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« Comment comprendre aujourd’hui, de façon appropriée, la tâche de la philosophie ? » Alors que la philosophie fait face, comme de nombreuses autres disciplines, à une spécialisation croissante, le philosophe allemand Jürgen Habermas (né en 1929) propose ici[1] une refonte stimulante de la modernité. Par-delà tous les déclinismes, il aiguille son lecteur sur les chemins d’une recherche motivante et positive pour l’avenir non seulement de la discipline philosophique mais pour l’ensemble de nos sociétés occidentales.

De manière à éclairer donc des questionnements bien actuels, l’auteur propose une ample exploration de la généalogie de la pensée postmétaphysique. Partant de l’Antiquité la plus archaïque, s’appropriant en particulier le concept de “période axiale” forgé et défendu par Karl Jaspers, et déroulant le fil de l’histoire jusqu’à la Renaissance, Habermas analyse dans ce premier volume « la constellation occidentale de la foi et du savoir ». De manière stupéfiante mais non sans rappeler ses appels répétés à « s’approprier de manière systématique les motifs religieux », celui qui reste un philosophe agnostique des plus affirmés contribue ainsi de la manière la plus sérieuse et constructive au débat actuel sur le dialogue nécessaire entre foi et raison. En particulier il entend « examiner si la perspective adoptée par la pensée post-métaphysique lorsqu’elle se confronte aux traditions religieuses s’est transformée avec le regard généalogique portée sur l’origine commune de la métaphysique et du monothéisme ». Pour lui la philosophie doit examiner « attentivement, dans son rapport aux traditions religieuses, une compréhension de soi sécularisée, à la condition que la constellation présente de la pensée postmétaphysique, de la science et de la religion puisse être envisagée comme le résultat d’un processus d’apprentissage au fil duquel (sur la voie empruntée par l’Occident au fil de son évolution) la “foi” et le “savoir” se sont entrelacés (…). Une pensée postmétaphysique que sa propre généalogie a permis d’éclairer doit (…) parvenir à l’aperçu suivant : elle ne peut, dans le contexte d’une société mondiale multiculturelle, défendre véritablement l’autonomie de la raison commune qu’à la condition de se montrer disposée à l’apprentissage, sans renier pour autant son origine occidentale, et de s’impliquer dans la discussion interculturelle comme une protagoniste parmi d’autres. » (p. 147)

Massif, ce premier volume se décompose en six parties d’épaisseur plus ou moins égale, regroupant généralement quatre chapitres chacune. Avec la période axiale comme pierre d’angle et une « première considération intermédiaire » comme “pause” bienvenue à l’issue de la troisième partie, on peut cependant diviser l’ouvrage en deux grands mouvements. Le premier pose une série de jalonnements conceptuels sur la problématique générale, sur la religion, sur les religions. À partir du quatrième chapitre, l’auteur opère un rétrécissement progressif sur l’Occident qui, avec des pages passionnantes sur l’histoire de l’Église présentée comme une corporation moderne, se termine sous les auspices de Machiavel et de Vitoria, au seuil même de la modernité. Mobilisant un patrimoine bibliographique colossal et un appareil critique remarquable – aux dimensions d’une carrière qui s’étale sur près de trois-quarts de siècle – l’auteur se saisit aussi de résultats issus de la recherche scientifique récente dans le domaine des sciences cognitives comme des religions comparées. Volumineux et dense, l’ouvrage s’adresse donc d’abord à un lecteur avisé et à un étudiant avancé. Mais doté d’une structure solide toute habermasienne, il se lit avec aisance… à condition de prendre et de maintenir un bon rythme de lecture. On ne peut d’ailleurs que rendre hommage au travail précis et propre qui a été mené par le traducteur Frédéric Joly et les éditions Gallimard (seule une coquille repérée, p. 725 !). On attend donc la suite avec intérêt.

Les jalons d’une généalogie : cadre et limites d’une réflexion

La première partie de l’ouvrage correspond à une grosse introduction dans laquelle l’auteur pose les jalons de sa problématique « sur la question d’une généalogie de la pensée postmétaphysique » et définit les termes, le cadre mais aussi les limites de sa réflexion.

