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Le présent essai a comme objectif de montrer, grâce à une analyse structurelle de Mc 1,1-15, que Mc 1,12-13 n’évoque pas une situation édénique, que le Satan du verset 13 représente les scribes et/ou pharisiens et que, dans ce même verset, les bêtes représentent les pécheurs alors que les ἄγγελοι représentent des apôtres.

Pour autant que nous croyions le savoir, le Σατανᾶς et les ἄγγελοι de Mc 1,13 sont toujours considérés comme des êtres surnaturels[1] – excepté par F. Camacho Acosta[2] –, cela bien que certains auteurs aient subodoré le caractère étrange de Mc 1,12-13. Affirmant que ce récit contient les « traits de l’Eden »[3] et évoque l’« état paradisiaque »[4], S. Légasse reconnaît par ailleurs que, à d’autres endroits dans le deuxième évangile (Mc 4,17 ; 13,9-13 ; 14,34 et même 8,34-38 et 10,30), les tentations s’identifient comme « épreuves et persécutions »[5] et que Mc 1,14-15, une synthèse du ministère de Jésus, ne rapporte pas des « actions ponctuelles dont le récit commence avec l’appel des disciples, au verset 16 »[6]. J. Marcus, qui considère διηκόνουν (Mc 1,13) comme évoquant le service de table ou l’adoration[7], et Mc 1,12-13 comme évoquant un « idyllic future », affirme en même temps qu’εἶναι μετὰ τίνος exprime habituellement une « close, friendly association » (Mc 3,14 ; 5,18 ; 14,67 et même 4,36)[8]. J.R. Donahue et D.J. Harrington, quant à eux, reconnaissent que dans l’A.T. les animaux sauvages, θηρία, désignent parfois les puissances maléfiques (Ps 22,11-21 ; Ez 34,5.8.25)[9]. Par ailleurs, J.P. Heil mentionne que le désert est, dans les premiers versets de Mc, un espace de conversion[10] ; alors que C.A. Gieschen signale qu’ailleurs dans Mc les tentateurs sont toujours les pharisiens[11]. Ces brèches, pour ne citer que celles-ci, s’avèrent d’autant plus importantes que Mc 1,1-15 contient cinq occurrences de la racine ἄγγελ – dont quatre évoquent clairement, à en croire l’exégèse traditionnelle, soit un humain (Mc 1,2 : ἄγγελόν), soit l’objet d’une activité humaine (Mc 1,1 : εὐαγγελίου ; Mc 1,14 : εὐαγγέλιον ; Mc 1,15 : εὐαγγελίῳ). On peut alors se questionner : les ἄγγελοι-servants (Mc 1,13) sont-ils forcément des entités surnaturelles ? Sinon, Σατανᾶς, θηρία et même ἐρήμος ne sont-ils pas des tropes ?

Notre hypothèse est que, comme l’ἄγγελός (Mc 1,2) désignant prétendument un messager humain, les ἄγγελοι (Mc 1,13) désignent des messagers humains, et qu’aussi bien Σατανᾶς (Mc 1,13) que les θηρία (Mc 1,13) sont également des humains ; mais autrement que Camacho Acosta, nous considérons plus précisément : que Mc 1,12-13 est une allégorie ; que le désert représente l’espace anti-temple qu’est la communauté libérée des obligations du judaïsme ; que les bêtes représentent les pécheurs accueillis ; que Satan représente les scribes et/ou pharisiens hostiles à la réhabilitation des pécheurs ; que les anges-serviteurs sont les apôtres et les femmes ministres. Nous allons le démontrer grâce à l’analyse structurelle de Mc 1,1-15 comme sous-section.

Notre exposé comprend trois étapes : l’heuristique structurelle [domicritique[12]], l’herméneutique structurelle [domiherméneutique], et la conclusion générale.

1. L’heuristique structurelle

Pour des raisons d’ordre pragmatique, nous recourrons, en plus des postulats et principes de Marc Girard[13], à deux axiomes implicites dans l’oeuvre de ce dernier, mais mieux explicités par H.Van Dyke Parunak : l’Axiome III [Axiome du paragraphe][14] et l’Axiome II [Axiome de symétrie][15]. Les paragraphes [péricopes], les inclusions, la symétrie et les récurrences verbales vont donc revêtir une décisive importance.

1.1 L’extraction

Certains considèrent le verset 1 comme un titre[16] ; chose très peu probable pour la simple raison que, partout ailleurs en Mc et dans le N.T., καθὼς, toujours en position médiane, ne sert jamais de premier mot d’une phrase[17]. Et contrairement à ceux qui optent pour Mc 1,1-13 comme « prologue », plusieurs reconnaissent Mc 1,1-15 comme une unité distincte : d’abord en raison de la figure de Jean Baptiste qui disparaît pour longtemps après Mc 1,14 ; ensuite en raison de l’absence avant Mc 1,16 de trois importantes figures collectives [disciples, foules, opposants] du reste de l’évangile ; enfin en raison des multiples liens lexicaux, sémantiques et narratifs au sein des versets 12-15[18].

Mais au delà de ces arguments[19] relevant d’analyses morphocritiques, narratives, socio-rhétoriques ou sémiotiques, ce sont les indices structurels, avec leurs axiomes et leurs principes, qui tranchent.

De fait, une attentive observation du deuxième évangile selon les stricts principes de l’analyse structurelle girardienne montre que Mc 1,1-15 constitue une sous-section au sein de la première section qu’est Mc 1,1-6,29 (Tableau 1)[20].

Cette sous-section est délimitée par εὐαγγελίου, ἄγγελόν (Mc 1,1.2)… εὐαγγελίῳ (Mc 1,15). Pour autant que l’axiome de la péricope soit valable, cette inclusion définit une unité littéraire super-péricopale. Cela rend outrée, sinon impossible, d’un point de vue structurel, toute tentative d’exclure les versets 14 et 15. Ainsi, nous est-il permis de considérer Mc 1,1-15 comme une unité littéraire susceptible de faire l’objet d’une investigation.

1.2 Le sectionnement et raccordement

Comme unité littéraire, Mc 1,1-15 ne manque pas d’indices de sectionnements et de regroupements internes. Au sein de la sous-section, se distinguent [verticalement] deux cercles : πρὸ προσώπου σου, Ἰωάννης, βαπτίζων, βάπτισμα (v. 2.4)… ἐβαπτίζοντο, Ἰωάννης, ὀπίσω μου, βαπτίσει (v. 5b.6.7.8) qui cadastre la première péricope (Mc 1,1-8) et ἦλθεν Ἰησοῦς, Γαλιλαίας, Ἰωάννου (v. 9)… Ἰωάννην, ἦλθεν, Ἰησοῦς, Γαλιλαίαν (v. 14) qui unifie les trois autres péricopes (Mc 1,9-15). Nous en obtenons ainsi deux séquences : Mc 1,1-8 et Mc 1,9-15, raccordés par les mots-crochets βαπτίσει (v. 8)… ἐβαπτίσθη (v. 9).

