Corps de l’article

Les quatre romans écrits par Kossi Éfoui lient récit et image, plus précisément récit et image photographique. Qu’il s’agisse de portraits collectionnés par l’ami d’Iléo Para dans La Polka, en 1998 ou par le narrateur d’À l’ombre des choses à venir, en 2011; de photographies de reportages, ceux d’Edgar Fall ou de John Quinquéliba dans La fabrique de cérémonies, en 2001 ou encore celles montrées par Marlène dans Solo d’un revenant en 2008; de photographies qui deviennent « d’identité » lorsque l’administration les authentifie d’un tampon officiel, ou, à l’opposé, de photographies montrées dans le cadre d’une exposition artistique, les photographies sont des photographies argentiques.

Le photographe qui capte une réalité la cadre derrière son objectif et offre ensuite au spectateur de partager son regard. Raconter s’apparente à la même démarche. Raconter continue en effet de poser une question essentielle, celle de la place de l’auteur, celle du point de vue à partir duquel commencer à écrire. Où se placer en effet pour rendre compte de ce que Kossi Éfoui nomme « dépaysement » et qu’il définit comme le fruit d’une « intranquillité » face au monde, à la vie qu’il observe, qu’il définit aussi comme une manière d’exprimer ce que sa sensibilité voudrait atteindre : « le toucher du monde »? Reprenant les mots d’Henri Michaux, en exergue au chapitre II de Solo d’un revenant, Kossi Éfoui a parlé de son livre comme d’un exercice d’exorcisme. En nous appuyant principalement sur ce roman, mais aussi sur deux de ses ouvrages antérieurs La Polka et La fabrique de cérémonies, nous nous proposons d’interroger la forme littéraire retenue par l’écrivain. Ses personnages la traversent et parmi eux, les narrateurs. Ils semblent en effet soumis comme elle, à des transformations de nature à perturber leur propre identité, non seulement en tant que personnages plongés dans une réalité instable, mais surtout en tant que narrateurs conduits à greffer sur un substrat narratif un autre substrat, celui de la photographie argentique et de ses codes.

Si tous deux sont en effet capables de montrer et d’évoquer, tous deux couchés sur le même support-papier, leur proximité n’invite pas seulement à étudier les effets qu’ils produisent, l’un pour donner à voir, l’autre pour signifier. Discours et image introduisent un nouveau mode de représentation de l’image mentale que ne manque jamais de produire tout acte de lecture. Kossi Éfoui invite plutôt à interroger l’acte de lire que Philippe Ortel (2002) définit ainsi : « Lire un texte, c’est changer les signes écrits en univers mental où idées et images s’associent en proportions variables. » Il ajoute : « Parler d’effets visuels dans ce cas ne relève donc pas seulement de la métaphore ».

Aucun des quatre romans de Kossi Éfoui ne reproduit de photographie. C’est donc le récit qui rend possible la représentation mentale de photographies que le lecteur ne voit pas. Nous nous proposons d’analyser des dispositifs différents choisis par le romancier, des formes différentes de coexistence du récit et de l’image.

Voir, regarder, lire

Un épisode de Solo d’un revenant fait état de la légende qui accompagne une image. L’expression par l’image se retrouve complétée comme si elle ne se suffisait pas à elle-même, comme si la phrase qui lui est jointe éclairait ce que l’image ne parvient pas à éclairer à elle seule. Souvent redondante, la légende viserait à verrouiller le champ des lectures iconiques possibles. Le texte de Kossi Éfoui n’est pas dupe de la manipulation de la visée interprétative que le rapprochement du discours et de l’image induit : Dans son édition du week-end Le Moment présent, grand quotidien national bilingue, déroule sur une double page, légende à l’appui de l’image, image à l’appui de la légende, la chronique intitulée : les « actes de la reconstruction ». (Éfoui, 2008, p. 26). La légende n’est donc pas ajoutée par le narrateur mais par l’auteur de l’article de presse, qu’il est en train de consulter. Le discours quant à lui, est un commentaire qui, parce qu’il est relayé par l’oeil de celui qui lit ce qui a été écrit, installe une mise à distance qui éloigne le lecteur (et son double dans le roman) à la fois du moment de la prise du cliché photographique, mais de tous les événements aussi minimes soient-ils qui ont conduit à la prise du cliché. La mimesis ainsi ostensiblement abandonnée déplace le centre d’intérêt du dispositif mis en place vers la recherche d’une autre réalité à explorer. Légende et photographies sont en effet embrayeurs de récit :