Dans un premier chapitre, l’auteur expose d’abord les grandes théories philosophiques qui, au vingtième siècle, ont proposé des scénarios de crise et une histoire de déclin : Carl Schmitt, Léo Strauss, Karl Löwith et Martin Heidegger font ainsi tour à tour l’objet d’une relecture d’autant plus intéressante qu’elle laisse entrevoir, dès les premières pages de ce volume, que le lecteur a ici entre les mains une oeuvre ruminée, fruit d’une maturation intellectuelle rare et donc précieuse. Et surtout, l’auteur a bien pour ambition d’aller au-delà de ce déclinisme, ce qui n’est pas sans ajouter à l’opportunité d’un tel ouvrage. Au-delà de ces quatre scénaristes brièvement comparés (p. 50-51), l’auteur mobilise aussi la pensée de Hans Blumenberg sur les lois propres de la modernité occidentale, ce qui lui permet de poser quelques questions fondamentales : « La modernité peut-elle justifier ses propres principes de connaissance, ses fondements juridiques et moraux, ses idées d’autodétermination et d’autoréalisation, la compréhension historique qu’elle se fait d’elle-même en tant qu’une “nouvelle” époque s’affranchissant sur le mode de l’autocritique du préjugé et de la répression de façon rationnelle, et donc à partir des composantes ou fonds lui appartenant en propre, c’est-à-dire profanes et postmétaphysiques ? Ou bien demeure-t-elle en vérité arrêtée aux sources religieuses qu’elle renie ? » (p. 52) Plus loin, l’auteur précise qu’il cherche ici à savoir « pourquoi nous avons accepté, en les considérant en règle générale comme parfaitement fiables, les pratiques cognitives dont nous pensons intuitivement qu’elles génèrent des résultats rationnels (…), comment il se fait que des philosophes, qui réfléchissent sur leurs compétences assimilées, cessent en règle générale de tenir pour plausibles des modèles d’explication et des interprétations du monde autres que séculiers et postmétaphysiques » (p. 55). En bref, dans ce premier chapitre, l’auteur explique ainsi sur le plan méthodologique son projet d’une généalogie de la pensée postmétaphysique et cherche à « prévenir les malentendus que ce procédé pourrait à première vue susciter » (p. 31).

Le deuxième chapitre s’ouvre sur une autre question fondamentale qui n’est pas sans rappeler les différents débats auxquels l’auteur a participé ces dernières années et au cours desquels il avait déjà appelé, non sans créer de vives polémiques, à s’approprier de manière systématique les motifs religieux : « Car tant que l’on ne pourra affirmer de façon certaine que les forces créatives de la religion se sont épuisées, la philosophie n’aura aucune raison de renoncer à un positionnement dialogique, avide de connaissances, vis-à-vis des traditions religieuses. » (p. 63) Comme l’auteur le rappelle en plusieurs endroits, le rapport de la foi et du savoir se situe au coeur de l’évolution de la philosophie occidentale mais a vu s’imposer depuis le dix-septième siècle une compréhension de soi séculière. Se sont par conséquent posées des questions quant à la légitimation du pouvoir que n’a pas su résoudre, selon l’auteur, la philosophie des débuts du vingtième siècle. Pour la pensée métaphysique se pose donc la question de savoir si ce long processus de traduction est parvenu à terme : « la question de savoir comment la pensée séculière doit réagir à une pensée religieuse en adoptant une forme postmétaphysique n’est en rien une question banale » (p. 61). L’enjeu n’est autre ici qu’une bonne compréhension de la sécularisation et de la place d’une pensée métaphysique qui « sans produire une image du monde navigue entre la religion et les sciences de la nature, entre les sciences sociales et les sciences humaines, entre la culture et l’art, afin d’éliminer, dans la réflexion sur ces formes d’une compréhension de soi habitualisée et, ce faisant, sonder aussi ses propres limites » (p. 62). Mais il ne s’agit pas non plus pour l’auteur de « dénigrer d’une manière ou d’une autre la prétention à l’universalité de la raison vis-à-vis de la prétention dogmatique à la vérité de la foi religieuse » (p. 63). Ou pour le dire autrement : « Comment comprendre une pensée postmétaphysique se montrant disposée à apprendre des traditions religieuses, de leur potentiel de suggestion riche en teneurs sémantiques, ou même de leur contenu de vérité possible, susceptible d’être traduit philosophiquement, sans être pour autant prête pour ce faire à porter atteinte à l’usage autonome de la raison ? » (p. 80) Pour étudier ce revers d’une disposition au dialogue, l’auteur s’appuie dans les paragraphes suivants sur les travaux de John Rawls et de Karl Jaspers.