Tableau 1

Découpage domicritique du Κατὰ Mαρκόν en sections et sous-sections

Découpage domicritique du Κατὰ Mαρκόν en sections et sous-sections

Tableau 1 (suite)

Découpage domicritique du Κατὰ Mαρκόν en sections et sous-sections

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1.3 L’organisation de la sous-section

Le découpage a montré que l’unité littéraire délimitée par εὐαγγελίου (v. 1)… εὐαγγελίῳ (v. 15) comprend deux sous-unités : Mc 1,1-8 et Mc 1,9-15 que, en raison des découpages obtenus des niveaux supérieurs, nous appelons séquences. Ces deux séquences de la sous-section se correspondent [horizontalement] moyennant une quinzaine de récurrences verbales (Tableau 2)[21]. Les versets 1-8 et 9-15 sont donc deux unités littéraires parallèles, que nous désignons du schéma X//X.

Tableau 2

Structure de Mc 1,1-15

Structure de Mc 1,1-15

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1.4 Évaluation des résultats

Basée sur une quinzaine de récurrences verbales et un rapport antithétique, la présente structure appartient à la première classe docimologique.

1.5 Pour conclure : quelques observations

Il paraît évident, d’un point de vue strictement domicritique, que Mc 1,1-8 et Mc 1,9-15 forment un diptyque au sein duquel le Iesus baptizatur, le Tentatur a Diabolo et le Iesus evangelizare incipit constituent un bloc (v. 9-15) qui réplique au De Ioanne Baptista (v. 1-8)[22]. En principe, deux blocs domicritiquement parallèles doivent s’avérer thématiquement analogues.

Or on observe, dans la disposition typographique, que bien qu’au moins trois termes rares (πνεῦμα, ἔρημον, ἄγγελοι) des versets 12-13 se retrouvent dans le premier bloc (v. 1-8), il n’apparaît pas de parallélisme thématique[23] évident entre cet épisode – relevant prétendument du genre merveilleux – et le premier bloc.

Par ailleurs, au sein du premier volet (v. 1-8), l’inclusion [verticalement] laisse émerger comme pivot un verset 5a ayant pour thème prima facie la ruée vers Jean des pécheurs en quête de conversion. Ce thème – l’accueil des pécheurs – n’a pas de réplique évidente dans l’autre volet (v. 9-15), à moins qu’elle ne soit dissimulée.

2. L’herméneutique structurelle

« Tout texte architecturé sur base de correspondances à distance peut strictement s’interpréter en fonction de la composition de ses éléments »[24]. Après avoir, grâce à la critique ou heuristique structurelle, radiographié et mis en lumière « la mécanique purement formelle de composition », il faut, grâce à l’herméneutique structurelle, saisir « l’articulation des idées qui tissent le sens, à la manière d’une toile d’araignée où tous les fils se tiennent »[25]. Il s’agit d’« analyser tous les rapports des mots en fonction du sens »[26], les principaux types de rapports étant la répétition, la synonymie, l’antithèse et la synthèse bipolaire[27].

Notre herméneutique structurelle se fonde donc sur le postulat selon lequel toute récurrence verbale domicritiquement fondée constitue une transtextualité[28]. En exégèse traditionnelle [classique], il arrive souvent qu’on propose le sens caché d’un lexème ou d’un syntagme trouvé dans un passage en recourant au sens évident de ce lexème ou syntagme dans un autre passage d’une thématique complètement différente, du moins en apparence. Prétendument légitime, ce transfert-emprunt de sens d’un texte-source vers un texte-cible sublime généralement le sens du texte-cible. On appelle cela intertextualité.

En herméneutique structurelle, les récurrences sont une intertextualité [allusion] permettant la réalisation d’équations sémantico-thématiques (répétition, synonymie, antithèse, synthèse bipolaire) en se basant sur des équations [correspondances] lexicales. Certes, source d’inconfort pour les exégètes classiques – qui préfèrent une exploitation sélective [intertextualité aléatoire] des correspondances à distance – la considération systématique des récurrences [intertextualité obligatoire] pourra être qualifiée par eux de parallelomania[29]. Pourtant, en herméneutique structurelle, ces récurrences sont prioritaires tandis que leur usage se veut systématique[30] ; et c’est quand elles paraissent dérangeantes [bizarres], inattendues ou surprenantes qu’elles s’avèrent novatrices en thématiques. Grâce à ce système d’équation [correspondances], des passages peuvent révéler un sens caché [ésotérique[31]] qui, autrement, ne serait pas perceptible ou le serait difficilement.

De fait, par les connotations qu’elles font émerger, les récurrences sont les pointillés sémantiques sur base desquels s’esquisse le parallélisme thématique des ensembles. Sauter à la comparaison des grands ensembles sans le guidage de ces repères-balises conduit à des interprétations aléatoires, superficielles. D’où la nécessité d’une interprétation fondée prioritairement sur les récurrences[32].

Les racines verbales ou les syntagmes d’une récurrence n’ont pas toujours ni la même fonction grammaticale [sujet, verbe, complément etc.], ni la même pertinence rhétorique apparente, et ils sont presque toujours, dans la phrase, de simples parties à côté d’autres « constituants immédiats ». La transtextualité procède par à demi-mots, connivence et clin d’oeil[33] : les mots récurrents traînent avec eux les propositions, et même les phrases, d’où ils proviennent. Il arrive donc, en herméneutique structurelle, que le contenu sémantico-thématique pertinent soit beaucoup plus perceptible dans les constituants voisins des termes ou syntagmes récurrents eux-mêmes.

Pour une interprétation rigoureuse, claire et cohérente, nous allons d’abord examiner les récurrences verbales [horizontalement]. Puis, en nous basant sur les pointillés [esquisses] sémantico-thématiques fournis par les récurrences, expliquer le sens des éléments essentiels du texte.

2.1 L’exploitation de quelques récurrences verbales

La structure X//X présente de nombreuses récurrences horizontales. Nous en retenons, a posteriori, les plus utiles.

Basée sur la racine ἄγγελ-, la première récurrence se présente sous au moins quatre combinaisons :

■ La première version, εὐαγγελίου (v. 1)… εὐαγγέλιον, εὐαγγελίου (v. 14c.15c), manifeste le parallélisme entre l’Évangile de Jésus oint et l’Évangile de la royauté divine proclamé par Jésus. Cela permet de considérer Ἰησοῦ χριστοῦ (v. 1) comme un génitif subjectif. De fait, selon les versets 14-15, Jésus est le proclamateur et non l’objet de la proclamation. Pour autant que cela s’avère, il paraît bien peu probable que le deuxième évangile soit une christologie.

