Corps de l’article

I. Analyse de la décision de la cour d’appel fédérale

1. La décision de la Cour fédérale

La Cour fédérale était saisie d’un recours qui avait été engagé par deux clients d’Air Canada, M. et Mme Thibodeau (les Thibodeau). Ces derniers soutenaient qu’Air Canada n’avait pas respecté les obligations que lui impose la partie IV de la Loi sur les langues officielles[1] (LLO), plus particulièrement le paragraphe 23(1) qui est ainsi rédigé :

Il est entendu qu’il incombe aux institutions fédérales offrant des services aux voyageurs de veiller à ce que ceux-ci puissent, dans l’une ou l’autre des langues officielles, communiquer avec leurs bureaux et en recevoir les services, là où, au Canada comme à l’étranger, l’emploi de cette langue fait l’objet d’une demande importante.

Air Canada est assujettie à la LLO en raison de sa constitution initiale à titre de société d’État. Après la privatisation d’Air Canada, son assujettissement à la LLO a expressément été maintenu par l’application de l’article 10 de la Loi sur la participation publique au capital d’Air Canada, L.R. 1985, ch. 35 (4e suppl.).

Les Thibodeau s’étaient plaint au Commissaire aux langues officielles (le Commissaire) qu’à l’occasion de deux voyages entre le Canada et les États-Unis, Air Canada ne leur avait pas offert le service en français auquel ils avaient droit à chacun des points de service de leur itinéraire. Les manquements allégués aux obligations linguistiques d’Air Canada sont exposés en détail aux paragraphes 14 à 17 inclusivement des motifs rendus par la juge Bédard, de la Cour fédérale (2011 CF 876).

Selon le paragraphe 77(1) de la LLO, un recours est ouvert à quiconque a saisi le Commissaire d’une plainte visant, entre autres choses, un droit prévu à la partie IV de la LLO. Le Commissaire ayant confirmé le bien-fondé de certaines des plaintes déposées par les Thibodeau, qui incluaient les services à bord de l’avion pendant le transport aérien ainsi que les services au sol, ces derniers avaient donc formé un recours à la Cour fédérale, qui tire sa compétence à ce sujet de l’article 76 de la LLO.

Les Thibodeau réclamaient, à titre de réparation, un jugement déclaratoire portant qu’Air Canada avait manqué à ses obligations linguistiques, une lettre d’excuses, des dommages-intérêts et des dommages exemplaires et punitifs. Ils prétendaient en outre qu’Air Canada manquait à ses obligations linguistiques de manière systémique et demandaient aussi à la Cour fédérale de rendre une ordonnance dite structurelle (ou institutionnelle) visant à remédier cette situation.

Le paragraphe 77(4) de la LLO habilite la Cour, si elle estime qu’une institution fédérale ne s’est pas conformée à la LLO, à accorder la réparation qu’elle estime « convenable et juste eu égard aux circonstances ». Air Canada avait reconnu avoir manqué à ses obligations d’assurer des services en français à quatre reprises (trois fois en vol et une fois à l’aéroport de Toronto). Ayant conclu, à la lumière de la preuve, qu’Air Canada ne faisait pas assez d’efforts pour satisfaire aux obligations que lui impose la LLO, la juge Bédard a conclu ce qui suit :

LA COUR ACCUEILLE la présente demande;

DÉCLARE qu’Air Canada a manqué aux obligations que lui impose la partie IV de la Loi sur les langues officielles. Plus précisément, Air Canada a manqué à ses obligations :

  • …en n’offrant pas de services en français le 23 janvier 2009 à bord du vol AC8627 (opéré par Jazz) qui était un vol à demande importante de services en français;

  • …en omettant de traduire en français une annonce faite en anglais par le pilote qui commandait le vol AC8622 (opéré par Jazz) le 1er février 2009;

  • …en n’offrant pas de service en français le 12 mai 2009 à bord du vol AC7923 (opéré par Jazz) qui était un vol à demande importante de services en français;

  • …en faisant une annonce adressée aux passagers concernant la réception des bagages en anglais seulement à l’aéroport de Toronto le 12 mai 2009.

ORDONNE à Air Canada :

  • …de remettre aux demandeurs une lettre d’excuse contenant le texte apparaissant à l’Annexe « A » de la présente ordonnance, lequel correspond au texte du projet de lettre d’excuse versé au dossier par Air Canada;

  • …de faire tous les efforts nécessaires pour respecter l’ensemble des obligations qui lui incombent en vertu de la partie IV de la Loi sur les langues officielles;

  • …d’instaurer, dans les six mois suivant le présent jugement, des procédures et un système de surveillance adéquats visant à rapidement identifier, documenter et quantifier d’éventuelles violations à ses obligations linguistiques, tel qu’énoncés à la partie IV de la LLO et au paragraphe 10 de la LPPCAC, notamment en instituant un processus permettant d’identifier et de documenter les occasions où Jazz n’affecte pas des agents de bord en mesure d’assurer des services en français à bord des vols à demande importante de services en français;

  • de verser la somme de 6 000 $ en dommages-intérêts à chacun des demandeurs.

  • de verser aux demandeurs la somme totale de 6 982,19 $ à titre de dépens, incluant les déboursés.

2. Les questions portées en appel

Air Canada a interjeté appel de ce jugement au motif qu’il était entaché d’erreurs de droit. La Cour d’appel fédérale était saisie des trois questions ci-dessous, auxquelles elle a répondu comme suit :

  1. L’article 29 de la Convention de Montréal exclut-il le recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau aux termes de la partie IV de la LLO pour des incidents survenus lors de transports internationaux? Oui.

  2. La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance générale de respecter la partie IV de la LLO portant sur les obligations des institutions fédérales en matière de communications avec le public et de prestation des services? Non.

  3. La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance structurelle? Non.

Les motifs des décisions de la Cour d’appel fédérale sur chacune de ces questions sont résumés ci-dessous.

a. L’article 29 de la Convention de Montréal exclut-il le recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau en vertu de la partie IV de la LLO pour des incidents survenus lors de transports internationaux?

La Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international signée à Montréal le 28 mai 1999 (la Convention de Montréal) est un traité international incorporé au droit canadien par le truchement de la Loi sur le transport aérien, L.R.C 1985, ch. C-26, annexe (IV). Les dispositions pertinentes de la Convention sont énoncées au paragraphe 51 des motifs de la juge Bédard et reprises au paragraphe 13 des motifs de la Cour d’appel fédérale. Nous les reprenons à l’annexe ci-dessous. En bref, la Convention de Montréal régit la responsabilité du transporteur aérien international dans quatre domaines : la mort ou la lésion corporelle subie par un passager (art. 17.1), la destruction, la perte ou l’avarie de bagages (art. 17.2), la destruction, la perte ou l’avarie de marchandises (art. 18) et, enfin, le retard dans le transport aérien de passagers, de bagages ou de marchandises (art. 19).

Les dommages réclamés par les Thibodeau n’entraient clairement pas dans ces catégories de préjudices indemnisables. Toutefois, selon les arguments avancés par Air Canada, l’article 29 de la Convention de Montréal empêchait tout recours au droit interne puisqu’il énonçait le cadre limité et exclusif de la responsabilité de tout transporteur aérien pour des évènements ayant lieu lors d’un transport international. Il était donc question de savoir si le régime international de responsabilité établi par la Convention de Montréal, en particulier le principe des recours énoncé à l’article 29, écartait totalement le recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau aux termes de la partie IV de la LLO pour des incidents intervenus lors de transports internationaux.

(i) Conclusions de la Cour fédérale

La juge Bédard, de la Cour fédérale, a conclu qu’il y avait conflit entre la Convention de Montréal et le pouvoir réparateur de la Cour prévu au paragraphe 77(4) de la LLO. Selon son interprétation de la jurisprudence internationale et canadienne, la Convention de Montréal, qui jouait dès lors qu’un incident ou une situation survenait au cours d’un transport international, énonçait de façon limitative les causes d’action pouvant donner lieu à une indemnisation ainsi que les préjudices indemnisables. Puisqu’il n’était pas possible de la concilier avec le paragraphe 77(4) de la LLO, il y avait conflit.

Selon la juge, le paragraphe 77(4) de la LLO l’emportait sur la Convention de Montréal pour deux raisons. En premier lieu, le paragraphe 82(1) de la LLO, selon lequel les dispositions de la partie IV de la LLO « l’emportent sur les dispositions incompatibles de toute autre loi ou de tout autre règlement fédéraux » indiquait que le législateur avait implicitement donné préséance aux voies de recours qui permettent de faire sanctionner les manquements aux obligations prévus par la partie IV de la LLO. En deuxième lieu, la LLO était une loi de nature quasi-constitutionnelle et avait donc préséance sur la Convention de Montréal.

(ii) Conclusions de la Cour d’appel fédérale

Ayant invoqué la jurisprudence internationale et canadienne, à laquelle la juge Bédard avait d’ailleurs elle-même fait référence, ainsi que l’affaire Stott c. Thomas Cook Tour Operators Ltd and others, [2012] EWCA Civ 66 [Stott ], qui était intervenue après le jugement frappé d’appel, la Cour d’appel fédérale a cependant renversé la décision de première instance. Selon la Cour d’appel fédérale, l’article 29 de la Convention de Montréal exclut les recours en dommages-intérêts « lorsque sont invoqués des moyens qui n’y sont pas spécifiquement prévus » (paragraphe 33 des motifs) et la Convention de Montréal constitue « un code complet en ce qui a trait aux aspects du transport aérien international qu’elle règlemente expressément, telle la responsabilité du transporteur aérien pour des dommages-intérêts, quelle que soit la source de cette responsabilité » (ibid.). Il en était ainsi même si la Convention de Montréal ne portait pas sur tous les aspects du transport aérien international. Son objet était l’uniformité de certaines règles relatives à la responsabilité encourue lors de transports aériens internationaux et l’enseignement des arrêts sur lesquels la Cour s’appuyait promouvait cet objectif.

Jusqu’ici, la conclusion de la Cour d’appel fédérale est conforme à celle de la juge Bédard, sauf en ce qui concerne la réserve exprimée par cette dernière. La juge Bédard s’était en effet dite tentée de retenir la thèse du Commissaire, « selon laquelle la Convention de Montréal ne peut jouer en l’espèce puisqu’elle vise des situations, des causes d’action totalement étrangères au champ d’application de la LLO (paragraphe 67 des motifs). Se sentant cependant liée par la jurisprudence, la juge Bédard avait fini par conclure au régime exclusif de la Convention. Nous reviendrons à cette jurisprudence ci-dessous, dans la mesure où il convenait selon nous de l’écarter en l’espèce.

La Cour d’appel fédérale a cependant rejeté la thèse de la juge Bédard selon laquelle il y avait conflit. Selon elle, les textes législatifs se prêtaient plutôt à une interprétation conciliatrice, suivant l’enseignement de la jurisprudence Stott. Puisque leur application concurrente était possible « sans qu’il en résulte une issue déraisonnable ou contraire aux objectifs de l’un et l’autre » (paragraphe 24 des motifs), l’approche conciliatrice ne privait pas les Thibodeau de l’ensemble des droits et recours dont ils disposent aux termes de la LLO, « sauf qu’ils n’ont pas droit à des dommages-intérêts ou toute autre forme de dommages pour les incidents survenus lors de transports internationaux alors que la Convention de Montréal a plein effet » (paragraphe 44 des motifs). Air Canada était tout de même en tout temps soumise à la partie IV de la LLO.