Or Karl Jaspers est aussi à l’origine du concept, « innovant et lourd de conséquences » (p. 88) de “période axiale” et qui occupe une place centrale dans la présente démonstration. Il permet notamment à l’auteur de situer la genèse de la constellation occidentale formée par la science, la raison philosophique et la religion, par rapport aux autres grandes constellations civilisationnelles. Car l’un des axes majeurs suivis par l’auteur demeure, selon le titre de troisième chapitre « la voie empruntée par l’Occident au fil de son évolution et la prétention à l’universalité de la pensée postmétaphysique ». Néanmoins, comme il l’écrit plus en avant, « ce mode de penser ne saurait être justifié seulement à partir de l’histoire occidentale » (p. 90). L’approche “civilisationnelle” empruntée dans un premier paragraphe vise donc d’abord à souligner le rôle majeur des grandes religions du monde dans la configuration actuelle de la société mondiale. Aux pages 95-98, à partir de recherches récentes menées dans le domaine de l’étude comparative des civilisations, l’auteur propose d’ailleurs une réflexion tout à fait intéressante sur la modernité. Et dans un deuxième temps, en se penchant « sur les problèmes qui rendent aujourd’hui nécessaires une réflexion et une délibération interculturelles sur les fondements de la justice politique et en ayant recours à une expérience de pensée », l’auteur explique « le rôle que peut revendiquer de façon parfaitement légitime la pensée postmétaphysique dans la polyphonie des discussions interculturelles » (p. 90). Car pour l’auteur, « il importe de se demander comment une communauté internationale pourrait s’accorder véritablement sur des principes de justice politique reconnus dans une logique d’interculturalité : et c’est ainsi que se voit éclairé différemment le rapport de la raison séculière à la foi religieuse, car au niveau global ce rapport s’avère être tout autre que dans les cercles culturels occidentaux » (p. 101). Dans ce troisième chapitre, abordant la problématique sous l’angle civilisationnel, l’auteur tente de « préciser à titre préventif sous quelle réserve la pensée postmétaphysique devrait néanmoins continuer d’élever sa prétention à l’universalité, et cela dans le cadre d’une discussion interculturelle qui n’a guère encore été entamée au niveau philosophique » (p. 32). Or cet objectif se traduit dans la démonstration de l’auteur par l’idée de “processus d’apprentissage” qui, à l’inverse de points de vue systématiques, offre l’avantage de concevoir une généalogie de la pensée postmétaphysique en mettant en relation l’élucidation de l’intérieur des progrès cognitifs avec, d’un côté, le traitement des connaissances sur le monde chaque fois accumulées et, d’un autre, le changement de forme de l’intégration sociale. L’auteur peut ainsi conclure ces considérations préliminaires en esquissant des postulats fondamentaux d’une théorie critique de la société. Dans un quatrième chapitre, il rappelle d’abord le cadre conceptuel d’une théorie communicationnelle de la société avant d’introduire quelques éléments de compréhension du problème d’intégration sociale, « à la résolution duquel contribuent des images du monde pourvoyeuses d’identité » (p. 110). Puis il propose un schéma sommaire des hypothèses d’arrière-plan relatives aux mécanismes et stades de l’évolution sociale, avant d’esquisser des réflexions qui annoncent les développements des parties suivantes et quelques perspectives programmatiques « à la lumière des défis du présent ».