■ Certes, ἄγγελος (20-6-26-3) désigne parfois des êtres clairement surnaturels, célestes (Mc 8,38 ; 12,25 ; 13,32) ou des êtres apocalyptiques (Mc 13,27). Or ἄγγελόν (v. 2b)… εὐαγγέλιον, εὐαγγελίου (v. 14c.15c) suggère un parallélisme entre le messager-précurseur invitant à la rectification des chemins et l’Évangile de la royauté divine proclamé par Jésus. Non seulement l’évangile de Jésus aussi a pour objet la rectification des chemins, mais l’ange-précurseur est un héraut analogue à Jésus : un humain. Quasi unanimement d’ailleurs, l’exégèse classique identifie cet ἄγγελος de Mc 1,2 comme un terrien : Jean Baptiste.

■ Une autre version de la même première récurrence, εὐαγγελίου (v. 1)… ἄγγελοι (v. 13c), suggère une analogie entre le message de Jésus Christ et le service des messagers. L’inférence la plus simple qu’on puisse en tirer est que Ἰησοῦς χριστός de Mc 1,1 et les ἄγγελοι de Mc 1,13 accomplissent des tâches analogues : d’un point de vue domiherméneutique rigoureux, le service accompli par les ἄγγελοι est un service évangélique, celui de rectifier les chemins du Seigneur.

■ Enfin, ἄγγελόν (v. 2b)… ἄγγελοι (v. 13c) signale un parallélisme entre le messager-précurseur et les messagers-serviteurs : le service concerné est visiblement un service de messagerie plutôt que de table. Dans la perspective de Mc 1,31 où la servante est un humain (διηκόνει αὐτῷ), rien d’étonnant à ce que les messagers-serviteurs (διηκόνουν αὐτῷ) du verset 13c soient des humains comme le précurseur. Par ailleurs, à en croire J. Marcus[34], les services en Mc 1,13 et Mc 1,31 évoquent et anticipent celui en Mc 10,47 (διακονῆσαι, δοῦναι τὴν ψυχὴν, λύτρον ἀντὶ πολλῶν) : un ministère de rédemption plutôt qu’un service de table. L’ἄγγελος précurseur et les ἄγγελοι serviteurs sont bel et bien des mortels préposés au ministère rédempteur qu’est la rectification des chemins. De fait, ailleurs dans Mc, les Douze (Mc 6,8.30 : παρήγγειλεν, ἀπήγγειλαν) et d’autres humains (Mc 5,14.19 : ἀπήγγειλαν, ἀπάγγειλον) sont des messagers, donc des ἄγγελοι[35].

Loin d’être anodins, les parallélismes émanant de ces récurrences tendent à faire basculer le Tentatur a Diabolo (v. 12-13) dans le mode secondaire[36] d’expression du sens : le mode allégorique.

La deuxième récurrence, Ἰδοὺ (v. 2b)… εἶδεν (v. 10b) indique un parallélisme entre la vision par Jésus de l’envoi du messager rectificateur des chemins et la vision par Jésus du ciel ouvert. Cela implique une analogie, probablement pas entre l’ange-apôtre et l’Esprit, mais entre la rectification des chemins par Jean et le baptême d’Esprit Saint par Jean grâce au ciel ouvert. La rectification des chemins est essentiellement ouverture au céleste [Esprit] de l’accès au terrien [humain].

Bien que faite de simples pronoms, la troisième récurrence σου (v. 2c)… σου (v. 11b) mérite notre attention en raison du caractère emphatique du premier membre de la dyade. Cette dyade propose une équation entre celui que Jean anticipe et le fils librement choisi. Le locuté du verset 2c est donc le « fils aimé » Jésus, et Jean Baptiste est le messager envoyé par le locuteur YHWH.

En établissant une correspondance entre la voix dans le désert et la voix du ciel, la quatrième récurrence, φωνὴ (v. 3a)… φωνὴ (v. 11a), permet de considérer la voix dans le désert comme une voix provenant du ciel, mais aussi la voix du ciel comme une voix criant dans le désert. Dans ce cas, la voix du verset 3 ne désigne pas Jean, mais le locuteur même du verset 2b : Jean est plutôt un des locutés, ceux à qui la voix céleste du désert confie la mission de rectifier les chemins.

En indiquant une correspondance entre la rectitude des chemins et la rectitude de la vision du ciel ouvert, la cinquième récurrence εὐθείας (v. 3c)… εὐθὺς (v. 10a) suggère une analogie entre la rectification des chemins et la communication bidirectionnelle sur l’axe vertical. Dans la Bible, lorsqu’ils représentent ceux du Seigneur, les chemins et sentiers (Ps 5,9 ; 25,10 ; 67,3 ; Is 40,3 ; 55,8-9 ; 65,8) désignent les doctrines, les normes, les enseignements et les pratiques socioreligieuses prescrits par YHWH. La rectification des chemins s’identifie comme rectification des doctrines torses, et facilitation de la rencontre réciproque entre YHWH et les humains. Cette acception rejoint Ba 5,7-9 où la rectification du chemin sert – dans la direction réciproque – à faciliter la tâche au peuple usager du chemin. Rectifier équivaut à simplifier.

La sixième récurrence, ἐγένετο (v. 4a)… ἐγένετο (v. 9a), indique une homologie entre l’avènement du baptême de conversion dans le désert et l’avènement du baptême d’investiture filiale au Jourdain. Cette analogie permet non seulement de considérer le Jourdain comme un sous-espace du désert, mais aussi de considérer le baptême de conversion comme homologue au baptême d’investiture filiale. Cela est compréhensible pour autant qu’on se rappelle le rapport holistique – un confirmatur – qu’il y a entre le baptême d’eau et le baptême d’Esprit en Mc 1,10.

En indiquant une équivalence entre le désert de prédication du baptême de conversion-absolution d’une part, et le désert d’épreuve et de service d’autre part, la septième récurrence ἐν τῇ ἐρήμῳ (v. 4b)… εἰς τὴν ἔρημον, ἐν τῇ ἐρήμῳ (v. 12b) établit une analogie entre aveu-conversion-absolution-baptême d’une part, et épreuve-service (v. 13) d’autre part. Si l’analogie est authentique, l’épreuve et le service (v. 13) ont pour objet l’offre d’aveu-conversion-absolution-baptême, c’est-à-dire la réhabilitation des pécheurs.

De même, en proposant la parité entre prédication d’un baptême de conversion-absolution et prédication d’un évangile de conversion à la disponibilité de la royauté, la huitième récurrence κηρύσσων (v. 4b)… κηρύσσων (v. 14c) établit, non seulement une équivalence entre prédication de Jean Baptiste et prédication de Jésus, mais aussi entre baptême de conversion-absolution et accès à la royauté. En bonne rigoureuse logique structurelle, le baptême de conversion-absolution équivaut, dans Mc, à un baptême d’investiture, et l’Évangile a comme objet aussi bien l’accès à la royauté que l’accès au pardon.

