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Dans ce texte qui a pour titre « Au nom de l’humain », je propose quelques réflexions d’inspiration anthropologique qui devraient pouvoir soutenir notre réflexion, quelle que soit la théorie privilégiée dans nos travaux sur le suicide et quelle que soit, aussi, notre discipline d’appartenance. En effet, le biologiste, qu’il soit généticien ou spécialiste du cerveau, l’épidémiologiste et l’expert de santé publique, le psychologue comportementaliste autant que le psychanalyste, le sociologue tout comme le politologue, l’économiste et le démographe devraient éventuellement se sentir concernés par les questions de fond, anthropologiques et philosophiques, que je soulève dans l’essai que je propose pour servir éventuellement de cadre pour penser le suicide.

Quelques considérations anthropologiques pour penser l’humain

L’énigme de la condition humaine reste constamment posée, s’inscrivant en creux dans toutes nos conduites, surtout dans nos comportements d’auto-destruction, et nous forçant à nous interroger sur ce qui fait la profondeur de l’homme, sur l’ambiguïté qui le marque, sur les contradictions qui le constituent, jeté qu’il est entre vie et mort, entre le positif et le négatif [1]. La pensée au sujet de ce qui nous fait humain se dégrade, et cela lui arrive souvent de nos jours, en une logique purement rationnelle, instrumentale et moralisante, quand elle oublie de s’ancrer dans la « face d’ombre » qui est au coeur même de la vie humaine. Toute la tradition philosophique est traversée, de Socrate à Schopenhauer et à Nietzsche, par la pensée d’auteurs tragiques qui reposent, chaque fois en des termes nouveaux, la question du sens même de la vie. Nous savons que nous nous sommes arrachés à l’animalité, et que nous nous sommes transformés, progressivement au fil d’une longue évolution, en des êtres de parole et de réflexion, en des êtres tragiques aussi. Camus a raison, me semble-t-il, quand il affirme, dans l’incipit du mythe de Sisyphe, que le seul problème philosophique vraiment sérieux est celui que pose le suicide.

Mes recherches dans le domaine de l’anthropologie médicale ont transformé, au fil des années, ma vision de la réalité humaine. Les récits de souffrance des enfants vivant une maladie chronique, des patients atteints du VIH, des membres de gangs de rue, des jeunes suicidaires et des utilisateurs de drogues injectables m’ont rendu toujours plus sensible, d’une part, au vécu de la détresse chez les personnes et d’autre part, aux situations d’inégalité et d’injustice qui produisent cette souffrance. Ainsi la question de la finitude de l’humain en est venue à s’imposer à moi avec toujours plus d’évidence, me forçant à donner une place centrale, dans mes réflexions, à la « face d’ombre » et à la place de la mort, y compris celle qu’on se donne, dans l’expérience humaine. J’en suis venu à considérer que ce « négatif » constitue une dimension fondamentale, incontournable, de la condition humaine, une dimension potentiellement destructrice à laquelle les humains doivent en quelque sorte s’arracher pour pouvoir survivre en dépit des aléas de la vie.

Pour lancer mes réflexions autour de cette « face d’ombre » dans l’humain et de son lien potentiel avec les conduites d’auto-destruction, je crois utile de partir de deux constats dont il faut absolument tenir compte, me semble-t-il, quand on entreprend d’interroger nos manières de penser, d’étudier et de prévenir le suicide, ce qui y conduit et le provoque mais aussi ce qui nous en éloigne en nous maintenant sur le chemin de la vie et de la croissance.

Constat 1. On assiste aujourd’hui à un retour dramatisé, confus et paradoxal, du thème du mal sous les habits du bien. François Jullien, philosophe et sinologue, dénonce le discours contemporain qui « ne cesse de scander à nos oreilles son aspiration légitime au tout positif » (2004 : 11). Il ajoute que l’inflation du juridique et de l’éthique a modifié radicalement, en ne cessant d’évoquer la « paix universelle », le contexte dans lequel travaille le « négatif ». À sa suite, Corin (2008) s’inquiète du fait qu’on a basculé dans le leurre du « tout positif ».

