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« L’angoisse de lire : c’est que tout texte [. . .] est vide — il n’existe pas dans le fond; il faut franchir un abîme, et si l’on ne saute pas, on ne comprend pas. » — Maurice Blanchot L’écriture du désastre

Peu étudié comme élément de la communication, le silence en est pourtant un composant très important, surtout chez les enfants. C’est ce que constate le lecteur avisé de La mort de Marlon Brando de Pierre Gobeil, ce petit « roman » très dense publié en 1989. Sans doute éclipsé par Dessins et cartes du territoire (1993), qui valut le Grand prix du livre de Montréal à son auteur, ce livre assez peu connu, qui évoque l’abus sexuel d’un enfant, reste fort intéressant. Pourtant, La mort de Marlon Brando n’a donné lieu jusqu’à présent qu’à deux analyses majeures : celle de Lucie Robert en 1992 sur l’institution littéraire puis, plus récemment, celle de Svante Lindberg en 2006 sur la condition du sujet québécois. Selon Robert, le roman permet de montrer que « le texte [littéraire] tient son propre discours sur la littérature et qu’il affiche, sous diverses formes, sa filiation et sa résistance à la tradition » (236). Lindberg, pour sa part, suggère que La mort de Marlon Brando « peut être vu comme l’expression d’une position typique du sujet québécois qui est conditionné à la fois par l’imitation et la résistance » (89). Ces études, aussi perspicaces qu’elles soient, n’ont toutefois pas examiné la question du silence, qui paraît pourtant caractériser à la fois la forme et le fond du roman. Ainsi, il importe de se repencher sur ce roman et d’examiner comment le « non-dit », en constituant un lieu de signification, permet au lecteur non seulement d’anticiper, mais aussi d’interpréter le viol du narrateur — un petit garçon nommé Charles — aux mains d’un ouvrier franco-ontarien mentalement handicapé qui s’appelle « Lui ». Pour ce faire, il s’agit de tenir compte des manifestations paratextuelles et intertextuelles, des stratégies narratives qui préfigurent le crime et, enfin, de la description du viol en fonction du silence. Outil heuristique, le silence traduit la nature indicible de cet acte et finit par révéler la présence d’un sous-texte, porteur d’une critique sociale issue de l’héritage religieux au Québec.

Paratextes et intertextes

Selon Maurice Blanchot dans La part du feu, « [l]e silence fait partie du langage » (67), ce qui veut dire que le sens d’un énoncé n’est pas exclusivement tributaire du sujet du discours. Autrement dit, il implique la participation d’un interlocuteur, comme le confirme Montaigne : « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute » (13). Dans La mort de Marlon Brando, le titre, l’épigraphe et les intertextes interpellent le lecteur en tant que manifestations silencieuses et lui indiquent que le non-dit constitue le lieu où « se dépose le véritable sens du texte » (Van den Heuvel 81). Dans le cas du titre, qui renvoie à la mort d’un acteur célèbre réellement décédé en 2004, soit 15 ans après la sortie du roman, il constitue une énigme car, à première vue, le rapport avec le Québec n’est pas clair.

Bien que ce mystère soit résolu lorsque Charles mentionne Apocalypse Now (1979) en parlant de son devoir d’été qu’il structure selon le film, le titre qui y fait allusion souligne l’importance de la mise en abyme dans la compréhension du roman. Inspiré de Heart of Darkness (1899) de Joseph Conrad, le film Apocalyse Now de Francis Ford Coppola désigne indirectement la nature de l’intrigue du roman de Gobeil, où il est question, comme chez Conrad, du mal dont l’être humain est capable. Autrement dit, le titre du roman, en décrivant l’absence (la mort) d’une présence (Brando), préfigure la présence de l’absence dans l’intrigue et reflète l’importance du jeu dans l’histoire où il s’agit, comme dans le métier d’acteur, d’être et de ne pas être.

Ce jeu interprétatif, qui fait penser à la remarque de Maurice Blanchot par rapport à l’inférence dans la lecture, se devine dans l’épigraphe du roman, tirée de Birdy de William Warthon : « Il appelait son invention “ornithopteur”. Je pensais qu’il avait inventé le mot, mais j’ai cherché dans un dictionnaire et il y était. [. . .] Il y a vraiment un mot pour tout. » Faisant écho à l’usage du mot « ornithorynque » qui désigne le monstre — « Lui » — dans la composition de Charles, ces propos renvoient à l’importance que le garçon accorde au dictionnaire pour se repérer dans le monde. En effet, la dernière phrase préfigure la naïveté du garçon et fait penser à ce qui résiste au signifiant. À ce propos, il convient aussi de mentionner encore d’autres non-dits, comme le fait que Wharton n’est pas le vrai nom de l’auteur, né Albert William Du Aime, et que Birdy, publié la même année que la sortie d’Apocalypse Now et adapté à l’écran en 1984, contient plusieurs éléments qui rappellent les personnages et l’intrigue de La mort de Marlon Brando[1] . Limitative en apparence, l’épigraphe ouvre donc en réalité un espace interprétatif selon John Teskey, en faisant justement « de son texte une présence ressentie dans sa modalité d’absence, un dit supprimé et ressenti comme “non-dit” » (47).