La neuvième récurrence, μετανοίας (v. 4c)… μετανοεῖτε (v. 15c), propose une analogie entre conversion à l’absolution des péchés et conversion à l’Évangile : l’intéressante nouvelle concerne l’absolution des péchés, et comme les Judéens Hiérosolymitains, les « méprisables » Galiléens ont désormais accès à l’absolution. Tout porte à croire qu’en Mc 1,1-15 la conversion consiste essentiellement à croire en la rémission des péchés : aussi bien ses propres péchés que ceux d’autrui[37].

La dixième récurrence se présente en deux versions :

■ Lorsqu’elle met en parallèle le baptême reçu par les pénitents de Jean Baptiste et celui qui est reçu par Jésus, ἐβαπτίζοντο, ἐν τῷ Ἰορδάνῃ (v. 5d)… ἐβαπτίσθη εἰς τὸν Ἰορδάνην (v. 9d) indique une analogie entre baptême d’eau avec aveu des péchés et baptême d’eau qui donne l’Esprit, tous deux conférés par Jean Baptiste : cette dyade permet de voir une analogie entre aveu des péchés et réception de l’Esprit. Comme en Ga 5,16-26, une des fonctions de l’Esprit Saint consiste à éloigner de l’immoralité, de l’impureté, du vice, de l’idolâtrie, de la magie etc.

■ Une autre version, ἐβάπτισα, ἐβαπτίσει (v. 8ab)… ἐβαπτίσθη (v. 9b), propose un parallélisme entre le baptême d’eau par Jean et le baptême d’Esprit par Jean, puis entre le baptême d’Esprit par Jésus et le baptême d’eau avec Esprit par Jean : conféré par Jésus ou par Jean, le baptême d’Esprit est un baptême d’eau, et vice-versa[38], nonobstant le δὲ du verset 8[39].

La diète et l’accoutrement de Jean évoquent le séjour érémitique d’Élie (1 R 19,1-18), qui résulte d’une opposition vis-à-vis d’une religion officielle en déviance. Calquée sur ce schéma « périphérie vs centre », la onzième récurrence, ἦν (v. 6a)… ἦν (v. 13a), suggère une analogie entre une dissidence de Jean vis-à-vis de la déviante religion du temple et quelque dissidence de Jésus vis-à-vis de la religion officielle. Le séjour érémitique de Jésus et la compagnie des bêtes peignent la dissidence vis-à-vis de la religion du temple. Ailleurs en Mc, pomme de discorde entre Jésus et la religion officielle est l’attitude vis-à-vis des pécheurs attitrés (Mc 2,6-7.13-17) : le judaïsme les exclut et leur complique la tâche, alors que, comme Jean Baptiste, Jésus les accueille et la leur facilite. De même que Ac 20,29 emploie la métaphore λύκοι [loups] pour désigner les hérétiques, les θηρία [bêtes] (Mc 1,13) sont une métaphore des pécheurs et/ou marginaux renommés (Ti 1,12 ; Ap 17,11).

La douzième récurrence, Ἰωάννης (v. 4a)… Ἰωάννου (v. 9d), indique un parallélisme entre Jean le baptiseur des pécheurs en quête de pardon, et Jean le baptiseur d’un Jésus en quête d’investiture par l’Esprit Saint (v. 10). Ce parallélisme permet une équation sémantique entre le baptême d’absolution-conversion et le baptême de consécration par l’Esprit Saint. En Mc 1,1-15, les deux baptêmes se rejoignent et s’équivalent.

Certes, selon la méthode structurelle, les termes rares sont préférables aux termes fréquents. Néanmoins, proposant le parallélisme entre la parole qui annonce l’arrivée du Plus-puissant et la parole qui annonce l’accomplissement du temps de la royauté, la treizième récurrence, λέγων (v. 7b)… λέγων (v. 15a), établit une analogie entre le Plus-puissant et la royauté, mais aussi entre le baptême d’Esprit Saint (v. 8) et la conversion à l’Évangile (v. 15). De la sorte, participation à la plus-puissance, royauté, baptême d’Esprit Saint et conversion à l’Évangile apparaissent comme différentes faces du même polyèdre.

De même, bien que faite d’une racine très peu rare, la quatorzième récurrence offre deux possibles combinaisons significatives :

■ Ἔρχεται (v. 7c)… ἦλθεν (v. 9a) propose un parallélisme entre l’arrivée du Plus-puissant et l’arrivée de Jésus pour le baptême : ce parallélisme permet une équation, ne fût-ce que de nature métonymique, entre la plus-puissance et le baptême d’Esprit.

■ Ἔρχεται (v. 7c)… ἦλθεν (v. 14b) propose un parallélisme entre l’arrivée du Plus-puissant et le départ missionnaire en Galilée : ce second parallélisme permet une équation entre l’activité en Galilée, oeuvre du Plus-puissant, le baptême dans l’Esprit. Si l’on prenait au sérieux cette équation, l’essentiel de l’activité galiléenne réalisée par Jésus devrait se considérer comme une série de baptêmes d’Esprit Saint. Mais où sont ces baptêmes, sinon dans toute l’activité en Galilée ? Les guérisons, exorcismes et vocations-missions[40] ne seraient-ils pas des tropes de ces baptêmes dans l’Esprit Saint ?

La quinzième récurrence, ὕδατι (v. 8a)… ὕδατος (v. 10a) indique un parallélisme entre l’eau baptismale de Jean destinée à l’absolution des péchés et l’eau baptismale de Jean accordant l’investiture par l’Esprit. Bien que l’exégèse traditionnelle ait vu entre les deux baptêmes un contraste en raison de la particule δὲ (v. 8), le rapport structurel permet d’y voir un binôme holistique sinon une équivalence : un même baptême d’eau accorde l’absolution et/ou l’investiture filiale et royale.

La seizième récurrence offre deux combinaisons :

■ La première, πνεύματι (v. 8b)… πνεῦμα (v. 10c), met en parallèle l’Esprit du baptême d’investiture des pécheurs [dans le désert anti-temple] et l’Esprit qui investit Jésus [dans le désert anti-temple]. Jésus est investi de l’Esprit afin d’en investir lui-même les pécheurs.

■ La seconde, πνεύματι (v. 8b)… πνεῦμα (v. 12), met en parallèle l’Esprit Saint du baptême d’investiture des pécheurs par Jésus, et l’Esprit qui conduit Jésus dans l’épreuve érémitique. La logique structurelle nous permet d’inférer que l’épreuve érémitique dans laquelle l’Esprit pousse Jésus consiste dans le baptême d’investiture des pécheurs. Mais qui sont ces pécheurs sinon les θηρία (v. 13) ?

