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Pierre Ronsard, Hymne des Daimons[1]Or qui voudroit narrer les contes qu’on fait d’eux,
De tristes, de gaillards, d’horribles, de piteux,
On n’auroit jamais fait : car l’homme ne se treuve
Qui tousiours n’en raconte une merveille neuve.
Dans la tradition chrétienne, le mot « démon » désigne un ange déchu[2]. Sa figure se distingue de celle du dibbouk du folklore juif (qui se manifeste par une possession qui rend fou, le mot « dibbouk » signifiant en hébreu « attachement ») ou encore du djinn islamique (un être surnaturel, bienfaisant ou malfaisant, qui peut prendre divers aspects et tenter l’homme) – même si des similitudes se retrouvent, notamment dans leur statut d’êtres intermédiaires entre le divin et l’humain[3].
De la Grèce d’Homère au Nouveau Testament : origine des démons
La croyance en l’existence d’êtres intermédiaires préexiste à la naissance des religions abrahamiques. Elle est commune à l’ensemble des civilisations anciennes, lesquelles conçoivent le monde comme un lieu habité d’entités surnaturelles. C’est ce pressentiment d’un monde surnaturel qui conduit les hommes à mettre au point des rites pour s’assurer que les êtres invisibles demeurent dans leur ordre, et qu’ainsi l’ordre du monde soit préservé. « Cette attitude est universelle ; les modernes ne l’ignorent point ; elle surgit spontanément dans l’âme enfantine et toutes les fois qu’un homme a l’impression que l’univers, autour de lui, devient incompréhensible, livré à la fantaisie et au caprice d’êtres invisibles[4] », écrit Pierre Grimal. C’est contre le surgissement de l’invisible que l’on se prémunit – étant entendu que les êtres intermédiaires sont bien plus souvent porteurs de chaos que de prospérité pour la société.
C’est dans la Grèce archaïque que le mot daimôn est utilisé pour la première fois pour désigner des créatures intermédiaires entre la société des hommes et le monde des dieux. Ces créatures sont nécessaires à un régime de pensée qui conçoit la divinité comme une Puissance inconnaissable. « Dieu n’est pas connaissable ; on peut seulement le reconnaître, savoir qu’il est, dans l’absolu de son être. Encore est-il besoin, pour combler l’infranchissable écart entre Dieu et le reste du monde, d’intermédiaires, de médiateurs. Pour se faire connaître à ses créatures, il a fallu que Dieu choisisse de se révéler à certaines d’entre elles[5] », explique Jean-Pierre Vernant. Dans ce cadre, le daimôn peut être compris comme celui qui donne à un individu les moyens d’agir selon son intériorité. Pour Homère, l’action du daimōn sur l’individu se traduit ainsi par un dédoublement ; le daimôn « vient nommer ce qui, tout en advenant en moi, ne peut venir de moi : coup de folie, passion, comportement insolite » [6]. Il est ce qui permet de légitimer l’écart du comportement individuel avec la norme des hommes ordinaires.
Dans la Grèce classique, le daimôn continue à s’attacher à un individu, comme le fameux démon de Socrate, son « bon génie » (agathos daimôn) : une puissance intérieure qui influence la volonté du philosophe et le pousse à questionner sans relâche son entourage. En cela, le démon se montre ambivalent. Si son action justifie la liberté que Socrate s’autorise avec les usages, elle constitue aussi comme un facteur de désordre pour la vie de la cité. Lors de son procès, Socrate justifie ainsi sa liberté de ton en invoquant son démon : n’est-ce pas son démon qui, après tout, l’a poussé à enfreindre les règles sociales d’Athènes ?
La figure du daimôn est relativement bien connue pour la Grèce classique et hellénistique. Mais d’autres créatures intermédiaires existent également dans les religions du Proche-Orient ancien. Le monde des créatures intermédiaires se développe dans la religion de l’Israël ancien, en particulier après l’exil à Babylone. Si ces créatures sont désignées de diverses manières dans la Bible hébraïque[7], la Septante adopte un terme unique pour les qualifier : elles sont daimonia et daimones[8]. S’opère alors une conjonction entre un vocable grec, des représentations nées dans le cadre d’un système de pensée polythéiste, et une vision du monde et du divin marquée par l’affirmation de plus en plus importante de la transcendance d’un Dieu reconnu comme unique[9]. Cette conjonction donne lieu à la première personnification d’un démon dans l’Ancien Testament : le démon Asmodée, qui prend possession de Sarra, fille Ragouël, et la contraint à assassiner ceux avec qui elle célèbre des épousailles. Catherine Vialle analyse la figure du « mauvais démon » (Tb 3,8 et 3,17) telle que le livre de Tobit en fait état.
