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Les scientifiques explorent, ces temps-ci, ce qui aurait pu être ou avoir lieu avant le Big Bang. Certains diront qu’ils plongent dans l’inconnaissable et que les hypothèses qui peuvent être avancées sont l’objet, au mieux de foi, au pire de mauvaise science-fiction. Certains diront, au contraire, qu’il importe de penser l’avant Big Bang afin de le comprendre et pour comprendre l’avenir. Ce genre de débat très contemporain peut être mis en rapport avec un débat du 13e siècle qui a alors fait couler beaucoup d’encre : le monde a-t-il commencé ou bien y a-t-il toujours eu un monde ? S’il y en a toujours eu un, qu’en est-il de la « création » ? Qu’en est-il de la « création du monde » pour des lecteurs de la Genèse qui débute par : « Au commencement… », surtout lorsque ces lecteurs découvrent la physique et la métaphysique aristotélicienne via des interprétations qui, à la fois, les fascinent et les rebutent ? Malgré les différences, des résonnances entre le monde pré-copernicien et le monde post-einsteinien peuvent pourtant exister… Il n’en reste pas moins que les textes du 13e siècle peuvent dépayser et demandent à être apprivoisés.

Au 13e siècle, dans ce débat, on trouvait donc, tressées sur des questions de physique, de définition du temps et de l’éternité, des enjeux métaphysiques sur l’être et sa nature ainsi que d’autres enjeux proprement théologiques – chrétiens, musulmans et judaïques – sur la notion de création, de la puissance de Dieu, de sa liberté, etc.

Au coeur de ces débats, on trouve des écrits de Thomas d’Aquin et des arguments philosophiques et théologiques en provenance de l’interprétation averroïste de textes d’Aristote mais également d’autres sources.

Les ouvrages recensés ici offrent, chacun à sa façon, une mise en contexte et une préhistoire de la querelle qui aideront grandement à l’intelligence actuelle de ces questions. En français, nous avions déjà le bel ouvrage dirigé par Cyril Michon, Thomas d’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde (2004). Les personnes intéressées pourront s’y référer pour compléter la lecture des ouvrages de Grégoire Celier chez Vrin ou chez Via Romana. À suivre la bibliographie de ces deux ouvrages et à la comparer à celle de C. Michon, peu semble avoir été publié sur la question entre ces deux ouvrages et celui de 2004. On peut espérer que ces deux livres raviveront la réflexion et inciteront à creuser l’histoire de ces questions aux environs des bouleversements coperniciens et des autres virages scientifiques mais aussi chez les penseurs tels Descartes, Leibniz et Kant, par exemple, voire sur Heidegger sur la question de la temporalité du monde et des enjeux de la réflexion philosophique sur ces thématiques.

L’ouvrage de C. Michon présentait un ensemble de textes de divers penseurs, dont certains de Thomas d’Aquin, le volume de l’abbé Celier paru chez Vrin cible Thomas d’Aquin uniquement dont il traduit douze textes pertinents. L’auteur expose bien ses principes de traduction et propose un travail patient et remarquable de ce point de vue.

L’abbé Celier entend exposer fidèlement la doctrine de Thomas d’Aquin sur la possibilité d’un monde créé sans commencement. Il le fait de manière systématique, présente, déploie et articule finement les arguments de Thomas d’Aquin. On sent le souci du professeur de dépoussiérer certaines expressions scolastiques afin d’en faire percevoir et comprendre l’intérêt et l’utilité argumentative. Patiemment, il suit les arguments, montre les continuités dans la doctrine, signale quelques changements dans la formulation des questions et arguments au fil des années, déplacements qui permettent à Thomas d’Aquin de mieux asseoir philosophiquement et théologiquement sa position atypique, et de plus en plus controversée au fil des années ’60 du 13e siècle. De plus, au coeur de la controverse, l’auteur sait positionner l’argumentation dans sa situation entre la philosophie et la théologie, tant pour marquer les liens que pour délimiter des frontières entre les domaines. Il établit finement la place et les effets de ce que nous classerions sous la rubrique « scientifique » dans l’argumentation.

Désormais, grâce à ces deux ouvrages, les arguments de Thomas d’Aquin sur ces questions pourront plus aisément être intégrés dans des discussions philosophiques contemporaines.