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Le roman de guerre demeure en Afrique une catégorie atypique, méconnue, et injustement délaissée par la critique, en dépit d’une abondante production fictionnelle qui couvre les nombreux conflits ayant déchiré le continent noir depuis les effervescences hégémoniques des grands empereurs précoloniaux. Sur le plan formel, la thématisation de la guerre dans la littérature africaine s’étend sur un large éventail de textes qui ne sont pas sans refléter l’histoire immédiate et tumultueuse du continent africain. Parler du « roman de guerre » en Afrique exige donc au préalable que l’on pose les balises théoriques qui permettent de circonscrire cette catégorie dans ses particularités génériques. C’est ce à quoi se consacrent Désiré Nyela et Paul Bleton dans Lignes de front. Le roman de guerre dans la littérature africaine ; un livre qui se fonde sur une problématique de type essentialiste, à savoir : « qu’est-ce que le roman de guerre africain ? ». La réponse à cette question amène les deux auteurs à aborder de manière chronologique la représentation romanesque des conflits armés dans l’Afrique contemporaine, et le lecteur peut relever dans leur analyse, une typologie du personnage belligérant. À l’origine, il y avait le guerrier des temps précoloniaux, classe sociale à laquelle, pour protéger le clan, tout enfant mâle, après le rite d’initiation, devait appartenir (p. 75) à l’instar d’Okonkwo dans Things Fall Apart (1958) de Chinua Achebe. Il y avait également le « tirailleur sénégalais », supplétif de l’armée coloniale ; puis, de nos jours, le soldat de carrière au service de l’État, et à ce titre, adjuvant des pouvoirs dictatoriaux qui s’éternisent en Afrique postcoloniale. Il y a enfin l’enfant-soldat que l’on retrouve dans les récits actuels des récentes guerres civiles. Au-delà de cette typologie, l’intérêt de Lignes de fronts se trouve dans l’analyse dialectique et détaillée d’un vaste corpus aux thématiques variées, relevant d’époques, voire de sous-genres différents, mais que les auteurs parviennent à fédérer sous le dénominateur commun de la belligérance.

Intitulé « L’inspiration épique et ses destins », le premier chapitre « recherche une possible source africaine du roman de guerre » (p. 45). Les auteurs posent qu’en Afrique, bien que le genre romanesque ait vu le jour suite au métissage culturel avec l’Europe coloniale, le roman de guerre trouve ses racines plutôt dans un genre traditionnel, à savoir l’épopée, avec laquelle il partage toujours des affinités formelles évidentes. En effet, qu’elle se présente sous forme poétique ou sous forme prosaïque, l’épopée s’affirme comme « le genre par excellence de la guerre », puisqu’il y est question de héros victorieux des sorts auxquels sont confrontés leurs peuples. L’épopée est de ce fait l’ascendant direct du roman de guerre. En ce sens, bien que par leurs titres les textes comme Soundjata ou l’épopée mandingue (1960) de Djibril Tamsir Niane, ou encore Chaka. Une épopée bantoue (1940) de Thomas Mofolo s’inscrivent dans le registre épique, ils présentent au même moment des caractéristiques romanesques. De l’avis même de leurs auteurs, ces récits ne sont que des transcriptions romancées de la parole séculaire des griots, dépositaires de la mémoire ancestrale tant individuelle que collective.

Toutefois, si dans sa métamorphose vers le roman, l’épopée a légué à ce dernier genre l’habitude du choix d’un titre-éponyme du héros/personnage central, le roman de guerre africain, quant à lui, est dans sa structuration narrative une « anti épopée ». Car, au lieu d’être comme son ascendant épique une histoire de héros vainqueurs sur le destin, il met en scène plutôt des antihéros. Devrait-on lire dans ces récits de bravoure et de déchéance, l’échec des résistances africaines face à l’occupation coloniale de l’Europe, ou encore l’insuccès des Africains contemporains quant à la gestion de leur destin postcolonial ? Toujours est-il que les personnages au centre des romans comme Things Fall Apart de Chinua Achebe ou Remember Ruben (1972) de Mongo Beti ne parviennent pas à infléchir la volonté impériale des puissances européennes, de même que les « enfants-soldats » qui prennent le commandement dans Johnny Chien Méchant (2002) d’Emmanuel Dongala ou dans Allah n’est pas obligé (2000) d’Ahmadou Kourouma ne font preuve ni de maturité, ni de l’éthique sociale attendue d’un héros épique. Désiré Nyela et Paul Bleton expliquent alors que la mutation de l’épopée au roman est marquée en Afrique par un « effritement de cette posture laudative, principale caractéristique du récit épique », au profit d’un discours critique inhérent à la nature polémiste du genre romanesque, celui-ci confirmé par les capacités de subversion qu’on retrouve chez des « narrateurs iconoclastes » (p. 64-65). Cette capacité de subversion est généralement dirigée vers les structures et les systèmes politiques que les romanciers africains cherchent visiblement à dénoncer dans leurs pays respectifs.