Cette idéologie du « tout positif » paraît fausse dans ses prémisses mêmes, absurde dans sa croyance que l’élimination du mal est enfin à notre portée, hégémonique dans son aspiration à la réconciliation universelle, irresponsable dans ses visées politiques (on fait la guerre en parlant constamment de la paix), et carrément insupportable dans sa rhétorique aseptisée, déshumanisée. La pensée optimiste que le « tout positif » entraîne apparaît soutenue, amplifiée, par un recours massif à une éthique désincarnée, idéalisante, qui est devenue l’instrument privilégié du politique, et par la promotion d’une mondialisation juridique organisée autour des Droits de l’homme.

Il est urgent que nous interrogions le paradoxe au coeur de ce discours dominant qui est porté, de nos jours, par une vision fondamentalement idéalisée d’un humain dans laquelle aucune ombre ne fait plus tache. Finie la fêlure qui s’inscrit au centre même de l’être. On croit en être désormais quitte avec le « négatif », pensant que le silence dont on l’entoure le fera disparaître comme par magie. Il se pourrait bien que nous assistions plutôt, dans cette idéologie du « tout positif », à une dangereuse intériorisation du « négatif » et du mal qui produit, à la fois, la guerre dite juste, la lutte pour extirper le mal à l’avance, et le combat mortifère des terroristes, le suicide aussi qui prend les formes les plus diversifiée, de la dépendance aux drogues de toutes sortes à la dépression chronique et aux conduites d’auto-destruction. Le monde est ainsi re-découpé entre bien et mal, entre la positivité des uns et la négativité des autres. Et on oublie alors la commune humanité, toujours tragique, qui nous fait tous humains.

En rapport avec ce premier constat, il nous faut apprendre à penser ensemble le mal et le bien, qu’on doit même obligatoirement les penser en même temps au sein d’une théorisation du « négatif » ancrée dans les « figures de la finitude ».

Constat 2 : Les enjeux des réflexions qui se font de nos jours sur la guerre, la violence et le mal, en un mot sur les conduites de destruction, se sont déplacés du terrain de la philosophie tragique vers celui de la production de nouvelles normativités, principalement positives, qui sont de plus en plus souvent formulées dans la seule langue du « tout positif ». Nous sommes en effet entrés, me semble-t-il, dans une ère éthique pensée comme une technique de gestion du malheur des individus et des peuples, une gestion souvent détachée de son amarrage à la « face obscure » de l’homme.

Les penseurs d’aujourd’hui ne semblent pas avoir compris que l’alternative à la destruction n’est pas la non-violence comme les pacifistes utopistes le répètent, allant jusqu’à croire dans la possibilité de l’extirpation totale du mal, à la manière d’une mauvaise dent à extraire. C’est à un ré-enracinement de la pensée dans une philosophie de l’humain qui soit attentive à notre « face d’ombre », à la « négativité », dont nous avons aujourd’hui grandement besoin. Toute vraie pensée de l’humain ne peut se construire que sur l’horizon de cette dimension indépassable de la « négativité » qui forme d’indélébiles taches d’ombre dans nos vies, ce qui nous force à faire appel à la philosophie mise de l’avant par les penseurs du tragique, à une psychologie ouverte à l’impact des processus psychiques profonds et à des sciences sociales attentives aux conflits tout autant qu’à l’harmonie existant au sein des familles et des groupes.

Sur le plan philosophique, quelques penseurs contemporains peuvent nous aider à saisir l’humain au confluent de sa positivité et de sa négativité. Parmi ceux-ci, je me limite à citer Giorgio Agamben qui insiste, dans ses écrits, sur l’importance de prendre en compte la « vie nue » et l’« homo sacer », deux formes d’existence de l’humain qui traduisent la présence et l’horreur du mal. Le philosophe articule sa vision de la gestion politique des limites de la vie autour de la notion d’abandon : « Celui qui est mis au ban, écrit-il, n’est pas simplement placé en dehors de la loi ni indifférent à elle ; il est abandonné par elle, exposé et risqué en ce seuil où la vie et le droit, l’extérieur et l’intérieur se confondent » (1997 : 37). L’homme que la société abandonne, en ne lui refusant le secours dont il a besoin pour survivre, bascule dans la forme la plus élémentaire de vie qui puisse exister, celle qu’Agamben appelle la « vie nue ». Le personnage de l’homo sacer est celui qui est réduit à un état de vie situé à un point tel en dehors du social que les autres citoyens ont le droit de faire disparaître l’homo sacer sans être punis : c’est en cela que consiste le pouvoir sacrificiel de nos sociétés qui décide, à travers leurs politiques, de qui peut vivre ou mourir.