Selon la Cour d’appel fédérale, toute entorse à l’article 29 de la Convention heurte ses objectifs et il importe que ces dispositions soient interprétées de manière uniforme et cohérente par les États signataires (paragraphe 45 des motifs).

b. La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance générale de respecter la partie IV de la LLO portant sur les obligations des institutions fédérales en matière de communications avec le public et de prestation des services ?

Selon la Cour d’appel fédérale, la juge de première instance avait commis une erreur de droit en ordonnant à Air Canada de « faire tous les efforts nécessaires pour respecter l’ensemble des obligations qui lui incombent en vertu de la partie IV de la [LLO] ». En premier lieu, une ordonnance générale de respecter la loi, en tout ou partie, ne devait normalement être accordée « que dans des cas exceptionnels, par exemple dans le cas où une partie annonce qu’elle entend délibérément enfreindre la loi ou l’enfreint impunément sans égard pour ses obligations et des droits d’autrui » (paragraphe 55 des motifs).

En deuxième lieu, la Cour d’appel fédérale considérait que l’ordonnance n’était pas suffisamment précise, de sorte qu’elle exposait Air Canada à une condamnation pour outrage au tribunal. Le juge saisi d’une requête serait en effet appelé à se pencher sur la signification des mots « efforts nécessaires », qui manquaient de spécificité.

c. La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance structurelle ?

Selon la Cour d’appel fédérale, l’ordonnance structurelle rendue par la Cour fédérale (reprise ci-dessus) n’était pas justifiée non plus, vu les éléments de preuve versés au dossier. Ayant comparé ces éléments de preuve à ceux sur lesquels reposaient les ordonnances structurelles rendues dans d’autres affaires, la Cour était d’avis qu’en l’espèce, la preuve n’était pas suffisamment étoffée.

En outre, la Cour considérait que l’ordonnance structurelle ne répondait pas aux critères énoncés dans l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3 [Doucet-Boudreau], critères repris par la Cour dans l’arrêt Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence canadienne de l’inspection des aliments), [2004] 4 R.C.F. 276 [Forum des maires] et énoncés au paragraphe 65 des motifs. Elle avait donc été rendue « sans pour autant être fondée sur une appréciation prudente des faits et sur l’application des principes juridiques pertinents », ce qui constituait une erreur déterminante (paragraphe 74 des motifs). Subsidiairement, elle ne constituait pas une « solution efficace, réaliste et adaptée au cas concret » parce qu’elle était « imprécise et disproportionnée par rapport au préjudice subi par les Thibodeau » et qu’elle allait « au-delà du rôle normal de l’autorité judiciaire, qui consiste à résoudre les différends » (Ibid.). En raison de son libellé imprécis, sa mise en oeuvre serait ici aussi problématique pour tout tribunal appelé à intervenir à l’avenir. Par ailleurs, malgré le raisonnement bien étayé de la juge Bédard, la Cour n’était pas convaincue de la pertinence et de l’utilité d’une telle ordonnance institutionnelle en l’espèce.

II. Identification des erreurs de droit

1. La Cour d’appel fédérale n’a pas appliqué le mode d’interprétation qui convenait à la Convention de Montréal

Dans son analyse de la première question en litige (paragraphes 16 à 53), la Cour d’appel fédérale n’a fait que se pencher brièvement sur la jurisprudence en la matière et considérer la question de savoir s’il y avait ou non conflit de lois. Ce faisant, elle s’est appuyée sur des décisions qu’il convenait d’écarter en l’espèce, comme nous le verrons plus loin, sans même se pencher sur la question des principes d’interprétation applicables aux traités internationaux. S’était-elle attardée à ces principes d’interprétation et les eut-elle appliqués à la Convention de Montréal, elle aurait conclu que celle-ci n’a évidemment pas pour objet de régir les droits linguistiques et par conséquent, qu’elle ne régit pas la situation qui avait donné lieu au recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau en vertu de la partie IV de la LLO. De ce fait, il n’était aucunement nécessaire de s’attarder sur la Convention de Montréal, sur sa prétendue exclusivité ou sur la jurisprudence à ce chapitre.

a. Les principes d’interprétation de la Convention de Montréal

Les principes d’interprétation de la Convention de Montréal tels qu’énoncés par Stephen Dempsey et Michael Milde dans leur traité sur la responsabilité des transporteurs aériens internationaux avaient d’ailleurs ainsi été résumés au paragraphe 65 du jugement de la Cour fédérale :

[TRADUCTION]

La Convention de Montréal de 1999 [M99] est un traité multilatéral international et son interprétation est régie, notamment, par le droit international des traités. En 1968, on a codifié le droit des traités dans la Convention de Vienne sur le droit des traités (Nations Unies). Étant donné que les principales dispositions de la Convention de Vienne codifient le droit international coutumier en matière de traités, en principe, cette dernière est applicable à tous les États, même à ceux qui ne l’ont pas ratifiée.

[…]

Les dispositions de la Convention de Vienne sur le droit des traités s’harmonisent avec les principes reconnus en droit interne en matière d’interprétation des lois : l’interprétation grammaticale (le sens ordinaire des mots), l’interprétation logique (à partir du contexte de la loi) et l’interprétation téléologique (fondée sur l’objet de la loi). L’article 32 de la Convention de Vienne reconnaît également l’interprétation historique (travaux préparatoires) comme moyen complémentaire d’interprétation.

Même si la Convention de Montréal a été incorporée au droit interne, elle garde son identité à titre d’instrument de droit international et lors de son interprétation, le tribunal doit appliquer comme il se doit les principes d’interprétation du droit international[2]. Ainsi que l’a confirmé la Cour Suprême au paragraphe 51 de l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982 [Pushpanathan], il est donc nécessaire d’avoir recours aux règles d’interprétation des traités pour déterminer le sens des dispositions d’un traité international. Ces règles, auxquelles la Cour fédérale avait aussi fait référence en l’espèce, sont ainsi rédigées dans la Convention de Vienne sur le droit des traités :

Article 31

Règle générale d’interprétation

  1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

  2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

    1. tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité;

    2. …tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.

  3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

    1. de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions;

    2. de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité;

    3. …de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

  4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties.

Article 32

Moyens complémentaires d’interprétation

Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :

  1. laisse le sens ambigu ou obscur; ou

  2. conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable.

Selon ces règles, l’examen de l’objet et du contexte du traité dans son ensemble est donc nécessaire à sa bonne interprétation. Conformément au raisonnement suivi par la Cour suprême dans l’arrêt Pushpanathan, le point de départ consiste donc à définir l’objet de la Convention dans son ensemble et ensuite, à déterminer l’objet et la place de l’article 29, dont la portée et l’interprétation sont controversées aussi bien en l’espèce qu’en doctrine et en jurisprudence, au sein du régime que la Convention établit.

b. L’objet de la Convention de Montréal

Comme l’indique son titre, la Convention de Montréal a pour but « l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international » [nous soulignons]. Son préambule indique en outre qu’elle vise à harmoniser davantage et à codifier certaines règles régissant le transport aérien international afin de réaliser un équilibre équitable entre les intérêts des transporteurs aériens et ceux de leurs passagers. Les règles dont il est question sont celles qui régissent la responsabilité du transporteur aérien en certaines circonstances seulement, à savoir :

  1. en cas de mort ou de lésion corporelle subie par un passager (art. 17.1);

  2. en cas de dommages aux bagages et à la marchandise (art. 17.2 et 18);

  3. en cas de dommages résultant d’un retard (art. 19).

Ainsi que l’a confirmé la Chambre des Lords britannique dans l’arrêt Sidhu and others c. British Airways plc, [1997] 1 All ER 193 [Sidhu], la Convention ne prétend donc pas s’appliquer à toutes les questions pouvant intervenir au cours d’un transport aérien international :

The convention describes itself as a ‘Convention for the Unification of Certain Rules relating to International Carriage by Air’. The phrase ‘Unification of Certain Rules’ tells us two things. The first, the aim of the convention is to unify the rules to which it applies. If this aim is to be achieved, exceptions to these rules should not be permitted, except where the convention itself provides for them. Second, the convention is concerned with certain rules only, not with all the rules relating to international carriage by air. It does not purport to provide a code which is comprehensive of all the issues that may arise. It is a partial harmonisation, directed to the particular issues with which it deals.[3]

[Nous soulignons]

Il est donc parfaitement clair, selon le sens ordinaire des mots, que la Convention a pour objet d’harmoniser les règles sur la responsabilité délictuelle du transporteur aérien quant aux chefs de responsabilité dont elle traite expressément. Le but d’une telle harmonisation est évident. Le transport aérien étant un phénomène international, l’harmonisation vise à substituer à la multitude des ordres juridiques nationaux un ensemble de règles uniformes pour éviter les conflits de règles de droit susceptibles d’intervenir et de causer une très grande imprévisibilité lorsque les circonstances énumérées dans la Convention de Montréal surviennent. Pour éviter cette imprévisibilité, qui aurait pu nuire à l’industrie naissante de l’aviation[4], la Convention de Varsovie (prédécesseure de la Convention de Montréal) avait été établie, en 1929, pour harmoniser les règles de droit quant à certains évènements pouvant alors typiquement survenir au cours d’un transport aérien international. Les objets de sa successeure, la Convention de Montréal, sont similaires. Cette dernière vise cependant aussi à moderniser la Convention de Varsovie, qui avait fait l’objet de critiques, ainsi qu’à « assurer la protection des intérêts des consommateurs » et à établir une « indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation » (préambule). Elle n’a donc aucunement pour objet de régir la multitude de situations pouvant intervenir dans le transport aérien et rien dans son texte (ou dans les travaux préparatoires auxquels il est fait référence dans la jurisprudence) n’indique le contraire. Partant, elle n’a certes aucunement pour objet de régir les droits linguistiques ni, par l’application d’une de ses dispositions à mauvais escient, de faire échec aux obligations linguistiques auxquelles a longtemps été assujetti un transporteur aérien particulier, en raison de son statut spécial à titre d’ancienne société d’État canadienne. De ce fait, la Convention de Montréal ne s’applique pas à la situation en l’espèce.

c. L’objet et la place de l’article 29 au sein du régime établi par la Convention de Montréal

Si la Convention de Montréal ne s’applique pas au cas d’espèce, l’article 29 n’entre pas en jeu pour faire échec au cas d’espèce. Il nous appartient cependant d’examiner sa place au sein du régime que la Convention établit puisqu’il est central à la décision de la Cour d’appel fédérale. L’article 29 de la Convention de Montréal, repris en annexe, énonce en effet le principe de l’exclusivité du régime de responsabilité établi par la Convention de Montréal en interdisant le recours au droit interne des pays signataires pour les préjudices visés par la Convention. Il s’agit donc d’une règle essentielle à l’accomplissement de l’objet d’harmonisation et d’unification poursuivi par la Convention de Montréal. Comme le dit Laurent Chassot dans son mémoire consacré à l’article 29 de la Convention de Montréal[5] :

Le régime de responsabilité uniforme instauré par la Convention perdrait en effet sa raison d’être si les demandeurs pouvaient s’y soustraire en fondant leur action sur le droit national ou sur toute autre norme juridique subordonnant la responsabilité du transporteur à des conditions différentes de celles de la Convention.

