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Le 2eForum francophone sur l’apprentissage[1] tenu à Shippagan les 4 et 5 mai 2017 proposait de réfléchir aux possibilités d’apprendre et d’enseigner autrement découlant des expertises d’ici et d’ailleurs. Bien que datant de 3 000 ans, la philosophie et son intégration dans le cursus scolaire constituent toujours une façon d’enseigner autrement. En fait, ce qui est nouveau, ce n’est pas tant l’intégration de la philosophie à l’enseignement que l’acte de philosopher par le biais du programme de philosophie pour enfants, et ce, dès le plus jeune âge.

Lors d’une communication faite dans le cadre du 2e Forum francophone sur l’apprentissage (Lang et Gagnon, 2017), nous avons présenté le programme de philosophie pour enfants et ses effets sur l’enseignement. Cet article va toutefois plus loin et présente les résultats d’une recherche menée auprès de trois enseignants du primaire qui ont intégré le programme de philosophie pour enfants à leur enseignement. En conclusion, nous reviendrons sur les propos de certains participants au Forum qui, à la suite d’une séance de philosophie intégrée à la communication, ont donné leur point de vue sur ce qui leur apparaissait être les effets de la pratique de la philosophie sur l’enseignement.

1. Programme de philosophie pour enfants

C’est au philosophe américain Lipman et à sa collaboratrice Sharp que l’on doit le programme de philosophie pour enfants. Au centre de cette approche pédagogique figure l’idée selon laquelle les élèves sont placés dans des conditions leur permettant d’exercer leur pensée critique. Daniel rappelle que Lipman estime que l’éducation, par le recours à la pratique de la philosophie, doit permettre d’apprendre « aux enfants comment penser, et non quoi penser » (1998a, p. 30). Depuis son apparition il y a environ 50 ans, le programme de philosophie pour enfants a été intégré dans le cursus scolaire de plus de 70 pays de tous les continents (Sasseville, 2015). Qui plus est, en 2016, l’UNESCO a lancé le projet PhiloJeunes qui vise le développement de valeurs démocratiques et civiques, ainsi que la pensée critique et créative, par le biais de l’introduction de la pratique de la philosophie.

1.1. Communauté de recherche philosophique

L’acte de philosopher avec les enfants se fait dans le cadre de ce que Lipman nomme la communauté de recherche philosophique et qu’il définit comme un moment qui permet aux participants « de se faire entendre, d’apprendre des autres » et « où le dialogue, intériorisé et devenu forum intérieur dans l’esprit de chacun, constitue la base du processus appelé pensée » (2009, p. 21). En d’autres mots, il s’agit d’un moment où les élèves sont invités à échanger et à se questionner (après avoir fait la lecture d’un texte philosophique spécialement rédigé pour servir de contexte à la discussion), deux activités qui, toujours selon Lipman, sont essentielles et liées à la recherche et à la co-construction de sens. Il préconise une division de l’atelier en trois temps : 1) la séance de lecture à haute voix; 2) la cueillette des questions; 3) le dialogue philosophique en communauté de recherche.

Dans le cadre de la séance de lecture à haute voix, les élèves sont invités à se familiariser avec une histoire comme contexte, voire prétexte, à la discussion qui suivra. Lors de la cueillette des questions, les enseignants invitent les élèves à problématiser de manière philosophique la situation présentée dans le texte, le plus souvent sous forme de questions en lien avec le texte, afin d’engager la discussion (Daniel, 2005). La dernière étape a pour but de faire dialoguer les élèves en fonction de la question sélectionnée ou de l’idée directrice ayant émergé au terme de la cueillette de questions. Ainsi, les élèves investissent leurs efforts de réflexion dans l’exploration des différentes facettes d’un problème qui leur est commun et qu’ils désirent résoudre (Bouchard, Lavoie et Gagnon, 2015). L’échange est dit philosophique et dialogique lorsque les élèves co-construisent du sens en partageant leurs réflexions avec leurs pairs (Topping et Trickey, 2014; Reznitskaya et Gregory, 2013; Daniel, 2005). À ce jour, quelques résultats de recherches montrent que lorsque des élèves sont placés en situation de communauté de recherche philosophique, ils mobilisent des habiletés cognitives et sociales, telles qu’inférer, faire des analogies, questionner, produire des exemples, écouter et être à la recherche de solutions (Daniel, Belghiti et Auriac-Slusarczyk, 2017; Gagnon et Yergeau, 2016; Daniel et Gagnon, 2016; Topping et Trickey, 2014; Millet et Tapper, 2012; Trickey et Topping, 2004).

1.2. Rôle des enseignants durant la communauté de recherche philosophique

Les enseignants qui animent une communauté de recherche philosophique utilisent consciemment différentes façons de faire qui permettent d’alimenter les réflexions des élèves et de mobiliser leurs habiletés de pensée (Gagnon, 2014; Sasseville, 2009). Les habiletés de pensée peuvent être décrites comme un ensemble d’actes ou de mots particuliers prononcés lorsque les élèves prennent la parole (Sasseville et Gagnon, 2012). Gagnon et Yergeau (2016) précisent que les habiletés de pensée sont aussi des « opérations que la pensée exécute pour produire des jugements » (p. 105). Ainsi, l’animateur d’une communauté de recherche philosophique observe les élèves qui dialoguent dans le but d’analyser leur discours ainsi que leur capacité à repérer et à relever les habiletés de pensée critique mobilisées (Gagnon, 2014) et alimenter les échanges en posant des questions qui invitent les élèves à s’engager dans la discussion (Gagnon, 2014; Gagnon et Sasseville, 2008). Afin de mieux encadrer les pratiques enseignantes, des guides pédagogiques qui contiennent des scénarios de discussions et des exercices ciblant différentes habiletés de pensée critique accompagnent les romans philosophiques.

Les résultats d’une recherche de Daniel, Belghiti et Auriac-Slusarczyk (2017) sur les stratégies de questionnement employées par les enseignants lors des communautés de recherche philosophique montrent que lorsque ceux-ci posent des questions ouvertes, les élèves produisent des réponses plus complexes qui améliorent leur expérience sociale et individuelle. Bien que le passage d’une pédagogie de la réponse à une pédagogie du questionnement soit un défi difficile à relever pour les enseignants qui mettent en oeuvre le programme de philosophie pour enfants, Gagnon et Yergeau (2016) ont remarqué que, au terme de celui-ci, les enseignants ont acquis divers outils pour repérer et relever les habiletés de pensée critique mobilisées par leurs élèves. D’autres habiletés mobilisées par les enseignants sont, entre autres, l’écoute, l’attention portée au contenu de la discussion (contenu qui peut être, parfois, très profond et complexe, et, d’autres fois, exprimé d’une manière malhabile et approximative) et à la structure des raisonnements; la capacité d’encourager le recours, par les élèves, à une soixantaine d’habiletés de pensée, etc. (Gagnon et Yergeau, 2016).

