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L’archéologie a longtemps été le parent pauvre de l’étude des violences de guerre et des violences de masse. Si elle n’a certainement pas négligé l’étude des armes et autres pièces d’équipement ainsi qu’en témoigne la place importante que ces objets occupent dans cette discipline, le fait demeure que les chercheurs se sont rarement engagés sur le terrain de l’analyse de ces phénomènes dont l’existence de tels objets suggère qu’ils n’ont pas uniquement été des accrochages occasionnels motivés par le seul souci de protection. Or, comme le rappelle Jean Guilaine dans l’avant-propos, « l’arme n’est pas forcément la guerre » (p. 12) et documenter la présence de ces objets et spéculer sur leurs usages ne conduit pas nécessairement à analyser « la mise en situation » (p. 12) de ces objets, c’est-à-dire la violence armée appréciée comme phénomène humain et comme fait social.

Le pari qui est fait dans cet ouvrage est que l’archéologie, comprise ici comme une « science de la mémoire matérielle des hommes » (p. 335), est susceptible d’éclairer par l’analyse des traces, des signes et des marques – qu’elle permet –, sur les corps, les lieux, les espaces, les territoires ou l’environnement, les phénomènes de violence – celle de la guerre, des conflits ou autres formes de massacre organisé ou d’affrontement armé – que les hommes semblent avoir connus depuis le Paléolithique. Issu d’un colloque international organisé conjointement par l’Institut national de recherches archéologiques préventives et le Musée du Louvre-Lens en octobre 2014, l’ouvrage propose ainsi une plongée au coeur de ces sites de violence – anciens, modernes et contemporains – qui s’offrent, tant pour les chercheurs que pour ceux qu’animent plutôt un désir de mémoire d’ailleurs, comme une ressource dont la principale vertu serait de permettre un diagnostic (p. 13).

Ce tournant de l’archéologie date de quelques décennies maintenant et il a depuis fait de cette discipline un dispositif important non seulement pour apprécier les violences de guerre et de masse pour lesquelles aucune source écrite n’existe parfois – d’où l’important regain d’intérêt suscité depuis quelques décennies par la protohistoire des activités belliqueuses et létales du Mésolithique à l’Antiquité et par la thématique des origines de la guerre –, mais également pour analyser, dans une perspective plus nettement médico-légale cette fois, les violences modernes et contemporaines que cette discipline scientifique aide désormais à mieux comprendre en apportant « sa part de vérité » (p. 14). Ainsi, après l’ère du document dont on estime qu’elle a été initiée par le Tribunal de Nuremberg et l’ère du témoin que le procès d’Adolf Eichmann a en quelque sorte consacré, s’est ouverte dans la foulée des percées scientifiques suscitées par les travaux sur le crâne du « médecin » d’Auschwitz Josef Mengele notamment, l’ère médico-légale (forensic) à laquelle l’archéologie entend contribuer de manière tout à fait significative. Pour ce faire, la discipline adopte par principe la perspective des victimes puisque leurs corps et les sites qu’ils occupent restent par définition les seuls disponibles. Ce sont ces corps et ces sites (lieux, espaces, territoires ou environnements), qui portent souvent les traces, les signes et les marques de ces violences. Ce faisant, l’archéologie participe désormais elle aussi à la reconstitution des événements en intégrant les résultats des analyses qu’elle rend possible et en contribuant à nuancer l’histoire officielle, fréquemment celle des vainqueurs dont, contrairement à ceux des victimes, les corps sont généralement eux-mêmes absents.

La plongée proposée dans cet ouvrage est à la fois chronologique et thématique, et elle se fait en quatre étapes, chacune étant introduite par un chapitre distinct : l’apparition de la guerre au Paléolithique, les enjeux de méthodes associés à l’analyse des phénomènes de violence, l’avènement de la guerre totale au cours de la période moderne et jusqu’à la Grande Guerre et l’âge des extrêmes dont témoignerait le 20e siècle. Les 18 autres chapitres offrent un panorama somme toute assez éclaté et impossible à résumer des travaux archéologiques consacrés aux violences appréciées à partir des traces, des signes et des marques que révèlent l’analyse des divers sites dont, d’une certaine manière, l’étude permet aujourd’hui, en « réveillant les mémoires » (p. 332), de témoigner de ce qui s’est alors produit concrètement et, notamment dans le cas des violences qui se sont produites plus récemment, de « briser le pacte du silence » (p. 202) qui entoure encore souvent les événements alors même qu’ils restent gravés dans les mémoires.

Zones de combat (Little Big Horn, 1876), champs de bataille (Bétheny, 1914), sites de tueries et d’exécutions de masse (Valence, 1808), fosses communes (Tell Brak, 3900-3600 avant notre ère), charniers (Srebrenica, 1995), tombes (Himère, 420, 409 avant notre ère), sépultures multiples (Mans, 1793; Vilnius, 1812; Millagros, 1936), mais aussi camps de travail (Afrique du Sud, 1899-1902), de concentration ou d’extermination (Treblinka, 1942-1945), ruines et décombres (comme à Ur en Mésopotamie, ~ 1738 avant notre ère ou dans l’Allemagne de l’après-guerre), villages abandonnés (en Bohême durant la guerre de Trente Ans), les sites étudiés sont nombreux et permettent une entrée par étude de cas. Ce faisant, comme le note Gabriel Moshenska dans son chapitre portant sur les thèmes et théories de l’archéologie des conflits modernes, l’archéologie ajoute une contribution parfois unique à la compréhension globale de ces violences, puisqu’elle se positionne pour ainsi dire « au ras du sol », c’est-à-dire là où les corps des victimes sont (p. 199).