Des axes et des images, des racines et des concepts

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur s’attache à expliquer « les racines sacrales des traditions de la période axiale ». S’appuyant donc sur les travaux de Karl Jaspers, il souligne d’abord que « nous ne devons pas oublier que l’unité de l’interprétation du monde et d’une pratique cultuelle se maintient dans les traditions religieuses. Sans ce trait lui appartenant en propre, la religion n’aurait pu s’affirmer comme elle l’a fait obstinément jusqu’à aujourd’hui en face de la pensée séculière. En raison de son enracinement dans le complexe sacral, la religion conserve encore un lien à une expérience archaïque qui, au fil de la modernité, est devenue inaccessible à toutes les autres formes de sensibilité culturelle. » (p. 148) À la base du projet de l’ouvrage, cette idée sous-tend donc aussi cette deuxième partie dans laquelle l’auteur s’attache justement à éclairer, dans un premier chapitre, plusieurs aspects du concept de religion, puis dans un deuxième chapitre les dimensions plus particulières du mythe et du rite. Dans un troisième chapitre, s’appuyant sur les travaux de Durkheim et de van Gennep, il décrypte la signification intrinsèque du rite, faisant l’hypothèse que « s’y reflète le traitement d’une ambivalence intéressante, caractéristique de l’histoire-nature de l’homme et fondée structurellement dans le mode linguistique de la socialisation » (p. 148). De manière tout à fait intéressante, l’auteur consacre un cursus à l’origine du langage. Enfin, dans un quatrième chapitre, en s’appuyant sur l’exemple des premières civilisations, l’auteur évoque la symbiose du salut et du pouvoir. Différenciant diverses formes de savoir, il développe ainsi « une hypothèse au sujet des progrès non seulement du savoir cognitif mais aussi du savoir socio-cognitif et moralo-cognitif, dont les exigences se révèlent finalement trop grandes pour la force explicative de mythologies qui, dans l’intervalle, avaient continué de se développer » (p. 148). A l’issue de cette deuxième partie, l’auteur est donc en mesure d’affirmer que « seules les images du monde de la période axiale transforment le sacré en une puissance qui promet une justice salvatrice en couplant l’obtention du salut et une voie de salut d’une grande exigence éthique, et donc en faisant dépendre expressément la délivrance de la misère terrestre de l’observance d’un ethos universaliste » (p. 248).

À partir de la troisième partie, l’auteur peut donc commencer à dérouler sa relecture de l’histoire philosophique en partant de l’apparition des images du monde de la “révolution axiale” et de ces traditions qui « se cristallisent tout particulièrement autour de l’idée initiale et centrale d’un universalisme moral » (p. 250). Dans cette partie passionnante, l’auteur se confronte donc dans un premier chapitre à la moralisation du sacré pour comparer dans un deuxième chapitre l’origine juive du monothéisme avec les commencements indiens du bouddhisme au chapitre trois et avec le Confucianisme et le Taoïsme au chapitre quatre. Dans les chapitres cinq et six, il se tourne vers la philosophie grecque qui se distingue par rapport aux autres images du monde par son non-enracinement dans la pratique rituelle, son cadre si particulier de la cité, et, dans le cas de la doctrine platonicienne des idées, par son degré de différenciation discursive. « Alors que les autres doctrines de la période axiale élèvent les rites en tant que le noyau du complexe sacral à un niveau de réflexion supérieur et, ce faisant, les transforment, c’est un découplage de la théorie et du culte opéré par une religion d’éducation qui s’amorce en Grèce » affirme-t-il, p. 364. L’auteur amorce ainsi un rétrécissement de son analyse sur la constellation spécifiquement occidentale de la foi et du savoir. Mais il s’accorde d’abord “une pause”, bienvenue pour le lecteur également, en mettant en lumière dans une « première considération intermédiaire » « les jalonnements conceptuels de la période axiale » en soulignant quelques points communs et quelques notions-clés à l’instar des concepts de “monde vécu”, “monde objectif”, “monde quotidien” de même que la spécificité occidentale de la polarisation entre foi et savoir, résultat d’une « division du travail, opérée dans l’Antiquité tardive, entre le christianisme et le platonisme » (p. 390).