1.3. Philosophie pour enfants et enseignement

Quelques recherches exploratoires de nature qualitative se sont intéressées aux perceptions d’éducateurs et d’étudiants en éducation qui ont implanté le programme de philosophie pour enfants. Lors de l’animation de communautés de recherche philosophique, les enseignants s’approprient certaines façons de faire propres à la philosophie pour enfants et à un enseignement qui met l’accent sur le développement de la pensée critique (Gagnon et Yergeau, 2016; Green et Condy, 2016; Scholl, Nichols et Burgh, 2016; Barrow, 2015; Gauthier et Tremblay, 2006; Jones, 2008; Roberts, 2006; Wegerif, Mercer et Dawes, 1999; Daniel, 1998b). Quelquefois, l’acte même de philosopher avec leurs élèves a contribué à la mise en place de nouvelles façons de faire, et méthodes et stratégies d’enseignement.

Des études révèlent que certains enseignants étaient plus à l’aise à utiliser le questionnement comme outil pédagogique (Gagnon et Yergeau, 2016; Gauthier et Tremblay, 2006) et plus portés à reconnaitre, dans les prises de paroles des élèves, les habiletés de pensée mobilisées (Scholl, Nichols et Burgh, 2016; Roberts, 2006). Certains éducateurs ont employé la notion du dialogue en salle de classe en dehors des communautés de recherche, estimant permettre aux élèves d’échanger entre eux en les laissant commenter sur les idées émises par leurs camarades (Topping et Trickey, 2014; Daniel, 1998b). D’une manière similaire, certains enseignants ont été en mesure de créer, en tout temps, un climat de classe dialogique en suspendant leurs jugements, ce qui a créé un contexte favorable pour que les élèves expriment leurs idées et leurs jugements (Gagnon et Yergeau, 2016; Green et Condy, 2016; Green, Condy et Chigona, 2012).

Bien que la philosophie ne soit pas une des disciplines traditionnelles officielles des curriculums scolaires, il est possible pour l’enseignant d’incorporer les pratiques philosophiques à d’autres matières scolaires, comme les mathématiques et le français ou d’en faire une discipline à part entière (Gagnon et Yergeau, 2016; Daniel, Lafortune, Pallascio et Sykes, 1999). Que ce soit par la mise en place d’espaces philosophiques réservés ou par l’utilisation de la philosophie comme méthode d’enseignement complémentaire à une discipline, le but premier de cette approche demeure le même, c’est-à-dire développer la pensée de l'enfant (Lipman, 2003; Gagnon et Yergeau, 2016).

Étant donné que la mobilisation d’habiletés de pensée critique et le développement de la pensée sont associés à cette approche pédagogique, il n’est pas surprenant que la plupart des études portant sur celle-ci se soient penchées sur ses retombées sur les élèves. Cela dit, comme il l’a été mentionné, les enseignants initiés à la pratique de la philosophie pour enfants semblent s’approprier certaines façons de faire et stratégies d’enseignement.

1.4. Processus d’enseignement-apprentissage

Puisque notre recherche porte sur les effets du programme de philosophie pour enfants sur l’enseignement, nous allons nous intéresser aux modifications dans les façons de faire, et aux méthodes et stratégies pédagogiques des enseignants. Il existe, en situation d’enseignement, une relation entre les apprenants et les enseignants. Le processus d’enseignement-apprentissage se base sur une interaction dynamique entre les résultats d’apprentissage attendus et les moyens pédagogiques pour atteindre les objectifs fixés (Vienneau, 2017[2005]). Ainsi, les enseignants, à partir de ce que les élèves doivent apprendre lors du processus d’enseignement-apprentissage, sont responsables de planifier des situations pédagogiques et de mobiliser des méthodes et des stratégies d’enseignement efficaces pour favoriser l’apprentissage (MEDPENB, 2016; Vienneau, 2017[2005]).

Vienneau (2017[2005]) définit la méthode pédagogique comme une « manière d’implanter le processus d’enseignement-apprentissage » (p. 43) ou « un ensemble de stratégies d’enseignement » (p. 43) qui partagent la même orientation. Selon la méthode pédagogique retenue (par exemple, la méthode expérimentale, la méthode centrée sur l’élève ou encore une combinaison des deux), les enseignants sélectionnent des stratégies d’enseignement qui permettent d’enseigner aux élèves ce qu’ils doivent apprendre. Vienneau (2017[2005]) définit les stratégies d’enseignement comme une « situation d’apprentissage ou une série d’activités d’apprentissage » (p. 43) qui déterminent les interactions entre les apprenants, la matière à enseigner et les enseignants. Le groupe de discussion est un exemple de stratégie d’enseignement.

Ces diverses considérations théoriques ont mené à l’élaboration de notre question de recherche, à savoir : Du point de vue de trois enseignants du primaire, comment l’implantation du programme de philosophie pour enfants modifie-t-elle leurs méthodes pédagogiques? Plus particulièrement, comment décrivent-ils les nouvelles stratégies d’enseignement employées et les effets de ses dernières sur leurs pratiques enseignantes?

2. Problématique

Lors des communautés de recherche philosophique, les enseignants deviennent des animateurs qui ont la responsabilité de guider le processus de recherche qui permet aux élèves d’arriver à la co-construction de sens. Plus le processus de recherche est rigoureux, plus le développement d’habiletés de pensée critique est important. Ainsi, pour assurer le succès de la communauté de recherche, les enseignants qui philosophent avec leurs élèves sont appelés à relever, à repérer et à mobiliser leurs habiletés et attitudes de pensée (Sasseville et Gagnon, 2012; Fisher, 2007; Daniel, 2005; Lipman, 2003). Il importe de préciser que, au Nouveau-Brunswick, certains enseignants restent perplexes quant à la façon d’agir pour centrer l’apprentissage sur le développement de la pensée critique et ont de la difficulté à voir comment cela peut être intégré à leur enseignement (Lang, Ferguson et Chiasson, 2015). Cependant, comme l’attestent de nombreux enseignants qui s’y sont essayés, il n’est peut-être pas nécessaire d’avoir une formation en philosophie pour amorcer et animer une discussion philosophique avec des élèves, mais une formation en animation est essentielle pour opérer ce changement, et ce, en raison des particularités et des visées de l’approche (Gagnon et Yergeau, 2016; Gruioniu, 2013; Lipman, 2003).