Comme en témoignent le cas d’espèce, la jurisprudence et la doctrine, le champ d’application de l’exclusivité postulée par l’article 29 fait cependant l’objet de d’interprétations divergentes. Selon certains, cette exclusivité ne vaut que dans les seuls cas prévus aux articles 17, 18 et 19 de la Convention de Montréal. C’est la position qu’adopte le Commissaire et celle à laquelle nous adhérons. Selon d’autres, elle vaut dans tous les cas de transport aérien tel que défini à l’article 1 de la Convention de Montréal et exclut toute autre responsabilité du transporteur prévue par le droit interne, quelle que soit la source de cette responsabilité. Il s’agit de l’argument avancé par Air Canada en l’espèce, argument qui a été retenu par la Cour d’appel fédérale.

Selon Chassot, une telle interprétation pèche cependant par excès; puisque la Convention ne saurait « exclure des matières qu’elle n’a jamais entendu régir : l’exclusivité ne doit valoir qu’au sein de son champ d’application matériel ». Cette interprétation est logique et conforme au sens grammatical des mots de la Convention dans leur contexte. Les « conditions » et « limites » de responsabilité selon lesquelles une action en dommages-intérêts doit être exercée renvoient clairement aux dispositions qui précèdent (articles 17 à 22). Par conséquent, il faut considérer que la Convention ne vaut que pour les hypothèses visées par les quatre chefs de responsabilité y prévues. Comme nous l’avons déjà dit, absolument rien dans le texte même de la Convention n’indique que son objet n’ait jamais été d’interdire tout recours aux passagers dans les multitudes de situations pouvant intervenir en dehors des quatre situations types dont elle traite expressément. Toute proposition contraire n’est donc que le fruit d’une interprétation restrictive injustifiée. L’exclusivité de la Convention au sein de son champ d’application limité est en outre tout à fait conforme à son objet et à son but : un passager victime d’un incident visé par ces quatre chefs de responsabilité ne saurait contourner l’exclusivité de la Convention pour former un recours en droit interne. La Chambre des Lords a d’ailleurs donné appui à cette interprétation dans l’arrêt Sidhu :

These provisions [les 4 chefs de responsabilité susmentionnés] must be read together with art 24, which provides that, in the cases covered by these articles, any action for damages, however founded, can only be brought subject to the conditions and limits set out in the convention.

[Nous soulignons.]

La même interprétation a aussi été confirmée par l’ami de la Cour au nom des États-Unis dans l’arrêt El Al Israel Airlines, Ltd., petitioner c. Tsui Yuan Tseng, 525 U.S. 155 (QL) [Tseng] : « The Convention’s preemptive effect on local law extends no further than the Convention’s own substantive scope. » Comme l’explique Chassot, l’article 24 de la Convention de Varsovie (le prédécesseur de l’article 29 de la Convention de Montréal) était plus éloquent à propos de l’exclusivité dans sa version originelle : « [d]ans les cas prévus aux articles [17], 18 et 19 »[6]. La formulation plus large de l’article 29 de la Convention de Montréal (« dans le transport de passagers, de bagages et de marchandises ») ne devrait cependant pas être comprise comme une extension du domaine de l’exclusivité : « héritée du Protocole de Montréal no 4 et auparavant du Protocole de Guatemala, elle est le fruit d’aléas rédactionnels et ne visait pas à modifier le domaine d’application de la disposition »[7]. La genèse que nous présente Chassot sur l’évolution de l’article 29 à travers les différentes versions de la Convention de Varsovie (1929) jusqu’à la Convention de Montréal (1999) – genèse à laquelle il peut être fait appel, en vertu de l’article 32 de la Convention de Vienne, en vue de confirmer le sens de l’article 29 – en est le témoignage probant[8].

L’exclusivité des règles de la Convention ne s’applique donc selon nous que dans les cas prévus aux articles 17, 18 et 19. Dans ces cas, et seulement dans ces cas, la responsabilité du transporteur est engagée dans les « conditions et limites » de la Convention. Ce sont d’ailleurs ces conditions et limites, ainsi que l’unification à l’échelle internationale des règles applicables aux chefs de responsabilité expressément visés par la Convention, qui protègent les transporteurs aériens, dans la mesure où elles leur donnent l’élément de certitude qui est l’objet même de la Convention et qui faisait défaut avant 1929. Selon nous, étendre le champ d’application de l’exclusivité visée par l’article 29 ne se justifie aucunement par l’interprétation ordinaire de la Convention à la lumière de son objet et est en outre contraire à la réalisation d’un équilibre équitable entre les transporteurs et les passagers : ces derniers se retrouvent sans recours aucun dans la multitude d’évènements pouvant survenir au cours d’un transport aérien, tandis que les transporteurs bénéficient non seulement de l’unification des règles internationales régissant les risques typiquement liés au transport aérien (ce qui est le but véritable de la Convention), mais d’une limitation de responsabilité extensive qui ne peut vraisemblablement être qualifiée équitable et qui n’a jamais été le but de la Convention. Selon nous, le manquement d’Air Canada aux obligations linguistiques auxquelles elle est assujettie par l’application de la LLO n’entre clairement pas dans les cas prévus aux articles 17, 18 et 19 de la Convention. De ce fait, si la Convention s’applique (ce qui n’est pas accepté), l’article 29 ne peut exclure le recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau en vertu de la partie IV de la LLO, son exclusivité ne valant qu’au sein de son champ d’application matériel. Le fait que les incidents ayant donné lieu à la plainte soient survenus « à bord de l’aéronef » ne change rien à cette conclusion puisqu’aucune des situations visées par les articles 17, 18 et 19 de la Convention n’est survenue en l’espèce.

2. La Cour d’appel fédérale s’est appuyée sur des précédents qu’il convenait d’écarter en raison des faits

La Cour d’appel fédérale a cependant conclu que l’exclusivité du régime de responsabilité prévu par l’article 29 de la Convention ne permettait pas aux Thibodeau de recevoir des dommages-intérêts pour les manquements d’Air Canada à ses obligations linguistiques. Pour arriver à cette conclusion, la Cour, qui, comme nous l’avons déjà mentionné, avait d’abord omis d’appliquer les règles d’interprétation qu’il convenait d’appliquer à la Convention de Montréal, s’est appuyée sur des précédents jurisprudentiels (paragraphes 25 à 33 des motifs), la plupart étrangers, dont elle n’a pas fait l’examen approfondi qui convenait. Eut-elle entrepris un tel examen, elle aurait conclu qu’il convenait d’écarter ces précédents en raison des faits. Ceci constitue une erreur de droit.

a. La jurisprudence en général

En premier lieu, la plupart des décisions clés sur lesquelles s’appuie la Cour d’appel fédérale concernent la Convention de Varsovie de 1929, et non pas sa successeure, la Convention de Montréal. C’est le cas notamment des arrêts Sidhu et Tseng. Pourtant, la Convention de Montréal n’est pas une simple modification, mais une refonte complète de la Convention de Varsovie et de l’ensemble de ses protocoles, conçue pour pallier les critiques récurrentes dont le système varsovien faisait l’objet. Même si la jurisprudence qui porte sur la Convention de Varsovie peut certes guider l’interprétation des dispositions semblables de la Convention de Montréal, les dispositions des conventions ne sont pas identiques et il ne convient donc pas de suivre aveuglément la jurisprudence sur la Convention de Varsovie sans faire preuve de grande prudence quant à sa pertinence en l’espèce. C’est pourtant ce que semble avoir fait la Cour d’appel fédérale.

Comme en témoignent les motifs, en Angleterre et aux États-Unis s’est développé un courant jurisprudentiel conférant, dans les cas visés par l’article 17 de la Convention de Varsovie et de Montréal, un domaine très large à l’exclusivité de l’article 24 de la Convention de Varsovie et plus tard, à celle de son successeur, l’article 29 de la Convention de Montréal. Selon la teneur générale de cette jurisprudence, la responsabilité du transporteur n’est engagée que s’il y a un « accident » au sens de l’article 17. À défaut d’accident, toute responsabilité est exclue et aucun recours au droit interne n’est permis, en raison de l’exclusivité postulée aux articles 24 de la Convention de Varsovie et 29 de la Convention de Montréal.

Dans le même courant jurisprudentiel est discutée la responsabilité du transporteur pour les lésions purement psychiques. Il a ainsi été décidé que l’article 17 de la Convention de Montréal ne visait que les lésions physiques, et non les lésions purement psychiques, et qu’en outre, les articles 24 de la Convention de Varsovie et 29 de la Convention de Montréal ne permettaient pas aux victimes de lésions psychiques d’avoir recours au droit interne. L’exclusivité en lien avec les articles 17 de la Convention de Varsovie et de la Convention de Montréal figure d’ailleurs parmi les questions les plus controversées en droit du transport aérien[9].

Dans la mesure où nous avons établi que i) la Convention de Montréal ne s’applique pas en l’espèce et que ii) son exclusivité ne vaut selon nous qu’au sein de son champ d’application, elle ne peut faire échec à un recours intenté en vertu de la LLO. Certes, un certain courant jurisprudentiel, sur lequel repose exclusivement la décision de Cour d’appel fédérale, semble adopter la position contraire; ce courant jurisprudentiel d’origine étrangère ne lie cependant aucunement la Cour d’appel fédérale et peut être écarté en raison des faits, ainsi que nous l’expliquons dans les pages qui suivent.

b. Sidhu and others v British Airways plc, [1997] 1 All ER 193 [Sidhu]

Selon la Cour d’appel fédérale, l’arrêt Sidhu constitue la « jurisprudence-clé en cette matière ». Pourtant, les faits et les circonstances du recours ne sont aucunement comparables au cas d’espèce. Il s’agissait dans cette affaire d’une cause d’action pour blessures corporelles et psychiques et perte de bagages découlant d’un atterrissage à Kuwait en période de guerre. Le délai de prescription de deux ans qui s’appliquait pour former une action ayant expiré, les passagers ne pouvaient former un recours en vertu de la Convention de Varsovie. Il était aussi avancé que l’article 17 ne pouvait s’appliquer à défaut d’ « accident » au sens de la Convention et que les lésions purement psychiques n’étaient pas couvertes par l’article 17. La Chambre des Lords n’a cependant pas avancé d’opinion à ce propos. La cause d’action étant clairement régie par la Convention, elle a simplement conclu que les parties ne pouvaient faire appel au droit interne, en l’occurrence une action en négligence. Cette conclusion est donc conforme à l’objet de la Convention tel que nous l’avons décrit précédemment, à savoir l’harmonisation des règles sur la responsabilité délictuelle du transporteur aérien quant aux chefs de responsabilité dont elle traite expressément. Comme l’a expliqué la Chambre des Lords elle-même :

The idea that an action for damages may be brought by a passenger against the carrier in the cases covered by art 17, which is the issue in the present case, seems entirely contrary to the system which these two articles [art. 17 et 24] were designed to create.[10]

[Nous soulignons.]