Sur le plan du récit, la composition de Charles — un « devoir de vacances » (18) — incarne un silence intertextuel qui met en relief le mutisme du jeune garçon et le vide dont il est victime. Comme dans une métaphore où l’ouvrier est l’ornithorynque ou le « monstre », la composition consiste souvent en ce que le narrateur n’a pas osé « dire » dans la diégèse et fait donc figure de « voix-off » dans le discours du narrateur. Ce travail anonyme, structuré selon un plan que lui conseillent les maîtresses de l’école, n’est, paradoxalement, pas compris par celles-ci. Ainsi, il constitue un symbole ironique du monde adulte en déconstruisant « la structuralité de la structure » (Derrida, L’écriture et la différence 409) binaire de l’institution, mais sans le dire explicitement.

Le dernier intertexte du roman est Le survenant (1945) de Germaine Guèvremont. Le narrateur évoque ce classique québécois où un étranger bouleverse la doxa d’un village campagnard traditionnel, en reprenant la phrase : « “C’est la fin, dit-il” » (30) [2] . Préfiguration de la conclusion « apocalyptique » du roman, cette phrase montre que la parole n’est jamais univoque et qu’elle revêt une valeur symbolique, de même que les outardes dont parle le narrateur constituent des « signes » (31) pour lui. Partis dans le Sud, ces oiseaux symbolisent la perte de liberté et l’approche de l’hiver pour le narrateur, qui mentionne à ce propos que son affolement est « aussi grand que celui de Marlon Brando » (31). Habité par la voix d’autrui, le narrateur répète ainsi la valeur symbolique du récit où le sens ressort à travers la non-parole qui s’infiltre tel un silence dans tout énoncé, quelle que soit sa nature. En effet, la référence au Survenant porte une critique implicite du roman du terroir en ce sens que le bouleversement provoqué par l’étranger — Lui — dans La mort de Marlon Brando n’est pas positif, mais négatif, pour ne pas dire catastrophique.

Comme des méta-silences, ces paratextes et ces intertextes illustrent l’importance du « non-dit » dans la communication et renvoient à la confrontation de l’autre et à l’indicible qui en résulte. Ce silence est renforcé par l’absence de titres courants en tête des 16 chapitres et les espaces typographiques du roman qui, ensemble, font sentir que le silence et le vide informent ce qui est explicitement dit dans le roman.

L’ouverture : le silence comme stratégie d’actualisation

Dans le premier chapitre qui s’ouvre in medias res, le narrateur fait voir l’importance du silence et le fait que le non-dit constitue un élément essentiel pour comprendre ce qui suit dans l’histoire. En commençant par une conversation entre lui et l’ouvrier, mais sans s’identifier, ni nommer son interlocuteur ou préciser le contexte, Charles oblige le lecteur à chercher dès le début le sens de ce qui est dit. En effet, ce n’est qu’à la fin du chapitre que le lecteur saisit que ce qu’il vient de lire est une sorte d’entrée dans ce qui pourrait être un journal intime. Dans son discours, le petit garçon revit et décrit les événements de sa journée ainsi que la vanité de ses efforts pour exprimer son angoisse vis-à-vis de l’ouvrier agricole engagé par ses parents dans leur ferme. À peine nommé lui-même[3], le narrateur n’explique ni la nature unidirectionnelle de la conversation qu’il entretient avec le lecteur, qu’il appelle « vous », ni l’intention de son discours, dans lequel il est plutôt « l’objet » que le sujet. Cette idée se remarque dès la première phrase de l’incipit du roman, qui s’ouvre de façon impersonnelle par « Il a dit » (9).

Suivi de la phrase « “La jument va avoir son poulain” » citée au discours direct à la ligne suivante, l’incipit insiste sur l’énonciation, et non sur l’énoncé. De nature biblique, l’ouverture (« Il a dit ») incite le lecteur à écouter ce qui est dit, mais aussi ce qui ne l’est pas. Répétée trois fois, cette phrase signale la trahison de l’énoncé subséquent, qui ne fait que décrire la présence d’une « absence ». Incapable de se prononcer sur la date de naissance du poulain, Lui ne relève que l’imminence de l’arrivée au monde de cet animal, puis il pose une question rhétorique sur son engendrement : « “Sais-tu d’où ça vient les petits poulains? Non, tu l’sais pas . . . » (9). Typique de l’ouvrier, cette question « sous rature », pour parler comme Derrida, reste sans réponse par la suite puisque le narrateur préfère ne rien dire et se laisser tomber « dans le vide » (10) de la poutre centrale de la grange, d’où il observe « Lui ». Devenu l’interlocuteur, malgré lui, de l’ouvrier, le lecteur est aussi interpellé par le narrateur qui note ce qu’il aurait pu dire : « Ça vient des pères et des mères. Ça prend du temps, il nous faut attendre . . .  » (9). Représentative de l’âge du narrateur, la naïveté de sa réponse à cette question, pourtant chargée de sens, illustre l’approche binaire du garçon, qui ne comprend pas la pluralité sémantique des mots. L’emploi des points de suspension ici et la répétition du pronom « ça » font également allusion au caractère interdit, voire au « non-dit » de ce qui est raconté par la suite.