Aux origines d’une constellation occidentale : platonisme et christianisme

C’est à cette division du travail que la quatrième partie est consacrée. Les premières pages (390-394 en particulier) résument en fait assez bien le projet d’ensemble de l’auteur. S’intéressant à la symbiose de foi et de savoir dans le platonisme chrétien, il questionne dans un premier chapitre les jalons de l’oeuvre missionnaire qui sont à l’origine non seulement de la séparation entre les chrétiens et les juifs mais aussi à la propagation des communautés chrétiennes dans l’empire romain. La théologie paulinienne occupe ici une part importante de l’analyse de l’auteur (p. 407-415). Dans un deuxième chapitre, l’auteur s’intéresse à la configuration du christianisme dans l’espace gréco-romain qui pousse la théologie chrétienne « d’un côté à une apologétique vis-à-vis des courants philosophiques et gnostiques et, d’un autre, à clarifier ses propres doctrines en recourant aux concepts de la métaphysique grecque » (p. 396). Le lecteur sera ici attentif aux commentaires du philosophe allemand quant à l’usage de l’expression “hellénisation” qui a déclenché de vives controverses dans le monde philosophique germanophone encore ces derniers temps (p. 432), ainsi qu’à sa relecture des développements christologiques car il y voit en réalité un moment clé dans l’histoire occidentale : « Parce que la théologie a mis l’accent sur une élucidation conceptuelle non assimilante de la foi, elle a dans le même temps poussé à surmonter la tendance de la philosophie – une tendance synonyme de rétrécissement – à se confronter uniquement aux questions d’une ontologie distinguée comme science fondamentale. La pensée postmétaphysique sortira en définitive gagnante de cette interaction une fois mis un terme définitif à l’engrènement philosophique du message chrétien du Salut et de la métaphysique grecque » (p. 437). Étudiant la confrontation historique entre le christianisme et le néoplatonisme, l’auteur en vient par conséquent à relire l’oeuvre de saint Augustin, avec lequel « débute le processus d’osmose conceptuelle consistant en l’assimilation par la philosophie de motifs de pensée chrétiens ». Afin de mieux comprendre l’apport augustinien cependant, Habermas jette d’abord un regard rétrospectif sur la théorie de Plotin qu’il identifie à « une sotériologie qui développe la compréhension religieuse que l’homme se fait de lui-même à partir de la compréhension ontologique du monde » (p. 442) et qui finalement « change la direction de la voie de salut ».

Mettant en exergue quelques traits de parenté entre le christianisme et le néoplatonisme, Habermas décrit ainsi « la synthèse en définitive réussie des deux traditions » (p. 447) avant de consacrer des pages importantes à l’oeuvre de saint Augustin. Car l’ambition de ce dernier n’était autre que « montrer que le christianisme n’était pas seulement la religion suprême mais aussi la meilleure philosophie », soit par conséquent non seulement d’instaurer « une simple division du travail entre foi et savoir » mais « d’intégrer l’une à l’autre » (p. 448). Parce qu’elle inaugure en fait un nouveau cycle de cette mise en langage du sacré qui avait jadis débuté avec les récits mythiques, la pensée de saint Augustin marque ainsi « un tournant pour ce qui est de la généalogie de la pensée postmétaphysique » (p. 459). Selon l’auteur « la philosophie doit dorénavant focaliser son attention sur l’âme, non sur le monde » (p. 469). Le libre-arbitre mais aussi le temps sont ainsi au coeur de l’analyse. Mais c’est surtout la question de l’autorité qui structure ces pages et qui mène naturellement l’auteur à s’intéresser à la « romanisation du christianisme » en consacrant un paragraphe clé à une relecture de La Cité de Dieu et à une analyse quasi-sociologique du développement de la papauté et à l’apparition de l’Église catholique romaine. Car « c’est précisément d’un point de vue sociologique que l’Église catholique-romaine se distingue des autres grandes religions du monde, et cela en raison de sa stature : celle d’une puissance séculière, c’est-à-dire en mesure d’agir politiquement » (p. 471). En conclusion, Habermas est en mesure de souligner deux grands thèmes. Il distingue d’abord une prise de conscience d’une différence : « la constellation spécifiquement occidentale de foi et de savoir est le résultat de la délimitation de la doctrine chrétienne par rapport aux traditions paganises et au dieu des philosophes » (p. 483). Ensuite, parce qu’il élargit par exemple l’histoire du Salut à la théologie de l’histoire, saint Augustin ouvre la réflexion philosophique à de nouveaux objets et pose ainsi « les jalons pour une réflexion éthique et philosophique sur un présent vécu comme une période de crise ».