La conclusion de la Chambre des Lords ne va donc aucunement à l’encontre de notre conclusion selon laquelle la Convention de Montréal ne s’applique simplement pas à la situation factuelle du cas d’espèce. Dans la mesure où la cause d’action dans Sidhu était clairement régie par la Convention de Varsovie, mais que le cas d’espèce ne l’est pas, l’arrêt Sidhu peut donc être écarté.

Il est vrai que la Chambre des Lords semble ensuite être allée plus loin. Selon elle l’objet des mots « dans les cas prévus à l’article 17 » (à l’article 24(2) de la Convention de Varsovie) était de prescrire les circonstances, c’est-à-dire les seules circonstances, dans lesquelles est engagée la responsabilité d’un transporteur lors d’un transport aérien international. C’est exclusivement sur cette partie du jugement que s’appuie la Cour fédérale d’appel dans ses motifs (paragraphe 26). Il est cependant clair que le risque d’atteinte à l’ordre juridique dans la situation factuelle dont était saisie la Chambre des Lords était le facteur qui avait vraiment motivé sa décision :

To permit exceptions, whereby a passenger could sue outwith the convention for losses sustained in the course of international carriage by air, would distort the whole system, even in cases for which the convention did not create any liability on the part of the carrier. Thus, the purpose is to ensure that, in all questions relating to the carrier’s liability, it is the provisions of the convention which apply and that the passenger does not have access to any other remedies, whether under the common law or otherwise, which may be available within the particular country where he chooses to raise his action. The carrier does not need to make provision for the risk of being subjected to such remedies, because the whole matter is regulated by the convention.

La Chambre des Lords se plaçait ici clairement dans une perspective téléologique. Si cette perspective est capable d’être justifiée par l’atteinte à l’ordre juridique qu’une décision contraire aurait pu provoquer dans la situation factuelle dont elle était saisie, il est cependant abondamment clair qu’aucune considération de la sorte n’entre en jeu en l’espèce. La Cour d’appel fédérale n’a donc aucunement besoin d’adopter une telle perspective, car celle-ci n’est aucunement justifiée dans la situation factuelle en l’espèce. Outre le fait que la Convention de Montréal ne vise pas les obligations linguistiques des transporteurs aériens, Air Canada est le seul transporteur à être assujetti à des obligations linguistiques sous le régime de la LLO. Dans la mesure où l’uniformité des règles que vise à assurer la Convention ne peut être affaiblie par un recours formé en vertu de la partie IV de la LLO, il ne peut être fait appel à la conclusion à laquelle est arrivée la Chambre des Lords sur ce point dans un contexte qui n’a absolument rien à voir avec le cas d’espèce. L’adoption d’une telle perspective en l’espèce fait offense à l’objet de la Convention et au sens même de son texte et n’est donc aucunement justifiable.

c. El Al Israel Airlines, Ltd., petitioner c. Tsui Yuan Tseng, 525 U.S. 155 (QL) [Tseng]

La décision de la Chambre des Lords dans Sidhu a été suivie dans l’arrêt Tseng aux États-Unis, où la jurisprudence était auparavant partagée sur la portée de l’exclusivité des recours visés par la Convention. Il s’agissait là aussi de circonstances factuelles qui, selon la Cour suprême des États-Unis, étaient régies par l’article 17 de la Convention de Varsovie. Cependant, puisqu’il n’y avait pas eu d’« accident » et que la passagère en question, dont les dommages étaient de nature purement psychologique, n’avait pas subi de lésions corporelles, la passagère n’avait pas satisfait les conditions de l’article 17 et aucun recours en responsabilité délictuelle ne lui était permis. En outre, selon Tseng, l’article 17 de la Convention de Varsovie exclurait toute responsabilité pour dommages purement psychiques. La décision de la Cour suprême des États-Unis à ce sujet découle cependant bien plus d’une interprétation restrictive de la notion de « lésions corporelles » utilisée à l’article 17 que de la teneur de l’article 24 de la Convention de Varsovie ou 29 de la Convention de Montréal[11]. De toute façon, l’exclusion de l’indemnisation des lésions psychiques n’a aucune incidence sur le cas d’espèce puisque le recours n’est pas formé en vertu de l’article 17 de la Convention de Montréal, mais en vertu de l’article 77(1) de la LLO.

Il est aussi pertinent de mentionner que la Cour semble clairement avoir été influencée par le Protocole de Montréal no 4, qui, une fois entré en vigueur, devait remplacer le principe d’exclusivité des recours alors exprimé comme s’appliquant « dans les cas prévus à l’article 17 » avec le principe d’exclusivité exprimé s’appliquer plus généralement « dans le transport de passagers, de bagages et de marchandises ». Ayant reconnu que la première formulation pouvait donner lieu à une interprétation divergente, la Cour suprême semble en effet s’être appuyée sur la future formulation pour conclure qu’elle clarifiait la règle d’exclusivité postulée par l’article 24 de la Convention de Varsovie. Pourtant, comme nous l’avons dit, la formulation plus large de l’article 29 de la Convention de Montréal n’était que le fruit d’aléas rédactionnels et ne visait pas à modifier le domaine d’application de la disposition. Elle n’aurait donc pas dû être interprétée comme une extension du domaine de l’exclusivité de la Convention.

Tout comme dans Sidhu, la décision de la Cour était ici aussi clairement motivée par le respect de l’objectif de la Convention, c’est-à-dire l’unification des règles de responsabilité dans le domaine du transport aérien. Selon elle, admettre un recours au droit interne dans un cas où, comme celui dont la Cour était saisie, les conditions de l’article 17 n’étaient pas satisfaites, mettrait en danger l’ordre juridique visé par l’unification de ces règles. Le juge Stevens, dissident, n’était cependant pas du même avis :

Everyone agrees that the literal text of the treaty does not preempt claims of personal injury that do not arise out of an accident. It is equally clear that nothing in the drafting history requires that result. […] I firmly believe that a treaty, like an Act of Congress, should not be construed to pre-empt state law unless its intent to do so is clear.

Nous souscrivons aux motifs du juge Stevens. Outre d’exclure toute responsabilité pour dommages purement psychiques, ce qui n’a aucune pertinence en l’espèce, la décision Tseng n’ajoute rien à celle de l’arrêt Sidhu et peut donc être écartée en l’espèce. Ni la situation factuelle, ni les préoccupations de la Cour quant à l’effet sur l’ordre juridique d’admettre un recours en droit interne dans les circonstances particulières dont la Cour était saisie ne s’appliquent au cas d’espèce.

d. Autres décisions relatives aux dommages psychiques

S’ensuivent les arrêts Morris c. KLM Royal Dutch Airlines, [2001] EWCA Civ 790, [2001] 3 All ER 126 et King c. Bristow Helicopters Ltd, [2002] UKHL 7, [2002] 2 AC 628, tous deux des arrêts du Royaume-Uni portant sur l’article 17 de la Convention de Varsovie. Selon ces arrêts, l’article 17 de la Convention de Varsovie exclurait toute responsabilité pour dommages purement psychiques non rattachés à une « lésion corporelle ». Comme nous l’avons dit ci-dessus, l’exclusion de l’indemnisation des lésions psychiques, qui découle d’une interprétation excessivement restrictive, n’a aucune incidence sur le cas d’espèce. En outre, les deux situations factuelles qui ont donné lieu aux recours en question découlaient d’un « accident » au sens de l’article 17 et étaient donc aussi clairement régies par la Convention de Varsovie. Ces précédents ne sont donc pas pertinents en l’espèce et doivent être écartés.

e. Jurisprudence canadienne

Les mêmes observations s’appliquent à la jurisprudence canadienne citée par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 29 de ses motifs, de laquelle il ressort seulement que la Convention de Montréal exclut l’indemnisation des préjudices de nature purement psychologique, que ce soit à la suite d’un accident survenu en avion (Plourde c. Service aérien FBO inc. (Skyservice), 2007 QCCA 739; Croteau c. Air Transat AT inc., 2007 QCCA 737) ou à la suite de dommages résultant d’un retard dans le transport aérien de passagers (Walton c. Mytravel Canada Holdings Inc., 2006 SKQB 231). Il en est aussi de même pour l’affaire Lukacs c. United Airlines Inc., 2009 MBQB 29, à l’issue de laquelle la Cour du Banc de la Reine du Manitoba a conclu que l’article 19 de la Convention de Montréal ne permettait pas au passager d’obtenir réparation pour des dommages généraux résultant de l’annulation d’un vol. L’exclusion de dommages psychiques ou généraux du cadre de la Convention de Montréal dans les situations auxquelles elle s’applique n’a aucune incidence en l’espèce. Ici aussi, les situations factuelles étaient clairement régies par la Convention de Montréal. Ces décisions ne sont donc pas pertinentes dans le cas d’espèce qui, nous le répétons, n’a rien à voir avec les chefs de responsabilité visés par la Convention de Montréal.

f. King c. American Airlines, 284 F. 3d 352 (2nd Cir. 2002) [King]

L’affaire King c. American Airlines, citée au paragraphe 24 des motifs de la Cour d’appel est une décision de la Cour d’appel des États-Unis selon laquelle l’article 24 de la Convention de Varsovie exclut les recours en dommages-intérêts pour un acte de discrimination fondée sur la race. À notre avis, cette décision, qui ne lie d’ailleurs aucunement la Cour d’appel fédérale, est erronée. En premier lieu, s’inspirant de Tseng, la Cour semble s’être appuyée sur la modification apportée par l’article 29 de la Convention de Montréal à l’article 24 de la Convention de Varsovie, à savoir l’élimination des mots « dans les cas prévus à » et leur remplacement par la formulation plus large « dans le transport de passagers, de bagages et de marchandises ». Comme nous l’avons dit, interpréter cette modification comme une extension du domaine de l’exclusivité n’est aucunement justifié.

En deuxième lieu, la Cour a interprété l’exclusivité des recours postulée par l’article 24 de la Convention de Varsovie par référence à l’élément temporel mentionné à l’article 17 de la Convention. Autrement dit, si le préjudice, quel qu’il soit, a été subi à bord de l’avion ou au cours de toutes opérations d’embarquement et de débarquement, le recours doit être exercé en vertu de la Convention, ou pas du tout. Ni la formulation des articles 17 et 24 de la Convention de Varsovie, ni l’objet de la Convention ne justifient une telle interprétation. Qui plus est, la situation factuelle qui avait donné lieu au recours n’était clairement pas visée par les chefs de responsabilité prévus dans la Convention et de ce fait, il n’y avait pas lieu d’interpréter la Convention, qui ne s’appliquait pas au recours en question, comme excluant un recours en droit interne. Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel dans King, clairement influencée par le jugement d’une cour qui lui était hiérarchiquement supérieure, n’a su écarter Tseng en raison des faits. En outre, ici aussi, la Cour a clairement été influencée par des préoccupations liées à l’ordre juridique, considérations qui n’interviennent pas dans le cas d’espèce :

Uniformity requires, however, that passengers be denied access to the profusion of remedies that may exist under the laws of a particular country, so that they must bring their claims under the terms of the Convention or not at all.[12]

g. Stott c. Thomas Cook Tour Operators Ltd. and others, [2012] EWCA Civ 66 [Stott]

L’arrêt Stott, dont la Cour d’appel fédérale fait référence au paragraphe 30 de ses motifs, est un arrêt de la Cour d’appel du Royaume Uni. Il s’agissait d’une action en dommages-intérêts formée par deux personnes handicapées contre leur transporteur aérien respectif pour dommages de nature psychologique, les transporteurs visés ayant manqué à leurs obligations de prendre les mesures d’adaptation qui s’imposaient à l’égard de ces passagers. La Cour a conclu que l’exclusivité de la Convention de Montréal faisait échec à toute possibilité de recours au droit interne.

