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« La théologie n’est pas un discours sur Dieu mais une réponse à Dieu » disait le grand Claude Geffré[1]. Simon-Pierre Arnold, qui place résolument l’être humain au centre de sa réflexion théologique, serait sans doute d’accord avec lui.

Péruvien d’adoption depuis plus de quarante-cinq ans, Simon-Pierre Arnold est un théologien et moine bénédictin d’origine belge. Le livre dont il est question ici, paru en 2019, prolonge la réflexion amorcée dans son ouvrage précédent, Dieu derrière la porte[2]. Il en reprend certaines idées phares pour les creuser davantage. Le résultat résiste à toute classification ; c’est à la fois une réflexion hautement personnelle et libre où le « je » de l’auteur se permet plusieurs intrusions, un petit essai de théologie, un ouvrage de spiritualité, mais aussi un livre engagé qui vise la conversion et l’engagement, personnels et communautaires. L’auteur, quant à lui, préfère qualifier « d’hymne » le texte qu’il a commis. Et c’est en effet un hommage au Dieu fragile qui s’y donne à lire ; mais le meilleur hommage qu’on puisse rendre au Dieu nu, pourrait-on conclure à la lecture du livre, est de vouloir s’y ajuster en consentant à être tout aussi « nus » que lui, afin que la « communauté chrétienne » devienne elle-même « éloge de la fragilité ». C’est là l’aboutissement que l’auteur souhaite à son trajet, comme il le fait valoir dans son neuvième et dernier chapitre[3] : « La communauté est donc l’hymne éternel à la fragilité, l’école de la kénose, du don jusqu’à l’extrême en germe, son laboratoire. N’en cherchons pas d’autres ! » (p. 266).

La prise de conscience que « Dieu est nu » constitue donc le point de départ de la réflexion qu’il déploie. Cette affirmation, devenue le titre de l’ouvrage, porte en fait une revendication. Selon le frère Arnold, la crise profonde que traversent le christianisme et l’Église exige de faire du constat que Dieu est dépouillé le fondement de toute réflexion théologique et de toute tentative de renouvellement. Tout doit donc être évalué, mesuré à l’aune de la kénose divine. C’est à cette tâche exigeante que s’attelle l’auteur au fil de son ouvrage : mesurer les conséquences théologiques, spirituelles et ecclésiales de cette attestation qu’il pose en prémisse. Il reconnaît inscrire son projet dans le courant de la théologie apophatique ou négative, mais aussi au point de rencontre de divers courants théologiques contemporains. Il cherche à développer une théologie ouverte aux sciences, à la critique des maîtres du soupçon, à la pensée des théologiennes féministes et écoféministes (p. 43)[4], à la mystique, à diverses voies spirituelles dont la théologie andine[5]. Il se situe aussi comme l’héritier des chrétiens François Varillon et Maurice Zundel et du juif Martin Buber (p. 41-42), tout en recourant aussi à de nombreux autres penseurs, historiens, scientifiques, théologiens, mystiques ou philosophes aux affiliations les plus diverses pour enrichir sa réflexion[6]. Il garde toujours dans sa mire le monde actuel, avec ses paradoxes. Il appuie en outre constamment sa réflexion sur les textes bibliques qu’il aborde parfois à rebrousse-poil des interprétations traditionnelles.

Le corps de l’ouvrage est encadré par un préliminaire et une conclusion. Dans le premier, l’auteur annonce les piliers de la réflexion à venir : Dieu compris comme Trinité, Jésus, et l’humanité face à eux, à contempler dans la perspective de la kénose. Il laisse entrevoir quelques chemins, bibliques et autres, qu’empruntera sa réflexion et dévoile déjà son option personnelle : s’en tenir à Jésus seul (p. 18). Dans la seconde, il précise justement cette option en quatre pages où il témoigne de sa manière personnelle de croire.