À ce propos, la mention de « l’attente », qui décrit de façon métadiscursive le manque d’explications subséquentes, incarne littéralement le « double sens » des énoncés du récit. Subtil, l’établissement de la nature « double » du discours est aussi renforcé par les questions du narrateur quant à « l’importance » (10) de cette « scène » qu’il appelle « tout cela » (10) et au manque d’« explications » que lui fournit le dictionnaire pour répondre à la question de Lui : « au mot jument on en montre quatre alors qu’à poulain, on n’en donne qu’un seul . . . et ce sans autres formes d’explication » (10).

La juxtaposition de ces remarques d’ordre suggestif [4] établit un métadiscours qui invite le lecteur à lire entre les lignes et à chercher d’autres explications pour ce qui est dit dans le silence. Les commentaires du narrateur quant aux fautes de grammaire et à la prononciation inhabituelle de Lui produisent le même effet : « Et puis correct ou carrect, quelle importance? » (13). Sans répondre à la question, le narrateur fait toutefois voir ici que la parole fonctionne comme une mise en abyme métonymique. La question rhétorique imite le glissement entre le signifiant et le signifié et montre que le sens d’un énoncé se trouve dans la « trace », pour reprendre la terminologie de Derrida. Dans le premier chapitre, l’emploi du mot « [m]aintenant » (12) suivi d’un verbe à l’imparfait illustre également ce fait. En effet, cette structure fait ressentir le silence en tant qu’aporie dans la diégèse et le fait qu’il existe derrière la parole certaines actions qui ne sont pas décrites.

La question-réponse de Lui, qui pousse le narrateur à se taire et donc à exprimer son mutisme, fait de nouveau voir la polysémie du silence dans l’histoire. L’effet de cette prétérition est également renforcé par la reprise d’événements et de commentaires par Charles. Par exemple, en disant : « J’y reviens » (11), il fait allusion au fait qu’il a subi un traumatisme et montre que le sens véritable de ce qui se passe se trouve dans l’indéfini, dans le « y » et la mise en abyme de mots. Il fait d’ailleurs allusion à la nature implicite du code communicatif en notant par la suite : « Parfois, à cause de motifs qu’il me reste encore à déterminer, je laisse les choses en plan et je ne dis rien » (11). Fidèle à l’absence d’explications, le narrateur signale ici qu’il subit en quelque sorte l’indicible et que son mutisme reflète cette expérience. En employant des expressions comme « C’est comme si, et tout à fait comme si » dans le contexte de sa composition où les mots « pour vraiment lutter » (11) lui font défaut, il suggère au lecteur qu’une « guerre » proprement dite a lieu sous ses yeux. L’incertitude de cette formule, qui fait contraste avec d’autres du genre « ça c’est certain », incite donc le lecteur à rester vigilant et à chercher l’attaque en préparation dans les mots manquants. Plus loin dans le récit, le narrateur désigne le besoin de combler le vide en répétant « Vous allez comprendre », ce qui souligne la fonction plutôt connotative que référentielle de son langage.

De plus en plus sujet à une sorte d’aphasie, le narrateur n’explique pas tout de suite son mutisme, préférant parler de la terre de ses parents. Cette anacoluthe, représentée par un espace blanc de plusieurs lignes entre certains paragraphes, est évoquée ensuite dans le récit lorsqu’il dit : « c’est fou ce qu’il y a des cachettes et des coins sombres sur une ferme » (11). En soulignant indirectement l’importance de ce qui est derrière les « faits » (13), cette remarque fait écho à la technique du narrateur, qui en parle dans le contexte de sa composition : « j’avance des faits, mais toujours ils se retrouvent cachés par des bêtes que j’invente aussi fabuleuses que des ornithorynques » (12). Avançant des « faits », Charles compte sur la capacité du lecteur d’inférer la nature sinistre des événements qu’il décrit, comme lorsqu’il note en passant que Lui « guette le promeneur et pourtant il ne se passe rien » (15, je souligne).

Le narrateur se sert aussi de la négation pour exprimer ce qu’il ne peut dire, surtout en disant que Lui « ne dupe personne » (13). En laissant entendre que l’ouvrier fait l’innocent devant les autres, il invite de nouveau le lecteur à tenir compte de l’autre côté du dire, surtout lorsqu’il souligne sa propre impuissance : « Quel pouvoir peut avoir un enfant lorsqu’il dit que quelqu’un a l’air trop sage? » (13). Capable seulement d’« éveiller des soupçons » (13), le narrateur joue sur la complicité déjà établie du lecteur vers la fin du chapitre en disant que « les autres autour ne cherchent pas à en savoir plus » (13). Ainsi, le lecteur ne peut ni ignorer le côté non dit des choses, ni ne pas vouloir connaître la suite.