Les conditions catholiques d’une pensée postmétaphysique

Avec pour paysage l’Europe chrétienne qui émerge des décombres de l’empire romain et qui se construit sur l’approche augustinienne du savoir, Habermas en vient dans sa cinquième partie à une étape cruciale de son analyse. Car il s’agit bien pour lui d’étudier le paradoxe selon lequel « la modernité occidentale est apparue au sein d’une Europe chrétienne marquée par l’Église catholique-romaine et même essentiellement cochée par elle. S’y préparent les conditions d’une pensée postmétaphysique et d’une compréhension de soi anthropocentrique, de même qu’y sont remplies les conditions d’apparition de la culture politique des cités commerçantes, du système moderne du droit et de l’État et de la différenciation de l’économie capitaliste et d’un régime politique impérial à grande échelle » (p. 507). Habermas s’attache ainsi à expliquer l’évolution asymétrique entre les deux empires chrétiens issus de l’imperium romain, de manière à montrer que l’Église catholique-romaine a appris à s’affirmer aussi comme une puissance politique. Avec pour ligne d’analyse son questionnement généalogique, Habermas n’aborde pas tous les pans de l’histoire ecclésiale : il se concentre ici « sur les processus d’apprentissage qui sont précisément à l’origine de la pensée postmétaphysique – des processus certes déclenchés de façon contingente mais qui peuvent être compris de façon rationnelle ». Il souligne ainsi dans un premier paragraphe deux aspects relevant des représentations de l’histoire du Moyen-Âge européen jusqu’au quatorzième siècle, en rappelant d’abord « comment l’Église est devenue cette force capable de façonner culturellement la société de l’“Europe chrétienne” » puis en montrant comment s’est constituée la relation de l’État et de l’Église qui constitue un trait « spécifique à l’Occident » (p. 511). Comme il l’explique plus loin, « l’organisation du pouvoir spirituel dans la forme de l’Église catholique-romaine en est venue à jouer un rôle dynamique non seulement dans la dissolution de la société “politique” et son passage à une société fonctionnellement différenciée mais aussi dans la préparation à une compréhension décentrée de soi et du monde » (p. 513). Scène d’une discussion sur la foi et le savoir, l’Église a constitué en fait une puissance sociale et politique porteuse d’une fonction stimulante. Dans des pages passionnantes pour le lecteur avide d’histoire de l’Église et d’histoire européenne (p. 514-544), Habermas aborde ainsi des moments aussi importants que la “révolution papale” du onzième siècle qui a contribué de manière décisive à la séparation institutionnelle du sacerdotium et du regnum. Au passage, l’auteur remarque que « le nouveau droit organisant l’Église était déjà, fondamentalement, un droit public moderne et, dans cette mesure, il représentait une authentique innovation par rapport au droit civil romain » (p. 538). « Corporation portée par ses seuls membres », l’Église devient ainsi un modèle juridique pour une multitude de réalités sociales en passe de s’extraire ainsi de la féodalité et de la seigneurie foncière. Par conséquent, dans le haut Moyen-Age, « l’Église se retrouve prise dans le tourbillon d’une autonomisation du pouvoir séculier, qu’elle a bon gré mal gré encouragée elle-même, tandis que la théologie fait bien involontairement avancer le découplage du savoir séculier sur le monde et de la religion » (p. 541). Car la création de la faculté des arts au sein des universités fondées au treizième siècle contribue en plus à la séparation du savoir philosophique et de la doctrine religieuse chrétienne.