Les trois premiers chapitres[7] braquent les projecteurs sur Dieu et s’attachent à déconstruire plusieurs images que l’Église a forgées à son sujet. Ces images déformantes ont nourri un certain imaginaire chrétien souvent en porte-à-faux avec l’Évangile et fondé ce qu’Arnold appelle, non sans audace, la « théologie de Satan » (p. 38). Le terme, qui jaillit d’une relecture de Gn 3, reviendra à quelques reprises dans l’ouvrage pour dénoncer le façonnage par une certaine religion d’un dieu-idole pétri de toute-puissance, de pouvoir tyrannique et d’autosuffisance, d’un désir tout aussi dévoyé qu’illimité, à l’image des ambitions humaines les plus détestables. Ces images perverses ont légitimé le développement d’une Église elle-même ambitieuse, cléricalisée et fortement hiérarchisée, détentrice d’une vérité qu’elle a souvent cherché à imposer, y compris par la force. On le voit, la critique de la religion et de l’Église est parfois féroce ; mais elle ne cherche pas tant à détruire qu’à refonder sur de nouvelles bases : « Il faut tout réinventer à partir de l’Évangile et de sa sublime nudité religieuse » (p. 78). Si, dans sa création qui reste « éternellement inachevée » (p. 21), dans les échecs répétés de son alliance, dans son parti-pris pour l’Incarnation qui culmine dans l’échec absolu de la Passion et de la Croix, Dieu choisit constamment l’humilité et la fragilité de l’amour, alors peut-être bien qu’une voie s’indique là, qu’il faut emprunter. L’échec, qui signe la mort de la mentalité religieuse qui marchande ses saluts, est en effet « la clé du « Dieu nouveau », celui de Jésus Christ » (p. 29), mort et ressuscité. Ce Dieu dépouillé se caractérise par son innocence et sa vulnérabilité. Pour le monde contemporain, sur lequel l’auteur pose également un regard critique, il est devenu largement inutile, il n’est même plus une question (p. 85). Cela vient bousculer la foi. D’où le plaidoyer de l’auteur pour un « christianisme areligieux et sans frontières » (p. 86), véritable humanisme dont le projet s’énonce comme une recherche du « germe du divin qui est au coeur de l’humain, [de] la matrice divine qui engendre éternellement l’humain de l’intérieur de lui-même » (p. 88).

Les cinq chapitres suivants explorent des avenues pour un renouvellement de la foi, des croyants et du christianisme dans le monde réel qui est le leur. Là encore, la kénose demeure la clef d’interprétation de toutes les réalités théologiques.

Le chapitre IV est consacré au « défi du Royaume »[8] qui, pour être relevé, exige de se situer dans la « sublime fragilité de Dieu », en conformité avec une « anthropologie vocationnelle » (p. 101) où la suite du Christ n’est surtout pas son imitation infantile, mais une marche avec lui dans un « chemin de dénuement progressif » (p. 105). Cela, qui requiert une conversion permanente et le renoncement à tous les privilèges et certitudes, conduit à une reconfiguration des relations, à une vraie convivialité. Le plus petit devient « plus grand que Jean Baptiste »[9].

Comme tout naturellement, cet éloge de l’humilité conduit l’auteur à examiner, au chapitre suivant, la richesse du « paradigme monastique »[10]. Celui-ci a le potentiel de générer des disciples qui aspirent, non pas à gravir jusqu’à son échelon supérieur l’échelle de la sainteté, mais, pour reprendre les mots de saint Benoît, à se soumettre à l’ascèse d’une « montée descendante » (p. 132) où chaque pas rapproche de plus en plus du vide divin. Pour le moine bénédictin, l’affirmation de Ga 3,28[11] peut alors devenir le « prototype de toute communauté » (p. 137). Qui s’engage sur ce chemin d’humilité entre proprement dans une mystique qui est le juste lieu où devrait habiter le croyant. Le paradigme mystique permet par ailleurs tout à la fois de jeter une lumière crue sur la déliquescence morale du capitalisme néolibéral et d’en pointer le remède : « [r]epartir au désert à la recherche du puits de Jacob »[12] (p. 148), monter à la « montagne mystique », une symbolique universelle qui permet la rencontre des chercheurs de Dieu de toute allégeance (p. 149-151).