Ainsi, la pratique de la philosophie à l’école constitue un moyen de modifier les pratiques éducatives en salle de classe (Sasseville, 2009; Gauthier et Tremblay, 2006; Lipman, 2003). Bien que plusieurs recherches récentes montrent que les élèves mobilisent des habiletés de pensée lors de communautés de recherche philosophique (Gagnon et Yergeau, 2016; Sare, Luik et Tulviste, 2016; Topping et Trickey, 2014; Forges, Daniel et Borges, 2011; Millet et Tapper, 2012; Trickey et Topping, 2004), très peu portent sur l’expérience des enseignants (particulièrement sur ceux du primaire) qui commencent à utiliser cette approche pédagogique (Scholl, Nichols et Burgh, 2016; Green et Condy, 2016). Selon Gruioniu (2013), il serait important d’explorer la manière dont les enseignants arrivent à s’éloigner des modèles de leçon traditionnels lors de la mise en oeuvre du programme de philosophie pour enfants et de la préparation des communautés de recherche philosophique.

2.1. Objectifs de recherche

La présente étude s’intéresse aux changements, sur le plan des méthodes pédagogiques, entraînés par l’implantation du programme de philosophie pour enfants par des enseignants ayant suivi une formation dans ce domaine. Étant donné l’importance du rôle qu’assure l’animateur durant la communauté de recherche philosophique, notre recherche porte sur l’expérience vécue par des enseignants dans le cadre du programme de philosophie pour enfants et, plus précisément, sur les effets de l’implantation de cette approche sur les méthodes et les stratégies pédagogiques des enseignants. Nos objectifs de recherche visent à : 1) comprendre l’expérience vécue par des enseignants du primaire dans le cadre du programme de philosophie pour enfants; 2) décrire les effets de l’implantation de cette approche sur leurs méthodes et leurs stratégies pédagogiques; 3) répertorier les nouvelles stratégies d’enseignement mobilisées que les enseignants attribuent à la pratique de la philosophie pour enfants.

3. Méthodologie

Pour répondre à nos objectifs de recherche, nous avons choisi une démarche qualitative interprétative, démarche qui vise à explorer le quotidien des participants pour ensuite voir de quelle manière ils agissent sur celui-ci (Karsenti et Savoie-Zajc, 2011[2000]). Cette démarche colle bien à nos objectifs puisque nous étudions l’expérience vécue par trois enseignants. Afin de mieux comprendre l’expérience vécue par les enseignants dans le cadre du programme de philosophie pour enfants, nous avons choisi l’entretien comme méthode de collecte de données.

Notre corpus de données se compose de trois entrevues menées auprès de deux enseignantes et d’un enseignant du primaire à la fin de l’année scolaire 2016-2017. Les entretiens ont été réalisés à la fin de la première année d’implantation de l’intégration de la pratique de la philosophie à l’enseignement. L’échantillonnage est intentionnel, c’est-à-dire nous avons choisi nos participants en fonction des objectifs de la présente recherche (Karsenti et Savoie-Zajc, 2011[2000]). En outre, ils ont bénéficié d’accompagnement lors des premières semaines d’initiation au programme et d’une rétroaction continue au courant de l’année scolaire.

3.1. Participants[2]

Deux participants à l’étude étaient des enseignants novices (Karim et Suzette), c’est-à-dire ils en étaient à leur première année en tant qu’enseignants. Ces deux enseignants novices avaient découvert le programme de philosophie pour enfants durant leurs études universitaires et étaient motivés à l’idée d’intégrer cette approche à leur enseignement. Ils ont mentionné avoir été motivés par la volonté de contribuer au développement de la pensée critique de leurs élèves et avoir un intérêt personnel pour la philosophie. Notre troisième participante, Laurence, titulaire d’une classe de 3e année, avait déjà plusieurs années d’expérience en salle de classe. Cela dit, comme les deux enseignants novices, elle n’avait pas encore fait l’expérience du programme de philosophie pour enfants. Le choix de Suzette était motivé par l’idée que ses élèves allaient pouvoir développer des habiletés en compréhension de lecture et que l’accent serait mis sur la communication orale.

L’enseignant de musique, Karim, a initié deux groupes de maternelle à la pratique de la philosophie à raison d’une séance par semaine, tandis que l’enseignante titulaire en maternelle, Suzette, a fait de la philosophie une à deux fois par semaine. Les communautés de recherche philosophique dans la classe de ces deux enseignants ont duré en moyenne de 15 à 30 minutes. Laurence a fait de la philosophie une à deux fois par semaine et les sessions ont été d’environ 35 minutes.

Les trois participants[3] à ce projet pilote travaillent en milieu minoritaire francophone. D’un point de vue démographique, les participants oeuvrent dans un contexte qui présente des défis communs pour ce qui est de l’enseignement et de la valorisation de la langue française (Cavanagh et Blain, 2016). Il importe de préciser que le programme de philosophie pour enfants ne fait pas partie de la formation ou des curriculums pédagogiques des systèmes éducatifs d’aucun des participants.

3.2. Collecte des données

La méthode de collecte de données utilisée a été l’entretien, notion que nous entendons au sens de Savoie-Zajc (2009[1984]) :

[…] une interaction verbale entre des personnes qui s’engagent volontairement dans pareille relation [d’échange] afin de partager un savoir d’expertise, et ce, pour mieux dégager conjointement une compréhension d’un phénomène d’intérêt pour les personnes en présence.

p. 339

Les participants ont été interviewés individuellement et les entretiens ont été semi-dirigés. Ce type d’entretien donne aux chercheurs l’occasion de préparer un protocole d’entretien en fonction des objectifs de la recherche[4] (Karsenti et Savoie-Zajc, 2011[2000]). Ainsi, les questions ont d’abord visé à connaître et comprendre la pratique de la philosophie des participants. Ensuite, elles ont creusé un peu plus la perception des participants relativement aux changements engendrés par l’approche chez leurs élèves. Enfin, les questions ont eu pour but de déterminer les modifications des pratiques d’enseignement attribuables à la pratique de la philosophie, plus particulièrement en ce qui a trait aux méthodes et aux stratégies pédagogiques employées.