Où l’on voit de gros plans de cuves et de tubulures, une mécanique dentée échappée d’une grande roue tournoyante, et la légende dit : "Les usines nouvelles sont pourvues d’installations perfectionnées pour l’alimentation en charbon."

La légende dit « Attention école », et l’on voit surgir quatre murs de parpaings sans plafond ni toit, avec des enfants dedans, au garde-à-vous face au tableau recouvert du nouveau drapeau, le drapeau unifié, et fixant sur le mur des fresques inachevées, la nuque raide, figés dans la contemplation ou dans la discipline, photographiés lors d’une de ces cérémonies de magie noire qu’on appelle commémoration - où les morts n’en finissent pas d’enterrer leurs morts, où les descendants de victimes s’en vont apprendre, de génération en génération, quelque chose sur les armes qui auront blessé leurs ancêtres, jusqu’à la génération qui apprendra à manier à son tour les mêmes armes, dans le sens de la rétribution, avec le même art de désigner l’ennemi, avec la même nostalgie d’un pur commencement.[1]

Si la photographie ouvre dès lors le champ du discours, elle cloisonne un nouvel espace de représentation du sens dont le tableau noir que fixent les enfants bouche l’horizon. Au-delà de ces parpaings existe un « hors champ » inaccessible au narrateur de Solo d’un revenant, sorte de vide à deux dimensions. Les enfants sont "dedans" privés eux aussi d’un regard au-delà du tableau qui fait « écran ». Le « dedans » est un contenant qui prive le lecteur d’une part explicite du réel représenté, réel qu’inévitablement, il ne peut s’empêcher de s’imaginer, d’autant que le tableau de l’écolier apparaît couvert d’un tissu à la forte charge symbolique. Ce que Stéphane Lojkine (2001) nomme « écran de représentation » pousse le lecteur à refuser de se limiter à ce cadre et, de ce point de vue Kossi Éfoui invite à la même démarche de lecture qu’Émile Zola, au début de L’Assommoir par exemple. Gervaise observe son quartier depuis la fenêtre de sa chambre : « L’hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle à gauche de la barrière Poissonnière (...). Lentement, d’un bout à l’autre de l’horizon, elle suivait le mur de l’octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d’assassinés ». Ainsi, montrer ce que voit un personnage suggère ce qu’il ne voit pas, qui s’inscrit aussi dans la réalité.

Dans notre exemple, l’affirmation du réalisme des fresques peintes sur les murs conforte l’idée inopérante de l’immédiateté de l’image comme de son autonomie signifiante.

Et on aurait dit, devant le réalisme de ces images d’affrontements peintes sur les murs embryonnaires d’une école de sous-quartiers, que ce n’était ni les Traités ni les Accords, cette subtile mécanique des alliances et des pactes noués dans la langue du bluff des chancelleries, qui avaient mis fin à la guerre.[2]

L’iconicité même de l’image photographique peut s’en trouver transformée. Le narrateur de L’ombre des choses à venir rapporte ainsi le jeu mimétique auquel son « frère » se prête. Alors que la paix prétendue cherche à ramener dans leurs familles les hommes déportés, l’administration se sert de la photographie pour authentifier ou refuser la validité de l’identité des victimes. Le père du narrateur ne parle plus, il est revenu taiseux. Son fils parle à sa place. Il est fils unique :

-et ton frère, il parle?