Le chemin mystique conduit inévitablement à poser la question de la mort, car les chercheurs de Dieu sont des « pèlerins du sens ultime de [leur] foi » (p. 157). Simon-Pierre Arnold consacre à cette question son sixième chapitre. Suivre Dieu dans sa kénose impose d’apprendre de lui à donner sa vie jusqu’au bout. C’est un consentement au dépouillement ultime de la croix, en osant l’espérance de la résurrection. Mais celle-ci demeure difficile à cerner. L’auteur se risque à l’aborder à partir d’une anthropologie qui s’embrouille un peu. Il dit, en conformité avec la formulation du Credo, croire à la résurrection de la chair, mais pas à celle du corps. Dans sa démonstration, il en appelle, entre autres, à Paul chez qui, pourtant, c’est toujours le « corps » (σωμα) qui est concerné par la résurrection. Quoi qu’il en soit, pour lui, « le Christ n’a pu ressusciter que dans la chair de sa communauté » (p. 169). Il ne se prononce pas sur ce qu’il advient des créatures prises individuellement ni sur l’avenir de chaque conscience humaine. Pour lui, cela reste énigme ; l’attente et l’espérance sont plus fécondes et riches que l’éventuel avènement attendu.

Les chapitres VII et VIII s’attardent à passer au crible de la kénose les concepts de « mission » et de « salut ». Qu’en reste-t-il dans une théologie apophatique ? Ils sont certes soumis à une radicale « chirurgie kénotique » (p. 185) qui signe la mort de tout prosélytisme, de tout triomphalisme et de tout esprit conquérant. À l’image de Pierre et Jean, lorsqu’ils rencontrent l’infirme de la Belle Porte[13], le christianisme n’a « rien » à offrir sinon le Nom de Jésus, c’est-à-dire sa personne. L’évangélisation ne peut se faire que par « imprégnation de la rosée évangélique » (p. 18) et le salut n’est envisageable que comme « libération personnelle, communautaire et collective » (p. 194). Que l’Église devienne « invisible » n’est pas un drame pourvu que les chrétiens apportent au monde le témoignage de leur bonheur et que leur présence soit configurée selon une anthropologie trinitaire, c’est-à-dire relationnelle (p. 211).

L’auteur développe encore plus ce modèle trinitaire relationnel dans son dernier chapitre consacré à la communauté chrétienne. S’il dénonce à plusieurs reprises les travers de l’Église, il défend avec une énergie encore plus grande la nécessité de la communauté chrétienne, seule à même de refléter dans son tissu relationnel le mystère trinitaire. Cela rejoint aussi, dit-il, les intuitions de la culture andine pour qui la communauté précède toujours l’individu. Bien entendu, la communauté que décrit le moine bénédictin est un lieu de « partage des vulnérabilités » (p. 264). Ce partage permet la rencontre de la grâce et des humains fragiles, pour la plus grande joie de ces derniers.

Voilà donc un livre à la fois dense et tonique qui aligne des propositions que les lecteurs et lectrices pourront juger audacieuses ou scandaleuses, inspirantes ou choquantes selon le « lieu » théologique où ils ont les pieds. Il y a de fortes chances que le sens de la formule dont fait preuve Simon-Pierre Arnold et sa manière hardie de forger de nouvelles expressions les conduise à revisiter au moins un peu leur manière d’envisager Dieu, la foi ou, qui sait, à soumettre leur propre expérience croyante au filtre de la kénose :

L’expérience croyante, c’est l’humble liberté d’une recherche incessante habitée par une profonde indignation, une insatisfaction lancinante et une conviction active sur l’humain, le monde et leur mystère au-delà du visible. C’est le refus de tout esclavage, y compris l’esclavage religieux (p. 89).