Le deuxième chapitre, « l’héritage colonial », s’intéresse à l’influence du colonat français sur l’émergence du roman de guerre africain, avec, dès les débuts de celui-ci, la mise à contribution des métis africains, transformés en écrivains pour la « défense et l’illustration de la colonisation ». Léopold Panet (1819-1859) et David Boilat (1841-1901) en furent les pionniers, eux qui avaient pour mission d’inculquer aux indigènes l’amour pour la langue et les valeurs culturelles françaises. Toutefois, si cette littérature de propagande, produite de l’intérieur par de pseudo-Africains, était destinée en premier lieu à un lectorat français, l’image des Africains qu’elle projetait demeurait essentiellement exotique et primitive, appelant insidieusement à la domination. L’Afrique y apparaissait comme une terre vierge, « une terre d’aventure » où des héros français étaient appelés à exercer leur bravoure, leur sagesse et leur magnanimité au grand bénéfice des indigènes. Désiré Nyela et Paul Bleton montrent qu’à la suite de ces pionniers, comme par un effet d’entraînement ou d’assimilation, les tout premiers romanciers africains tels que Bakari Diallo (Force bonté, 1926) et Amadou Duguay-Clédor (La bataille de Guîlé, 1912) devinrent les chantres extasiés de la raison coloniale française. Le premier fut d’ailleurs jusqu’à exprimer sa gratitude à la mère France pour avoir par les armes soumis et pacifié le continent africain (p. 104), ce qui lui valut d’acquérir la citoyenneté française. Pourtant, ni ce statut de « privilégié », ni même son dévouement pour la « mère patrie » ne lui épargneront par la suite des déboires avec la France, déboires qui le conduiront jusqu’à la déchéance.

Les auteurs de Lignes de fronts trouvent-là les premiers indices du thème de l’ingratitude française dans la littérature africaine, thème qui va se développer au fil des décennies pour trouver son expression la plus pathétique dans un roman comme Morts pour la France (1983) de Doumbi Fakoly, mais surtout dans Camp de Thiaroye (1987), le long métrage bien connu de Sembene Ousmane. Dans ces deux oeuvres, le romancier et le cinéaste originaires du Sénégal mettent en scène l’histoire vraie des soldats africains — les fameux « Tirailleurs Sénégalais » — qui, de retour de la deuxième guerre mondiale où ils avaient versé leur sang pour libérer la France des serres allemandes, s’étaient fait massacrer le 1er décembre 1944 au Camp de Thiaroye, près de Dakar, sous les ordres — et les balles — des officiers français. Avec des oeuvres de cette veine, le roman de guerre africain s’affirme incontestablement comme un roman historique, dans lequel les écrivains soulèvent de manière cruciale les enjeux de mémoire et ceux liés à l’histoire secrète du continent. La littérature africaine témoigne ainsi de sa maturité en faisant preuve d’une prise de conscience, qui elle-même constitua le déclic du mouvement général des résistances anticoloniales et des réclamations indépendantistes que connurent les décennies 1950 et 1960. C’est ce que représente un Mongo Beti dans Remember Ruben (1972) et La ruine presque cocasse d’un polichinelle (1979), deux romans consacrés à la guerre d’indépendance camerounaise. Ainsi, disent Désiré Nyela et Paul Bleton, « la fiction se venge de la réalité », puisque la littérature révèle la voie de l’émancipation face aux conditions sociales drastiques imposées par un colonialisme rampant (p. 134-136).

Le troisième chapitre, « Et du côté français ? », propose une vision du thème de la guerre en Afrique, mais du point de vue de l’ancien colonisateur. L’objectif est d’étudier (les enjeux de) la représentation du continent africain dans le roman français, et plus particulièrement dans le roman d’aventure. On note que si la littérature française s’intéresse au continent noir depuis le XIXième siècle, l’image qu’elle cultive de l’Afrique est « profondément affectée par les entreprises de l’impérialisme européen » (p. 143). La coïncidence entre la montée de l’impérialisme européen et l’essor du roman d’aventure n’est pas dénuée de signification. Le roman d’aventure français « traite l’Afrique plus comme cadre d’une action, comme théâtre d’opérations, voire comme terrain de jeu pour la bourgeoisie sportive ou touristique de la Belle Époque, que comme lieu d’émergence du sujet africain » (p. 148). Le sujet français, tel que le représente un Jacques-Francis Rolland par exemple dans son roman Le grand capitaine (1976), apparaît sous les traits d’un véritable héros du Sahara : quelque soit l’adversité à laquelle il se trouve confronté en terre africaine, il en sort victorieux, par sa seule énergie, son courage, sa force, et sa ruse, contrairement à l’Africain qui occupe à ses côtés un rôle figuratif, celui bien connu du nègre « bon-combattant-maintenant-au-service-de-la-France ». Voilà qui sous-tend l’idéologie impériale française, au point que Désiré Nyela et Paul Bleton parlent d’une « rencontre manquée entre l’Afrique et le roman de guerre français ».

