquences psychosociales des châtiments corporels subis pendant l’enfance, notamment la propension à la criminalité.

Plus récemment, il a été établi que les châtiments corporels constituent également un facteur de propension à des comportements d’intimidation chez les enfants qui les subissent et engendrent chez ces derniers une augmentation des conduites agressives. Un récent rapport d’UNICEF (2013) sur le bien-être des enfants souligne que les enfants canadiens de 11, 13 et 15 ans font deux fois plus l’objet d’intimidation que les enfants suédois[14] qui, pour la plupart, n’ont pas subi de châtiment corporel pendant leur enfance (Hoffman, 2008). Afin d’intervenir pour mettre fin aux problèmes d’intimidation à l’école, les professionnels de la santé et de l’éducation suggèrent désormais aux parents « d’éviter les punitions corporelles » (Labbé, 2012), notamment parce que l’intimidateur (ou l’oppresseur) « provient, quoique pas toujours, d’une famille […] où on recourait au châtiment corporel » (Fédération canadienne des services de garde à l’enfance, 2003). Un rapport de Statistique Canada en 2004 indique que les enfants « qui vivent dans des foyers où l’on utilise des pratiques parentales punitives », dont les châtiments corporels, ont un score de 83 % supérieur à celui des enfants qui vivent dans un milieu moins punitif, sur une échelle du comportement agressif. Cette causalité entre les châtiments corporels et l’agressivité qu’elle provoque chez les enfants est également constatée par certains tribunaux[15].

La propension à la violence chez les enfants qui subissent des châtiments corporels à la maison a fait l’objet de plusieurs études, dont l’une des plus intéressantes est celle de la Dre Catherine Taylor (2010). Elle s’est penchée sur la pratique de 2 500 mères américaines et conclut que les enfants qui reçoivent fréquemment une fessée à trois ans ont toutes les chances de devenir plus agressifs dès l’âge de cinq ans[16]. En outre, il a été démontré que les châtiments corporels augmentent également le risque que les enfants qui les subissent se montrent agressifs envers leur fratrie et leurs pairs, et présentent des comportements antisociaux (Clément et Dufour, 2009). Ceci n’est pas étonnant, considérant que certains enfants qui reçoivent des punitions corporelles « présenteront des difficultés d’internalisation des concepts moraux tels que mesurés par le respect des règlements lors de séances de jeux ou par les comportements altruistes » (Clément et Dufour, 2009, p. 27). Des données recueillies en Allemagne (où, je le rappelle, les châtiments corporels ont été bannis en 2000) indiquent que le nombre de cas de violence dans les écoles allemandes a diminué de 60 % entre 1997 et 2010 (Pfeiffer, 2014).

Par ailleurs, les recherches de Baier et Pfeiffer ont démontré qu’en 2005, les enfants d’origine turque en Allemagne étaient significativement plus exposés à la violence punitive (19,3 %) que les enfants allemands d’origine (12,1 %) et qu’ils commettaient plus d’actes de violence contre les autres enfants que n’importe quel autre élève (frapper, donner des coups de pied ou se battre avec un autre enfant). Surtout, ces chercheurs ont réussi à établir un lien empirique entre ces deux données en isolant et en ciblant les facteurs liés aux autres causes de la criminalité qui pouvaient influencer les résultats. L’infime minorité de chercheurs qui soutiennent encore que l’interdiction des châtiments corporels a causé une augmentation de la criminalité et de la délinquance chez les jeunes (tel que Larzerele, 2005) ne tiennent pas compte de tous les facteurs pouvant avoir une incidence sur la variation des taux de violence et de criminalité, tel que le degré d’intégration des immigrants dans leur société d’accueil et les particularités culturelles de certains groupes (Baier et Pfeiffer, 2008). Cette corrélation entre la violence punitive à la maison et la reproduction d’acte de violence dans la cour d’école expose l’impact positif potentiel qu’une interdiction des châtiments corporels peut avoir sur les taux de violence globaux et de criminalité dans une société donnée.