Il m’apparaît aussi urgent de revenir à une autre question, celle du « sujet libre », pour penser le suicide, question que les philosophes Walter Benjamin, Hannah Arendt, George Bataille, Michel Foucault, Theodor Adorno, Antonio Gramsci, Peter Sloterdijk et de Michel Morin ont tous mis, chacun à sa manière, au coeur même de leurs réflexions sur l’humain. Ce sont là autant de philosophes que nous gagnons à lire si nous voulons mieux comprendre la dynamique complexe du positif et du négatif qui s’enroulent dans les conduites humaines.

La pensée de Michel Morin, un philosophe québécois, m’apparaît d’autant plus utile à connaître qu’il parle depuis ici même : ce penseur de chez nous a en effet développé une riche réflexion personnelle dans le sillage du renversement des valeurs opéré par Nietzsche. Son projet se présente comme un effort de refondation d’une éthique du « sujet », ce qu’il fait en ouvrant des espaces de créativité face aux contraintes liées à la « négativité ». Dans une grande fidélité aux tragiques grecs, M. Morin affirme que les moments de dissolution et d’affaissement, voire de mort, du sujet peuvent servir de points de départ pour entreprendre à nouveau, dans la confrontation avec le mal, la réflexion sur ce qui nous fait humain. Michel Morin peut nous aider à replacer notre réflexion sur le suicide dans un cadre qui permet de faire retour sur la « biographie du sujet » dans ses conditions propres de vie, dans la liberté, a dit Sartre, dans une authenticité qui peut aller jusqu’au désespoir, a écrit Kierkegaard, dans une souveraineté tragique, a rappelé Bataille, dans l’inquiétant face-à-face de deux visages, a répété Emmanuel Lévinas.

Une mutation anthropologique majeure de nos sociétés

On peut prouver par des données sociographiques toujours plus précises, que les sociétés occidentales sont en train de vivre, depuis trente ou quarante ans, une mutation culturelle majeure en ce qui concerne, d’une part, la relation de l’individu à la société, et d’autre part, la définition même de l’individu, dans son rapport avec lui-même [2]. Nous sommes passés, peut-on dire globalement, d’un modèle de société dans lequel, pour se construire et donner du sens à son existence, l’individu devait se soumettre aux exigences du collectif, à un autre modèle, que le sociologue G. Bajoit (2003) appelle « égo-identitaire », dans lequel l’individu doit constamment affirmer son autonomie, se constituer comme sujet et réclamer son droit à l’auto-réalisation personnelle. Cette mutation est confirmée par une multitude de recherches empiriques menées dans tous les grands champs de la vie sociale : la famille, l’école, le travail, les loisirs, la religion, la citoyenneté.

L’individu triomphe partout, selon le sociologue J. Beauchemin (2004), se substituant au collectif, que ce soit la famille, la classe sociale ou le groupe, qui est tantôt carrément nié en tant que lieu principal du vivre-ensemble tantôt réduit à un ensemble de revendications identitaires pour des personnes porteuses d’une différence (gais, etc). L’entrée dans l’espace de l’individuel a provoqué, un peu partout, la sortie du social et du politique, voire leur déni, dans leur remplacement par un sujet moral, ce qui a produit une véritable dé-sociologisation des relations sociaux. Anthropologues, politologues, économistes et psychologues rejoignent, pour une large part, les sociologues dans leur lecture de la mutation majeure que nous vivons : notre société serait de moins en moins solidaire (Lasch, 1995), de plus en plus massifiée (Balibar, 1997), prise dans l’individuation extrême (Lipovetsky, 1993), centrée sur l’espace intime (Lasch, 1981), dépressive en même temps que compulsive (Ehrenberg, 1995 ; 1998), moins dysfonctionnelle (Anatrella, 1998) que surbureaucratisée, plus citoyenne qu’ethnique (Giddens, 1991), moins a- ou post-religieuse que sur-religieuse (Gauchet, 1998). Notre société se serait désociologisée en même temps que s’affirmait, d’une part, l’éthique des droits individuels et que triomphait l’idéologie de l’égalité des chances : le déficit de la solidarité a conduit à produire des espaces de misère (Bourdieu, 1993) à côté de la colossale richesse de certains segments de la société.