Comme le judaïsme ancien, le christianisme est une religion fondée sur une révélation. La naissance du christianisme conduit à la mise au point d’un nouveau rapport entre le divin et le monde qui plaide pour la possibilité d’une Incarnation dans le monde. Jésus, fils de Dieu, devient ce médiateur entre Dieu et les hommes qui rend les figures intermédiaires suspectes de servir un autre maître que Dieu. Dans les évangiles, Jésus est décrit comme expulsant les démons, ce qui est interprété comme un signe de l’avènement du Royaume de Dieu. À sa suite, les disciples sont également amenés à chasser les démons. Afin d’éclairer les enjeux de la figure démoniaque dans les premiers écrits chrétiens, Antonella Bellantuono se penche sur les démons tels qu’ils apparaissent dans le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse.
Démons et anges : la formulation d’une théologie
Quelle place les démons occupent-ils par rapport aux anges ?
Il faut remarquer que le rapport entre les anges et les démons n’apparaît pas d’emblée comme évident dans les écrits bibliques. Ainsi, dans les textes les plus anciens, les anges exécutent la volonté de Dieu, qu’elle soit favorable ou non aux humains (Ex 12,23). Peu à peu, l’univers angélique se scinde en deux : les anges dont l’action est positive et les démons dont l’action est néfaste. Toutefois, c’est seulement dans le courant du IIe siècle de notre ère, et dans le contexte chrétien, que les anges déchus sont identifiés aux démons[10].
Le processus de « démonisation » se présente alors comme une méthode bien commode pour rejeter les anciens dieux, comme le montre Christian Cannuyer dans le contexte égyptien des premiers siècles de l’ère chrétienne.
Les mauvais anges, comme autrefois les créatures intermédiaires, continuent à être considérés comme responsables des maux qui ne sont pas attribuables à l’activité humaine, tels les intempéries, les épidémies, etc. – comme on peut le lire chez Clément d’Alexandrie au IIIe siècle[11]. Par la suite, si les Pères de l’Église ne consacrent pas de traités ex professo aux démons, ils s’expriment fréquemment sur le sujet. Plusieurs Pères attribuent l’apostasie des démons à leurs relations coupables avec des femmes, dans la ligne du livre d’Hénoch, tandis que d’autres attribuent la chute des anges avant tout à l’orgueil. Toutefois, la question de ce qui est à l’origine de la chute des anges et des modalités de cette chute – et est-elle définitive ? – reste longtemps un sujet de discussion.
La pensée sur les anges et les démons s’organise à partir du XIIe siècle, jusqu’à arriver à une systématisation complète avec Thomas d’Aquin et Duns Scot. De son côté, l’Église catholique romaine ne se prononce pas officiellement sur le sujet. Cependant, le Concile de Latran IV déclare en 1215 que Satan et les autres esprits mauvais ont été créés bons par nature mais qu’ils sont devenus mauvais par suite de leurs propres actions[12]. Cet article est repris dans le Catéchisme de l’Église Catholique, no 391-392. En revanche, le Concile Vatican II est quasiment muet sur cette question.
Les temps moderne et contemporain : entre disparition et persistance des démons
Jean-Pierre Cavaillé écrit :
On ne souligne pas assez combien la démonologie est, dès le XVIe siècle, et même avant, une science assiégée par la critique et par le doute : elle s’élabore contre et donc avec ce qui la nie comme savoir fiable. Des médecins, invoquant eux aussi des cas précis, proposent des explications alternatives purement naturelles ou bien (de plus en plus) dénoncent les impostures et la collusion des possédées et des exorcistes[13].
De fait, à partir du XVIIe siècle, il n’est plus guère question des démons dans les écrits théologiques. Ils ne disparaissent cependant pas du paysage puisque les XVIe et XVIIe siècles apparaissent même comme « l’âge d’or de la possession » et de la chasse aux sorcières[14], comme l’évoque Marianne Closson. Seule la victoire des discours relevant de la rationalité scientifique sur l’hystérie provoquée par un climat de Réforme catholique conduit à ce que cessent en Europe de l’ouest les procès pour sorcellerie et les accusations de possession.