3.3. Constitution et analyse des données

Nous avons opté pour l’analyse thématique comme mode principal d’analyse des données parce qu’elle permet un « travail de saisie de l’ensemble des thèmes d’un corpus » (Paillé et Mucchielli, 2008[2003], p. 162). Cette méthode s’applique bien à notre étude de nature exploratoire puisqu’elle permet au chercheur de faire une analyse inductive modérée des données en laissant place à l’émergence de sens sans toutefois laisser de côté les concepts étudiés a priori. Nous nous sommes basés sur le modèle de Vienneau (2017[2005]) du processus d’enseignement-apprentissage pour guider notre analyse thématique, car les effets de la pratique de la philosophie sur l’enseignement nous intéressaient.

À la suite de la transcription des enregistrements audio des entretiens semi-dirigés individuels en verbatim, nous avons fait une première lecture flottante du corpus pour subséquemment passer à la thématisation des données en les codifiant en unités de sens à l’aide du logiciel NVivo. Ces unités de sens ont été regroupées par catégories et, finalement, par thèmes. Afin de synthétiser les données retenues en vue de la présentation des résultats, nous avons construit un arbre thématique permettant de visualiser et d’organiser nos données en quatre grands thèmes présentés dans la section portant sur les résultats (Paillé et Mucchielli, 2008[2003]). Les thèmes permettent de faire ressortir des liens entre les propos des participants et sont pertinents en regard de notre objectif de recherche.

Afin d’assurer la transparence de la démarche analytique et la rigueur scientifique, nous avons adhéré au principe de traçabilité des données (Alexandre, 2013). Par conséquent, dans le but de rendre accessible la chaine de sens produite par les chercheurs lors de l’analyse des données, les catégories, les thèmes et les verbatims ont été soumis au même moment que l’article.

3.4. Limites

Il importe de mentionner les limites de la présente étude. Premièrement, deux variations du schéma d’entrevue d’origine ont été utilisées pour la collecte de données. Même si le même objectif de recherche était visé, les questions posées lors des entretiens avec Karim et Suzette ont différé de celles posées lors de l’entretien avec Laurence. Deuxièmement, Karim et Suzette étaient d'anciens étudiants du chercheur qui a réalisé les entretiens. Afin de contrôler l’effet de sa présence, il leur a rappelé que c’était à titre de chercheur qu’il les interviewait. Enfin, il nous paraît nécessaire de mentionner qu’il aurait été préférable de faire également une collecte de données par observation qui aurait permis de trianguler les propos de nos participants sur les effets de l’intégration de la philosophie à leur enseignement, et ce, afin de raccourcir la distance entre le dire et l’agir.

4. Résultats

Nous avons regroupé nos résultats en quatre thèmes ayant émergé lors de notre analyse thématique : le développement de la pensée critique, le dialogue entre les élèves, la cohabitation entre les points de vue et le rapport aux savoirs.

4.1. Développement de la pensée critique

Tous les participants à l’étude ont mentionné recourir à d’autres stratégies d’enseignement pour encourager leurs élèves à réfléchir davantage et à développer leur pensée critique lors des communautés de recherche philosophique, mais également dans d’autres contextes pédagogiques. Selon eux, les nouvelles stratégies mises en place après avoir fait l’expérience du programme de philosophie pour enfants contribuent à enrichir leur enseignement.

Par exemple, ayant remarqué la qualité des discussions lors des communautés de recherche, Suzette s’est mise à donner plus de temps de réflexion à tous ses élèves après avoir posé une question, et ce, aussi bien durant les séances de philosophie qu’en dehors de celles-ci. Elle atteste que cette stratégie lui permet de mieux contextualiser les discussions et d’encourager la participation. Cette façon de faire n’était pas celle qu’elle avait en début d’année et qui la poussait à passer d’une question à l’autre.

Habituellement, c’est une réponse spontanée, que j’aimais aussi parce que la spontanéité est vraiment plaisante. Mais en faisant ça [en donnant plus de temps de réflexion], c’est comme si leur réponse était plus réfléchie.

Suzette

[…] à la fin de l’année, ils réfléchissaient à leur réponse ou à leur pensée.

Suzette

Au début, leurs réponses étaient un peu structurées si je peux dire. […] Mais, j’ai apporté les élèves un peu plus loin que ça. […] Par exemple, on parlait du bonheur qui était l’exemple dans L’hôpital des poupées. Au début, ils ont dit ce qu’était le bonheur, selon eux. À la fin de l’année, les réponses étaient tellement riches et tellement variées, différentes justement que si j’avais fait l’activité en septembre.

Suzette

Selon Karim, une de ses collègues estime avoir observé une différence auprès des élèves auxquels Suzette et lui enseignent.

J’ai eu une discussion avec une enseignante qui m’a dit qu’elle trouvait que nos élèves posaient plus de questions. Souvent, je demandais « pourquoi » quand il y avait des réponses.

Karim

Dans cet extrait, Karim sous-entend que le climat qui s’est installé dans sa classe à la suite de l’implantation de la communauté de recherche était favorable au questionnement.

En faisant passer sa méthode d’enseignement de la transmission de connaissances à l’éveil grâce au questionnement, Laurence estime que ses élèves se sont habitués à se poser eux-mêmes des questions et qu’elle a eu à adapter son enseignement pour mobiliser cette habileté. Elle attribue ce changement à la pratique de la philosophie avec les enfants puisqu’elle atteste que les élèves de sa classe de l’année précédente, qui était constituée pour la grande majorité des mêmes élèves, n’étaient alors pas habitués à se questionner eux-mêmes. Elle explique ce phénomène dans un contexte de compréhension en lecture.

Ils deviennent tellement habitués à se poser beaucoup de questions. Avant, on s’apercevait que l’enfant lisait, mais ne s’arrêtait pas assez souvent pour se poser des questions et s’assurer de sa compréhension. Moi je me demande si la philosophie n’a pas été chercher ça un petit peu.

Laurence

Dans cet extrait, Laurence fait référence aux questions de réaction posées aux élèves afin d’évaluer leur compréhension en situation de lecture autonome. Ces questions demandent habituellement aux élèves de faire un lien entre leur vécu et le texte. Bien sûr, il existe une vaste gamme de réponses possibles, mais il semble que la pratique de la philosophie permette l’exploration de diverses réponses.

Laurence mentionne que depuis l’implantation du programme elle demande aux élèves de justifier leurs réponses et parfois d’approfondir leurs propos afin de s’assurer de bien comprendre leur pensée.

J’ai travaillé sur le « si je comprends bien » et on répète un peu ce que l’élève dit. Moi j’adore faire la philosophie, je pense que c’est un chemin qu’il faut prendre.

