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Le titre de l’ouvrage de M. Acerenza enchâsse comme par obligation un hommage aux travaux du grand critique russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975). Bakhtine avance dès 1934 que la force dynamique du genre romanesque moderne naît de la coexistence dans le texte fictionnel de différents types de discours - le discours des personnages d’une part ; mais aussi la voix du narrateur et même celle de l’auteur (la « voix auctoriale »). Bakhtine fonde alors les notions du « dialogisme » et de la « polyphonie ». Cette dernière résulte de l’interaction entre le discours propre de l’énonciateur et les discours qui lui sont extérieurs ; en l’occurrence les diverses formes du discours d’autrui. Véritable « tour de Babylone », le « carnaval » bakhtinien se présente comme une libération née de l’entrecroisement délirant d’idiomes divers : parlers, accents de classe, langues savantes, impropriétés, entorses au bon usage, jargon, etc. etc. Citant Fielding, Dickens et Dostoïevski, Bakhtine de soutenir que le roman moderne résulte de la rencontre orchestrée par l’auteur entre langage, forme et contenu. L’écriture romanesque devient alors un mode d’expression singulier décidé par un sujet, ce dernier porteur d’une histoire, d’une idéologie et d’un imaginaire. Ajoutons que dans l’oeuvre romanesque authentique la polyphonie n’est rien de moins qu’un autre discours dans une autre langue, qui sert à exprimer les intentions de l’auteur, mais de façon réfractée. Les grands critiques ont vite fait d’emboîter le pas. Barthes, Bachelard, Todorov, Deleuze et Kristeva s’inspirent tous à différents degrés des travaux de Bakhtine.

L’étude de Gerardo Acerenza de l’oeuvre littéraire du médecin et homme de lettres québécois Jacques Ferron propose donc de sonder « ce pays incertain » -entendons la polyphonie- dans trois textes clés : Le Ciel de Québec (1969), Le Salut de l’Irlande (1970) et Les Roses sauvages (1971). Enseignant-chercheur en Italie, Gerardo Acerenza s’intéresse de longue date aux textes issus de milieux linguistiques minoritaires. Aussi connait-il à fond le Québec et le Canada français.

Le projet de Gerardo Acerenza est en effet double. Dans un premier temps, il cherche à comprendre les rapports complexes qu’entretient Ferron avec la langue française. Rapports fascinants au demeurant, car tous ses textes véhiculent d’abondants commentaires métalinguistiques. Ceux-ci « laissent à penser que la langue est à la fois matériau et sujet de la narration » (p. 125). Tel Rabelais, Ferron exploite à tout moment les potentialités expressives du français, de la langue soutenue au registre scatologique. Artisan du langage, qui plus est, militant nationaliste québécois, son plus grand plaisir semble être de « jongler » avec des mots (p. 209). Soyons plus précis. L’obsession du statut de la langue française au Québec est une caractéristique fondamentale de toute l’oeuvre de Ferron. S’il était né en France, il n’eût jamais écrit.

S’agit-il d’une volonté de sa part à remonter le cours des siècles, d’en arriver à cet « Éden » d’avant la Conquête, par là même à la langue adamique ? Entendons le français dans sa pureté d’antan. « Je suis agacé par auteur» (p. 66), écrit-il. Difficile de l’affirmer. Une chose est cependant certaine : dans « l’imaginaire linguistique ferronien, la langue québécoise [reste] très proche du français tel qu’on le parlait en France dans la première moitié du dix-septième siècle » (p. 68). Cela explique peut-être son aversion pour Céline (p. 67). Permis à nous alors de songer à l’oeuvre d’Antonine Maillet (encore Rabelais !), ou plus près de l’esprit de Ferron, aux grands textes de James Joyce. Ce dernier propose une oeuvre romanesque « impénétrable, multilingue, polyphonique et carnavalisée » (p. 76). À l’instar de Joyce, Ferron autant et même plus que Maillet, est inventeur d’une langue virtuelle, où tour à tour se succèdent archaïsmes (« chanter pouilles »), provincialismes, néologismes du XVIe siècle, et néologismes tout court - la plupart l’effet de la « contamination » du français par l’anglais : « Néveurmagne le chef de la gare ! » (p. 113).

Comme on s’y attendrait Acerenza note dans le corpus de textes à l’étude l’alternance de « plusieurs langues et variétés de langues » (p. 212). D’où une deuxième considération. L’omniprésence de l’anglais dans l’oeuvre de Ferron. Cela peut sembler bizarre chez un auteur qui se vante de n’avoir jamais appris l’anglais (p. 41). « La cohabitation de l’anglais et du français dans le même espace textuel », écrit-on, est « loin d’être pacifique » ; elle « provoque souvent des affrontements » (p. 212). Ou la révolte du narrateur. D’après Ferron « l’anglais et le français sont deux ‘langues complètes’ de ‘même civilisation, de même bibliothèque’ qui ne peuvent pas se retrouver sur le même territoire sans que l’une ‘ronge’ l’autre, sans que l’une ‘mange’ l’autre, sans qu’elles ‘se salissent’ toutes les deux (p. 58-59). » Les langues se salissent-elle ?

Ferron défend le « joual », cette langue molle et anglicisée qu’avait si bien dénoncée Jean-Paul Desbiens dans les Insolences du Frère Untel, mais que Ferron considère comme étant « antérieur » à la codification du français par l’Académie. Son oeuvre se situe alors dans la même mouvance idéologique qui vit naître certains textes d’Antonine Maillet en terre d’Acadie. En parlant de quoi, Ferron ne ménage pas les sensibilités :

Les Acadiens sont doux et tenaces ; ils ne revendiquent rien, ils attendent ; l’infériorité leur semble encore naturelle et de la sorte ne les afflige pas ; ils restent enjoués et polis. Ce ne sont pas des frères mais des cousins attardés que nous pouvons rejoindre par le passé : il y a une cinquantaine d’années, nous étions des manières d’Acadiens, et eux n’étaient rien.

p. 70

Ou encore cette perle : « la langue parlée par les Acadiens n’est qu’un argot » (p. 71). De nos jours, admettons que de tels propos sont terriblement datés. En définitive, cela sent les années soixante. Aussi me passerai-je volontiers des jugements sur la langue de Jacques Ferron de qui, paradoxalement, l’incompréhension devant le fait acadien n’est pas sans rappeler l’attitude de certains Français par rapport au Québec. Même combat.

L’ouvrage de M. Acerenza constitue un apport original aux études ferroniennes. Il est quand même intéressant de constater que les littératures québécoise et canadienne-française trouvent des lecteurs passionnés en Europe, et ailleurs. Sous ce rapport, certaines mises au point paraîtront naïves voire oisives aux yeux du lecteur averti. Est-il besoin, par exemple, de réexpliquer l’histoire du Québec, de l’Acadie ? Faut-il revisiter le bilinguisme à la Trudeau ? En bon « prof de fac » Acerenza s’épuise à expliquer en quoi consiste le « français correct », le « joual », le « chiac »… Disons que cela devient un peu fatigant, d’autant plus que le texte d’Acerenza n’est pas sans redites qu’il eût mieux fait de supprimer. Mais le problème essentiel c’est qu’à la longue on se lasse de l’étude linguistique et stylistique du texte littéraire. Où cela nous mène-t-il ? Des voix superposées. Plurilinguisme, polyphonie et hybridation langagière dans l’oeuvre romanesque de Jacques Ferron comprend une bibliographie complète, outil indispensable pour le chercheur.