1.2. Un risque accru pour les enfants de subir de la violence sévère des parents

Dans Canadian Foundation, la Cour suprême rappelle que l’article 43 « ne soustrait pas à des sanctions pénales la conduite causant un préjudice ou suscitant un risque raisonnable de préjudice » (paragraphe 30). En d’autres termes, s’il existe un risque raisonnable de préjudice, le châtiment corporel ne devrait pas être infligé. Or, comme nous avons pu le constater, il est désormais bien établi, études à l’appui, que tous les types de châtiments corporels comportent des risques de préjudices importants, à la fois physiques, psychologiques et neurologiques.

L’une des données les plus alarmantes à cet égard concerne le risque accru pour les enfants qui subissent des châtiments corporels d’être exposés à de la violence sévère : 75 % des cas rapportés de violence sévère sur des enfants sont survenus lors d’épisodes de punition corporelle (Trocmé et Andreas, 2008). Cette donnée est issue de l’Étude canadienne sur l’incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers les enfants de 1998 et a été répliquée lors du deuxième cycle de l’étude en 2003. Une autre étude pancanadienne a démontré que les enfants qui recevaient la fessée étaient sept fois plus à risque d’être agressés par leurs parents (coup de poing ou de pied) que les enfants qui ne recevaient pas la fessée (Durrant et Ensom, 2012). Les châtiments corporels sont donc fréquemment l’élément déclencheur d’une cascade de violence sévère et abusive des parents envers leurs enfants.

Comme le constate avec justesse la Dre Elizabeth Gershoff, éminente chercheuse sur la question des punitions corporelles à l’Université du Texas : « Physical punishment doesn’t work to get kids to comply, so parents think they have to keep escalating it. That is why it is so dangerous » (Smith, 2012). Le risque de violence sévère accru est donc paradoxalement lié au fait que les châtiments corporels sont, tel que conclu précédemment, tout à fait inefficaces à moyen et long termes, les enfants développant une certaine résistance et une non-responsivité immédiate, voire une insensibilité défensive, lorsque surviennent les punitions corporelles[17].

À la lumière de toutes ces données concordantes, il convient de conclure que si les châtiments corporels n’ont aucune valeur éducative ni aucun effet bénéfique et posent un risque considérable d’effets préjudiciables, les conditions établies par la Cour suprême dans Canadian Foundation ne peuvent donc jamais être satisfaites. Par conséquent, aucune administration de châtiment corporel ne devrait pouvoir entrer légalement dans le champ d’application de l’article 43. Si la Cour suprême considérait que les expertises scientifiques en 2004 ne démontraient pas suffisamment et sans équivoque les dommages causés par tout type de punitions corporelles, il serait difficile de soutenir le même discours aujourd’hui, vu l’apparent consensus à cet égard au sein de la communauté scientifique[18].

Néanmoins, la Cour suprême a refusé en 2004 de déclarer inconstitutionnel l’article 43[19] et d’interdire ainsi formellement les châtiments corporels, préférant baliser certaines pratiques (notamment en définissant la notion de « force raisonnable dans les circonstances ») et proscrire celles qu’elle considérait comme assurément préjudiciables. Or, cette interprétation diminuée de l’article 43 fait en sorte qu’il est rarement invoqué avec succès devant les tribunaux canadiens, sans égard aux tribunaux en matière de protection de la jeunesse qui se font généralement beaucoup plus prohibitifs quant à l’usage licite des châtiments corporels. Dans la section qui suit, nous verrons que l’interprétation de la « force raisonnable dans les circonstances » est généralement interprétée de façon ultra restrictive par les tribunaux, parfois même davantage qu’en fonction des paramètres établis dans Canadian Foundation, notamment devant les tribunaux en matière de protection de la jeunesse. Conséquemment, l’article 43 est devenu une disposition pratiquement inapplicable et sert ainsi bien mal les intérêts des parents.