Laurence

Suzette et Karim faisaient des liens avec le vécu des élèves et les thèmes explorés lors des communautés de recherche philosophique. Ils estiment que cette technique permet d’intéresser les élèves de la maternelle aux thèmes abordés. Ceci avait pour but de motiver les élèves à participer aux discussions et à échanger avec leurs pairs.

Moi, je voulais apporter ce lien de leur vécu avec la philosophie justement. « Moi, à la maison », « moi et mon papa », « moi et maman » ou « moi dans la vie », on faisait des comparaisons, puis on discutait de ça. Ça m’apportait vers d’autres chemins.

Suzette

En parlant avec les enseignants, je savais ce qui se passait dans le restant de la semaine à l’école, s’il y avait des problèmes dans la classe, avec des jeunes ou une bataille. J’essayais de suivre un peu plus leur quotidien, leur réalité.

Karim

Il y avait le texte et après ça, il y avait l’étape de l’expérience personnelle. Après ça, quand ils rentraient dans la bonne zone, la zone de philosophie, c’était après avoir passé par l’expérience personnelle.

Karim

Les romans les intéressent et ça peut aller chercher un peu de leur vécu personnel. Ça fait que même les plus timides parlaient.

Laurence

4.2. Dialogue entre les élèves

Les trois participants ont remarqué que les élèves échangent rarement entre eux en classe, dans un contexte formel, sans l’intermédiaire des enseignants. Ainsi, les communautés de recherche ont agi comme des modèles de situations de communication où les élèves se sont exprimés, ont échangé et ont écouté. Selon nos participants, après avoir fait l’expérience de leçons philosophiques, ils ont adopté de nouvelles stratégies d’enseignement pour que leurs élèves puissent discuter entre eux lors des communautés de recherche philosophique, mais aussi en dehors de celles-ci.

Karim estime qu’il a changé sa façon de répondre aux questions des élèves qui sont habituellement dirigées vers lui. Durant les communautés de recherche philosophique et les leçons traditionnelles, il repose les questions au grand groupe au lieu de proposer une réponse. Selon lui, les élèves sont devenus plus confiants et se sont mis à se poser des questions entre eux et à échanger davantage. Pour les trois participants, les discussions, lors et en dehors des communautés de recherche philosophique, sont devenues plus intéressantes puisqu’elles ne nécessitaient pas une intervention constante de leur part. Ils attribuent ce changement à la pratique de la discussion philosophique. Karim et Suzette expliquent :

C’était excitant de les voir partir. Il y a une discussion et je n’ai pas besoin de parler. C’est arrivé à quelques reprises. J’ai vu une différence dans leur écoute. Ils n’étaient pas tous rendus là à la fin, mais ils avaient une capacité d’écouter autrui.

Karim

Quand la classe était en « U », j’avais l’impression qu’ils me posaient des questions à moi, mais ça ne m’appartenait pas de répondre.

Suzette

Dans le dernier extrait, Suzette explique qu’elle a modifié la disposition physique de sa salle de classe pour encourager le questionnement entre les élèves. Elle ajoute que les discussions en communauté de recherche philosophique ont eu des effets positifs sur la façon dont ses élèves se sont mis à discuter entre eux pour régler leurs conflits. Ainsi, elle intervenait de moins en moins et était à l’aise de laisser ses élèves tenter de résoudre leurs désaccords entre eux. Elle attribue cette nouvelle attitude à la pratique de la philosophie pour enfants puisque lorsque des élèves d’autres classes étaient partie prenante d’un conflit, elle devait intervenir, car ils ne savaient pas comment dialoguer. Dans l’extrait ci-dessous, l’enseignante explique comment ses élèves de maternelle dialoguent entre eux pour gérer leurs conflits.

Ils ne venaient pas me voir spontanément quand il y avait un conflit. Ils essayaient de dialoguer, de parler et d’utiliser les mots. Si c’était un conflit avec quelqu’un de ma classe, c’était correct, je les laissais faire, ils pouvaient arranger le conflit.

Suzette

Pour Laurence, comme c’est le cas pour Suzette, le programme de philosophie pour enfants a eu des effets sur sa façon et celle de ses élèves de communiquer. En effet, elle s’est mise à demander à ses élèves de faire part de leurs raisonnements aux autres.

Moi je trouve que ça leur a ouvert les portes à la communication dans la salle de classe. Que ça soit de la philosophie ou pas de la philosophie… ça se transfère dans toutes les matières […] puis, j’allais chercher « pourquoi tu dis ça? », il donne une réponse en mathématiques ou il dit quelque chose en sciences « Ah ? pourquoi tu dis ça? Justifie ta réponse. Viens nous l’enseigner au tableau. » Ça m’a poussée à faire ça. Je le faisais moins. J’ai l’ai beaucoup plus fait cette année.

Laurence

4.3. Cohabitation des points de vue

En philosophant avec leurs élèves, les trois participants ont remarqué qu’en posant des questions philosophiques plus ouvertes sans chercher de réponses a priori, les élèves étaient plus portés à participer et à intervenir lors des discussions. Suzette explique que cette prise de conscience l’a amenée à modifier son enseignement en tenant compte de la cohabitation des points de vue dans toutes les matières scolaires.

On ne fait pas penser les élèves. Qu’est-ce que moi je veux comme enseignante? Ça m’a permis de voir aussi que tout le monde ne pense pas pareil avec la philosophie, avec mes élèves. Tout le monde ne voit pas les choses de la même façon et il faut accepter ça. C’est une des choses que j’ai développées.

Suzette

Cela a développé aussi ma créativité, je progressais en même temps qu’eux dans le sens qu’ils m’apportaient une richesse que je n’avais pas avant. Évidemment, ma créativité a quand même augmenté à ce niveau-là.

Suzette

Selon Laurence, ses élèves ont appris à exprimer ce qu’ils pensent en philosophant. Elle attribue cet apprentissage au fait qu’elle donne plus de temps de parole à ses élèves.

Les élèves assument leur réponse. Quelquefois, quelqu’un aurait donné sa réponse puis là, il y en a qui disaient quelque chose et il disait « finalement, je trouve que c’est plus logique ou ça ne me va plus » et il aurait changé d’idée.

Laurence

Suzette estime que ses élèves et elle ont pris conscience qu’un point de vue n’est pas automatiquement partagé par tous. Elle explique :

De réfléchir sur ce que l’autre venait de dire et même sur ce que moi je venais de dire. Que ta réponse puisse être autant justifiable que la réponse de ton voisin, même si ce n’était pas la même. Cela a été un moment, quand les élèves ont réalisé ça.