Caractérisant la rupture radicale qui s’est produite dans les sociétés occidentales, l’anthropologue Marc Augé (1994 ; 1992) pense que la sur-modernité a fini par imposer des « média » là où il y avait des « médiations », les premiers se « substituant » aux seconds et imposant aux individus une exigence de conformité homogénéisante aux modèles médiatisés. Sous les apparences d’une individuation des destins, c’est en réalité, pense Augé, une soumission aux valeurs néo-libérales qui est apparue ; sous couvert d’autonomie, l’aliénation s’est imposée ; à la place d’une société d’égaux, on trouve des copies conformes de citoyens identique. Ellen Corin (1996 ; 1986), anthropologue et psychanalyste, a pour sa part attiré l’attention sur l’ampleur des « dérives » qui affectent aujourd’hui les personnes dans leurs rapports aux registres communs de références et à l’environnement social primaire, notamment à la famille occidentale qui est en pleine restructuration. C’est cependant moins du déclin du sujet sur fond d’une crise collective de la signifiance dont elle parle que de l’émergence de nouvelles formes d’identité, individuelle et sociale, plurielle dans la recomposition que les individus bricolent à partir des matériaux mis à leur disposition par la société. Plutôt que d’un déficit et d’un manque de sens, c’est de surplus et d’excès, voire d’un débordement, des repères identitaires dont Corin parle dans ses travaux.

Le régime d’identification individuelle qui s’impose aujourd’hui s’articule à une nouvelle vulgate planétaire dont les termes-fétiches sont globalisation, néo-libéralisme, capitalisme à visage humain (Giddens, 2003 ; Boltanski et Chiapello, 1999 ; Bourdieu, 1998), droits de l’homme, flexibilité et multi-appartenance d’un nombre croissant de personnes. Pour G. Bajoit, l’appel lancé aujourd’hui à l’individu se décline selon quatre dimensions principales : il est d’abord injonction directe faite aux personnes (« sois autonome, prends ta vie en main, décide pour toi-même ») ; il est aussi exigence de fidélité à soi-même (« deviens ce que tu crois que tu es au fond de toi-même ») ; il est encore, comme en dérivé, invitation à la jouissance de la vie (« jouis, ici et maintenant, tout de suite ») ; enfin, il est, sur le versant négatif, mise en garde face aux dangers menaçant la sécurité de la personne (« sois prudent, protège-toi »). Dans les faits, l’idéal d’individuation s’avère d’autant plus difficile à atteindre que les quatre dimensions (autonomie, plaisir, fidélité à soi, sécurité) qui le constituent sont en partie contradictoires : l’auto-réalisation demande des efforts et procure peu de plaisir immédiat ; être sujet implique la prise de risque, ce qui contredit la sécurité. Et surtout, nous le verrons, il existe des conditions sociales, économiques et politiques qui empêchent, objectivement, un grand nombre de personnes de se constituer en tant que vrais sujets. Les messages culturels diffusés tous les jours par nos institutions (école, famille, télévision, publicité) n’en appellent pas moins tout le monde, y compris « les oubliés de l’égalité des chances » (Sabeg et Méhaignerie, 2006), à se conformer aux nouveaux impératifs de la société.