-Mon frère?

Il désignait Ikko avec la pointe du stylo en me regardant, un temps pendant lequel Ikko, tout sourire dehors, me faisait la même tête que celle qu’on peut voir sur la photo, et moi :

Oui, mon frère, oui, il parle. (...)

et voilà par quel heureux malentendu Ikko est devenu à vie mon frère administratif. [3]

La lecture rend possible la superposition de temporalités décalées (celle du moment de la prise de la photo, celle de sa légende, celle du narrateur), la superposition d’espaces visibles et non visibles alors même que l’image est mécaniquement instantanée et que l’écriture est linéaire. Sa fécondité se nourrit du processus enclenché par le regard posé sur une image qui renvoie au besoin de s’appuyer sur des mots pour dérouler et probablement s’approprier ce que nos yeux perçoivent. Analyser ce mouvement d’appropriation d’une nouvelle image mentale est complexe et sort de notre champ d’étude.

La lecture n’imprime donc pas un simple mouvement de va-et-vient entre l’image et un discours, elle les amalgame.

Kossi Éfoui donne plusieurs exemples de personnages qui regardant une photographie, la mettant en discours, déclenchent en eux l’irruption d’autres photographies dans une sorte de processus mémoriel qui n’est pas sans rappeler le principe de la persistance rétinienne.

La persistance rétinienne : une « installation » littéraire

Dans notre premier exemple, c’est la photo des enfants devant le tableau noir qui déclenche d’autres images dans le cerveau du narrateur. Un autre exemple pris dans une didascalie de Io pièce de théâtre écrite par Kossi Éfoui en 2006 fait état du même processus. Cette fois ce n’est pas une photo qui est à l’origine d’autres images. Il n’empêche que l’espace scénique voulu par le dramaturge construit aussi une réalité en trois dimensions soumise à l’objectif du spectateur placé devant le plateau.

À chaque personnage du Prométhée enchaîné qu’il invoquera par la suite, il sortira de la caisse un fragment de costume, un masque, un accessoire et l’installe, objet témoin d’un acteur absent.

On pense à certaines photographies de ces chapelles ardentes sur les lieux d’un naufrage, avec le méli-mélo de quelques affaires ramassées dans l’échappée des vagues et entassées - un objet de recueillement dont l’aspect rappelle aussi des restes carnavalesques qu’on se préparerait à brûler.[4]

Le principe de la persistance rétinienne est connu : des images que nous recevons de l’extérieur se forment au fond de notre oeil sur une couche sensible appelée la rétine. Cette rétine envoie le message visuel à notre cerveau par l’intermédiaire du nerf optique. La rétine possède une substance, « le pourpre rétinien », qui est décomposé par la lumière mais se reforme extrêmement vite (en environ 1/12ème de seconde). Il existe tout de même une rupture à cause de ce très court instant. Dans la vie, il suffit donc de regarder des images qui défilent à un rythme de plus de 12 images par seconde pour avoir l’impression qu’elles se suivent sans rupture. Le récit de Kossi Éfoui creuse ce moment de rupture pour refaire surgir des images qui, à l’évidence, sont des images fortes, des images à fort impact visuel et émotionnel. Elles prennent un nouveau sens dans la chaîne de la lecture puisqu’elles créent une sorte de passerelle entre des images différentes et pourtant similaires dans la mesure où elles persistent dans l’univers mental du narrateur. L’image latente qui s’insinue dans le récit, éclaire, met en lumière ce que voit notre imagination. Il ne s’agit pas d’une illusion d’optique. Il ne s’agit pas d’une saturation oculaire qui peut être provoquée par les flashes qui effacent dangereusement les figures visées. On pense à Urbain Mango dans La fabrique de cérémonies. Il s’agirait plutôt d’une source de lumière : voir une photographie, qui, venant éclairer « la chambre noire » de notre cerveau viendrait mettre sous le projecteur une image certes dépolie, mais présente. De fait, la résurgence d’une image mentale ne débouche pas sur une image papier.