Dans un deuxième paragraphe Habermas explique comment à partir d’une réception particulière de l’oeuvre d’Aristote, la question “foi et savoir” se pose d’une nouvelle manière. En particulier, il développe « les deux problèmes qui ont résulté de la tentative cohérente de “rattacher” la métaphysique à la doctrine chrétienne : comment réagit le Dieu des philosophes au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? Et comment le discours théologique lui-même est-il encore possible sur un mode scientifique une fois la foi et le savoir scientifiquement différenciés ? » (p. 549) Puis il s’attache à éclairer le défi représenté par le relatif découplage de la philosophie pratique et de la philosophie théorique opéré dans l’oeuvre aristotélicienne et qui n’est pas sans marquer une véritable rupture avec la structure de toutes les images du monde de la période axiale. Dans son troisième paragraphe l’auteur en vient aux réponses apportées, en particulier par saint Thomas d’Aquin quant aux défis posés par la théorie de la science et la métaphysique aristotéliciennes. Et dans un quatrième paragraphe, l’auteur se penche sur la réception ambiguë de l’éthique et de la politique aristotéliciennes. En développant les principes de l’éthique thomiste, l’auteur montre ainsi comment le droit se voit attribuer une position lui appartenant en propre. Car l’originalité de l’oeuvre de saint Thomas est bien « de fonder la philosophie du droit en tant qu’une nouvelle disciple dans le cadre de laquelle il renouvelle la tradition du droit naturel à l’aide du droit romain, la retravaillant à nouveaux frais de manière à la rendre porteuse d’avenir » (p. 589). En fait, « ce que Thomas ne pouvait pas encore percevoir, c’était la dialectique d’une évolution du droit qui allait faire du droit positif en tant qu’un moyen d’organisation du pouvoir politique le catalyseur d’un élargissement et d’un approfondissement de la puissance publique » (p. 611).

De la connaissance et du droit en Occident : vers la modernité

Si Thomas semblait avoir concilié la philosophie grecque dans sa forme déterminante et le savoir sotériologique chrétien et bien qu’elle ait été longtemps considérée comme réussie par les autorités ecclésiales, la synthèse thomiste ne représente qu’une étape de la lutte pour la juste conception de la foi et du savoir. Dans son cinquième chapitre, l’auteur s’attache ainsi à expliquer comment les critiques de la métaphysique thomiste formulées par Duns Scot et Guillaume d’Ockham ont en fait ouvert « une faille entre foi et savoir, une béance difficilement surmontable » (p. 615). Les deux premiers paragraphes de ce dernier chapitre sont ainsi consacrés à ces deux penseurs originaires des îles britanniques considérés comme les instigateurs de la “révolution nominaliste” « parce qu’ils préparent ce changement de paradigme qui conduira à l’abandon de la métaphysique au sens d’une conception du monde relevant de la période axiale, et tout particulièrement de la conception grecque du cosmos » (p. 618). L’auteur montre ainsi dans un premier paragraphe comment Scot renouvelle la question de la connaissabilité de Dieu en adoptant une perspective étayée par la théologie mais empruntant pour l’essentiel à la théorie de la connaissance » (p. 618). Car Scot découple la connaissance de Dieu de la connaissance métaphysique de la nature. Et parce que le discours théologique sur Dieu renonce à toute prétention spéculative, se creuse ainsi l’opposition entre théologie et philosophie, foi et savoir. Scot procède ainsi à des différenciations essentielles : « Son effort proprement révolutionnaire consiste à découpler l’ontologie, sur la voie nouvelle d’un examen des conditions logico-sémantiques des propositions portant sur de possibles objets d’une métaphysique se raccordant conceptuellement à la philosophie de la nature. » (p. 627) Scot élabore aussi une systématique des aptitudes à la connaissance qui estimera à sa juste valeur la pertinence nouvelle du particulier et de l’individuel. Et attaquant la conception téléologique jusqu’alors dominante d’une éthique de l’aspiration guidée par la raison, Scot forge l’idée d’une liberté d’arbitraire se liant d’elle-même à une loi absolument valide qualifiant de juste ou de mauvaise toute action sans condition aucune pour les conséquences d’une telle qualification sur le degré futur de béatitude de son auteur » (p. 619). Posant ainsi les jalons conceptuels conduisant à une morale déontologique, avec Scot, « il devient clair que la raison pratique devra désormais procéder toute seule, en comptant sur ses seules forces, à la spécification des principes universels » (p. 648). Guillaume d’Ockham radicalise les avancées scotiennes mais certaines différences « annoncent déjà la bifurcation qui décidera au dix-septième siècle de l’évolution de la philosophie ». Car « cette séparation des convictions fondamentales rationalistes et empiristes anticipe sur l’opposition faisant époque entre Kant et Hume, qui donnera expression aux positionnements contraires de la philosophie quant à l’héritage religieux de l’humanité » (p. 616). Dans son deuxième paragraphe, l’auteur montre ainsi comment Ockham détache encore la théologie d’une ontologie ayant opéré un tournant transcendantal et ayant désormais perdu tout noyau métaphysique avant de mettre en lumière les conceptions ontologiques différentes puis dans la théorie de la connaissance des deux auteurs. Pour finir, l’auteur insiste sur l’originalité d’Ockham dans le domaine de la philosophie pratique car « en se confrontant aux prétentions à l’autorité du pape, il assimile les réflexions des Politiques aristotéliciennes dans l’esprit d’un individualisme égalitaire marqué par le christianisme » (p. 650). En réalité, sur un mode fonctionnel, Ockham « fonde le domaine de compétence du peuple, qui doit transmettre ses compétences au pape ou à l’empereur » (p. 686).