Pour ce faire, elle s’est fondée sur l’arrêt Sidhu, qui, pour elle, établissait clairement le principe d’exclusivité de la Convention. Elle s’est aussi fondée sur l’apparente conviction que cette exclusivité était liée à la dimension temporelle dans laquelle les circonstances donnant lieu au recours étaient intervenues plutôt qu’à la nature même de ces circonstances (paragraphe 31 des motifs). En outre, l’objectif d’uniformité des règles du transport aérien, auquel la jurisprudence fait invariablement référence – uniformité sans laquelle les activités économiques des transporteurs pourraient même être paralysées (paragraphe 37 des motifs) - semble clairement avoir motivé sa décision d’exclure tout recours au droit interne. En bref, il s’agit ici des mêmes arguments que ceux auxquels nous avons déjà répondu ci-dessus, arguments qui, nous le répétons, peuvent tous être écartés dans le cas d’espèce. Selon nous, cette décision est de toute façon erronée, puisqu’il est clair que la situation factuelle qui avait donné lieu au recours n’était pas régie par la Convention, qui ne s’appliquait donc pas et ne pouvait être invoquée dans le seul but de faire échec au recours des passagers visés.

La décision dans l’arrêt Stott nous semble aussi particulièrement contestable à un autre égard. L’action des passagers était en effet fondée sur un règlement du Parlement européen concernant les droits des personnes handicapées et des personnes à mobilité réduite lorsqu’elles font des voyages aériens et sur un règlement britannique adopté en vertu de ce dernier pour lui donner effet (comme l’exige la législation émanant de l’Union européenne). Qui plus est, le règlement britannique avait été adopté après la Convention de Montréal. Les passagers avaient donc fait valoir, de bon droit, que même si la Convention de Montréal s’appliquait à la situation factuelle, elle ne pouvait avoir préséance sur le règlement du Parlement européen qui, non seulement était entré en vigueur après la Convention, mais donnait aussi effet à des droits fondamentaux. La Cour semble cependant avoir esquivé la question : selon elle, le fait que le règlement du Parlement européen n’obligeait pas le Royaume-Uni à inclure le paiement de compensation aux victimes parmi les mesures de réparation « efficaces, proportionnelles et dissuasives » qu’il était tenu de mettre en oeuvre signifiait que le paiement de compensation n’était pas considéré essentiel par le Parlement européen et que l’emphase était plutôt sur des sanctions de nature criminelle et administrative. Ainsi, la Cour a interprété la législation européenne et domestique afin d’éviter un conflit avec la Convention de Montréal. Quant à la question des droits fondamentaux, la Cour n’a simplement pas jugé nécessaire d’entreprendre l’analyse du statut de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans la législation de l’Union européenne ou dans le cadre des dispositions relatives au Royaume-Uni. La question de conflit de lois et de prépondérance de la loi ultérieure de nature fondamentale n’a donc pas été explorée comme, à notre avis, elle méritait de l’être. Quoi qu’il en soit, la situation factuelle et juridique n’est clairement pas la même que dans le cas d’espèce et l’interaction entre un règlement interne d’origine européenne et un traité international ne saurait être automatiquement assimilée à l’interaction entre la Convention de Montréal et la LLO.

En résumé, si la Convention de Montréal s’applique au cas d’espèce, ce qui n’est pas admis, les décisions sur lesquelles s’appuie la Cour d’appel fédérale, auxquelles elle n’est aucunement liée, peuvent toutes être écartées pour les raisons données ci-dessus. En outre, dans aucune de ces décisions les transporteurs n’étaient-ils assujettis à une loi qui jouit d’un statut quasi-constitutionnel, comme la LLO. De ce fait, leur pertinence est nécessairement limitée puisque, si la Convention s’applique, la hiérarchisation des lois est un aspect particulièrement important dans le cas d’espèce, aspect auquel la Cour d’appel fédérale n’a pas accordé l’importance qui convenait.

3. La Cour fédérale a mal compris ce qui constitue un conflit de lois et a évité la règle de prépondérance

Précisons d’abord que, s’il est accepté, comme nous le suggérons, que la Convention de Montréal ne s’applique pas en l’espèce, la question d’interprétation conciliatrice ou de conflit de lois ne se pose simplement pas. Subsidiairement, si la Convention de Montréal s’applique, l’exclusivité prévue à l’article 29 ne vaut selon nous qu’au sein de son champ d’application; elle ne couvre donc que les hypothèses visées par les quatre chefs de responsabilité y prévues et n’exclut donc aucunement un recours formé en vertu de la partie IV de la LLO. La question de conflit de lois ne se pose donc ici que s’il est postulé que la Convention de Montréal régit la situation qui a donné lieu au recours en l’espèce et que l’article 29 exclut tout recours au droit interne, en l’occurrence la LLO.

Ayant retenu cette hypothèse, la Cour d’appel fédérale a cependant conclu qu’il n’y avait pas conflit de lois. Pour ce faire, elle s’est appuyée sur une définition de la notion de « conflit de lois » qu’elle a emprunté d’un ouvrage de droit international privé québécois[13] :

Il y a conflit de lois lorsqu’une situation donnée est liée à deux ou plusieurs systèmes juridiques et qu’il s’agit de dire lequel de ces systèmes régit la ou les questions qu’elle pose.

Comme son titre l’indique, cet ouvrage traite de droit international privé dans la mesure où il s’applique au Québec, et non au Canada dans son ensemble. Une lecture du chapitre[14] d’où est tirée la définition révèle d’ailleurs que la notion de conflit de lois y abordée se réfère plutôt aux conflits d’ordres juridiques et vise donc à répondre à la question de savoir quel système juridique s’applique à une situation internationale, d’où la référence aux « systèmes juridiques » dans la définition. En l’espèce, il ne s’agit aucunement ici de faire un choix entrer l’un ou l’autre système juridique, puisque la Convention de Montréal, intégrée au droit interne par la Loi sur le transport aérien, appartient au même système juridique que la LLO.

Selon Pierre-André Côté, lorsqu’il est question de conflits de lois, « on fait normalement référence à un conflit entre deux normes énoncées dans deux textes différents. C’est bien d’antinomies dont il s’agit, c’est-à-dire d’incompatibilité entre des normes et des règles »[15]. Le conflit peut être manifeste à la seule lecture des deux lois, dans quel cas il y a conflit explicite, ou lorsque la coexistence des textes, bien que matériellement possible, serait contraire à l’intention du législateur. Dans ce dernier cas, il y conflit implicite[16].

En l’espèce, si l’application cumulative de la Convention de Montréal et de la LLO est matériellement possible, il existe de bonnes raisons de croire qu’elle serait contraire à l’intention du législateur, malgré les assertions contraires de la Cour d’appel fédérale. Ainsi, comme l’avait mentionné la juge de première instance, le législateur a, par l’article 82(1) de la LLO, fait primer les droits garantis à la partie IV de la LLO et ce faisant, les dispositions accessoires qui sanctionnent les atteintes à ces droits[17], en l’occurrence les articles 77(1) et 77(4) de la LLO. Comme l’a expliqué le juge Décary dans l’affaire Forum des maires de la Péninsule acadienne c Canada (Agence canadienne de l’inspection des aliments), 2004 CAF 263 (CanLII), ces dispositions sont essentielles à l’objet même de la LLO :

Pour s’assurer, toutefois, que la Loi sur les langues officielles ait des dents, que les droits ou obligations qu’elle reconnaît ou impose ne demeurent pas lettres mortes, et que les membres des minorités linguistiques officielles ne soient pas condamnés à se battre sans cesse et sans garantie au seul niveau politique, le législateur a créé un "recours" devant la Cour fédérale dont peut se prévaloir la Commissaire elle-même (art. 78) ou le plaignant (art. 77). Ce recours, dont j’examinerai l’étendue plus loin, cherche à vérifier le bien-fondé de la plainte, pas le bien-fondé du rapport de la Commissaire (para. 77(1)), et le cas échéant, à assurer une réparation convenable et juste dans les circonstances (para. 77(4)).

Or, l’application cumulative de la Convention de Montréal et de la LLO aux faits vécus par les Thibodeau priverait ces derniers de tout recours et de toute réparation sous le régime de la LLO, ce qui aurait justement pour effet de vider de son sens la LLO. Comme l’a expliqué le juge Nadon dans Devinat c. Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), [1998] 3 CF 590 (CanLII) :

[R]elativement à toute violation des dispositions de la LLO, les seuls recours possibles sont ceux prévus à la LLO, à savoir le recours prévu devant la Cour fédérale sous le paragraphe 77(1) et le mécanisme de plainte devant le commissaire.

Il nous semble donc évident que l’application cumulative des deux lois en l’espèce mènerait incontestablement à des conséquences déraisonnables qui sont contraires à l’intention du législateur[18]. L’assertion contraire de la Cour d’appel fédérale (paragraphe 44 des motifs) nous semble donc entièrement dénuée de sens : si les Thibodeau n’ont droit à aucune forme de dommages-intérêts pour les incidents survenus lors de transports internationaux alors que la Convention de Montréal s’applique, comment peut-on affirmer que cela ne les prive pas de l’ensemble de leurs droits et recours sous le régime de la LLO dans ces circonstances? Le fait qu’Air Canada soit quand-même « en tout temps soumise à la partie IV de la LLO »[19] ne les aide guère si le recours et la réparation que la LLO leur accorde leur sont déniés. En outre, le fait que le Commissaire puisse lui-même instruire une plainte (en vertu de l’article 58 de la LLO) ne leur rend pas leurs droits : encore faut-il que le Commissaire instruise cette plainte.

Il n’y a donc pas de doute que, si la Convention de Montréal s’applique, il y a conflit implicite. Côté nous explique que dans ces circonstances, le conflit doit être réglé par l’interprétation conciliatrice des textes ou par la prédominance d’un texte sur l’autre[20]. La seule interprétation conciliatrice possible en l’espèce est celle à laquelle nous avons déjà fait référence : l’exclusivité prévue à l’article 29 de la Convention de Montréal ne vaut qu’au sein de son champ d’application et n’exclut donc pas un recours en vertu de la partie IV de la LLO. L’interprétation conciliatrice adoptée par la Cour d’appel fédérale, qui priverait les Thibodeau de tout recours, est indéfendable, car l’intention du législateur à l’endroit de la LLO lui fait échec. Si la Convention de Montréal exclut tout recours formé en vertu de la LLO pour des incidents survenus lors de transports internationaux, la contradiction doit donc être résolue en établissant la prédominance d’un texte sur l’autre. Le texte qui a priorité s’appliquera alors aux cas examiné, l’autre étant inopérant à son égard[21].