Elle ne ressortit pas de la photographie à visée testimoniale, elle n’est pas de celle qui garde l’image des êtres disparus. L’ami d’Iléo Para en serait le parangon, lui qui conserve toutes les photos des gens qu’il a connus dans La Polka. À l’inverse, la photographie a en commun avec l’image mentale une surface sensible susceptible de se détériorer, volontairement ou pas, au point de faire disparaître certains personnages sur la photo. C’est le cas d’Iléo Para dont l’image n’apparaît pas sur le cliché pris de lui. La résurgence d’une image mentale débouche sur du récit, elle est un dispositif littéraire qui a un cousinage avec ce que l’Art nomme installation. Dans son vocabulaire des arts plastiques du XX° siècle, Jean-Yves Bosseur donne cette définition de l’installation : « L’installation suppose une réflexion sur les rapports susceptibles de s’instaurer entre plusieurs oeuvres, selon la manière dont l’artiste détermine leur situation en fonction de la structure architecturale destinée à les accueillir. » (Jean-Yves Bosseur, 1998, p. 113).

Les romans de Kossi Éfoui fournissent d’autres exemples de ce procédé qui ont tous en commun la force des images à l’origine de l’effet d’une persistance rétinienne.

L’épreuve littéraire

Dans cet autre extrait de Solo d’un revenant, le lecteur est invité à regarder une photo de presse dont le narrateur semble reconstituer les étapes, depuis la mise en place du décor, jusqu’à la prise de la pose avant le « clic » du déclencheur de l’appareil photo.

Dans l’édition du week-end Le Moment présent, on peut lire la chronique illustrée de l’arrivée à Gloria Sud des exilés au long cours, que le journal appelle « les déplacés de longue date ». Un retour triomphalement salué par les photographes de presse au moment où l’on atteint le dernier point de passage, l’épais mur blanc sur lequel le mot CHECKPOINT a été barré et remplacé par l’inscription BIENVENUE. Où l’on est invité à agiter les mains pendant la pose, collé contre le mur blanc, les mains qui partent alors, au moment du clic et du sourire, un, deux, trois, les mains qui partent à la cueillette des lettres BIENVENUE semées au-dessus des têtes, où un polisson avait rajouté AUX REVENANTS.

BIENVENUE AUX REVENANTS.[5]

La spécularité de la scène, le mur blanc couvert de mots, les différences de typographies assimilent l’image à fixer au texte imprimé que le lecteur tient dans ses mains. La matérialité des deux outils de lecture est d’autant plus prégnante que Kossi Éfoui joue de plusieurs temporalités en même temps : celle du moment où son narrateur voit la photo, celle où la photo a été publiée, celle où la photo a été prise au point d’en rythmer les instants, de les faire entendre. La lecture suit, quant à elle, plusieurs étapes. La première est celle déclenchée par le dessin des lettres barrées. Parce que les lettres « BIENVENUE » ont laissé la trace de « CHEKPOINT », l’effacement partiel ouvre le récit sur l’autre pancarte, celle qui se trouvait là avant d’être recouverte. La seconde et la troisième sont concentrées sur les gens présents sur la photo. Le narrateur qui cerne le champ de vision du lecteur raconte comment les gens sont conviés à lever les bras comme s’ils attrapaient les lettres écrites sur le mur. Cette lecture-ci semble décalée : bien sûr, le narrateur raconte ce qu’il voit, pourtant, ce qu’il décrit peut prêter à confusion. Le geste de lever les bras est peut-être aussi le geste de quelqu’un qui fait signe parce qu’il est content, la demande du photographe d’agiter les mains pendant la pose serait ainsi la garantie d’une photo souvenir plus dynamique. Une quatrième lecture concerne le jeu du polisson au moment où le lecteur découvre tout ce qui est écrit sur la pancarte. Dans ce dispositif, le « clin d’oeil » auquel se livre le narrateur de Solo d’un revenant en choisissant plusieurs cadrages à la même image n’est pas une simple manipulation. Il est surtout l’occasion de mesurer que l’oeil qui lit ne suit pas les mêmes mouvements que l’oeil de celui qui voit : celui qui lit balaie la page de gauche à droite alors que celui qui voit a les yeux plus mobiles, il peut les lever, les baisser. Au-delà de leurs grammaires respectives, discours et images explorent le regard dans sa mobilité, dans sa dimension organique.