Pour conclure

Bien qu’à travers un certain ludisme caractéristique de toute intertextualité interne comme externe, ce premier regard structurel, qui se limite à la toile de fond – dévoilant une convergence entre la première, la septième, la onzième, la quatorzième et la seizième récurrences d’une part, et les autres d’autre part – nous permet de percevoir, entre autres faits, que Mc 1,12-13 est un récit surréaliste en langage tropique allégorique, et que ce n’est qu’en tant que tel qu’il fonctionne au sein de Mc 1,1-8 // Mc 1,9-15[41]. Mais l’acceptation de cette évidence structurelle permet-elle une cohérence avec les autres éléments de texte qui, au niveau de structuration retenu, ne sont pas des récurrences et ne charpentent donc pas le diptyque ? Cela nous oblige, en nous basant sur les éléments structurants, de « consteller » l’ensemble des éléments significatifs du texte.

2.2 Synthèse des éléments essentiels du texte

Faute de devoir analyser les deux séquences à leurs niveaux inférieurs, nous pouvons nous servir des grandes lignes fournies par les récurrences verbales pour trouver le sens des éléments essentiels du texte. Certes habitués à une lecture littérale de Mc 1,12-13, les partisans de l’exégèse classique y voient un récit appartenant au genre merveilleux sinon fantastique, s’empêchant ainsi de percevoir la cohérence impliquée par le mode secondaire d’expression du sens. Mais à en croire les données structurelles, il est évident que, replacé dans son contexte littéraire, le Tentatur a Diabolo (v. 12-13) est, comme dans les romans gothiques, l’expression surréaliste, donc en langage secondaire, d’une situation sociétale et ecclésiale. La prise en compte de ce caractère surréaliste permet de percevoir la cohérence thématique alternative impliquée par le diptyque structurel de Mc 1,1-15, précisément à propos des personnages, des espaces et des notions théologiques.

2.2.1 Des personnages

Certains personnages de Mc 1,1-15, particulièrement ceux des versets 12-13, sont le produit d’une transposition en tropes :

a) Les anges

Les récurrences verbales horizontales ont montré que, comme en Mc 1,1.2.14.15 où la racine -άγγελ- renvoie clairement à des acteurs humains plutôt que surnaturels, la racine -άγγελ- du verset 13 ne devrait point faire exception.

Les anges de Mc 1,13 ne sont pas des personnages célestes. Ils représentent des messagers mortels : de même que l’ἄγγελός Jean Baptiste est un « apôtre » de YHWH (v. 2 : ἀποστέλλω), et de même que l’εὐ-αγγέλ-ος (v. 1.14.15) Jésus est l’humain proto-évangélisateur, les ἄγγελοι-διάκονοι (v. 13) sont les apôtres-évangélisateurs de Jésus, exactement comme les παρα-ἄγγελοι de Mc 6,8 [les Douze] et les ἀπὸ-ἄγγελοι de Mc 6,30 [les apôtres].

Certes dans la LXX διακονεῖν peut évoquer le service rendu au roi (Est 1,10 ; 2,2 ; 6,1.3.5) alors que le séjour érémitique peut évoquer Élie (1 R 19,3-8). Mais dans le deuxième évangile, n’apparaissant qu’en Mc 9,35 et 10,43, le substantif διάκονος (3-2-0-3[42]) désigne l’essentiel du ministère apostolique. Lorsqu’il est appliqué à Jésus lui-même comme sujet, le verbe διακονεῖν (6-5-8-3), quant à lui, ne désigne pas le service de table, mais l’essentiel du ministère salvifique (Mc 10,45). Cela nous permet de croire qu’il n’est pas certain qu’ailleurs dans Mc – en Mc 1,31 et 15,41 par exemple – la diaconie désigne le service de table.

Plutôt donc que des servants de table, les ἄγγελοι-διάκονοι de Mc 1,13 sont des ministres-apôtres. Alors que l’ἄγγελος-κηρύσσων (Mc 1,2.4) anticipe le rôle de Jésus auprès des pécheurs, les ἄγγελοι-διάκονοι (Mc 1,13) accompagnent la mission de Jésus auprès des impurs et pécheurs qui, dans le texte, sont métaphorisés en bêtes. Et pas l’ombre d’un doute raisonnable que ces ministres-apôtres incluent des femmes (Mc 1,31 ; 15,41). Le caractère tropique et métaphorique des anges postule le caractère métaphorique de Satan et des bêtes.

b) Les bêtes

Il est plausible qu’Is 11,6-9 décrive ces temps édénico-messianiques où les espèces animales dangereuses perdront leur agressivité et leurs aptitudes de prédateurs. Mais la thématique idyllico-paradisiaque[43] n’a aucune réplique dans le premier volet de Mc 1,1-15, en plus du fait embarrassant que ce prétendu paradis est explicitement décrit par Mc 1,12 comme un désert plutôt qu’une oasis. Il faut donc chercher ailleurs.

Dans la LXX θηρίον sert souvent de métaphore pour désigner l’impie (Ps 49,10 ; 67,30 ; 73,19 ; Is 35,9 ; 43,20 ; Ez 34,3-8.25-28) et/ou l’impur (Jr 12,9 ; 28,14 ; Ez 31,6 ; 39,17 ; Ha 2,17). En Mt 7,6 les animaux que sont les cochons et les chiens servent comme métaphores des humains établis dans l’ignorance religieuse. Ailleurs dans le NT, θηρίον désigne certes parfois le serpent (Ac 28,4.5), mais aussi les gens peu vertueux, malhonnêtes, grossiers (Ti 1,12), impies (Ap 17,11).

Bien plus donc qu’une réalité zoomorphique, les fauves de compagnie (ἦν μετὰ τῶν θηρίων) évoquent la compagnie des pécheurs [futurs baptisés du v. 8b], un thème présent en Mc 2,13-17 (ἐσθίει μετὰ τῶν ἁμαρτωλῶν καὶ τελωνῶν), et déjà présent en Mc 1,5 (ἐξεπορεύετο πρὸς αὐτὸν) auquel Mc 1,12-13 sert d’unique réplique domiherméneutique.

c) Satan

Ailleurs dans la Bible, plutôt qu’un personnage fantasmagorique, Satan évoque essentiellement l’accusateur et/ou objecteur (Jb 1,9-11 ; Ap 12,9-10). Or dans Mc accuser [κατηγορέω : 2-3-2-4] est un comportement exclusivement humain : des pharisiens et hérodiens (Mc 3,2), des archiprêtres (Mc 15,3.4).