La Cour suprême du Canada a reconnu que la LLO jouit d’un statut quasi-constitutionnel en raison de la nature fondamentale de ses objectifs[22]. Comme l’a expliqué le juge Rivet dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville), 2000 CSC 27, [2000] 1 RCS 665 (au paragraphe 27) :

[L]a législation en matière de droits de la personne a un caractère fondamental et quasi-constitutionnel, ce qui lui assure une suprématie de principe par rapport aux lois ordinaires. Notre Cour a affirmé ce principe à plusieurs reprises : […] Nous avons également reconnu qu’étant donné le caractère quasi-constitutionnel de la législation en matière de droits de la personne, il convient de l’interpréter à la lumière de ses objectifs et de son contexte […]

De ce fait, affirme Côté, tous les textes législatifs fédéraux et provinciaux doivent s’interpréter de manière à se concilier avec ces lois fondamentales[23]. La Convention de Montréal, intégrée au droit interne par la Loi sur le transport aérien, ne saurait faire exception. Par conséquent, si la Convention de Montréal s’applique, la LLO a préséance et permet le recours ainsi que la réparation. Comme nous l’avons déjà mentionné, la primauté de la LLO en l’espèce ne compromet aucunement les obligations conventionnelles du Canada ni, contrairement à ce qui dit la Cour d’appel fédérale[24], n’heurte-t-elle ses objectifs : l’octroi de dommages-intérêts contre Air Canada, le seul transporteur assujetti aux obligations linguistiques par l’application de la LLO, ne saurait vraisemblablement mettre en péril le régime uniforme de responsabilité consacré par la Convention de Montréal. Selon nous, la Cour d’appel fédérale a donc fait une erreur de droit en concluant qu’il n’y avait pas conflit de lois, en appliquant une interprétation conciliatrice qui s’opposait à l’intention du législateur et en omettant d’appliquer la règle de prépondérance.

4. La Cour fédérale d’appel a annulé l’ordonnance générale rendue par la Cour fédérale alors qu’aucune erreur de droit ou de principe ne justifiait son intervention

Comme nous l’avons vu, la Cour d’appel fédérale a annulé l’ordonnance générale rendue par la Cour fédérale enjoignant à Air Canada de « faire tous les efforts nécessaires pour respecter l’ensemble des obligations qui lui incombent en vertu de la partie IV de la [LLO] » pour deux raisons. D’une part, une ordonnance générale de respecter la loi, en tout ou partie, ne devait normalement être accordée « que dans des cas exceptionnels ». D’autre part, l’ordonnance et particulièrement les mots « efforts nécessaires », manquaient de spécificité.

Dans l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 RCS 3 [Doucet-Boudreau], la Cour suprême a déclaré ce qui suit :

Le paragraphe 24(1) de la Charte exige que les tribunaux accordent des réparations efficaces et adaptées qui protègent pleinement et utilement les droits et libertés garantis par la Charte. Il peut parfois arriver que la protection utile des droits garantis par la Charte et, en particulier l’application de l’art. 23, commandent des réparations d’un genre nouveau. Une cour supérieure peut accorder toute réparation qu’elle estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Ce faisant, elle doit être consciente de son rôle d’arbitre de la Constitution et des limites de ses capacités institutionnelles. Les tribunaux qui procèdent à un contrôle doivent, pour leur part, faire montre d’une grande déférence à l’égard de la réparation choisie par un juge de première instance et se garder de les parfaire après coup; ils ne doivent intervenir qu’en cas d’erreur commise sur le plan du droit ou des principes par le juge de première instance.[25] [Nous soulignons.]

En l’espèce, la Cour fédérale n’avait commis aucune erreur sur le plan du droit ou des principes et l’intervention de la Cour d’appel fédérale n’était donc aucunement justifiée.

Tout d’abord, l’affaire Métromédia CMR inc. c. Tétreault, [1994] R.J.Q. 777 [Métromédia], sur laquelle s’appuie la Cour d’appel fédérale pour dire qu’une ordonnance générale « ne doit normalement être accordée que dans des cas exceptionnels », ne fait aucunement autorité pour empêcher la Cour fédérale d’accorder une ordonnance générale dans l’exercice du large pouvoir discrétionnaire qui lui appartient en vertu de l’article 77(4) de de la LLO, qui miroite celui de l’article 23 de la Charte et bénéficie des mêmes principes d’inteprétation. L’affaire Métromédia concernait une demande d’injection interlocutoire dans un cas de violation délibérée d’un contrat de travail et la Cour faisait simplement analogie aux injonctions accordées par les tribunaux supérieurs en matière de droit pénal à l’effet que, dans le cours normal des choses, les tribunaux supérieurs n’ont pas à rendre des ordonnances d’injonction pour dire aux gens de respecter la loi puisque cette dernière est en soi une injonction et que toute infraction doit être punie par la sanction prévue par la loi qui crée l’infraction[26]. Or, comme l’a remarqué le Commissaire dans son mémoire des faits[27], la LLO ne créé pas de « peines » spécifiques ni de « sanctions » monétaires ou pénales. Au contraire, c’est justement au tribunal qu’il appartient de veiller à l’application de ses dispositions et à la réalisation des droits qu’elle garantit. C’est justement pour ce faire que l’article 77(4) de la LLO confère au tribunal un vaste pouvoir discrétionnaire d’accorder la réparation qu’il estime « convenable et juste eu égard aux circonstances ». Comme l’a dit la Cour suprême au sujet de l’article 23 de la Charte au paragraphe 25 de l’arrêt Doucet-Boudreau :

[C]ette interprétation [téléologique] comporte au moins deux exigences, à savoir, premièrement, favoriser la réalisation de l’objet du droit garanti (les tribunaux sont tenus d’accorder des réparations adaptées à la situation) et, deuxièmement, favoriser la réalisation de l’objet des dispositions réparatrices (les tribunaux sont tenus d’accorder des réparations efficaces). [Souligné dans le texte.]

Les principes énoncés dans l’arrêt Métromédia, pris hors contexte comme ils le sont, n’interdisent donc aucunement à la Cour fédérale de rendre une ordonnance générale enjoignant à Air Canada de respecter les dispositions de la partie IV de la LLO si la Cour estime, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui appartient clairement, qu’une telle ordonnance s’impose dans les circonstances. S’il n’en était ainsi, pour reprendre l’analogie à laquelle la Cour fait référence dans l’arrêt Métromédia, Air Canada pourrait très bien délibérément choisir d’acheter son droit de manquer à ses obligations linguistiques en payant éventuellement des dommages-intérêts au clients dont les droits linguistiques ont été enfreints, sachant qu’il lui serait probablement plus avantageux du point de vue financier d’accorder réparation à ceux des clients qui font preuve de suffisamment de ténacité pour former un recours que de mettre en oeuvre les mesures nécessaires qui s’imposent pour remplir les obligations linguistiques que lui impose la LLO. Point n’est besoin de répéter l’objet de l’article 77(4) de la LLO, qui « fait du droit à une réparation la pierre angulaire de la mise en oeuvre effective des droits accordés par la Charte »[28], et les principes d’interprétation qui s’y appliquent : la Cour fédérale y avait clairement fait référence aux paragraphes 36 à 38 de ses motifs. Dans les circonstances du cas d’espèce, la Cour fédérale, ayant conclu à des problèmes de nature systémique au sein d’Air Canada, a jugé juste et nécessaire de rendre une ordonnance générale enjoignant à Air Canada de faire tous les efforts nécessaires pour respecter l’ensemble des obligations que lui impose la partie IV de la LLO. La preuve indiquait clairement qu’il ne s’agissait pas d’une infraction ponctuelle ou isolée. L’article 77(4) de la LLO l’habilitait à rendre une telle ordonnance et les circonstances la justifiaient. Le jugement de la Cour fédérale sur cette question n’est donc aucunement entaché d’erreur de droit et il n’appartenait pas à la Cour d’appel fédérale d’intervenir.

Quant au manque de spécificité des mots « efforts nécessaires », l’ordonnance n’était pas vague à ce point de mériter l’annulation et elle n’est pas non plus la seule ordonnance à avoir été rendue en ces termes[29]. Les obligations auxquelles est assujettie Air Canada sont clairement énoncées à la partie IV de la LLO. Cette partie concerne exclusivement la communication dans l’une ou l’autre des langues officielles et les obligations elles-mêmes ne peuvent être accusées de manquer de spécificité. L’ordonnance enjoint simplement Air Canada de respecter ces obligations, tout en lui laissant le choix des moyens qu’elle adopte pour le faire. Il ne faut pas perdre de vue que l’ordonnance générale s’inscrit en outre dans le contexte de l’ordonnance structurelle rendue par la Cour fédérale, dans laquelle cette dernière précise l’un des moyens par lequel les obligations qu’impose la partie IV peuvent être mises en oeuvre. Toute requête pour outrage au tribunal serait de ce fait liée au non-respect de l’ordonnance structurelle, dans la mesure où celle-ci est inextricablement liée à l’ordonnance générale. Dans les circonstances, aucune erreur sur le plan du droit ou des principes ne justifiait l’annulation de l’ordonnance par la Cour d’appel fédérale.

5. La Cour fédérale d’appel a reconsidéré des conclusions de fait sans trouver une erreur déterminante et est intervenue alors qu’aucune erreur de droit ou de principe ne justifiait l’annulation de l’ordonnance structurelle

La Cour d’appel fédérale a annulé l’ordonnance structurelle rendue par la Cour fédérale pour deux raisons : a) l’ordonnance n’était pas justifiée par la preuve; b) l’ordonnance était vague et disproportionnée par rapport au préjudice subi par les Thibodeau.

a. L’ordonnance était justifiée par la preuve

C’est sur la base d’un dossier factuel complet que la juge de première instance a déterminé qu’il existait un problème systémique au sein d’Air Canada justifiant l’octroi d’une ordonnance structurelle. Les éléments de preuve sont clairement énumérés aux paragraphes 108 à 136 des motifs. L’historique des plaintes et des rapports annuels du Commissaire aux langues officielles révèlent un problème systémique qui perdure depuis plus d’une décennie et ce, malgré un jugement antérieur contre Air Canada en 2002 et « malgré de nombreuses recommandations et constatation du Commissaire visant à répondre à des problèmes récurrents de conformité »[30]. La Cour fédérale fait expressément référence aux faits que dans ses rapports, le Commissaire juge sévèrement la performance d’Air Canada, que Jazz[31] admet ne pas toujours être en mesure de respecter la LLO, particulièrement pour ce qui est des vols exploités dans les provinces situées à l’ouest de l’Ontario, qu’Air Canada elle-même ne semble pas savoir à quelle fréquence elle manque à ses obligations et qu’il existe des « façons de faire qui favorisent les situations dans lesquelles Air Canada n’est pas en mesure de respecter l’ensemble de ses obligations en matière linguistique »[32]. C’est sur la base de ces preuves et de leur appréciation que la Cour fédérale a conclu à l’existence d’un problème de nature systémique.

À défaut d’erreur manifeste, il n’appartenait donc pas à la Cour d’appel fédérale de modifier sa détermination sur ce point. Comme l’a dit le juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 RCS 351 :

C’est un principe bien établi qu’une cour d’appel ne doit pas modifier les déterminations et conclusions de fait d’un juge de première instance à moins d’erreur manifeste. Comme l’indiquait le juge Fauteux de notre Cour dans l’arrêt Dorval c. Bouvier, 1968 CanLII 3 (CSC), [1968] R.C.S. 288, à la p. 293 :

En raison de la position privilégiée du juge qui préside au procès, voit, entend les parties et les témoins et en apprécie la tenue, il est de principe que l’opinion de celui-ci doit être traitée avec le plus grand respect par la Cour d’appel et que le devoir de celle-ci n’est pas de refaire le procès, ni d’intervenir pour substituer son appréciation de la preuve à celle du juge de première instance à moins qu’une erreur manifeste n’apparaisse aux raisons ou conclusions du jugement frappé d’appel.