Alors que la « Peur en Occident » (J. Delumeau) cesse au XVIIIe siècle, la croyance en les démons s’amoindrit, jusqu’à devenir triviale au cours du XXe siècle. Le triomphe des sciences humaines conduit, au cours des années 1960, à poser un nouveau cadre de compréhension à l’existence des démons. Les analyses portées par la sociologie, l’anthropologie ou la psychologie perçoivent dans la figure du démon un mécanisme de psychologie sociale ou individuelle que la science peut expliquer. À ceci, s’ajoute une constatation : les chrétiens ne croient plus à leurs « mythes »[15]. Ni, d’ailleurs, aux éléments fondamentaux de leur doctrine[16].
La croyance aux démons ne concerne cependant pas que l’espace chrétien, ni le temps passé. Judaïsme rabbinique et islam entretiennent également un discours qui leur est propre sur l’existence et la nature de diverses catégories de créatures intermédiaires, bonnes ou mauvaises, dont les démons, comme l’évoque la contribution de Piero Capelli sur le judaïsme rabbinique. L’exposé de Bertrand Evelin nous transporte en Afrique où démons et sorcellerie sont encore bien présents.
Si les démons ont encore une existence en Occident, c’est dans la littérature d’heroic fantasy (la saga des Elric de Michael Moorcok, commencée en 1972, et qui a bénéficié d’une dernière publication en 2022), la bande dessinée (le comic book Constantine lancé en 1985) ou encore au cinéma (Constantine a été adapté en film en 2005). Aujourd’hui, les démons bénéficient d’un certain effet de mode dans les séries Netflix telles que Lucifer ou Good Omens. Les démons figurent également au nombre des personnages incontournables des mangas (que l’on pense à la série Demon Slayer) et des jeux vidéo (la série Diablo, dont l’épisode IV est sorti en 2023). Les exemples d’un usage de la figure des démons par la culture pop peuvent probablement être multipliés à l’infini. Ils tendent à montrer que, si l’imaginaire des démons continue à fonctionner aujourd’hui comme ressort dramatique à des histoires racontées par le biais de divers médias, ceux-ci ne font plus peur. Le monde tend, pour une majorité de personnes, à se limiter à ses dimensions matérielles ; quant aux chrétiens (ou, du moins, aux catholiques[17]), ils se montrent pour une grande majorité d’entre eux sceptiques face à l’éventualité d’une existence des démons.
Ce scepticisme provoque naturellement la critique de ceux qui sont engagés dans le combat contre le démon, à l’exemple du P. Amaroth, exorciste du diocèse de Rome et figure médiatique en Italie. Celui-ci écrit dans ses mémoires :
Cela fait des dizaines d’années que dans les séminaires et les universités théologiques on n’étudie plus cette partie de la théologie dogmatique qui, en parlant du Dieu Créateur, évoque les anges, les épreuves et la rébellion des démons : dans les cursus, les démons n’existent plus. On n’étudie plus (ou si peu) la théologie spirituelle, qui traite des actes ordinaires du démon (la tentation), et de ses actes extraordinaires (la possession et les maléfices), mais traite aussi des remèdes, dont les exorcismes. En conséquence, personne ne croit aux exorcismes, d’autant que la plupart n’en ont jamais vu. Que coûterait-il aux facultés de théologie d’inclure des textes consacrés aux combats spirituels […] ? […] il est d’égale importance de connaître l’autre partie du ciel, la partie sombre, celle qui conduit à la damnation éternelle[18].
Ce que ne dit pas le P. Amorth, c’est que la croyance aux démons est fortement marquée par une théologie que Vatican II entend dépasser. Toutefois, peut-on dire que les démons ont perdu toute pertinence théologique aujourd’hui ?
Certains, dans les rangs chrétiens, appellent à la prudence car, comme prévient le poète Charles Baudelaire : « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas[19]. » Et Antoine Vergote, dans un article de 1992, de renchérir : « Il y a un siècle Baudelaire écrivit que la plus belle ruse du diable est de nous persuader qu’il n’existe pas. Expression que Bernanos a reprise. Le diable serait-il moins rusé maintenant ? Ou bien, après avoir paressé quelque temps, aurait-il repris de la vigueur et serait-il à nouveau passé à l’attaque ? Il est des croyants qui le pensent et certains y voient même le signe que nous sommes entrés dans les prodromes des derniers temps[20] ».
D’un point de vue strictement théologique, la question de l’existence des démons ne peut se poser aujourd’hui comme si les données du débat étaient restées les mêmes qu’auparavant – c’est-à-dire avant le second Concile du Vatican et la révolution culturelle provoquée par la domination des sciences humaines sur la manière que nous avons de comprendre l’être humain. C’est pourquoi, les deux dernières contributions du dossier se penchent sur les difficiles questions théologiques que posent de nos jours l’existence ou l’absence des démons, avec Pascal Ide et la question de la possibilité du salut pour les démons, et Jean-Luc Blaquart et la question de leur existence mythique ou réelle.