Cette stratégie se double d’une dévalorisation de la parole par le narrateur, qui reproduit « la taisance » (14) ou le silence que lui imposent ses parents par « une réponse toute faite » (14) : « On va dire, je le sais : “Tu lis trop de livres.” On va dire : “Tu passes des heures à regarder des images . . . ” et on va rajouter, avant de dire “Y faut que j’aille” qui est la phrase-clé : “T’as-t-y remplacé ton oreiller par un dictionnaire” » (14). Opposés aux valeurs du lecteur, ces propos illustrent la critique de la parole qui s’ensuit et convainc le lecteur du paradoxe selon lequel le silence est non seulement parlant, mais aussi le moyen d’exprimer une certaine vérité : « Si je ne parle pas, je viens d’en donner la raison. Parler ne servirait à rien il me semble. En plus, parler, je crois, est la faculté de ceux qui n’ont pas quelque chose à raconter » (14-15). Sans dévoiler l’objet de son discours, le narrateur suggère que son silence est révélateur. En expliquant après coup que « la taisance » vient « du verbe taire » (15), le narrateur constate une évidence et confirme donc les intuitions du lecteur, qui reconnaît ici que « le nom » renvoie à une « action ». Il renforce d’ailleurs cette idée par sa déclaration finale du chapitre, où il mentionne le fait qu’une bête le guette, mais qu’il ne se passe pourtant « rien ». Obligé de reprendre ce qui « n’est pas arrivé », le lecteur fait l’expérience paradoxale du texte, où il faut penser au non-dit de ce qui est effectivement dit et à l’inaction (le silence) comme une action afin de véritablement comprendre. Ainsi, le silence constitue à la fois le lieu de signification, « le fond » du livre, et le code, c’est-à-dire « la forme » de communication dont se sert le narrateur par la suite.

Du non-dit à l’indicible : la terre qui enfer-me

Mise en présence de ce « rien » qu’évoque l’espace blanc à la fin du chapitre, lequel rompt physiquement le discours du narrateur, le lecteur se voit confirmer l’importance du blanc au début du deuxième chapitre. Toujours assis sur la poutre haut dans la grange, le narrateur explique : « J’aime rester immobile. J’aime regarder les autres travailler des fois. De cette façon, je crois qu’on peut savoir ce qui se passe dans leur tête aux autres » (17). Bien qu’il parle de lui-même ici, il décrit l’expérience du lecteur qui, penché sur son livre en disant « je », se met donc à anticiper le sens du récit. Comme le rire qui constitue « l’indice » (17) que Lui va se mettre à « niaiser », le silence informe le lecteur qui, lui aussi, « devine à distance » (17) la nature véritable des événements futurs.

Sensibilisé à la double nature du discours et donc au « non-dit », le lecteur note bien avant Charles que Lui raconte effectivement « des saletés » (21). Conscient du fait que Lui « a un but » et « qu’il sait faire des liens » (23), le narrateur ignore le côté pragmatique et performatif de certains énoncés, tandis que le lecteur ne peut faire abstraction du fait que Lui mord dans une pomme en parlant d’Adam et Ève. À vrai dire, après la lecture du premier chapitre, le lecteur ne peut ignorer le caractère « interdit » des remarques de Lui en fonction d’une action « indicible ». Cette intuition s’avère juste dans la mesure où les questions rhétoriques de Lui sont de plus en plus osées, au point de devenir véritablement monstrueuses, c’est-à-dire innommables. En interrogeant le narrateur sur son intérêt pour les filles de sa classe (17-20), Lui évoque la Chute biblique (23) et la revue pornographique que Charles avait regardée en cachette avec un ami d’école (49-53). Enfin, il parle même d’Hitler (117) en demandant à Charles juste avant le viol de vérifier s’il n’a pas une « excroissance » (118) à la place du pénis.

Cette accumulation de ce que Charles appelle confusément des « sous-entendus » (49) s’accompagne d’une description des travaux de la ferme et des intertextes déjà mentionnés. Informant le lecteur que « [c]’est le temps d’une chasse » (28) en parlant de l’intrigue du film qui sert de modèle pour sa composition, le narrateur fait du silence une « superstructure » virtuelle, selon la terminologie de Van den Heuvel, qui rend le discours « “poly-interprétable” »[5]. Sans être un intertexte proprement dit, la mention par exemple d’un reportage à la radio sur des enfants victimes d’abus se présente comme un inter-dit sur le plan linguistique et sémantique lorsque Charles en reparle au moment de jouer aux cartes avec Lui dans la rallonge : « La radio était restée allumée mais ce n’était pas de la musique. C’était une radio parlante. Comme lui » (55). Symbolique de l’excitation de Lui, la radio fait allusion au fait que Charles, même s’il ne s’intéresse pas au discours de l’ouvrier, ne peut l’ignorer. En effet, ce commentaire semble aussi renvoyer à l’idée que Lui ne joue pas, voire ne plaisante pas, et que son jeu réel consiste à faire « chanter » le petit garçon qui tentera plus loin dans le récit de menacer l’ouvrier à son tour en se servant de ce même reportage.[6]