Selon Habermas, la pensée nominaliste libère les motifs porteurs d’avenir qui se déploieront d’une part dans la théologie de l’époque de la Réforme et d’autre part dans une philosophie émancipée de la pensée théologique, tournée vers l’activité de la conscience du sujet intelligent et agissant » (p. 687). Une pensée nouvelle se déploie ainsi dans le contexte de l’évolution juridique, politique et sociale des débuts de la modernité : l’auteur y consacre un troisième chapitre qu’il commence par un bref panorama des débuts du capitalisme marchand et des premières constitutions communales, moyen pour lui de décrire le processus de différenciation alors à l’oeuvre entre État, économie et société mais aussi comment « l’Église perd peu à peu, au fil de sa propre spécification fonctionnelle, son rôle de source de légitimation du pouvoir » (p. 696). Corrélativement s’aiguise donc le problème de la constitutionnalisation du pouvoir puisqu’on se demande alors « qui doit remplacer l’autorité sacrale dont participait jusqu’alors le droit dans son rôle de source de légitimation » (p. 696). Ce paysage historique étant dépeint, l’auteur fait ressortir « la stupéfiante modernité de la très clairvoyante conception que se faisait Marsile de Padoue d’une organisation rationnelle des rapports de l’État et de l’Église », avant de confronter ce projet à un tableau de l’évolution de la culture étatique des débuts des temps modernes, en particulier face à la décomposition sur le temps long de l’empire : « Comment l’exercice de la puissance formalisé juridiquement et rationalisé en toute objectivité peut-il encore se légitimer lorsque l’État n’est plus en mesure de revendiquer de façon crédible la puissance sacrale comme sa source de légitimation ? » (p. 715) Revers de la positivation du droit, cette question ouvre le dernier chapitre de l’ouvrage dans lequel deux auteurs principaux sont mobilisés : Nicolas Machiavel et Francisco de Vitoria. Avec le premier, Habermas se penche d’abord sur cette neutralisation de la morale au nom de la puissance qui « marque une rupture spectaculaire avec la tradition intellectuelle et politique allant de Platon et Aristote jusqu’au droit naturel chrétien en passant par la Stoa » (p. 718). Mais pour Habermas Machiavel élabore surtout une conception entièrement neuve de la puissance en s’attachant à la connaissance scientifique de la dynamique de l’acquisition et de la conservation de la puissance dans un système de pouvoir socialement différencié, pourvu d’une constitution ainsi qu’à la pratique des détenteurs du pouvoir politique. Quant à Vitoria et l’idée d’un pouvoir de disposer de soi et de ses biens, ils participent au décentrement et à l’élargissement de l’idée chrétienne de droit naturel en répondant aux défis conjoints posés par l’époque moderne à savoir la scission confessionnelle et l’inclusion coloniale des peuples païens dans le champ de puissance du souverain chrétien. Ayant posé ainsi les jalons philosophiques de cette via moderna, Habermas parvient ainsi au seuil de la modernité et de son volume suivant.