La présence de la photographie dans les romans de Kossi Éfoui est une présence matérielle parce que le romancier en convoque tous les aspects. L’exemple qui suit se situe au début de son premier roman. Dans une ville dévastée, un homme attend des nouvelles de deux amis disparus. Il regarde des photos.

Sourire au photographe est un acte de foi que l’animal partage avec l’homme, a dit l’Homme-Papier. Le miracle se produit quand advient l’image, non pas imprimée mais révélée - sortie du papier -, comme si un moulage avait été fait de l’empreinte que laisse un instant, le bon, celui de la dernière pose, qui peut resservir. C’est cet instant qu’il faut s’approprier par imitation de la pose et du regard.[6]

La photographie vue par Kossi Éfoui est soumise à des contraintes techniques. Le temps de pause fait ainsi partie du temps d’élaboration de l’image. L’image en question n’est pas spontanée. Elle se construit. Kossi Éfoui parle de la photographie argentique parce qu’elle se différencie de la photographie numérique. Celle-ci doit passer par le bac de révélateur qui dissout les sels d’argent du « film négatif ». Ce n’est qu’après cette étape que l’image apparaît sur le papier : elle devient l« épreuve papier » du cliché pris par le photographe. Dans sa capacité à devenir un multiple, le tirage de la photographie argentique exige une manipulation, une intervention humaine. La métaphore du « moulage », de l’« empreinte », objets en trois dimensions, souligne bien l’importance de la dimension physique inhérente à l’image pour ce romancier. Elle devient palpable.

Elle a aussi une portée esthétique, mais Kossi Éfoui n’intellectualise pas son iconicité. Comment regarder une photographie quand elle fait d’abord l’objet d’un regard? Le narrateur donne un mode d’emploi simple : imiter la pose, imiter le regard de ceux qui ont été saisis par l’image. Dire d’une image qu’elle est « bonne » vise à échanger des points de vue, en se plaçant tour à tour des deux côtés du champ contrechamp. Dire d’une image qu’elle est « bonne » authentifie sa capacité à rapprocher les êtres humains les uns des autres, ceux qui regardent la photo de ceux qui sont sur la photo. Le temps du regard cherche à superposer leurs deux temporalités.

La plasticité des romans de Kossi Éfoui naît des formes artistiques qui modèlent, qui pétrissent les regards qui se croisent et qui se complètent. Les livres de Kossi Éfoui sont remplis de personnes dont il brosse le portrait, qu’il prend même le temps de regarder longuement y compris lorsqu’il s’agit d’un personnage de passage tel un client, une cliente du bar où s’arrête le narrateur. Cette attention aux gens passe aussi par leurs voix qu’il sait faire entendre. La matière sonore est audible dans des phrases dont on sait la musicalité, dont on sait la rythmique et la force évocatrice tant l’artiste dramaturge sait donner à voir une expression du visage, un mouvement de telle partie du corps, un souffle qui syncope une phrase et parvenir ainsi à susciter l’impression que celui ou celle qui vient de parler, nous est déjà familier. Le début, du « Lamento des fantômes » au chapitre II de La fabrique de cérémonies est un exemple parmi bien d’autres. Il s’agit de camper le personnage d’Urbain Mango :