Trois fois sur six dans Mc, Σατανᾶς (4-6-5-1) désigne manifestement des êtres humains : Pierre en Mc 8,33 et Jésus selon les scribes de Jérusalem en Mc 3,23.26 ; et Mc 3,27-29 traite de Satan [τοῦ ἰσχυροῦ, τὸν ἰσχυρὸν] les blasphémateurs-scribes de la maison-Jérusalem-judaïsme (Mc 3,22) eux-mêmes. De plus partout ailleurs en Mc, πειράζω (6-4-2-2) décrit exclusivement l’hostilité des pharisiens envers Jésus (Mc 8,11 ; 10,2 ; 12,15). Par ailleurs, scribes et pharisiens[44] objectent face à la proximité que Jésus manifeste soit avec les pécheurs (Mc 2,16), soit avec les multitudes en cours de réhabilitation (Mc 2,6 ; 3,2.22).

Il s’avère hors de tout doute raisonnable que le testeur-hostile Satan de Mc 1,13 désigne – par métaphore, métonymie et synecdoque – les objecteurs qui contrarient la réhabilitation des pécheurs, comme en Mc 2,13-17. Il désigne le judaïsme élitiste accusateur, les tenants des chemins détériorés et obsolètes (Mc 2,21-22), les promoteurs de la doctrine déviante (Mc 7,8) : les pharisiens ou scribes des pharisiens.

La tentation de Jésus consiste à pouvoir abandonner les pécheurs par complaisance envers les normes obsolètes du judaïsme pharisaïque, car accueillir les pécheurs devant les tenants de ce judaïsme déviant accusateur constitue toute une épreuve (Mc 2,13-17).

Remis dans son contexte donc, Mc 1,12-13 illustre, en un langage allégorique, l’hostilité que rencontre Jésus dans sa mission de réhabiliter les pécheurs.

d) Jean et Jésus

Le rôle premier de Jean [YHWH-Miséricordieux] (Mc 1,1-8), rectificateur des chemins, consiste à organiser cette religion dissidente [loin du temple] modificatrice des normes de la Jérusalem obsolète, et à donner ainsi une chance aux pécheurs. Il inaugure une mission d’accueil-réhabilitation des pécheurs pour les Judéens. Pourtant Jean Baptiste n’opère que comme un anticipateur du vrai sécessionniste réformateur des institutions, du vrai ami et purificateur des pécheurs : le Plus-puissant, Jésus.

Jésus [YHWH-Sauveur] (Mc 1,9-15) va actualiser ce que Jean aura anticipé, et l’étendre de la Judée à la Galilée. Il commence par homologuer la dissidence par rapport à Jérusalem en se rendant au Jourdain-Désert. Présumé impur en raison de son environnement-enracinement galiléen, Jésus participe au rite des pécheurs (v. 9b : ἐβαπτίσθη, ὑπὸ Ἰωάννου), qui devient en même temps un rite d’investiture des fils-rois (v. 11b : Σὺ εἶ ὁ υἱός μου). Recevant le baptême d’eau qui le rend solidaire des Galiléens pécheurs[45], il le dévoile en même temps comme baptême d’Esprit, qui fait des pécheurs convertis des fils-oints. Jésus réhabilite les bêtes-pécheurs en les accueillant et exhorte les Galiléens impurs à la conversion-royauté.

2.2.2 Des espaces : mythiques

Comme tous les personnages autres que Jésus et Jean, les espaces de Mc 1,1-15 sont des espaces mythiques.

a) Le désert et le Jourdain

En Mc 1,1-8, ναόν (Ml 3,1) est remplacé par ἐρήμῳ. L’ange-messager-apôtre vient annoncer la rectification dans le désert, et les Judéens, même Jérusalémites, vont rencontrer l’ange-messager-apôtre-rectificateur dans le désert, qui semble devenir le cadre-centre de la nouvelle démarche. Est mythique ce désert sans nom, mais défini par un article. La Judée et Jérusalem, qui contiennent le temple-centre, voient leur population « sortir » (v. 5a : ἐξεπορεύετο) pour aller pratiquer dans un cadre tout autre : le désert[46]. Le pèlerinage vers Sion (Ps 69,35 TM ; Is 60,10-14) s’inverse en un dissident exode vers le désert. Synecdoque du désert, le Jourdain abrite les rites d’absolution (Ps 51,4-5 LXX) et devient un espace anti-temple.

En Mc 1,9-15, le Jourdain se substitue au temple et au palais (1 R 1,46 ; 2R 11,11-19)[47] pour l’investiture [consécration et intronisation] royale (v. 9-11). Quant au désert, il représente non le paradis idyllique, mais l’antipalais-antisanctuaire où, assisté de ses messagers-apôtres [ἄγγελοι-διάκονοι], le dissident Jésus exécute la pénible mission d’accueillir les pécheurs [bêtes] en affrontant les pharisiens [Satan]. La nouvelle religion [future Église], qui réhabilite les pécheurs de toute origine [Judée et Galilée], se tient donc en rupture d’avec la religion du temple régentée par les autorités du judaïsme.

b) Le ciel et l’eau

Le souffle [πνεῦμα] peut être un symbole théophanique qui désigne une manifestation occasionnelle de YHWH[48]. Or bien que le Jourdain représente d’abord l’espace rival du temple et de Jérusalem, son eau apparaît au sein d’un binôme holistique charpenté par un axe bipolaire vertical. De fait, suggérant une convergence entre le ciel et la terre, ἀναβαίνων (v. 10a)… καταβαῖνον (v. 10c) insinue un couplage entre deux fluides symboliques qui, tout en évoquant respectivement – ailleurs dans l’A.T. – la purification et l’investiture, sont présentés en Ez 36,25-27 et Is 44,3 comme support l’un de l’autre. Par ailleurs, alors que la sortie de l’eau peut évoquer l’Exode en tant que traversée, libération et renaissance (Ex 15,1-10), et que l’eau décape le péché et l’impureté par une intervention de l’Esprit de YHWH (Za 13,1 ; Ez 36,25), en évoquant Ps 2,7 le texte de Mc 1,11 fait du rituel d’eau un rituel d’investiture.

Au total, bien plus que deux espaces en convergence, et bien plus que des matières en rapport d’antithèse, s’avère une articulation sinon une fusion entre la renaissance par purification-absolution et la renaissance comme roi. Cela permet de comprendre pourquoi, dans la structure Mc 1,1-8 // Mc 1,9-15 le baptême d’eau est un baptême d’Esprit et vice versa.

c) La Judée et la Galilée

Mc 1,1-8 présente la Judée [qui contient Jérusalem] comme une antithèse (v. 5 : ἐξεπορεύετο) du désert [qui contient le Jourdain]. La Judée représente l’espace qui non seulement abrite le temple, mais correspond au noyau monarchique du vaste royaume messianique instauré par David et ayant Jérusalem comme capitale[49]. Pour cette raison, d’un point de vue géopolitico-symbolique, le rapport entre la Galilée et la Judée est celui entre le centre-sommet et la périphérie. Cette bipolarité sous-tend des passages comme Mc 3,22 et Mc 10,1.32 et surtout Mc 15,41 ; Mc 16,7.