Ce principe de non-intervention s’applique également lorsque la seule question en litige est l’interprétation de l’ensemble des éléments de preuve. […] C’est presque une vérité de La Palice aujourd’hui que d’affirmer que la détermination des faits relève de l’appréciation souveraine du juge de première instance qui a vu et entendu les témoins et qui est en mesure d’apprécier la crédibilité à accorder au témoignage de chacun.

[Nous soulignons]

En l’espèce, la juge de première instance avait soigneusement expliqué les motifs au soutien de sa conclusion et aucune erreur manifeste ou déterminante ne justifiait l’annulation de sa conclusion sur ce point. Il ne s’agissait pas d’une situation où la preuve ne pouvait raisonnablement justifier la conclusion de la Cour fédérale ou d’une situation où cette dernière avait omis d’étudier un élément de preuve pertinent ou avait mal compris la preuve. En fait, il nous semble que c’est plutôt la Cour d’appel fédérale qui semble mal avoir compris la preuve ou la notion de bri systémique en l’espèce, comme le démontrent ses tentatives de déterminer la question en fonction du simple nombre d’allégations de non-respect des droits linguistiques en l’espèce, comparé au nombre d’allégations justifiant l’octroi d’une ordonnance structurelle dans d’autres affaires (paragraphes 68-69 des motifs). La Cour d’appel fédérale semble d’ailleurs s’être laissée influencée par les statistiques d’Air Canada selon lesquelles les plaintes présentées ne représentaient qu’une infime proportion des situations où les employés d’Air Canada pouvaient se trouver en contact avec le public. L’analyse de la preuve elle-même indiquait pourtant bien qu’il y avait eu plus de 200 violations des obligations linguistiques depuis les vols pris par les Thibodeau, en raison de l’affectation continue des deux agents de bord sur les vols pris par les Thibodeau à des vols à demande importante de services en français. Aucune plainte n’avait pourtant été déposée à l’égard de ces violations. La Cour fédérale d’appel ne semble donc aucunement avoir compris qu’elle ne pouvait se fier à ces statistiques comme indicateur fiable de la performance d’Air Canada en matière de droits linguistiques. En outre, puisque Jazz elle-même avait admis qu’elle n’était pas toujours en mesure de respecter ses obligations linguistiques sur certaines routes, il est raisonnable d’en conclure que de nombreux autres manquements ont régulièrement lieu sur ces routes.

Le nombre de plaintes lui-même n’est de toute façon pas le seul facteur déterminant. Comme l’avait judicieusement remarqué la juge de première instance : « il n’y a pas de formule fourre-tout ni de système de gradation qui permette de déterminer le niveau à partir duquel des violations à des droits linguistiques justifient des ordonnances institutionnelles » (au paragraphe 155). En l’espèce, la conclusion de la juge de première instance était fondée sur une appréciation prudente des faits. À défaut d’erreur manifeste, la Cour d’appel fédérale a donc commis une erreur de droit en substituant son opinion à celle de la juge de première instance selon laquelle il existait des problèmes d’ordre systémique au sein d’Air Canada.

b. L’ordonnance n’était pas vague ou disproportionnée par rapport au préjudice subi par les Thibodeau

Comme nous l’avons vu, la Cour d’appel a ordonné à Air Canada « d’instaurer dans les six mois suivant le jugement, des procédures et un système de surveillance adéquats visant à rapidement identifier, documenter et quantifier d’éventuelles violations à ses obligations linguistiques, […] notamment en instituant un processus permettant d’identifier les occasions où Jazz […] » n’affecte pas des agents de bord bilingues à bord des vols à demande importante de services en français. Selon la Cour d’appel fédérale, cette ordonnance n’était pas suffisamment précise et sa mise en oeuvre risquait donc d’être problématique pour Air Canada. En outre, la Cour ne semble pas avoir compris en quoi elle améliorerait la prestation de services bilingues d’Air Canada ou de ses partenaires. Enfin, sa portée allait beaucoup plus loin que ce qui était nécessaire pour remédier à la violation des droits linguistiques subie par les Thibodeau.

La preuve avait révélé que le système d’affectation des vols ne permettait pas à Jazz de déterminer le nombre de fois où aucun agent de bord bilingue n’était pas affecté à un vol à demande importante de services en français (paragraphe 151). Il était donc évident, comme le nombre de violations le démontrait, que le système d’affectation utilisé par Jazz et Air Canada ne garantissait aucunement l’affectation d’agents de bord bilingues aux vols qui exigeaient une telle affectation. Or, sans aucun système en place pour lui permettre de savoir à quelle fréquence elle manquait à ses obligations, Air Canada et Jazz étaient tout simplement incapables de prendre des mesures pour pallier à ces problèmes et, comme l’a dit la juge de première instance, de « se fixer des objectifs d’amélioration »[33]. Il est aussi évident que l’impossibilité de savoir quand surviennent ces manquements perpétue la façon de faire qui favorise les situations dans lesquelles Air Canada n’est pas en mesure de respecter ses obligations. Il s’agit ici du coeur du problème systémique au sein d’Air Canada. La raison d’être d’un système de surveillance tel celui qui est décrit dans l’ordonnance est donc éminemment claire et, en contestant la pertinence et l’utilité d’un tel système, la Cour d’appel fédérale démontre simplement qu’elle n’a pas compris la nature du problème systémique qui fait en sorte qu’Air Canada n’est pas en mesure de respecter ses obligations linguistiques. Ceci constitue une erreur de droit.

Comme l’a remarqué le Commissaire dans son mémoire[34], l’ordonnance offre plus de précisions quant aux mesures à prendre pour s’y conformer que les autres ordonnances, jugées valides en appel, rendues par les tribunaux dans les affaires Doucet-Boudreau et Quigley. Le libellé de l’ordonnance lui-même ne nous semble aucunement imprécis. La juge avait clairement motivé la nécessité de l’ordonnance pour pallier aux problèmes d’ordre systémique et a jugé bon d’offrir une précision sur les « efforts nécessaires » attendus d’Air Canada pour respecter la partie IV de la LLO. Lues conjointement, les ordonnances visent à assurer une réparation complète, utile et efficace. L’ordonnance générale enjoint à Air Canada de respecter les obligations que lui impose la partie IV de la LLO (qui jusqu’ici n’ont pas été respectées en raison d’un problème systémique) et l’ordonnance structurelle précise l’un des moyens qui lui permettra de le faire. Le fait que l’ordonnance laisse à Air Canada une certaine mesure de liberté dans les moyens qu’elle adopte pour respecter ses obligations ne nuit aucunement à la validité de l’ordonnance. Il n’est pas nécessaire pour la Cour de préciser tous les détails de sa mise en oeuvre.

En faisant une analogie avec l’arrêt Doucet-Boudreau[35], en ordonnant à Air Canada d’instaurer des procédures et un système de surveillance adéquats dans les six mois suivant le jugement, la Cour d’appel a « tenu compte de la nécessité d’une exécution diligente, des limites du rôle des tribunaux » et de la nécessité de laisser à Air Canada « une certaine latitude dans la façon de remplir les obligations » que lui impose la LLO. Dans la mesure où l’ordonnance indique clairement l’une des mesures à prendre pour permettre à Air Canada de remplir ses obligations linguistiques et dans la mesure où ces obligations linguistiques sont en outre on ne peut plus clairement énoncées dans la LLO, l’ordonnance n’est pas vague au point de la rendre invalide. Elle vise simplement à laisser une certaine latitude à Air Canada tout en défendant les droits garantis par la LLO.

La conclusion de la Cour d’appel fédérale selon laquelle l’ordonnance est disproportionnée par rapport aux préjudices subis par les Thibodeau ne fait selon nous que confirmer, comme nous l’avons déjà suggéré ci-dessus, que la Cour n’a simplement pas compris la nature du problème systémique révélé par la preuve. Il ne s’agissait pas, en l’espèce, uniquement d’accorder réparation aux Thibodeau pour les préjudices subis à l’occasion de leurs voyages. Il s’agissait aussi de remédier à des manquements systémiques qui menaçaient le maintien des droits linguistiques quasi-constitutionnels du public voyageur. Or, les commentaires de la Cour d’appel fédérale font totalement abstraction de la dimension collective des droits linguistiques protégés par la LLO. Comme l’a dit la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Beaulac, [1999] 1 RCS 768 :

[L]es droits linguistiques de nature institutionnelle exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en oeuvre et créent, en conséquence, des obligations pour l’État. [L]’exercice de droits linguistiques ne doit pas être considéré comme exceptionnel, ni comme une sorte de réponse à une demande d’accommodement.

En outre, la Cour suprême a aussi affirmé, dans l’arrêt Doucet-Boudreau, que les tribunaux doivent prendre des mesures « pour que les droits soient respectés et non simplement déclarés »[36]. En l’espèce, une simple ordonnance déclaratoire, même assortie de dommages-intérêts en faveur des Thibodeau, risquait énormément d’être inefficace du fait qu’Air Canada n’avait clairement pas donné la priorité voulue aux droits linguistiques, alors qu’un jugement antérieur avait été rendu contre elle à ce chapitre près de dix ans plus tôt, à l’occasion du premier recours intenté contre elle par les Thibodeau. Des passagers comme les Thibodeau ne devraient pas avoir à solliciter continuellement des jugements déclaratoires réitérant, pour l’essentiel, un jugement déjà rendu. Comme l’a expliqué la Cour suprême dans l’arrêt Doucet-Boudreau à l’égard de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés :

La présomption qui favorise le choix du jugement déclaratoire peut être minée lorsque les gouvernements ne s’acquittent pas des obligations — qui leur incombent en vertu de la Constitution et qu’ils saisissent bien — de prendre des mesures concrètes pour assurer le respect des droits garantis par l’art. 23.[37]

En raison de la nature quasi-constitutionnelle des droits garantis par la partie IV de la LLO, les mêmes conclusions s’imposent selon nous en l’espèce, car le recours des Thibodeau avait mis la lumière sur un problème de mise en oeuvre des droits linguistiques au sein d’Air Canada qui perdurait depuis des années et qu’une simple ordonnance déclaratoire n’aurait vraisemblablement pas pu régler. Le paragraphe 872 de l’arrêt Fédération franco-ténoise c. Procureur général du Canada, 2006 NWTSC 20 (CanLII) [Fédération franco-ténoise] est ici pertinent quant au risque que représente tout manquement aux obligations linguistiques :

En rappelant que les droits garantis par l’article 23 de la Charte ne peuvent être exercés que si « le nombre le justifie », les juges majoritaires ont souligné que le danger d’assimilation et, par conséquent, le risque que la diminution du nombre des ayants-droit cesse de justifier la prestation des services, augmentent avec les années scolaires qui s’écoulent sans que les gouvernements n’exécutent les obligations que leur impose l’article 23. Si ces atermoiements sont tolérés, les gouvernements pourront finalement se soustraire de cette façon à leurs obligations. Une telle situation obligera parfois les tribunaux à ordonner des mesures réparatrices destinées à garantir aux droits linguistiques une protection réelle et donc nécessairement diligente. On peut souligner que le même raisonnement s’applique à l’article 20 de la Charte pour les cas où il subordonne le droit du public de communiquer en français ou en anglais avec certaines institutions fédérales à une « demande importante », demande elle aussi susceptible de diminuer avec le passage du temps et les ravages de l’assimilation linguistique. Plus globalement, l’objet commun de tous les droits linguistiques - le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada - justifiera les mesures correctrices nécessaires pour éviter que l’inaction des gouvernements prive ces collectivités de la protection contre l’assimilation linguistique.