L’archéologie s’offre ainsi comme un recours indispensable pour mettre à jour des informations cruciales sur les circonstances entourant ces violences, sur leur nature qui est parfois post mortem, sur la localisation des sites, sur les procédés par lesquels on tue, sur les conditions des affrontements et des combats, sur les moyens matériels utilisés, sur les modes et formes de l’inhumation, sur l’échelle des faits et, finalement, sur l’identité sociale, politique, économique, sexuelle et quelquefois même personnelle des victimes. Au-delà des violences proprement dites, celles laissées par les armes sur les squelettes ou restes humains ou encore la présence même d’armes dans les zones étudiées, l’archéologie révèle également des informations significatives sur la réalité quotidienne des victimes avant les événements et au moment où ils se sont produits, sur leur malnutrition, sur les maladies dont ils pouvaient souffrir, sur la vie qui était la leur dans des camps de concentration ou lors de campagnes militaires.

D’autres chapitres permettent de contextualiser le tournant archéologique en s’attardant moins sur des sites proprement dits que sur des interrogations importantes en sciences sociales, telles l’organisation de la destruction à grande échelle de la vie humaine et les conditions d’un passage à l’acte à partir de l’exemple de l’holocauste, l’étude de la nature des traumatismes médiévaux appréciée à partir du cas du squelette de Richard III, les indices d’un état de guerre révélateur de violences en l’absence de « lieux de combats avérés » à partir du cas de la Guerre des Gaules au milieu du 1er siècle avant notre ère. Ici, c’est le caractère non aléatoire de la perpétration de ces violences, tant leur intensité que leur intentionnalité, qui est scruté et qui permet de jeter une lumière parfois crue sur les mécanismes de la violence qui passent aussi très souvent par une véritable volonté de déshumanisation. Cette déshumanisation se poursuit d’ailleurs après le décès lorsque les corps sont fréquemment privés d’inhumation et de tout rite funéraire. Là réside vraisemblablement l’une des clés pour comprendre les violences et l’archéologie est particulièrement bien positionnée pour en déceler les indices.

La richesse des diverses contributions à cet ouvrage ne fait aucun doute. Au-delà des contributions elles-mêmes, l’ouvrage constitue dans sa globalité une bonne introduction aux principaux développements actuels de cette discipline lorsqu’elle aborde les phénomènes historiques de violence et, ce faisant, il contribue à renforcer un peu plus les liens qui se tissent avec l’histoire et l’anthropologie de la violence de guerre ou de masse. À cet égard, il marque peut-être l’étape d’un affranchissement pour l’archéologue. C’est certainement le souhait de l’un de ses directeurs qui plaide pour que cette discipline cesse de modestement « décrire ses découvertes » (p. 334) en se contentant de documenter les vestiges matériels des violences et qu’elle s’engage à son tour sur le terrain un peu plus délicat de l’interprétation de la barbarie dont témoignent les vestiges qu’elle contribue à éclairer.

Reste qu’un déséquilibre persiste tout de même dans cet ouvrage entre ces violences historiques, notamment celles du 20e siècle qui sont relativement bien documentées et que les divers chapitres contribuent à éclairer sous un angle différent ajoutant ainsi à notre connaissance, et les périodes plus anciennes que deux chapitres seulement abordent directement. D’une part, celui de Marylène Patou-Mathis qui s’interroge sur l’existence de la guerre au Paléolithique et conclut que les violences de guerre et de masse ne seraient apparues qu’avec « le développement de l’économie de production » (p. 34) au Néolithique et qu’il n’y aurait pas réellement eu de guerre auparavant (p. 28). D’autre part, celui d’Augusta McMahon qui étudie les fosses communes de Tell Brak en Mésopotamie et constate que les indices de violences discernés dans ces fosses ne correspondent plus à une violence de nature « interpersonnelle », mais à une guerre. Or, comme Jean Guilaine le note dans la section « Réflexions conclusives », sans doute ne faut-il pas tirer de « conclusions définitives » (p. 333) ici quant aux origines tardives des violences dites de guerre ou de masse. En effet, les archéologues sont bien « mieux lotis » (p. 333) pour les périodes plus récentes, dont le Néolithique, que sur celles qui précèdent avec comme conséquence que ce débat sur les origines reste vraisemblablement ouvert.

L’ouvrage aurait à cet égard été plus équilibré si une plus grande place avait justement été faite à cette question qui reste cruciale en consacrant, par exemple, quelques chapitres aux tueries européennes de Talheim, de Herxhiem et d’Asparn-Schletz (~ 5 000 avant notre ère) ou à celles plus anciennes encore d’Achenheim, de Bergheim et d’Ofnet (~ 6 000 avant notre ère) ainsi qu’à des cas non-européens comme celui de Djebel Sahaba (ou « Site 117 » au Soudan, ~ 12 000-14 000 avant notre ère) ou celui du Site de Nataruk (Kenya, ~ 10 000 avant notre ère). Après tout, dans ces cas plus anciens, l’archéologie restera souvent la seule discipline à même de pouvoir jeter un éclairage sur la réalité de cette violence en la décrivant et en la mettant plus nettement en scène. Elle serait alors particulièrement bien placée pour enrichir les débats.