Par ailleurs, d’après L. Finkelstein, la Galilée représente un espace de permanente impureté[50]. Or la préposition ἀπὸ (v. 9) souligne, non pas la rupture par rapport à Nazareth de Galilée, mais plutôt la « délégation » d’auprès de Nazareth de Galilée. Le baptême du Galiléen Jésus (v. 9-11) illustre donc, non seulement la convertibilité des impurs Nazaréens et Galiléens, mais aussi leur admissibilité au statut des fils-rois. Quant à l’exhortation faite en Galilée (v. 14-15), elle se base sur une nouvelle intéressante : la disponibilité de l’investiture royale pour ces impurs périphérisés sinon exclus qui acceptent d’être réhabilités. L’Évangile de Jésus, un Évangile à croire, consiste en la disponibilité du salut-justification-réhabilitation [pardon, baptême] indépendamment de la Loi [du temple].

d) Les chemins

Ils ne représentent pas la conduite des humains, mais les espaces de rencontre mutuelle [bidirectionnelle] entre Dieu et les hommes (Mc 1,3). La LXX connaît cet usage métaphorique où chemins et sentiers (Ps 24,4 ; 50,13 ; 66,3 ; 145,10 ; Is 40,3 ; 55,8-9 ; 65,8) représentent les doctrines, institutions, normes ou pratiques socioreligieuses. Leur rectification suppose qu’elles sont devenues inadaptées, dysfonctionnelles[51]. Plus qu’en Ba 5,7-9 où les chemins-obstacles devraient être modifiés pour faciliter le retour des fils et filles au bercail, les chemins-sentiers rectifiés de Mc ont Dieu comme leur premier usager. Mc 1,1-15 appelle et décrit une réforme du judaïsme en vue de faciliter à Dieu la réhabilitation des déchus et égarés.

Explicite en Mc 1,1-8 [premier volet], ce thème de réforme-rectification doctrinale se retrouve, mais dissimulé, en Mc 1,9-15 [second volet]. Au verset 10, le ciel ouvert illustre ce chemin rectifié dont l’Être ouranique est le premier utilisateur. Aux versets 12-13, alors que la proximité des bêtes avec Jésus ne fait que décrire – en langage tropico-allégorique – la proximité de Jésus avec les pécheurs, la mention de la tentation et de Satan illustre la résistance-hostilité que les conservateurs du judaïsme développent face à l’accueil des pécheurs, une véritable réforme doctrinale. De plus, la proximité-accessibilité de la royauté (v. 15), une « intéressante nouvelle » pour les bénéficiaires, est le direct résultat de cette rectification-simplification des processus, de la doctrine.

2.2.3 Des notions théologiques

Avec l’herméneutique structurelle, les notions théologiques contenues en Mc 1,1-15 révèlent des nuances théologiquement très défendables, mais qui n’apparaissent pas dans les lectures classiques du passage.

a) L’Évangile

« Évangile », comme « intéressante nouvelle », désigne la disponibilité-accessibilité et de l’investiture royale-filiale, et de l’absolution des péchés, indépendamment des normes édictées par la religion du temple et des institutions hiérosolymitaines[52]. Jésus en est le héraut. Cet Évangile s’adresse aussi bien aux bénéficiaires de la mission [bêtes] qu’aux détracteurs [Satan].

Nouvelle intéressante pour les bénéficiaires, les pécheurs, sont désormais réhabilitables et accueillis pour accéder au pardon ainsi qu’à la dignité royale et filiale perdue, sans les fastidieux rituels du judaïsme[53]. Nouvelle frustrante pour ceux qui, défendant les prérogatives de la synagogue et surtout du temple – cet espace difficilement accessible pour les pécheurs attitrés et pour les gens de la périphérie – jugent ou méprisent les pécheurs et se dressent comme obstacle vis-à-vis de cette réhabilitation.

Croire en l’Évangile, c’est accepter la possibilité de sa propre réhabilitation sans passer par les fastidieuses démarches des rituels prescrits par la Loi, mais aussi accepter que les autres soient réhabilitables, et sans passer par les restrictions et les exigences dictées par Jérusalem.

b) La conversion

Mc 1,1-15 présente deux aspects complémentaires de la conversion. D’une part, la conversion est ce changement de conduite auquel aspire le pécheur conscient d’être réhabilitable après avoir failli. D’autre part, la conversion est ce changement d’attitude auquel sont invités ceux qui, intransigeants, méprisent et accusent aussi bien les pécheurs que celui qui les réhabilite[54]. Les pharisiens [Satan] font obstacle [tentation] à Jésus qui, assisté des apôtres [anges-serviteurs], accueille, loin du temple [au désert], les pécheurs [bêtes] en quête d’intégration [compagnie].

c) La royauté

En Mc 1,15, βασιλεία désigne un statut plutôt qu’un espace[55]. En Mc 1,1-8, la royauté, corollaire de la filiation, est d’abord celle de Ἰησοῦ χριστοῦ (v. 1), mais aussi celle des Judéens pardonnés (v. 5). En Mc 1,9-15, la royauté-filiation est, dans la perspective de Ps 2,7, d’abord explicitement celle de Jésus baptisé (v. 9-11), et des convertis (v. 14-15), mais implicitement aussi celle des pécheurs accueillis [les bêtes] (v. 12-13).

De fait, à en croire les éléments structurels de Mc 1,1-8 // Mc 1,9-15, l’investiture royale est un effet du baptême d’eau, qui est simultanément un baptême d’Esprit. L’Évangile de la royauté annoncé par Jésus (v. 1.15) n’est donc pas celui de ces temps édéniques où les espèces seraient idylliquement innocentes les unes envers les autres (Is 11,6-9), mais celui d’un temps messianique où, malgré la malveillance [πειράζω] des pharisiens [Satan], les impies [bêtes] de la périphérie trouvent accueil et dignité des « fils de Dieu » [compagnie] auprès d’un Jésus aidé par les apôtres [anges-serviteurs].

d) Le baptême : Eau et Esprit

Comme en Ez 36,25-27 et Is 44,3 où le rituel d’eau sert à accorder l’Esprit, le baptême de Jean (v. 1-8 // v. 9-15), qui accorde la réhabilitation aussi bien par l’absolution que par l’investiture, est dans tous les cas l’oeuvre de l’Esprit Saint. Le baptême d’eau marcien est donc un baptême d’Esprit. Comme Jésus, les sevrés-du-temple Judéens et les indépendants-du-temple Galiléens – ces pécheurs [bêtes] en cours de domptage – en sont les bénéficiaires.