[Nous soulignons]

Puisque l’existence des droits protégés par la partie IV de la LLO dépend de la présence constante d’une « demande importante », ces propos s’appliquent aussi bien en l’espèce. Comme l’avait remarqué le Commissaire dans son mémoire[38], tout délai et/ou mise en oeuvre aléatoire, ainsi que tout défaut récurrent de respecter les droits linguistiques garantis par la partie IV de la LLO, « fragilisent le droit à un tel point que son érosion constante risque de faire disparaître la demande importante pour l’ensemble du public voyageur » ce qui, nous ajoutons, pourrait finalement permettre à Air Canada de se soustraire à ses obligations. Selon nous, la situation justifiait donc entièrement l’ordonnance institutionnelle rendue par la Cour fédérale pour garantir aux droits linguistiques une protection réelle d’une part et éviter que l’inaction continue d’Air Canada prive éventuellement le public voyageur de leurs droits d’autre part. De ce fait, la Cour d’appel fédérale a commis une erreur de droit en concluant que l’ordonnance était disproportionnée par rapport aux préjudices subis par les Thibodeau, sa conclusion à cet égard n’étant pas fondée sur une appréciation prudente des faits, ni sur l’application des principes juridiques pertinents.

Nous pensons déjà avoir en grande partie démontré que l’ordonnance structurelle rendue par la Cour fédérale était justifiée dans les circonstances en l’espèce et entrait pleinement dans l’exercice du vaste pouvoir discrétionnaire que lui accorde l’article 77(4) de la LLO qui, nous le rappelons, bénéficie des mêmes principes d’interprétation que le paragraphe 24(1) de la Charte. La Cour fédérale avait d’ailleurs clairement fait référence dans ses motifs (paragraphes 36 à 42) à l’interprétation large et téléologique qu’appelait le paragraphe 24(1) de la Charte, principe que la Cour d’appel fédérale semble avoir totalement omis de prendre en compte en l’espèce. Comme la juge en chef McLachlin l’avait expliqué au paragraphe 18 de l’arrêt R. c. 974649 Ontario Inc., [2001] 3 R.C.S. 575 :

[C]omme toutes les autres dispositions de la Charte, le par. 24(1) commande une interprétation large et téléologique. Il constitue une partie essentielle de la Charte et doit être interprété de la manière la plus généreuse qui soit compatible avec la réalisation de son objet [. . .] Il s’agit en outre d’une disposition réparatrice qui, de ce fait, bénéficie de la règle générale d’interprétation législative selon laquelle les lois réparatrices reçoivent une interprétation « large et libérale » [. . .] Dernière considération et élément le plus important : le texte de cette disposition paraît accorder au tribunal le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible aux fins d’élaboration des réparations applicables en cas de violations des droits garantis par la Charte. Dans l’arrêt Mills, précité, le juge McIntyre a fait remarquer qu’« [i]l est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » (p. 965). Il ne faut pas que ce large mandat réparateur du par. 24(1) soit mis en échec par une interprétation « étroite et formaliste » de la disposition.

Les propos suivants exprimés par la Cour suprême dans l’arrêt Doucet-Boudreau sont aussi pertinents en l’espèce :

Il faut se rappeler que l’art. 24 fait partie d’un régime constitutionnel de défense des droits et libertés fondamentaux consacrés dans la Charte. C’est ce qui explique pourquoi, en raison de son libellé large et de la multitude de rôles qu’il peut jouer dans différentes affaires, l’art. 24 doit pouvoir évoluer de manière à relever les défis et à tenir compte des circonstances de chaque cas. Cette évolution peut forcer à innover et à créer au lieu de s’en tenir à la pratique traditionnelle et historique en matière de réparation, étant donné que la tradition et l’histoire ne peuvent faire obstacle aux exigences d’une notion réfléchie et péremptoire de réparation convenable et juste. Bref, l’approche judiciaire en matière de réparation doit être souple et tenir compte des besoins en cause.[39]

[Nous soulignons.]

Encore une fois, nous tenons à souligner que le par. 24(1) confère au tribunal le pouvoir discrétionnaire d’accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Le juge de première instance n’est pas tenu de trouver la meilleure réparation, même dans le cas où il serait possible de le faire.[40]

[Souligné dans l’original.]

Si, comme dans l’arrêt Doucet-Boudreau, la réparation accordée par la Cour fédérale en l’espèce était assez inédite, il n’en demeure pas moins qu’elle représentait la réparation que la Cour fédérale estimait convenable et juste eu égard aux circonstances et que cette réparation se justifiait autant sur le plan factuel que sur le plan juridique. Les circonstances varient évidemment d’un cas à un autre et la réparation accordée variera en conséquence. En l’espèce, une ordonnance de type institutionnel était indiquée par les circonstances. Il appert d’ailleurs du texte suivant que les ordonnances de type institutionnel sont particulièrement appropriées en matière de droits linguistiques :

Dans la mesure où les droits linguistiques sont avant tout des droits de type institutionnel qui engendrent des obligations corollaires de prestation de services pour l’État, par opposition à la majorité des autres droits qui proscrivent toute coercition ou contrainte de la part de l’État dans les activités privées des particuliers, il est possible de soutenir que les réparations justes et convenables imposées par les tribunaux en matière linguistique devraient généralement être de type institutionnel et viser à corriger les lacunes systémiques des institutions fédérales.[41]

[Nous soulignons]

Qui plus est, la Cour suprême a rappelé que « [c’] est au pouvoir judiciaire qu’il incombe d’assurer que le gouvernement observe la Constitution ». Le paragraphe 24(1) de la Charte, quant à lui, confirme « la mission des tribunaux en tant que garants de la Constitution ». Le même raisonnement s’applique donc aux droits linguistiques de nature quasi-constitutionnelle garantis par la LLO et par son paragraphe 77(4). Par conséquent, la Cour d’appel fédérale a eu tort de conclure que l’ordonnance allait au-delà du rôle normal de l’autorité judiciaire. Celle-ci constituait une solution efficace, réaliste et adaptée aux circonstances particulières et n’était entachée d’aucune erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour d’appel fédérale.

III. Décision qui aurait dû être rendue

Pour les raisons que nous avons expliquées dans les pages précédentes, le jugement de la Cour fédérale n’était entaché d’aucune erreur de droit et la juge de première instance a exercé sa discrétion de bon droit. L’intervention de la Cour d’appel fédérale n’était donc pas justifiée dans les circonstances. La décision qui aurait dû être rendue à l’égard des trois questions portées en appel est donc selon nous la suivante :

  1. L’article 29 de la Convention de Montréal exclut-il le recours en dommages-intérêts intenté par les Thibodeau aux termes de la partie IV de la LLO pour des incidents survenus lors de transports internationaux? Non.

  2. La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance générale de respecter la partie IV de la LLO portant sur les obligations des institutions fédérales en matière de communications avec le public et de prestation des services? Oui.

  3. La juge a-t-elle à bon droit rendu contre Air Canada une ordonnance structurelle? Oui.

Selon nous, si la réparation ordonnée par la juge de première instance était appropriée en l’espèce et ne méritait aucunement d’être annulée, elle aurait peut-être fait l’objet de moins de critiques eut-elle été un peu plus précise. À titre d’exemple, les ordonnances générale et institutionnelle auraient peut-être pu être formulées ainsi qu’il suit :

LA COUR ACCEUILLE la présente demande;

ORDONNE à Air Canada :

  • de faire tous les efforts nécessaires pour respecter les obligations que lui imposent les articles 21, 22, 23 et 25 de la Loi sur les langues officielles;

  • de faire de son mieux pour s’assurer qu’un agent de bord bilingue est affecté à tout vol à demande importante de services en français et d’instaurer, dans les six mois suivant le présent jugement, un système lui permettant d’identifier avec diligence les occasions auxquelles cette obligation n’a pas été remplie et les raisons pour lesquelles elles ne l’ont pas été, et par la suite, de prendre les mesures nécessaires en vue d’améliorer sa performance à cet égard dans les neuf mois suivant le présent jugement;

Les périodes prévues pour l’observation des obligations prévues dans l’ordonnance sont nécessaires pour laisser entendre qu’une exécution diligente s’impose, mais sont inévitablement arbitraires. Pour cette raison, nous pensons aussi qu’il aurait peut-être été indiqué dans les circonstances pour la juge de se déclarer compétente pour entendre des comptes rendus, ce qui lui aurait permis de prendre connaissance des progrès réalisés par Air Canada à l’égard des mesures mentionnées dans l’ordonnance et s’assurer qu’Air Canada faisait de son mieux pour s’acquitter des obligations qui lui impose la LLO. Comme la Cour suprême l’avait fait dans l’arrêt Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, la juge aurait pu établir un échéancier assorti du droit pour Air Canada de demander des modifications, lorsqu’il est juste et convenable de le faire. Comme l’a rappelé la Cour suprême des territoires du Nord-Ouest au paragraphe 875 de l’arrêt Fédération franco-ténoise :

In the structural reform setting [...] the court cannot simply order a once only remedy for an isolated incident, and then gracefully withdraw from the case. It must identify the constitutional problem in its broad context and determine the appropriate path of reform. The court must address the problem of resistance and confront its own inability to solve the problem alone. There has to be active engagement of the defendant institution and the court in working out the realization of a constitutional right through a structural remedy.[42]

Une ordonnance enjoignant de rendre compte aurait aussi eu l’avantage de pallier à la critique selon laquelle l’ordonnance rendue par la juge de première instance exposait Air canada à des poursuites pour outrage au tribunal. Comme l’a expliqué la Cour suprême dans l’arrêt Doucet-Boudreau :

Nos collègues, les juges LeBel et Deschamps, sont d’avis qu’une ordonnance enjoignant de rendre compte n’était pas nécessaire puisque toute violation d’un simple jugement déclaratoire par l’État pouvait donner lieu à des poursuites pour outrage. Nous ne doutons pas que des poursuites pour outrage peuvent convenir dans certains cas. Toutefois, nous estimons que la menace de poursuites pour outrage ne témoigne pas en soi de plus de respect à l’égard du pouvoir exécutif que de simples auditions de comptes rendus qui permettent à une minorité linguistique de prendre rapidement connaissance des progrès réalisés en vue de respecter les droits que leur garantit l’art. 23.[43]

À notre avis, les circonstances en l’espèce aurait pu justifier l’octroi d’une ordonnance de rendre compte, ce qui aurait facilité l’exécution ponctuelle des ordonnances générale et institutionnelle sans qu’il soit nécessaire de recourir à des poursuites pour outrage.