Différente de ces intertextes, mais produisant un effet semblable, la description de la terre se fait par rapport à l’innommable et désigne ainsi de nouveau le viol. Ayant parlé de lieux cachés à la ferme, le narrateur décrit Timothy-en-bas, futur lieu du crime, en soulignant « une odeur aigre [qui] s’accroche à la terre [et] qui cherche à se manifester » : « À la langueur sucrée de l’été succède déjà un indicible goût de feuilles mortes [. . .] on sent ces odeurs bien qu’elles ne seront pas réelles avant quelques semaines encore. Dans mon dictionnaire, il n’existe pas de mot pour désigner cette expérience-là » (29). Lieu où Charles reste « silencieux » (35) afin de respecter la volonté de son père, la terre revêt une allure « sublime » en suscitant « l’admiration et la crainte partout autour » (35) et constitue donc un espace qui dépasse la Raison. Cette idée se remarque d’ailleurs lorsque le narrateur parle des saisons dont la terre est la manifestation : « c’est par les bruits du monde que l’on pouvait se faire une idée de cette saison qui n’en était pas une. Ce n’était plus l’été et ce n’était pas encore l’automne non plus. Je n’avais pas de mot pour désigner cette période » (57-58).

Divisé, le cadre spatio-temporel du récit représente une sorte d’entre-deux innommable. Rattachée par Lindberg à l’identité québécoise post-référendaire (69-75), cette description invite donc le lecteur à en faire une double lecture. Représentée sous forme d’odeurs, de bruits et de vents qui sont « comme une caresse » (47), la terre rappelle Lui, que le narrateur décrit comme malodorant (43), faisant des bruits comme des « onomatopées » (41) et ayant « une haleine crasseuse » (75). Cette idée est confirmée à nouveau plus loin par le père du narrateur, qui dit « “la terre y connaît ça . . . ” » (63). Conscient de l’agent et de la nature sexuelle du crime à venir, le lecteur entrevoit l’acte futur à travers la description physique de la terre qui rappelle un derrière humain. En parlant de la « source » de Tim-en-bas, le narrateur explique qu’elle est « précieuse » (33), qu’elle se trouve « cachée au fond du ravin » (33) et qu’ « elle n’aime pas être dérangée » (32). Ravinée, la terre, qui « ondule et serpente, qui est belle ou laide parfois; c’est selon » (43), est enfin décrite comme « une tache de chocolat [. . .] cherchant à s’échapper dans les herbes » (83) à l’endroit nommé « Chez Rose », où le narrateur va chercher la jument avec Lui avant de se faire violer dans la grange. Associée au corps du narrateur par Lui lors du « jour de la faucheuse » (89), que le narrateur confond avec le jour des « semences du jardin » (89), la terre fragmente le discours du narrateur, qui adopte peu à peu les manières langagières de Lui[7]. Il ne voit que trop tard que le langage de la ferme l’enfer-me et provoque ainsi « sa » chute que sa mère préfigure d’ailleurs en disant de Lui : « “On est bien tombé” » (63). Ici, l’ironie de cette déclaration n’est pas illusoire car la terre, en incarnant un « capharnaüm » (95) selon le narrateur, constitue aussi d’après la légende le lieu à la fois du Christ et de l’Antéchrist[8]. En effet, le narrateur, que Lui appelle « un ange cornu . . .  » (121) juste avant de le violer, ne saisit pas l’idée que la terre incarne une sorte de paradis perdu qui empoisonne son existence.

Le silence entre la révélation et l’apocalypse

Nommé sans être nommé, le crime est donc exprimé à travers une série d’allusions au non-dit puis à l’indicible qui se résument dans le jeu de mots qu’incarne la question que se pose le narrateur à plusieurs reprises sur l’origine de cette expérience : «  Mais comment savoir? » (59). Le lecteur « commence à voir » comment la « taire » fait « ça » « voir » et enferme Charles vers la fin du mois d’août (moi doute). À ce propos, Derrida semble résumer la technique de Gobeil en parlant de Savoir d’Hélène Cixous : « Le grand art de Savoir [c’est] ne pas nommer la voile [. . .] savoir tenir en réserve ce qui serait trop visible et le taire, autre façon de voiler, de voiler sa voix » (Derrida et Cix0ous 61). À travers ce jeu homophonique, le lecteur voit l’importance du silence dans la compréhension du viol, qui est décrit en fonction de l’introduction d’un silence, voire d’un vide dans le corps de Charles :