Suzette

La cohabitation des points de vue s’est faite dans d’autres contextes que celui des communautés de recherche philosophique. Comme le mentionne Suzette, il a été possible pour elle de philosopher avec ses élèves dans d’autres matières scolaires.

Peu importe le thème, peu importe l’activité, c’était un peu toujours le même principe. Tu as une opinion, tu peux dire ton opinion, ta pensée. Je rapportais toujours au niveau de l’empathie, au niveau de la conscience de soi et au niveau de la violence. Ce sont des éléments des programmes d’études. La communication, c’est partout. On peut faire de la philosophie dans tous les domaines, c’est ça qui est fascinant.

Suzette

4.4. Rapport aux savoirs

Tous les participants à l’étude affirment avoir une meilleure compréhension de la façon dont leurs élèves pensent et de leurs raisonnements en situation de discussion. En utilisant des stratégies de reformulation et de questionnement en situation de compréhension de lecture, Laurence estime qu’elle est plus à même de « facilement savoir si les élèves ont compris le texte ou pas ». La création d’un espace de discussion philosophique lui a permis d’observer comment ses élèves pensent, puis de donner plus fréquemment la parole aux élèves dans d’autres matières scolaires. Elle explique :

On dirait qu’on était en mode philosophie tout le temps, dans le sens où l’élève parle, il dit ce qu’il pense et moi, en sachant comment c’est important que les élèves s’expriment, je faisais ça, j’allais chercher pourquoi il dit ça en mathématiques et en sciences.

Laurence

Pour ce qui est de Suzette, elle a placé ses élèves en déséquilibre cognitif avec ses questions.

Je comptais les secondes, je voyais dans leur visage qu’ils voulaient que je leur donne un moment. Tu viens de m’apporter un déséquilibre que je ne m’attendais pas. C’est une surprise.

Suzette

Le programme de philosophie pour enfants a poussé Suzette à réfléchir à sa pratique enseignante et au développement de la pensée critique de ses élèves de maternelle. Elle remet en question le système scolaire actuel et le rôle de transmetteur de connaissances des enseignants. Selon elle, le programme de philosophie pour enfants serait un ajout qui permettrait aux élèves de développer leur pensée critique. Voici quelques extraits de notre entretien qui illustre bien son point de vue.

On ne fait pas penser nos élèves. Est-ce que je veux suivre le programme? Évidemment, je n’ai pas le choix. Avec la philosophie, je veux apporter un complément.

Suzette

J’avais peur parce que je pensais que les enfants de 5 ans ne pouvaient pas penser si loin. J’arrêtais moi-même, j’étais leur limite.

Suzette

En tant que pédagogue, ça m’a permis de questionner les choses, « je peux autant apprendre des choses aux autres, que les autres peuvent m’apprendre ».

Suzette

Laurence voulait également que ses élèves puissent co-construire leurs connaissances et que la salle de classe devienne un lieu où ils seraient en situation de recherche. D’ailleurs, elle explique avoir modifié son enseignement pour que les élèves puissent apprendre entre eux.

C’était beaucoup moi qui aurais parlé avant, qui aurais donné les directives et qui aurais expliqué. Je surexpliquais vraiment. Tandis que cette année, j’ai trouvé que plus je faisais de la philosophie, plus j’ai commencé dans mon enseignement à moins enseigner, mais laisser les élèves explorer.

Laurence

5. Discussion

La pratique de la philosophie avec les enfants est une approche pédagogique qui se démarque par sa nature réflexive, voire spéculative, qui semble permettre d’apprendre à enseigner autrement. Les trois enseignants ayant mis en oeuvre le programme de philosophie pour enfants ont estimé remettre en question leur rôle d’éducateur en prenant conscience des effets de l’acte de philosopher sur leur enseignement et la manière de réfléchir de leurs élèves. Laurence, par exemple, soutient que « c’est une manière de donner la parole aux élèves qui n’était pas évidente avant que je fasse de la philosophie ». Cette remise en question, qu’ils attribuent à la mise en oeuvre du programme de philosophie pour enfants, a eu des effets sur leur façon d’enseigner, c’est-à-dire ils ont intégré à leur pratique de nouvelles stratégies d’enseignement. Laurence explique les changements opérés : « Je me suis rendu compte, pendant et après la philosophie, que c’est une belle occasion de donner la parole aux élèves. » Pour Suzette, la pratique de la philosophie lui « a permis de voir que tout le monde ne pense pas pareil » et de passer d’un rôle de transmission à un rôle plutôt axé sur la recherche de sens.

Les participants ont mentionné viser des apprentissages différents pour leurs élèves et utiliser des stratégies d’enseignement qu’ils associent à l’animation de communautés de recherche philosophique dans d’autres matières scolaires. Laurence résume cette idée quand elle constate que philosopher avec les élèves, c’est « aussi de [les] pousser à réfléchir, à qu’est-ce qu’ils pensent eux autres et à assumer leurs manières de penser ».

Dans les sections qui suivent, nous reprenons les thèmes qui ont émergé au terme de l’examen de nos résultats et en faisons l’analyse afin de répondre à notre question de recherche (comprendre comment l’implantation du programme de philosophie pour enfants modifie les méthodes et les stratégies pédagogiques, et les effets de ces modifications sur les pratiques enseignantes).

5.1. Développement de la pensée

Les participants à notre étude ont modifié leurs stratégies pédagogiques après avoir intégré la philosophie pour enfants à leur enseignement. Ils se sont mis à poser plus de questions ouvertes et philosophiques autant lors des communautés de recherche philosophique que dans d’autres contextes d’apprentissage. Les chercheurs Topping et Trickey (2007) se sont intéressés à l’effet de la communauté de recherche philosophique sur les discussions en salle de classe en comparant des groupes faisant de la philosophie à des groupes témoins. Nos résultats sont semblables à ceux de cette étude où les enseignants des groupes faisant des ateliers philosophiques posaient plus de questions ouvertes dans leur enseignement comparativement à ceux des groupes témoins (ibid.). Cela avait eu comme effet de rendre les discussions en salle de classe plus dialogiques (ibid.). Selon Reznitskaya et Gregory (2013), le but des questions ouvertes n’est pas de tester les élèves ou de les guider vers une réponse perçue comme acceptable aux yeux des enseignants, mais de les inviter à prendre part à la co-construction de sens. Ces chercheuses ajoutent que les questions ouvertes aident les élèves à s’engager dans des activités cognitives (Reznitskaya et Gregory, 2013).