En réaction à cette littérature française va-en-guerre, les romanciers africains vont opposer des oeuvres qui situent l’Africain au centre de l’action, faisant de ce dernier le sujet de son propre destin. Ainsi, dans son roman Sarraounia (1980) qui est une réplique au Grand capitaine de Jacques-Francis Rolland, Abdoulaye Mamani renverse le point de vue et présente l’aventure transsaharienne du Capitaine Voulet comme un cuisant échec infligé par la reine des Azna, la redoutable Sarraounia, au « grand capitaine » français. Le roman africain s’affirme ainsi comme lieu de contestation et de refiguration d’une histoire tronquée, préalablement écrite suivant une perspective qui satisfait aux idéaux de l’ex-tutelle coloniale.

« La guerre comme chaos civil », le dernier chapitre de Lignes de fronts, est une étude du thème de la guerre en tant que catalyseur de la créativité. Les auteurs de cet essai mettent en évidence la structuration de la guerre dans la littérature africaine comme prétexte à une nouvelle manière d’écrire. Le roman de guerre africain exploite le chaos social résultant de la guerre pour en faire la substance d’une histoire qui, bien qu’étant fictive, ne reste pas moins près du réel, de sorte qu’on pourrait affirmer avec Papa Guèye que « l’univers romanesque semble […] se constituer sur les ruines mêmes de l’histoire réelle » (p. 216). Le traitement romanesque de la guerre devient alors producteur d’une esthétique du tragique et de l’échec, en ce sens que les oeuvres mettent en scène des univers où on s’entretue. La question qui se pose est de savoir l’enjeu d’une telle écriture de l’horreur. Pour paraphraser Adorno sur l’urgence de l’art après Auschwitz, les auteurs recherchent dans les oeuvres une réponse à la question de savoir pourquoi écrire après le chaos des guerres civiles et des génocides. Ici se révèle l’utilité des récits de guerre africains : l’exemple des textes issus du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire » montre que la fictionnalisation de la guerre s’inscrit dans un processus cathartique bien pensé, dans la mesure où on écrit pour éviter que l’oubli n’ensevelisse les tragédies subies par l’homme. La fiction réhabilite et immortalise le souvenir des disparus, empêchant ainsi que la mémoire collective ne soit manipulée. Mais elle sert aussi comme un écran de prévention qui rappelle aux vivants leur devoir de vigilance, afin que le chaos ne se reproduise plus jamais. Au bout du compte, ces récits de massacres se lisent comme un hymne à la vie. D’un autre point de vue, si l’image récurrente dans les romans de guerre africains est celle du chaos total, des écrivains comme Ken Saro-Wiwa avec son « anglais pourri », ou Ahmadou Kourouma qui « casse la langue française pour trouver et restituer le rythme africain » (p. 231), permettent de dire que l’esthétique du tragique et de la déchéance qui marque leurs oeuvres est révélatrice d’un parti-pris subversif, en adéquation avec la contestation des codes linguistiques et romanesques européens.

En fin de compte, Lignes de fronts s’appuie sur un corpus de deux cents quarante sept romans africains et français, ainsi que vingt-deux films et trois bandes dessinées. Il s’agit donc d’une source bien informée sur la question de la guerre dans la littérature africaine. Bien que les auteurs se répètent et s’engagent par endroits dans des digressions qui éloignent le lecteur de la problématique centrale, ce livre demeure d’une lecture aisée : les descriptions succinctes des oeuvres étudiées ancrent les analyses dans leurs contextes réels, les rendant par ailleurs faciles à suivre. De plus, c’est avec sobriété que Désiré Nyela et Paul Bleton recourent aux références théoriques ou aux citations. Ils laissent ainsi la part belle aux analyses textuelles somme toutes pertinentes. Voici donc un ouvrage de qualité qui s’aventure dans une contrée peu explorée. En effet, hors mis le numéro spécial d’Études littéraires dirigé par Alexie Tcheuyap[1], aucune recherche d’envergure ne s’était encore intéressée à la littérature de guerre en Afrique. En adoptant une démarche contrastive qui oppose aux points de vue de l’ex-puissance coloniale française des variations imaginatives produites par la fiction africaine, les auteurs de Lignes de fronts marquent une avancée dans l’approche littéraire du phénomène de la guerre en Afrique. Par ailleurs, leur livre est une contribution significative à la connaissance de l’histoire secrète du continent noir, dans la mesure où il met en évidence, à travers le caractère contestataire du roman de guerre africain, les visées historiographiques de celui-ci.