Parties annexes
Notes
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[1]
Oeuvres complètes de Pierre de Ronsard, t. 5, Paris, Librairie A. France, 1866, p. 132.
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[2]
Par ex. « Démon », dans Dictionnaire de théologie catholique, t. 4, Paris, Letouzey et Ané, 1920, col. 321-410 (col. 321).
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[3]
Sur la notion de « démon », avec bibliographie, voir en particulier Anders Klostergaard Petersen, « The Notion of Demon. Open Question to a Diffuse Concept », dans Hermann Lichtenberger, Armin Lange, K. F. Diethard Römheld (éd.), Die Dämonen. Demons. Die Dämonologie der israelitisch-jüdischen und frühchristlichen Literatur im Kontext ihrer Umwelt, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003, p. 23-41.
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[4]
Pierre Grimal, La civilisation romaine (Champs histoire), Paris, Flammarion, 1981 [1960], p. 97.
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[5]
Jean-Pierre Vernant, Mythe et religion dans la Grèce antique (Points), Paris, Seuil, 1990, p. 11.
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[6]
Gwenaëlle Aubry, « Démon et intériorité d’Homère à Plotin : esquisse d’une histoire », dans G. Aubry et Frédérique Ildefonse, Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2008, p. 255-256.
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[7]
Pour un état de la question avec une bibliographie conséquente, voir Hector M. Patmore et Josef Lössl (éd.), Demons in Early Judaism and Christianity. Characters and Characteristics, Leiden, Brill, 2022, p. 1-36.
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[8]
Voir Anna Angelini, L’imaginaire du démoniaque dans la Septante. Une analyse comparée de la notion de « démon » dans la Septante et dans la Bible hébraïque (Supplements to the Journal for the Study of Judaism, vol. 197), Leiden, Brill, 2021. Voir également Agne Djibril, « Le démon de Socrate. Un masque de liberté », Dialogues d’histoire ancienne, 19 (1993), p. 275-285.
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[9]
Par ex. « Démons », dans Mircea Eliade (éd.), The Encyclopedia of Religion, v. 4, New York – London, MacMillan Publishing Company, 1987, p. 284 ; Serge-Thomas Bonino, Les anges et les démons. Quatorze leçons de théologie (Bibliothèque de la Revue thomiste), Paris, Parole et Silence, 2007, p. 22-23.
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[10]
Dale Basil Martin, « When Did Angels Become Demons ? », Journal of Biblical Literature, 129 (2010), p. 657.
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[11]
Stromates, VI, c. III, P.G., IX, col. 248. Cité dans « Démon », Dictionnaire de théologie catholique, col. 347.
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[12]
« Démons », dans Mircea Eliade (éd.), The Encyclopedia of Religion, p. 286.
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[13]
Jean-Pierre Cavaillé, « Possession et sorcellerie en France au XVIIe siècle », Archives de sciences sociales des religions, 188 (octobre-décembre 2019), p. 149.
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[14]
Michel Lagrée et al., Figures du démoniaque hier et aujourd’hui, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1992, p. 8-14.
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[15]
Pour paraphraser le titre du célèbre ouvrage de Pierre Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil, 1983.
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[16]
Un sondage CSA / Le Monde des religions publié en janvier 2007 indique ainsi qu’une personne sur deux se reconnaissant « catholique » ne croit pas en Dieu. Et seuls 10 % croient en la résurrection des morts. Voir : Yann Raison du Cleuziou, Qui sont les Cathos aujourd’hui ?, Paris, DDB, 2014.
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[17]
Car il faudrait distinguer les Églises évangéliques, dont la théologie et les pratiques démontrent une attention constante aux agissements démoniaques. Voir, par exemple : Philippe Gonzalez, « Lutter contre l’emprise démoniaque », Terrain, 50 (2008), p. 44-61.
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[18]
Père Gabriele Amorth, Moi, l’exorciste du Vatican, Paris, Presses du Châtelet, 2023, p. 208-209.
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[19]
Charles Baudelaire, « Le joueur généreux », dans Le spleen de Paris, 1869.
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[20]
Antoine Vergote, « Anthropologie du diable : l’homme séduit et en proie aux puissances ténébreuses », dans Michel Lagrée et al. (dir.), Figures du démoniaque, p. 83.