Les participants à notre étude ont fait des liens entre ce qui se passait en salle de classe et le vécu des élèves. Cependant, les trois participants ont eu à s’adapter au type de questionnement particulier au programme de philosophie pour enfants. En effet, au début, ils ont surtout questionné leurs élèves dans le but de vérifier leur compréhension. Leur rôle d’animateur durant la communauté de recherche les a cependant poussés à modifier leur approche. Il s’agit d’un changement majeur puisque leur attention ne se porte plus sur le produit, mais plutôt sur le processus. En fait, les discussions en communauté de recherche placent les élèves dans un contexte pédagogique où ils doivent mobiliser diverses habiletés de pensée critique dans le but de faire des liens avec leur vécu.

Parmi les stratégies adoptées, nous notons un laps de temps plus long pour répondre aux questions des élèves. Ce faisant, les enseignants accordent concrètement plus de valeur au processus qu’à la réponse. Suzette affirme qu’en début d’année, elle passait rapidement d’une question à l’autre, alors qu’à la fin de l’année, elle ne passait pas à la question suivante dès la première réponse donnée par l’un ou l’autre de ses élèves. Ainsi, plus d’élèves avaient l’occasion de partager le résultat de leur propre réflexion, ce qui a favorisé une confrontation des idées et a permis l’émergence de divers univers de sens.

5.2. Dialogue entre les élèves

Les participants ont encouragé le questionnement entre les élèves afin que ces derniers puissent discuter sans les interventions constantes des enseignants. Selon Reznistkaya et Gregory (2013), pour que la salle de classe devienne un endroit où l’apprentissage se fait selon un paradigme socioconstructiviste[5], la gestion des discussions doit être partagée entre les élèves et les enseignants. Par le biais de leur étude au devis quasi-expérimental, Topping et Trickey (2014) ont mis en lumière certains effets de la philosophie pour enfants sur les interventions d’élèves et d’enseignants du primaire. Nos résultats, qui sont cohérents avec les leurs (Topping et Trickey, 2014), indiquent que l’implantation de la philosophie pour enfants renforce la qualité et le nombre des interactions communicatives entre les élèves.

Une enseignante en particulier, Suzette, a mentionné que la pratique de la philosophie pour enfants lui a permis de se mettre en retrait lors des situations de conflits entre ses élèves afin qu’ils puissent les régler eux-mêmes. Gagnon et son équipe ont analysé les effets de la philosophie sur les relations entre adolescents et sur la pertinence des apprentissages effectués lors des ateliers de philosophie pour enfants. Leurs résultats indiquent que plusieurs élèves perçoivent la communauté de recherche philosophique comme ayant des effets positifs sur leurs relations sociales dans la vie de tous les jours. Ils donnent comme exemples leurs habiletés à argumenter, à discuter et à fournir des explications à leurs pairs et leurs parents (Gagnon, 2008; Gagnon, Couture et Yergeau, 2013). Daniel (2004) s’est penché sur la façon dont des élèves de cinq ans peuvent discuter de la violence. Ses résultats montrent que les élèves qui ont fait de la philosophie font preuve de pensée critique lorsqu’ils discutent de violence et qu’ils ont aimé ces discussions (Daniel, 2004). Nos résultats sont également cohérents avec ceux de Roberts (2006) qui illustrent que les enseignants qui ont philosophé avec leurs élèves ont plus tendance à offrir à leurs élèves des occasions de discuter entre eux.

Amener les élèves à parler entre eux en salle de classe peut constituer un changement important pour les enseignants. En effet, on le sait, les élèves parlent entre eux surtout dans des contextes informels, comme ceux de la cour de récréation, de la cafétéria ou des corridors. En classe, il y a bien sûr des discussions entre les élèves. Mais lorsqu’on se situe dans une situation d’enseignement-apprentissage, le plus souvent, les élèves s’adressent aux enseignants plutôt qu’à leurs pairs. La communauté de recherche vise à créer un espace où l’échange entre les élèves repose sur deux objectifs principaux : la compréhension collaborative et la recherche de sens. En outre, la discussion qui a lieu dans le cadre d’une communauté de recherche permet aux enseignants d’observer en temps réel la manifestation d’une multitude d’habiletés de pensée critique.

Karim, Laurence et Suzette ont modifié leurs approches en retournant les questions des élèves vers les autres élèves. Ce faisant, ils ont remis la responsabilité de la recherche de sens entre les mains des apprenants. Laurence, par exemple, demande à ses élèves d’expliciter leur raisonnement, tandis que Karim pose les questions qui lui sont destinées aux élèves. Cette nouvelle façon de faire constitue en quelque sorte un modèle qui permet aux enseignants de dégager le sens que les élèves accordent à leurs expériences et à leurs apprentissages.

5.3. Cohabitation de points de vue

Les participants à notre étude cherchaient à créer un climat de classe propice à la cohabitation de points de vue. Une stratégie pédagogique qu’ils ont mobilisée a été le questionnement sans recherche de réponse prédéterminée. Cette stratégie coïncide avec les résultats de l’étude d’Akinoglu et Karsantik (2016) qui ont remarqué que les étudiants en éducation ayant philosophé avec leurs élèves estiment qu’une habileté que doivent absolument posséder les enseignants pour développer la pensée critique de leurs élèves est l’ouverture aux différents points de vue. Selon Gagnon et Yergeau (2016), le développement de la pensée critique, une des finalités du programme de philosophie pour enfants, se fait plus efficacement quand l’expression de plusieurs points de vue est favorisée et respectée.

La recherche en commun de sens implique forcément le partage du vécu à la fois des élèves et des enseignants. Chacun ayant un parcours de vie différent, il va de soi qu’il peut y avoir des confrontations. Certains auront des croyances et des valeurs qui peuvent entrer en conflit avec celles des autres. Or, dans le cadre d’une communauté de recherche, puisque ce n’est pas la recherche d’une réponse unique ou attendue qui est au centre des préoccupations, mais la recherche du sens, les différents points de vue deviennent très précieux, car c’est en les confrontant que le sens est négocié, puis dégagé.

Il est possible d’envisager que des enseignants qui n’ont pas conscience que leur rôle puisse changer peuvent être pris au dépourvu au début de la mise en oeuvre du programme de philosophie pour enfants. Comme le mentionne une participante, elle a opéré un changement majeur : « avant, on ne donnait pas la place aux élèves et moi j’ai trouvé que c’est ce que j’ai changé » (Laurence). Durant un certain temps, elle s’est souvent demandé si elle devait répondre aux questions des élèves qui l’interpelaient directement. Elle a fini par adopter une attitude d’ouverture lorsqu’elle a compris que la diversité des points de vue constitue, en quelque sorte, son principal outil de travail lors des communautés de recherche.