2. La portée restreinte de l’article 43 : des conséquences sur le parent

La revue de la jurisprudence postérieure à Canadian Foundation permet de constater que l’article 43 a une portée désormais extrêmement restreinte. En effet, la Cour suprême procède informellement à une interprétation atténuante (« reading down »)[20] de l’article 43 afin d’en limiter la portée et circonscrit de façon importante la notion de la « force raisonnable dans les circonstances ». Il en résulte une diminution de la prévisibilité des sanctions pénales pour les parents, car la plupart d’entre eux ignore l’existence de ces restrictions et des véritables limites de la « sphère de risque » dans laquelle ils se trouvent à agir. S’ajoute à cette imprévisibilité une certaine incongruité dans l’appréciation des châtiments corporels par les tribunaux puisque les standards d’analyse varient en fonction des forums judiciaires saisis de la question, les tribunaux en matière de protection de la jeunesse se faisant davantage restrictifs dans leur interprétation des « méthodes éducatives raisonnables » que les tribunaux en matière criminelle. Dès lors, il existe assez peu de jugements depuis 2004 dans lesquels l’article 43 a été plaidé avec succès et conséquemment, ce dernier ne trouve que rarement application pour « protéger » les parents.

2.1. L’article 43 : une protection restreinte

Dans Canadian Foundation, la Cour suprême définit ce que sont les paramètres de la « force raisonnable dans les circonstances », constituant ce que nous identifions comme des « critères techniques ». Ainsi, il est illégal pour un parent d’infliger un châtiment corporel à un enfant de moins de deux ans, car « un tel enfant est incapable de comprendre la raison pour laquelle on le frappe » (paragraphe 25) de même qu’à un enfant de plus de douze ans, puisque « l’infliction d’un châtiment corporel à un adolescent risque sérieusement de lui causer un préjudice psychologique » (paragraphe 46). Il est également interdit d’employer un objet pour frapper ou de porter des coups à la tête (paragraphe 37). Le parent ne sera pas non plus protégé par l’article 43 si sa conduite est susceptible de causer des lésions corporelles (paragraphe 30). Surtout, les punitions corporelles qui sont dues à la colère ou à la frustration sont prohibées dans tous les cas puisqu’il ne s’agit pas d’un « emploi réfléchi d’une force modérée » qui sert à « éduquer ou corriger » (paragraphe 24). En d’autres termes, un parent accusé de voie de fait pour avoir administré une fessée à son enfant alors qu’il était en colère ne peut pas se prévaloir de la défense de l’article 43. Sans grand étonnement, nous verrons que c’est le critère « colère ou frustration » qui fait presque inéluctablement échouer la défense en vertu de l’article 43 dans la jurisprudence postérieure à 2004.

Dans les quelques cas où l’article 43 a été plaidé avec succès devant les tribunaux depuis Canadian Foundation, il est généralement invoqué à l’encontre d’une accusation portée contre un instituteur dans le cadre du maintien de l’ordre dans sa classe ou son école[21]. En effet, Canadian Foundation établit que « [l]es enseignants peuvent employer une force raisonnable pour expulser un enfant de la classe ou pour assurer le respect des directives, mais pas simplement pour infliger un châtiment corporel à un enfant » (paragraphe 40). En d’autres termes, depuis 2004, les instituteurs ne jouissent plus d’aucune protection en vertu de l’article 43, sauf lorsqu’ils emploient une force raisonnable dans un contexte de nécessité (par exemple protéger un enfant contre lui-même ou les autres) ou lorsqu’ils emploient une force minimale pour faire respecter certaines consignes (p. ex. sortir un enfant de la classe). Cependant, il convient de mentionner qu’aux termes de l’article 8(3) du Code criminel[22], les instituteurs qui emploient la force dans ces situations pourraient se prévaloir des moyens de défense de la Common Law dans l’éventualité où l’article 43 serait abrogé. Parmi ceux-ci se trouvent la défense de « nécessité »[23] et le principe « de minimis non curat lex » (de minimis)[24]. Les parents (ou tuteurs) accusés de voie de fait sur leurs enfants pourraient également se prévaloir de ces défenses de Common Law pour suppléer à l’absence de la défense de l’article 43 dans les cas qui s’y prêteraient. Les dissidences respectives des juges Binnie (paragraphe 102) et Arbour (parapgraphe 195) en font d’ailleurs mention.