2.2.4 Pour conclure

L’herméneutique structurelle vient de montrer que le texte table, en guise de toile de fond, sur la supplantation de Jérusalem-temple et sur la facile accession des pécheurs à la réhabilitation. Mc 1,1-15 indique la connexion, sinon l’identité, entre l’Évangile et l’affranchissement vis-à-vis du judaïsme quant à la réhabilitation des pécheurs et quant à leur investiture comme fils-rois. Jean Baptiste et Jésus apportent chacun une triple conversion : conversion comme changement de cadre i.e. rupture par rapport au judaïsme, conversion comme investiture royale-filiale pour la dignité, conversion comme abandon du péché. Mc 1,12-13 est la capsule allégorique de la tension entre Jésus et les légistes concernant la réhabilitation des pécheurs.

À présent que les tropes ont été élucidés afin de mettre en lumière l’harmonie entre les passages en mode d’expression primaire et les passages en mode secondaire, on peut aisément percevoir les ressemblances entre les deux séquences, plus précisément concernant les personnages, les espaces et les notions.

2.3 Évidence thématique de la diptycité : Jean et Jésus

En Mc 1,1-15, la structure X//X indique bien que le point de clivage entre la séquence sur Jean Baptiste [anticipation] et la séquence sur Jésus [accomplissement] se trouve à la césure entre les versets 1-8 et les versets 9-15, et que les versets 12-13 ne s’intègrent qu’en tant que récit allégorique sur l’accueil des pécheurs. Une fois les versets 12-13 intégrés comme récit allégorique [métaphorique, métonymique et synecdochique], le second volet présente désormais les mêmes idées que le premier (Tableau 3) comme dans n’importe quel diptyque par ressemblance. Nous imprimons en caractères tramés les parallélismes qui dépendent directement et indispensablement des versets 12-13.

Tableau 3

Correspondance Mc 1,1-8 // Mc 1,9-15[56]

Correspondance Mc 1,1-8 // Mc 1,9-1556

Tableau 3 (suite)

Correspondance Mc 1,1-8 // Mc 1,9-1556

-> Voir la liste des tableaux

2.4 Mc 1,12-13 : Anges-diacres-apôtres, pharisiens sataniques, et bêtes-pécheurs

Rien qu’en nous limitant au niveau suprême de l’organisation de Mc 1,1-15 comme sous-section, il s’avère que Mc 1,12-13 est la tierce péricope d’une réplique de trois péricopes à Mc 1,1-8 ayant pour thème majeur : la ruée des pécheurs en quête de conversion grâce à la réforme initiée loin du temple par l’ange Jean. Même si Mc 1,14-15 mentionne l’appel des Galiléens à la repentance, Mc 1,12-13 est la seule des trois péricopes à reprendre cette idée d’accueil-pardon [réhabilitation] effectif des pécheurs indépendant du temple. C’est grâce à cette toute petite péricope que ce thème essentiel au premier volet trouve une réplique dans le second volet du diptyque, sauf que ce thème y est présenté en un langage figuré. En tant que tel, Mc 1,12-13 est une allégorie de la réhabilitation des pécheurs indépendamment – sinon au détriment – de la religion du temple. La lecture – et donc le statut – allégorique de Mc 1,12-13 émerge comme un impératif épistémique pour la pleine réalisation de Mc 1,1-8 // Mc 1,9-15 comme diptyque.

Dans cette allégorie, le désert représente l’espace anti-temple que sont le monde et/ou la future Église libérés des obligations du judaïsme ; la compagnie des animaux représente la compagnie des pécheurs accueillis ; Satan représente les pharisiens [judaïsme élitiste] hostiles à la réhabilitation des pécheurs ; les anges-serviteurs sont des humains, les apôtres-auxiliaires de Jésus, de la même manière que l’ange-rectificateur Jean Baptiste est un humain, l’apôtre de Dieu.

3. Conclusion

Notre analyse structurelle vient de montrer que, d’un point de vue critique, Mc 1,1-15 est un diptyque fait des versets 1-8 et 9-15. Mc 1,1-8 et Mc 1,9-15 sont donc deux volets thématiquement parallèles, supposés se répondre mutuellement, concernant les personnages, les espaces et les notions.

L’idée principale du premier volet (v. 1-8), l’accueil des pécheurs dans un espace anti-temple, ne présente aucune réplique visible dans l’autre volet (v. 9-15). Or, lu selon le mode primaire d’expression du sens, Mc 1,12-13 est une péricope sans réplique ou équivalent thématique dans le premier volet du diptyque, et sans rôle visible. Il y a donc inadéquation entre les deux volets du diptyque.

Ce n’est que lorsqu’elle est lue selon le mode secondaire d’expression du sens que Mc 1,12-13 manifeste son rôle : une réplique au thème de l’accueil des pécheurs dans un espace anti-temple – avec les personnages, les espaces et les notions essentiels.

Mc 1,12-13 devrait donc impérativement être lu selon le mode secondaire d’expression du sens pour être le moindrement, et pleinement, fonctionnelle au sein de sa sous-section et pour que les deux volets de la sous-section fonctionnent comme un vrai diptyque thématique.

Selon ce mode secondaire d’expression du sens, le désert est un trope de l’espace anti-temple, Satan est un trope des légistes qui s’opposent à la réhabilitation des pécheurs, les bêtes sont un trope des pécheurs accueillis par Jésus, et les anges sont un trope des ministres qui assistent Jésus dans son accueil des pécheurs.

D’un point de vue narratif linéaire, Mc 1,12-13 est une prolepse de l’hostilité que va opposer le judaïsme des pharisiens à cette réhabilitation des pécheurs qui constitue l’essentiel de la mission de Jésus dans le deuxième évangile. Apparemment gauche d’un point de vue narrativiste, cette anticipation n’a pourtant rien d’anormal dans la mesure où, essentiellement thématique, la structurité sémitique antique est circulaire plutôt que linéaire ou événementielle. Au total, bien qu’elle soit la péricope parmi les plus brèves de l’évangile, Mc 1,12-13 est un résumé du reste de l’évangile.

Tout compte fait, l’analyse structurelle a permis de déceler une péricope dont le caractère tropique du langage n’était pas évident. Dans le deuxième évangile donc, le langage tropique ne se limite point aux seules paraboles (Mc 4,1-34 ; 13,28-31 ; 12,1-12). Cela étant, ne serait-il pas impératif de soumettre toutes les séries de péricopes, donc tout l’évangile de Marc, à une rigoureuse analyse structurelle pour découvrir, peut-être, d’autres péricopes erronément lues selon le mode primaire d’expression du sens alors qu’elles ont été rédigées selon le mode secondaire ?