Il y a eu lutte, tellement peu, et il fut un temps où j’ai eu de la paille dans la bouche. J’ai crié mais ça ne l’a pas empêché de faire quelque chose que jamais il n’avait fait auparavant. Il était sur mon dos. [. . .] Ça m’a fait mal sur le coup, et puis après plus rien. J’avais l’impression qu’on était allé chercher quelque chose dans mon corps. Mais rien de plus. C’était comme ça. (125)

Bien plus qu’un mal et la sensation de quelque chose qui coule (128), le viol n’est pas nommé par le narrateur, qui fait ainsi « sentir » « le trou », le vide que représente cet acte. En parlant de la pénétration sans vraiment la nommer, c’est-à-dire en décrivant l’effet sur le reste de son corps, mais non sur ses sentiments, le narrateur expose la dépossession qu’incarne un tel traumatisme. En fait, le lecteur ressent une impuissance comparable à celle du narrateur dans le sens où il est dépourvu de la parole et ne peut prévenir Charles contre ce qui va lui arriver. De même, il faut également dire que le lecteur, en tant qu’adulte, est aussi complice du crime dans la mesure où il veut voir l’issue de ce discours et combler « ce trou » sémantique[9]. Au sujet des bruits de Lui, Charles parle d’une « succion » qui rappelle l’histoire en ce sens qu’elle « vous attire [. . .] et finalement vous perd » (104).

Quant au « message à transmettre . . . » (28), pour reprendre l’expression qu’emploie Charles pour parler d’une de ses tâches à la ferme[10], il n’y en a pas un mais plusieurs. En tant que métadiscours, le silence montre que le mutisme est la marque d’un traumatisme : « Il me semble que tout cela n’existe que dans ma tête. Sur mon corps : aucune trace » (96). Ainsi, il faut conclure que le silence des enfants n’est pas forcément « normal », ce que Van den Heuvel confirme en disant : « [l]’impuissance verbale, inscrite dans un discours dont le producteur est [. . .] un “spécialiste” du langage, est un aveu de la plus haute importance » (67). Décrit en fonction d’un silence, le viol « représente » ce qui arrive lorsqu’on ignore la complexité du signe, pour ne pas dire « des signes », qu’incarne justement Lui. À la fois sujet et objet indirect, bête et monstre qui invente des mots « monstrueux » (92) où transperce le décalage entre le signifiant et le signifié, l’ouvrier prononce une sorte de babillage que Charles interprète comme un silence et, donc, une inaction. Ce silence, qui vise d’abord selon Van den Heuvel à « dire des choses, mais aussi à taire l’essentiel », finit par se manifester et rompre avec les « tabous indicibles » (70). En parlant de Lui qui l’inonde de paroles, le narrateur note : « J’ai déjà dit que sa tactique était d’en remettre. Une autre de ces stratégies préférées, c’est de sauter du coq à l’âne lorsque vous vous taisez. Il espère ainsi faire une brèche dans votre silence et s’imposer. C’est comme cela que ça se passe » (91). Comparable à la propre stratégie narrative de Charles au fur et à mesure que le roman avance, cette démarche se remarque par l’emploi fréquent du mot « ça », qui semble désigner en quelque sorte ce qui finit par le trahir. Ayant peu à peu adopté le discours de Lui, le narrateur ne semble pas cependant maîtriser tout à fait les signes, ni leur signification.

Capable de voir dans la pluie qui pénètre par « un trou » dans la toiture de la grange, « à cause d’une tôle manquante », « une chute » et la « complice » (118) de Lui, Charles ne fait pourtant pas le lien entre l’emploi du mot « joual » (102) par Lui — déformation de « cheval » — et l’abus de l’animal. Coincé toujours en partie dans sa logique binaire, Charles semble subir ici les effets que, selon Jean-Paul Desbiens, le joual provoque en associant les mots et les choses : « Cette absence de langue qu’est le joual est un cas de notre inexistence, à nous, les Canadiens français [. . .] Notre inaptitude à nous affirmer, notre refus de l’avenir, notre obsession du passé, tout cela se reflète dans le joual, qui est vraiment notre langue » (32)[11]. En effet, en ignorant ce qui « crève pourtant les yeux », Charles finit par être assimilé au cheval et par subir la même « humiliation » (112) dont il était le témoin passif et silencieux : « lorsque je me suis retourné, je me suis senti en présence d’une bête et il était trop tard à ce moment-là » (125).

Ambiguë en ce sens qu’on ne peut savoir dans quel sens Charles s’est retourné, cette scène où le garçon ne peut crier pour avoir de la paille dans la bouche résume le caractère polysémique des mots et l’idée que le silence n’équivaut pas forcément à l’inaction. Ayant associé la parole de Lui à son infirmité mentale, semblerait-il, Charles ignore le fait que la parole est devenue « chair », pour reprendre une expression biblique célèbre, et donc la différence entre « lui » et Lui, que le silence incarne littéralement sur le plan physique. S’étant effectivement laissé tomber dans « le vide » de la grange au début du récit, il reconnaît trop tard qu’un « signe peut être trompeur » (124) et devient ainsi la victime de son « jeu » (10) binaire dans un moment à la fois orphique et œdipien.