5.4. Rapports aux savoirs

Nos participants ont cherché à comprendre comment les élèves pensent et construisent leurs connaissances, particulièrement en situation sociale. L’implantation du programme de philosophie pour enfants a entraîné chez eux un questionnement portant sur leurs méthodes pédagogiques qui a mené à des changements de pratiques. Au fil de plusieurs entretiens avec des enseignants ayant participé à des projets d’implantation du programme de philosophie pour enfants, Gagnon et Yergeau (2016) remarquent que « le passage à une pédagogie de la question plutôt que de la réponse » (p. 64) entraîne souvent des changements de méthodes pédagogiques.

Ainsi, ce n’est plus la recherche de la « bonne » réponse qui devient importante sur le plan pédagogique. Le questionnement vise, bien sûr, à évaluer les connaissances des élèves, mais un tout autre univers de possibilités s’ouvre quand la recherche de sens prend le dessus. Les participants de la communauté de recherche, grâce au dialogue qui s’est installé entre eux, accèdent à des apprentissages qui mobilisent une série d’habiletés et d’attitudes menant à une meilleure compréhension de soi, des autres et du monde. En effet, la communauté de recherche philosophique implique, entre autres, d’être ouvert d’esprit, respectueux des différents points de vue, curieux et confiant dans le processus de recherche. Elle incite également les participants à se questionner, à définir et donner des exemples, à établir des analogies et des comparaisons, et à faire des métaphores afin que le sens émerge du dialogue qui s’installe peu à peu. Par conséquent, la participation à une communauté de recherche philosophique, mise en oeuvre notamment dans le cadre du programme de philosophie pour enfants, conduit les participants à prendre en compte la manière dont on fait intervenir la connaissance et les moyens par lesquels il est possible d’en dégager le sens d’une manière rigoureuse.

Nous avons voulu comprendre comment l’implantation du programme de philosophie pour enfants peut contribuer à la modification des méthodes et des stratégies pédagogiques des enseignants. Pour ce faire, nous nous sommes penchés sur l’expérience vécue par trois enseignants du primaire qui ont intégré la pratique de la philosophie à leur enseignement et tenté de la comprendre. Par le biais d’entretiens semi-dirigés, nous avons été en mesure de prendre connaissance des effets perçus par les enseignants et de les regrouper en quatre thèmes qui ont émergé lors de l’analyse des données : le développement de la pensée critique, le dialogue entre les élèves, la cohabitation des points de vue et le rapport aux savoirs. Enfin, nous avons décrit, pour chaque thème, les nouvelles méthodes et stratégies d’enseignement que les enseignants attribuent à la mise en oeuvre du programme de philosophie pour enfants.

Les résultats de notre analyse nous permettent de conclure que l’implantation du programme de philosophie pour enfants a contribué à la modification des pratiques enseignantes de nos participants. Le rôle des enseignants change fondamentalement, passant de celui de médiateur de connaissances à celui de médiateur de sens. Conséquemment, ce changement conduit les enseignants à modifier leur enseignement. Le dialogue que les enseignants encouragent entre les élèves et qui s’illustre par la diversité de points de vue énoncés semble conduire vers le développement de la pensée autonome.

Ces résultats sont cohérents avec ceux des articles pertinents auxquels nous nous sommes référés, notamment ceux de Gagnon et Yergeau (2016), de Green et Condy (2016), de Scholl, Nichols et Burgh (2016), de Barrow (2015), de Jones (2008), de Gauthier et Tremblay (2006), de Roberts (2006) et de Daniel (1998b), puisque les participants de notre étude ont modifié leurs méthodes et leurs stratégies pédagogiques à la suite de l’implantation du programme de philosophie pour enfants. Ils ont également eu recours à de nouvelles stratégies d’enseignement.

Les résultats de notre étude convergent aussi avec une discussion qui a eu lieu lors du 2e Forum francophone sur l’apprentissage. Lors d’une communication où nous avons présenté notre projet de recherche, nous avons fait vivre une séance de philosophie pour enfants à des parents, des enseignants, des directions d’école et des membres de la communauté. Une mère a d’ailleurs constaté le potentiel de développement de la pensée critique de l’enfant engendré par le programme. Elle y a vu, entre autres, un moyen différent d’entrer en relation avec ses enfants.

Cependant, ce sont les propos des enseignants présents qui nous ont le plus intéressé. Une enseignante, qui avait environ une dizaine d’années d’expérience, jugeait qu’elle se sentait désormais en mesure d’intégrer la pratique de la philosophie dans sa salle de classe. En revanche, elle doute qu’elle aurait été capable d’intégrer le programme à son enseignement en début de carrière, car ce qui est exigé est différent de ce qu’elle avait appris et de ce avec quoi elle était le plus à l’aise.

En fait, c’est sans doute là que réside le plus grand défi auquel feront face ceux qui pensent implanter le programme de philosophie pour enfants. La classe traditionnelle suit sa logique centrée sur l’apprentissage de savoirs en créant une communauté d’apprenants, comme l’a souligné Suzette pendant notre entretien en affirmant : « J’avais l’impression que les élèves se référaient toujours à moi. » Par ailleurs, l’implantation du programme de philosophie pour enfants suppose une maîtrise des programmes d’études puisqu’il faut arrimer adéquatement et efficacement les thèmes abordés dans ces programmes à ceux du programme de philosophie pour enfants. Laurence parle de la difficulté de trouver du temps pour inclure la philosophie, car elle a « l’impression d’être un peu pressée pour terminer le programme ». Comme les journées sont souvent très chargées, les enseignants qui intègrent la pratique de la philosophie décident souvent de faire d’une pierre deux coups en alternant entre une communauté d’apprentissage et une communauté de recherche orientée vers la recherche de sens.

Malgré tous les défis, les enseignants interrogés, tant ceux de l’étude que ceux présents au 2e Forum francophone sur l’apprentissage, croient que les résultats du programme valent l’effort. Ils constatent que les bienfaits de la pratique de la philosophie pour les élèves sont majeurs et affirment ne pas vouloir revenir en arrière. Laurence avance même que « c’est [la pratique de la philosophie] que je vais continuer parce que ça m’aide à rencontrer mes besoins ».