Quoi qu’il en soit, depuis 2004, il existe très peu de jugements dans lesquels des parents ont plaidé l’article 43 avec succès et il s’agit généralement de circonstances qui cadrent étroitement avec les critères techniques établis dans Canadian Foundation[25]. Tel que mentionné précédemment, cet arrêt établit qu’un parent qui donne la fessée alors qu’il est « frustré » ne peut se prévaloir de l’article 43 puisque « [l]e droit criminel condamne et punit résolument l’emploi de la force qui […] n’est simplement que la manifestation violente d’un sentiment de colère ou de frustration à l’égard d’un enfant » (paragraphe 59). Or, la jurisprudence révèle que la grande majorité des parents qui ont recours à des châtiments corporels le font alors qu’ils sont en état de colère ou de frustration et ne sont donc pas couverts par l’immunité de l’article 43[26]. Selon mon analyse, il s’agirait du principal motif qui fait presque systématiquement échouer cette défense depuis 2004. Dans la foulée de Canadian Foundation et de l’établissement de nouvelles limites très strictes de l’usage de la force acceptable pour discipliner un enfant, le juge Denys Noël faisait en 2004 la mise en garde suivante :

Le Tribunal croit à propos de lancer l’avertissement suivant. Les tribunaux seront dorénavant intolérants quant à la nature des châtiments corporels qui peuvent être administrés aux enfants. Les anciennes pratiques et douteux comportements risquent fort de se retrouver dans la mire du Code criminel. Au risque de se tromper au sujet des limites acceptables dans l’usage de la force pour discipliner un enfant, il est prudent de s’abstenir[27].

De plus, outre l’habituelle difficulté de satisfaire aux critères techniques établis dans Canadian Foundation, les tribunaux considèrent que l’absence de tentative d’utiliser des mesures plus raisonnables avant d’employer la force constitue un facteur défavorable pour l’accusé qui tente de se prévaloir de l’article 43[28].

2.2. Les tribunaux en matière de protection de la jeunesse et leur interprétation large des « méthodes éducatives déraisonnables »

Il convient de mentionner que l’article 43 n’a aucune incidence sur le droit des organismes publics provinciaux qui veillent à la protection de l’enfance, tel que la Direction de la protection de la jeunesse au Québec (DPJ), d’intervenir dans une famille, y compris de placer les enfants dans des familles d’accueil, lorsque leur sécurité ou leur bien-être est compromis par des « méthodes éducatives déraisonnables » (article 38 de la Loi sur la protection de la jeunesse, ci-après LPJ)[29]. Contrairement à l’article 43 qui reçoit une interprétation ultra restrictive depuis Canadian Foundation, l’article 38 LPJ doit quant à lui recevoir une interprétation large selon la jurisprudence puisqu’il « vise à protéger les enfants face à toute situation abusive »[30].

Un survol des jugements québécois en matière de protection de la jeunesse révèle que pour identifier une « méthode éducative déraisonnable » en vertu de l’article 38 LPJ, les tribunaux emploient généralement les critères établis dans Canadian Foundation pour déterminer en quoi consiste une « force raisonnable dans les circonstances ». Toutefois, ils se montrent habituellement plus sévères que requis par cette analyse et vont au-delà des paramètres établis par la Cour suprême; la juge Pratte décrit avec justesse les différentes considérations qui entrent en compte dans ces deux analyses distinctes :

Ces balises [les paramètres de Canadian Foundation] sont fréquemment reprises par la jurisprudence pour identifier les méthodes éducatives déraisonnables visées par l’article 38 LPJ. De fait, elles doivent servir d’importants points de repère, mais, en contexte de protection de la jeunesse, les frontières qu’elles tracent entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas ne sont pas parfaitement étanches. La Cour doit préférer la nuance à l’automatisme et apprécier le caractère déraisonnable des méthodes éducatives selon les paramètres imposés tant par le Code civil que par la Loi sur la protection de la jeunesse. […] [L]e caractère déraisonnable des méthodes éducatives doit s’apprécier tant en regard de la nature des gestes posés que de leur impact sur l’enfant. Il faut alors prendre en considération les conséquences à la fois physiques et psychologiques des moyens utilisés, en tenant compte de la vulnérabilité de l’enfant[31].

Cette analyse, plus centrée sur les droits et l’intérêt de l’enfant que sur la protection des parents, est davantage conforme aux principes de la Convention relative aux droits des enfants des Nations Unies à laquelle le Canada a adhéré en 1991. Cette perspective rejoint également l’opinion dissidente de la juge Deschamps dans Canadian Foundation à l’effet que l’article 43 donne l’impression aux parents que leur volonté en matière de discipline jouit d’une complète autonomie, et ce, sans égard aux droits des enfants à la protection et à l’intégrité de leur personne[32].