Conscient de la présence de Lui qui rappelle l’« il y a » d’Emmanuel Lévinas — ce « silence bruissant » (Éthique et infini, 38) ressenti comme une horreur et un affolement —, le narrateur ne semble pas savoir qu’il ne peut plus se taire sans conséquences et renoncer au jeu dialogique de la parole qu’il entreprend. Hanté par la fin de l’« été » (cet état stable qui semble représenter l’enfance), Charles « Lui » tourne le dos pour ainsi dire et subit ainsi the Fall, terme anglais qui traduit non seulement la chute, mais aussi la pluralité linguistique de l’ouvrier franco-ontarien et la nouvelle saison (l’automne) dans la vie du jeune garçon qui y perd son innocence. Semblable à la pente nommée la Grande-Montée qui offre une vision des endroits « différents » de la ferme (81), le viol est une « initiation » (81) brutale au réel où les mots peuvent constituer des « maux ». Révélation qui est synonyme d’« apocalypse »[12], cette scène travestit implicitement le roman du terroir québécois, où l’harmonie rurale est tributaire de la foi chrétienne ainsi que de l’homogénéité identitaire et langagière. À vrai dire, le narrateur est justement piégé parce qu’il n’accompagne pas son père à la « ville », endroit associé à l’enfer et à la corruption dans cette tradition littéraire et religieuse somme toute manichéenne et assez xénophobe.

Conclusion : le sens (commun) et le sous-texte

Coupable d’avoir agi envers Lui de la même façon que ses parents envers lui, le narrateur reste toutefois victime. Si culpabilité il y a, c’est d’avoir obéi à « la loi du père » qui accepte le langage de Lui, mais non l’emploi de ce même langage par son fils, qui doit se contenter d’écrire des mots « qui se disent » (86). N’ayant appris à l’école que des tournures « toutes faites », Charles n’a pas de savoir « faire » et donc ne peut agir lorsqu’il est confronté à Lui. Interprétée par Lucie Robert comme une critique de l’institution où « l’écriture, c’est la guerre » (244), son manque de know how (littéralement « savoir comment ») s’inverse cependant lorsque Charles, abêti par le viol, n’arrive pas à parler comme il faut : « Hier j’ai dit valeur au lieu de voleur » (135). Souffrant d’un dysfonctionnement paradigmatique, le narrateur fait entendre et voir sa trahison par « le non-dit », ou « l’in-ouï » du dire. Semblables aux propos de Lui, ceux de Charles en sont cependant « différents », ce qui expose ce que la parole ne « lui » a pas « dit » et, aussi, sa nouvelle « voix/e ». Ainsi, il rappelle ce que Blanchot dit d’Orphée et de la nuit : « regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît » (L’espace littéraire 229). Ironique, ce renversement traduit effectivement la perversité de l’acte et le sort contradictoire de l’enfant en général : encouragé à grandir « grand dire » et à assumer une certaine « re(s)ponse-habilité », Charles est contraint par son père, qui agit plus comme une « paire », de se taire, de s’attacher à la terre et, donc, à la mère (nature).

Transgressé, il devient, malgré lui, transgressif grâce au « non-sens » de la parole, ce qui se manifeste lorsqu’il dit qu’il est « Marlon Brando » (135) juste avant de clore le roman : « Je n’ai pas écrit non plus : je crois qu’on m’a tué » (135). Brando sans l’être vraiment, Charles n’est pas mort, non plus. En fait, en se nommant selon la logique contradictoire de la parole, il déjoue sa vraie mort à l’instar du jeu de l’acteur qui s’achève en chuchotant « l’horreur » à la fin du film. De même que Brando, dont on voit la figure en gros plan à ce moment dans Apocalyse Now, la parole de Charles dévoile sa singularité, c’est-à-dire son « je » et l’injustice dont il est victime. L’instabilité sémantique de la parole, manifeste par l’usage du verbe « croire », fait voir le « visage » de Charles, son état hybride moitié enfant, moitié adulte et a l’effet, comme chez Lévinas, de résister passivement à la réduction à l’Autre[13]. Charles fait face à la fin de son enfance à la dernière page, dont la blancheur subséquente rappelle la figure blafarde de Brando à la fin du film, moment qui immortalise l’acteur, trahi aussi par les siens, dans l’esprit du spectateur. Ainsi, le narrateur représente donc la nature indicible de cette histoire et en devient un lecteur au moment du dénouement, ce qui le fait renaître (au moins aux yeux du lecteur)[14]. En se taisant donc de nouveau à la fin du roman, Charles laisse mieux entendre sa victimisation et rappelle ce que Blanchot, dans « Mort du dernier écrivain », dit de la littérature qui transforme « la parole non parlante en un silence à partir duquel elle peut vraiment parler et laisser parler en elle l’origine, sans détruire les hommes » (269).