De temps en temps, il soulève son coude qu’il avait jusque-là gardé sur la table, secoue le poignet une première fois pour faire glisser sa montre à hauteur des yeux, secoue une deuxième fois pour vérifier que les aiguilles sont bien accrochées, recule la tête, plisse les paupières, secoue la tête, repose poignet, montre, avant-bras et coude sur la table, ouvre grands les yeux, secoue la tête et dans une détente soudaine :

-Ton ami n’est pas là.[7]

La photographie permet d’éprouver la même sensation lorsque le visage qui y apparaît semble si proche qu’un instant, on pourrait croire à une présence. Ces deux supports, papier et papier photographique sont des surfaces sensibles. L’objet " appareil photo " complète presque toujours les personnages romanesques de Kossi Éfoui (sauf dans À l’ombre des choses à venir). Il est présent comme une possibilité de cadrer un espace. Du reste, l’oeil du narrateur même lorsqu’il raconte ce qu’il voit est celui d’un photographe qui inscrit l’espace dans un autre espace, celui-là même qui pourrait permettre à la page d’un livre de s’ouvrir sur une autre page qui serait encore à lire. Dans cet extrait Edgar Fall, le journaliste malheureux de La fabrique de cérémonies regarde une scène familière du haut du 8° étage où il loge :

Des heures passées à regarder comme tout le monde des images de ciels enfumés, mon regard allant du petit écran à la fenêtre pour capturer, dans le piège de ce carré de trottoir qui semblait projeté dans les quatre angles de ma fenêtre, une scène de la vie parisienne, modèle usuel : jeune fille en manteau tapant du pied et parlant toute seule, le coude levé, la main plaquée contre l’oreille serrant son téléphone miniature.[8]

Dans notre dernier exemple, les photographies concernées sont des photos de presse. Elles font l’objet d’une exposition sur les murs de la brasserie de la Brèche aux Lions. Les images sont des images de tortures atroces. Les hommes, les femmes et les enfants qui les ont subies sortent de la forêt au moment du « reportage ». Nous avons choisi trois extraits non consécutifs.

Une série de gros plans- surface granitique ou fraction de terre après fumage? Un précipité de petits points brunâtres sur fond sombre. Et soudain, avec une netteté inattendue, on distinguait le grain de la peau du grain du papier, la racine d’un cou et l’esquisse des clavicules en saillie sous la peau des épaules. Et des lettres qui sautaient au visage sans prévenir : TRAITE A...et tant pis pour la suite de l’inscription. C’étaient des sillons tracés au couteau dans la chair vive. Des carrés de poitrines lacérées, clouées aux murs du premier étage de la brasserie. (...)

Peut-être serait-il plus juste d’imaginer non pas une suite quelconque, non pas TRAITRE à quelque chose ou à quelqu’un, mais une présentation d’échantillons d’un catalogue qui contiendrait des prototypes de TRAITRE A, TRAITRE B, TRAITRE C... Ce marquage par traits droits, couchés, penchés, se coupant (au lieu de la boucle du R un angle pointu). (...)

Le moyen de raconter comment ces poitrines s’étaient succédé dans le cadre serré de l’objectif, abolissant la forêt jusqu’à la moindre brindille, abolissant tout cela qui faisait naturellement, imperturbablement, décor, y compris même les bras le long du buste, l’esquisse des épaules, la tête, elle-même la tête, quoi la tête.[9]

Voir puis regarder l’insoutenable font l’objet de cet épisode. La lecture mêle le regard du photographe à celui de l’artiste qui ordonne ses photos, suit le mouvement de la pupille du narrateur qui écarquille les yeux pour distinguer le contenu des photos affichées. Le choc provoqué par ces images est effroyable. Le récit qu’en fait le narrateur n’a pas pour autant de fonction herméneutique même si l’exposition à laquelle il assiste fait l’objet de critiques sévères. Le récit prend soin de les rapporter. Pourquoi donc rapporter une telle manifestation fût-elle artistique? La fonction du récit est aussi soulevée puisque ces photos sont telles qu’il est presque impossible de les regarder. Les yeux se ferment devant de telles horreurs. L’aporie est probablement une contrainte. Puisque l’indicible ne peut être raconté, que le message creusé sur la peau de ces victimes ne peut être compris, il importe bien davantage de donner corps au roman qui les rapporte. Kossi Éfoui s’appuie sur la dimension graphique de l’image et du texte pour éprouver les sensations du lecteur.