Aux premières loges de la violence faite aux enfants, les tribunaux en matière de protection de la jeunesse n’hésitent pas à dénoncer les impacts dévastateurs des châtiments corporels sur les enfants dans les motifs de leurs décisions. Certains d’entre eux sont allés jusqu’à citer les dissidences de Canadian Foundation pour appuyer leurs décisions[33] ou se fondent sur des expertises qui contredisent ou réfutent celles retenues par l’opinion majoritaire dans Canadian Foundation quant à l’innocuité des châtiments corporels dans certaines circonstances. En voici quelques exemples :

De l’avis des experts, les punitions corporelles ne devraient pas être appliquées comme mesures de corrections du comportement. Cela peut entraîner des problèmes sur le plan de l’estime de soi et engendre chez l’enfant des problèmes d’agressivité[34].

Dans le présent cas, les méthodes éducatives du père n’ont pas laissé de marques physiques sur l’enfant, mais elles lui ont infligé des blessures psychologiques graves plus difficilement visibles, mais souvent plus profondes et plus durables[35].

Il faut que tous les Québécois, soit d’origine canadienne-française ou d’origine anglaise ou d’origine provenant d’un autre groupe culturel, acceptent de procéder à l’éducation de leurs enfants sans avoir recours à des punitions corporelles en les frappant et les bousculant. La violence n’est pas une façon de dialoguer entre adultes et ne l’est point non plus entre adultes et enfants[36].

Le Tribunal a longuement discuté avec le père des mauvais côtés et des conséquences négatives que peut apporter le châtiment corporel […][37].

Ce double standard d’analyse en fonction des forums judiciaires visés (criminel vs protection de la jeunesse) semble incohérent à première vue puisque l’objet analysé, soit les châtiments corporels subis par l’enfant, est identique dans les deux cas. Ceci s’explique de toute évidence par la nature des conséquences juridiques impliquées pour les parents et leur gravité (prison vs intervention de la DPJ). Néanmoins, du point de vue de l’enfant, les conséquences physiques et psychologiques des châtiments corporels demeurent les mêmes, peu importe la compétence du tribunal qui se penche sur la question.

2.3. Les nouveaux paramètres de l’article 43 : toujours ignorés des parents

Le droit pénal doit être prévisible : « Le législateur ne doit point frapper sans avertir : s’il en était autrement, la loi, contre son objet essentiel, ne se proposerait donc pas de rendre les hommes meilleurs, mais seulement de les rendre plus malheureux » (Portalis, 1801). La majorité dans Canadian Foundation a conclu que l’article 43 était suffisamment précis et prévisible pour être constitutionnel[38]. La Cour suprême a tout de même voulu définir explicitement les balises à respecter pour que la force employée soit considérée « raisonnable dans les circonstances » et conséquemment, que la défense de l’article 43 soit applicable. Ce faisant, elle a paradoxalement diminué le degré de prévisibilité de sanction pénale pour les parents puisque ceux-ci se trouvent dorénavant à agir dans une « sphère de risque » extrêmement réduite tout en ignorant (pour la plupart d’entre eux) la nature et l’ampleur de ces restrictions. L’imprévisibilité est d’ailleurs l’un des éléments que la juge Arbour, dissidente, reproche au jugement majoritaire[39].

Dans la foulée de Canadian Foundation et malgré le battage médiatique l’entourant, une étude révélait que seule une infime minorité de personnes (11 %) avaient véritablement compris les restrictions à l’usage de la force telle que nouvellement définie par la Cour suprême[40]. C’est également la conclusion à laquelle en venait l’Institut de la statistique du Québec (2013) dans une étude sur la violence familiale dans la vie des enfants[41]. La jurisprudence, tant au criminel qu’en protection de la jeunesse, tend à démontrer que les parents non seulement ignorent les critères de Canadian Foundation, mais croient pour la plupart d’entre eux qu’ils ont « le droit » d’avoir recours à des châtiments corporels comme méthode de correction, et ce, peu importe leur ampleur. Voici des extraits de jugements éloquents à cet égard :

D’abord, le père accepte de ne plus recourir au ceinturon. Il souligne toutefois à l’intervenante sociale que c’était quand même la meilleure méthode pour amener son fils têtu à comprendre et à lui obéir. […]  Le père renonce à ses méthodes, mais croit toujours en leur efficacité et ne semble pas comprendre pourquoi il ne doit plus y recourir[42].