Impuni et passé sous silence, le viol de Charles constitue paradoxalement une sorte de renaissance ou de résurrection qui fait « voir » la duplicité de la Parole, sorte de « pharmakon » derridien (Derrida, « La pharmacie de Platon »). Aux prises avec cette idée avant le viol[15], Charles y fait allusion en disant qu’il trouve le mot « “divinité” » sous le terme « “satyre” » (110) qu’il cherchait pour décrire Lui. Ce paradoxe, que l’on dégage peu à peu en avançant dans le roman, et surtout vers la fin, fait ressortir un sous-texte et remonter le lecteur à la « source » de l’intrigue que recherche Charles depuis le début de son histoire[16], c’est-à-dire à la « Genèse ».

Ce « livre », qui représente à la fois le début et la fin du monde, semble être repris dans La mort de Marlon Brando à travers le caractère biblique de l’incipit, l’allusion à la chute de Charles et la mention de l’orage au dénouement. En effet, comment ne pas comparer la Parole (paternelle et divine), qui efface le silence originaire sous forme de chaos dans ce « livre », au père de Charles, qui réduit Lui au silence dans un premier temps? Et comment ne pas voir en Lui le déluge de Dieu le père qui inonde et détruit le monde (de Charles, qu’il a créé à son image)? Ayant puisé dans « la source » du Père qui, lui, dit à tort qu’elle est « tarie » (320)[17], Charles accomplit littéralement « le travail » de son père, ce qui a pour effet de trahir le garçon, pour ne pas dire le « désenfanter » lorsqu’on reprend la métaphore de la naissance et de la mort que l’on retrouve non seulement dans le livre de la Genèse, mais aussi dans l’histoire de la crucifixion. À ce propos, on ne peut s’empêcher d’y voir une allusion lorsque Charles mentionne ce qu’il n’a pas écrit au sujet de l’imminence de l’assaut. Tel Jésus sur la croix, il se demande : « Mon père, n’aurais-tu pas pu arrêter l’Ornithorynque avant qu’il commette l’irréparable? » (77). À l’origine du Nouveau Testament, la crucifixion constitue aussi le point culminant de ce livre qui met en scène les prophéties passées, voire ce qui a été « écrit » avant.

Sans explorer davantage la manière dont le roman joue sur l’ambiguïté et les paradoxes inhérents de l’Ancien et du Nouveau Testament où le père trahit volontairement son fils, ni la métaphore qui rattache Charles à Orphée et à Œdipe[18], il suffit de dire que ces allusions sont des traces témoignant du véritable sens du récit, voire de la polysémie inhérente de la parole et des risques associés au silence absolu[19]. Ces sous-textes en sont ainsi un testament silencieux de même que La mort de Marlon Brando, qui contient au « fond » une critique de l’hypocrisie de tout discours autoritaire, monolithique et prescriptif, comme celui de l’Église[20]. Parole qui fait taire en entretenant la honte, l’Église, si présente jadis au Québec, « hante » encore cette société, et bien d’autres dans le monde, tel un spectre silencieux. La preuve? Comment entendre parler de l’abus d’un enfant sans penser aux prêtres catholiques? Et comment entendre parler de la mort de Marlon Brando sans aussi penser au film The Godfather, dont le titre renvoie ironiquement au chef de la Mafia? Enfin, comment ignorer le fait que le mot « fatum » (128), que Charles emploie en passant pour résumer le caractère fatal de la tragédie, veut aussi dire « la parole de Dieu »[21]?

Passée sous silence, la mauvaise foi est trahie, c’est-à-dire exposée par ces questions et l’analyse détaillée de La mort de Marlon Brando, qui représente l’archi-écriture derridienne, cette écriture première toujours déjà écrite. En tant qu’outil heuristique, le silence permet de voir l’abyme pour ne pas dire le désastre, c’est-à-dire la présence de l’absence et l’absence de la présence qu’évoque l’épigraphe de Blanchot, citée au début de cette étude, où il s’agit de faire un saut pour comprendre. Inexistant selon ce dernier tout comme le viol de Charles, le roman, qui constitue dans le cas de Gobeil un texte inter-dit, engage donc le lecteur dans un acte de « bonne » foi. En effet, le roman de Gobeil semble incarner ce que Blanchot dit de la littérature qui « s’élève et s’organise comme une puissance silencieuse qui donne forme et fermeté au silence par le silence » (« Mort du dernier écrivain » 267). Témoignage donc de la « valeur » romanesque de La mort de Marlon Brando, cette déclaration renvoie indirectement à l’importance du silence « littéraire » dans la communication et la compréhension de l’indicible et, par conséquent, de ceux qui, comme Charles, n’ont pas de voix.

De même, cette analyse, en faisant ressortir la pluralité fonctionnelle et significative du silence dans ce bildungsroman, vise à insister sur le besoin de lire et de relire ce petit chef-d’œuvre de la littérature québécoise moderne pour y voir justement ce qu’on n’en a pas encore dit.