Le photographe, de son côté, a dépouillé son image de toute profondeur de champ pour cadrer les poitrines des suppliciés. De telles images ne peuvent être photogéniques, elles ne peuvent être flatteuses. Le narrateur excluant le mot « décor » insiste sur ce qu’un cadrage plus large aurait pu avoir comme résultat, celui de rendre ces photos plus agréables, ou, en tous les cas, plus faciles à regarder. À l’évidence, le lecteur ne peut disperser son regard. Ce cadrage très serré accentue l’effet de planéité de l’image. Il ajoute une proximité matérielle entre les supports de lectures que sont les feuilles de papier de la photo et celle du livre de sorte que la lecture de ce dispositif littéraire rapproche celui qui lit de celui qui écrit, celui qui lit de celui qui raconte. Ce dispositif a une réelle présence. Le discours qui raconte détaille jusqu’au dessin des lettres formées pour écrire. Leur matérialité manuscrite est sensible au point d’en décrire le geste graphique. Celui qui a tenu la plume et n’a pu réussir à dessiner la courbe du R est devant nos yeux.

La matérialité de ce type de photographie modèle les romans de Kossi Éfoui parce qu’elle participe d’une expérience sensible. Elle influence l’acte de la lecture. Le dispositif qui associe photographie et discours narratif dans les romans de Kossi Éfoui instaure un rapport très direct entre lecteur et narrateur. La corporéité des langages traverse les deux substrats. On appelle épreuve, l’image photographique imprimée. La lecture née de ce nouveau dispositif littéraire est elle aussi une épreuve, elle cherche à faire éprouver plutôt qu’à faire comprendre une réalité qui ne peut pas n’être qu’immédiate.

Solo d’un revenant fait même allusion à une photographie qui aurait pu exister. Il l’attribue à « un artiste photographe de guerre ». L’oxymore s’ouvre sur une image sonore :

La moto ambulance - le pousse-douleur comme on appelle ici la moto ambulance, la bruyante chimère en ferraille que le motard ambulancier pousse vers l’avant ATTENTION LA DOULEUR PASSE ATTENTION LA DOULEUR PASSE ATTENTION le temps que passe la proue - grande roue et moteur de vélo solex-, le temps que passe la poupe, un chariot de fortune.[10]

La moto ambulance bruyante faite de bric et de brocs pourrait se retrouver dans la devanture d’un magasin d’objets « couleurs locales » pour touristes en quête de souvenirs pittoresques qu’ils pourront ramener chez eux en pensant tenir là, la trace d’une Afrique qu’ils croient figée dans des clichés réducteurs. La force de cette image sonore tient dans son dynamisme. Elle parcourt l’espace de cet entre-deux voulu par les hommes politiques. Elle agglomère plusieurs représentations mentales. Cette moto est une chimère. Avant même de passer devant nos yeux, le narrateur l’a nommée : « la bruyante chimère en ferraille » avant quelques pages plus loin de l’associer aux visions des chariots dont le prophète Ézéchiel fait état dans la Bible.

Favoriser le surgissement de nouvelles images mentales conduit à élargir le champ de la réalité. Chasser tout pittoresque, refuser une lecture immédiate du monde, est une forme d’exorcisme. Les romans de Kossi Éfoui sont des ouvrages dont il cherche à faire le support sensible d’une humanité meurtrie. Il explore la dimension matérielle du roman comme s’il était aussi question de le désacraliser. Pour lui user des mots permet de combattre la blessure d’exister. Le roman a cette plasticité.