Le père reconnaît que son geste du 27 avril 2006 est excessif, mais il s’en réfère encore à l’usage de la correction physique comme méthode d’encadrement de ses garçons, méthode à laquelle il apparaît avoir de la difficulté à établir des limites, consciemment ou pas. À titre d’exemple donné par le père lui-même dans son témoignage, le Tribunal constate que le père considère l’usage de la violence par son propre père à son endroit comme normal lorsque ce dernier lui a imposé le respect par la force physique alors qu’il avait 13 ou 14 ans[43].

Les deux (2) enfants B ont mentionné à l’intervenante sociale avoir été violemment projetés dans leur lit. X raconte aussi avoir été à genoux devant le mur et s’être fait rentrer la tête dans le mur parce qu’il regardait de côté. Il parle également que son père lui aurait rentré la tête dans l’eau de bain parce qu’il était fâché. Y se souvient que son père l’a projeté contre un mur et qu’il aurait saigné des avant-bras. Tous témoignent que le père dénigrait verbalement ses deux (2) garçons. Le père ainsi que la grand-mère paternelle indiquent qu’il s’agissait d’une façon de pouvoir s’assurer que les deux (2) enfants soient bien éduqués. Pour eux, ce sont des méthodes disciplinaires et non des abus physiques. […] Le Directeur de la protection de la jeunesse soutient qu’il s’agit d’abus physiques;  le père soutient qu’il s’agit de méthodes éducatives et que ces gestes ne furent pas faits dans le but de blesser, mais dans le but de surprendre, d’imposer une discipline aux enfants[44].

Smith a emmené les trois enfants dans la chambre de “M”, leur a ordonné de baisser leurs vêtements et les frappés [sic] tous les trois, trois fois sur leurs derrières nus. […] [Le père :] J’ai employé le châtiment corporel et je crois fermement à ce genre de châtiment[45].

Le père ajoute qu’il a reçu des claques sur les fesses et derrière la tête en bas âge. Il reproduit à l’occasion cette méthode éducative auprès de l’enfant. Il justifie son attitude par les comportements inappropriés de l’enfant. Il cessera d’y recourir lorsque l’enfant aura changé. […] Il répète qu’à son âge, il ne peut changer. Il considère positif le fait que l’enfant le craigne, car il est titulaire de l’autorité. Le père exprime l’avis que la problématique de la famille est entièrement imputable à l’enfant[46].

Les enfants ont subi des abus physiques de la part de leur père, lesquels ont également constitué des méthodes éducatives déraisonnables : coups de pied au derrière à répétition, claques sur la tête, tirage des oreilles, autres coups aux enfants, cloisonnement dans une chambre pendant des périodes aussi longues que trois heures, tous des gestes que le père considérait comme faisant partie des méthodes normales de discipline[47].

Ainsi, la plupart des parents canadiens ne connaissent pas ou ne sont pas en mesure de saisir les fines nuances quant à la « force raisonnable dans les circonstances » permise depuis Canadian Foundation. Ce flou juridique n’est pas sans conséquence puisqu’il entraine des condamnations criminelles et perpétue les cycles de « violence éducative » de génération en génération.

Conclusion

En 2016, il ne fait plus aucun doute que les châtiments corporels n’ont aucune valeur éducative ni aucun effet bénéfique et posent un risque d’effets préjudiciables. À ce jour, aucune étude n’a démontré que les punitions corporelles étaient plus efficaces qu’une autre méthode de discipline ou qu’elles avaient un quelconque effet positif à long terme. À l’opposé, les recherches font état de leurs impacts négatifs sur la santé physique, mentale et neurologique des enfants ainsi que sur leur développement. Les châtiments corporels posent également le risque d’une escalade d’abus physiques. Par conséquent, les conditions établies par la Cour suprême dans Canadian Foundation afin que l’article 43 soit invoqué avec succès ne peuvent jamais être satisfaites. Ainsi, aucune administration de châtiment corporel ne devrait légalement entrer dans le champ d’application de l’article 43.