Une profonde contradiction s’inscrit au coeur même de cet appel à l’auto-réalisation : les individus ne se réalisent en effet comme sujets autonomes qu’en incorporant le modèle commun dominant, ce qu’ils font, en pratique, en s’insérant dans la masse, ou en se transformant, comme le disent Hardt et Negri, en des éléments au sein d’une multitude. « Les comportements d’intégration et d’exclusion sociale propres au pouvoir sont, écrivent-ils, de plus en plus intériorisés dans les sujets eux-mêmes. Le pouvoir s’exerce maintenant par des machines qui organisent directement les cerveaux (communications, informations) et les corps (par des systèmes d’avantages sociaux, des activités encadrées) vers un état d’aliénation autonome […], par une généralisation des appareils normalisants de la disciplinarité qui animent de l’intérieur nos pratiques communes et quotidiennes » (2000, 134). Les individus vivent ainsi dans la rassurante illusion d’une autonomie qui n’est rien d’autre que reproduction du même, qu’insertion dans une identité massifiée et qu’aliénation généralisée.

On comprend sans peine que produire des individus qui se conforment aux nouvelles exigences est une nécessité pour des sociétés qui, sous l’impulsion du projet économique néo-libéral et d’une idéologie sociale fondée sur l’individualisme, sont de plus en plus construites sur la compétition, la consommation, et la communication. On peut dire que ceux et celles qui répondent à ces appels sont « fonctionnels », « normaux », « ajustés », par rapport aux besoins de nos sociétés qui ne peuvent vraiment fonctionner que si les individus qui les composent ont incorporé les valeurs de performance, de compétitivité et de communication. Une version uni-dimensionnelle de l’identité est ainsi proposée aux sujets individuels par la machine médiatique et la puissante idéologie qui vante les vertus de la société néo-libérale homogénéisante d’aujourd’hui.

L’apparition de l’individu massifié n’est rien d’autre, dans l’espace de nos sociétés, qu’une caricature de la pensée occidentale moderne dans laquelle le sujet individuel s’est historiquement constitué comme le fondement de toute représentation (Taylor, 1989). L’être libre est désormais cet individu à la fois consommateur, compétiteur et engagé dans la communication qui construit sa propre singularité, en se fondant dans la masse. Il se pourrait bien que cette culture de l’individuation ne puisse produire rien d’autre qu’une surface sans profondeur, qu’une digression superficielle sans ancrage véritable dans la dimension tragique de l’humain, que la folle invention d’un être humain qui réalise, jusqu’à l’excès, la « Condition de l’homme moderne » telle que décrite par Hannah Arendt (1983). L’individu d’aujourd’hui qui s’accomplit en se massifiant pourra peut-être assurer, selon certains penseurs, le salut de nos sociétés en assumant, d’une part, la part du collectif sans qu’on y voit nul abus de la part du groupe et en sauvegardant, d’autre part, ce qu’il y a de plus précieux en chacun de nous : la dignité d’être soi. Nous serions encore trop timides pour faire le saut dans l’avenir et nous hésiterions à nous délester des anciennes morales fondées sur l’authenticité, l’autonomie et la vie responsable (Taylor, 1992).

« Le souci de soi » auquel M. Foucault (1984) s’est intéressé, dans le contexte de sa réflexion sur la sexualité, s’articule désormais aux valeurs faustiennes de santé, de beauté, d’immortalité et de jeunesse, à l’utopie de l’auto-réalisation en même temps qu’à l’éthique triomphante des seuls droits individuels. La quête de la santé parfaite est devenue le « nouveau mythe » qui s’est installé en tant que symbole clé dans la culture occidentale : des techniques de toutes sortes disciplinent les corps jusqu’à l’excès ; une rhétorique de la persuasion régule les styles de vie des individus selon des normes standardisées auxquelles il est difficile d’échapper ; la relation thérapeutique (et pédagogique) est transformée en une prise en charge continue, à long terme, des corps (surveillance clinique ; check-ups réguliers), dans une surveillance des performances ; une industrie du bien-être en pleine expansion colonise des domaines périphériques à la santé en médicalisant, entre autres, des conditions sociales et des difficultés psychologiques qui ont pourtant souvent à voir avec le fait même que quelqu’un existe. On peut aisément donner de multiples exemples de la généralisation de technologies visant à contrôler les comportements déviants (enfants hyperactifs ; dépendance aux drogues, idées suicidaires, etc.), à médicaliser les cycles de vie naturelle et à transformer les déséquilibres en des événements pathologiques.