Alors que le consensus scientifique actuel rend les conclusions retenues dans Canadian Foundation injustifiables, les tribunaux inférieurs peuvent-ils revenir sur cet état du droit? Si tous les tribunaux doivent, en principe, suivre les précédents établis par la Cour suprême[48], cette dernière rappelle dans deux décisions récentes que « [l]es juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve “change radicalement la donne” (Canada Procureur général) c.Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 42) »[49].

Il semblerait que ces deux conditions puissent être remplies en l’espèce. D’une part, le cadre analytique de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[50] (ci-après « la Charte ») a été largement remanié par la Cour suprême dans R. c. Kapp[51] et Withler c. Canada (Procureur général)[52] et clarifié plus récemment dans Québec (Procureur général) c. A.[53] Cette conception juridique renouvelée de l’article 15 de la Charte de même que l’évolution importante du droit qui s’ensuit pourrait possiblement faire en sorte qu’un tribunal conclue à l’invalidité constitutionnelle de l’article 43, contrairement à la Cour suprême dans Canadian Foundation[54]. D’autre part, les données scientifiques récentes et le consensus social contemporain diffèrent sensiblement de ceux dans Canadian Foundation et pourraient « changer radicalement la donne » en matière de preuves. Par conséquent, les tribunaux de juridiction inférieure devraient contempler la possibilité de réexaminer la constitutionnalité de l’article 43. À tout le moins, pourraient-ils s’écarter du précédent créé par Canadian Foundation en considérant, à l’instar de la Cour suprême dans Dobson (Tuteur à l’instance de) c. Dobson[55], des « motifs touchant la politique publique ». En d’autres termes, une juridiction inférieure ne doit pas s’en tenir à un rôle de « simple exécutant ».

Par ailleurs, la revue de la jurisprudence des dix dernières années révèle que les tribunaux canadiens appliquent généralement les paramètres et les critères énoncés dans Canadian Foundation avec beaucoup de rigueur, ce qui rend l’article 43 pratiquement inutilisable. Quel serait alors l’intérêt d’abroger un article dont le potentiel est si restreint? La simple existence de cette disposition dans le Code criminel (et dans l’imaginaire collectif) contribue à créer l’impression auprès des parents que tout type de châtiment corporel sur les enfants est permis et toléré dans la société canadienne s’il est infligé dans un contexte de « correction ». L’absence d’un message clair à l’effet que frapper son enfant est inadmissible en toute circonstance perpétue l’idée au sein de la population que les châtiments corporels sont normaux et constituent des outils acceptables de discipline. La confusion qui règne autour des véritables sphères de protection de l’article 43 entraîne des répercussions négatives sur l’ensemble de la société, tant pour les enfants qui subissent les châtiments corporels que pour les parents qui s’exposent à leurs conséquences légales. Ces effets dommageables surpassent largement les bénéfices théoriques de cette disposition.

En terminant, il convient de rappeler qu’en signant la Convention relative aux droits des enfants en 1991, le Canada s’est engagé à protéger les enfants contre toute forme de violence (article 19). Or, le Comité des droits des enfants des Nations Unies, dans ses Observations finales, a rabroué le Canada (1995, 2003, 2012) quant à l’absence de mesure pour abroger l’article 43 du Code criminel. Dans ses plus récentes observations, en date du 6 décembre 2012, celui-ci se dit déçu de la décision de la Cour suprême en 2004 dans Canadian Foundation et empresse le Canada à abroger l’article 43 afin de se conformer à ses obligations internationales (paragraphe 32).

Avec le récent dépôt d’un nouveau projet de loi d’initiative parlementaire de la Sénatrice Céline Hervieux-Payette intitulé Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants contre la violence éducative ordinaire)[56] ainsi que l’engagement public du gouvernement fédéral actuel à mettre en oeuvre intégralement les 94 « appels à l’action » de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015) (Galloway, 2015), dont le sixième exhorte le gouvernement à abroger l’article 43, il est légitime d’espérer que cette disposition anachronique et préjudiciable disparaîtra sous peu du Code criminel canadien.