Cette référence massive au nouveau complexe du « bien-être » me semble refléter une des préoccupations centrales de notre époque : celle d’un monde technologique optimiste qui prétend pouvoir effacer le tragique de l’existence humaine et conjurer la souillure et le danger, notamment en maintenant le corps et l’esprit fonctionnels aussi longtemps que possible. Pour réaliser le rêve de la santé parfaite, l’industrie pharmaceutique dépense des millions dans des recherches sur les traitements de l’obésité et du poids excessif, de la calvitie, de l’acné, de la dépression et de l’impuissance sexuelle, développant un marché des « drogues du bien-être » qui conduisent les personnes à fantasmer au sujet de la perfection du corps, de l’esprit et de l’humeur. Tout cela renforce la dépendance des personnes à l’égard des “experts” de toutes sortes et des biotechnologies visant à réparer les ratés du corps, à endormir les maux de l’esprit et à anesthésier la douleur lorsque le mal surgit. Le rôle de la médecine qui a consisté, dans le passé, à guérir le corps humain s’est considérablement élargi, sous l’impact des technologies médicales, au point de viser désormais la guérison totale, par le recours à la transplantation des organes, aux corrections cosmétiques et aux prothèses de réadaptation. Les nouvelles technologies médicales peuvent non seulement soigner, avec une efficacité accrue, le corps malade mais peuvent aussi altérer le corps et l’esprit de manière à renforcer leur performance, à préserver la vigueur de la jeunesse, à réduire ou à éliminer les différences entre les sexes, s’évertuant ainsi à essayer de réaliser l’utopie de la « santé parfaite ».

Le statut de la souffrance s’est profondément transformé dans les sociétés occidentales. Pendant des millénaires, les êtres humains ont considéré que la souffrance était une composante essentielle de la vie, inévitable disaient les religions, et ils l’acceptaient comme une réalité incontournable de l’existence tout en inventant toutes sortes de mythes de rédemption qui leur faisaient accepter cette souffrance en la transformant en une source de purification et de salut. Cette « théologie » de la souffrance permettait, tout en procédant d’un certain fatalisme, de donner du sens au malheur : la peine était culturellement légitimée, socialement valorisée et même récompensée, maintenant ou plus tard. Plus les hommes souffraient, plus ils bénéficiaient de l’approbation des autres ; plus ils acceptaient leur souffrance, plus ils pouvaient espérer une récompense ailleurs, plus tard. Le plaisir était certes légitime mais il ne venait qu’après l’avoir dûment mérité par un labeur plus ou moins pénible, tout au long de leur vie.

Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, il n’en va plus de même aujourd’hui. Nous vivons en effet dans un monde qui bannit la souffrance : nos contemporains ne veulent plus souffrir en aucune circonstance de leur existence. Cela est vrai de la souffrance physique comme de la souffrance psychique et morale. Aujourd’hui, des spécialistes sont partout présents pour atténuer la souffrance : dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les entreprises. Aussitôt que se produit une catastrophe, ils sont là pour apporter une aide psychologique aux victimes traumatisées. Nous avons, envers la mort, la même attitude qu’envers la souffrance : elle est, comme l’écrit Philippe Ariès, « inversée », aseptisée, mise à distance, dans l’espoir sans doute que le mort cause aux vivants le moins de souffrance possible. On peut sans doute conclure de tout cela que nous ne voulons plus souffrir.

Contre le mythe de la santé parfaite, je crois essentiel de rappeler qu’on ne peut pas ne pas penser la souffrance, la douleur, le mal, et les idées suicidaires font partie de tout cela, qu’on doit même obligatoirement penser tous ces phénomènes au sein d’une même théorisation du mal. Dans son livre L’ombre au tableau (2004), François Jullien rappelle que la question du mal (la négativité dont j’ai parlé dans la section précédente) a de fait toujours été centrale dans la philosophie occidentale, que les penseurs n’ont jamais cessé de reprendre leur réflexion sur cette inépuisable thématique. Il nous invite à interroger la pensée contemporaine au sujet de son refus du mal qui resurgit partout en un optimisme qui, loin de gommer les manifestations du négatif, les fait se reporter dans l’espace intérieur des individus.

Cette mutation culturelle majeure que je viens de rappeler à grands traits crée un paradoxe profond au sein de nos sociétés, paradoxe qui atteint les personnes au fin fond de leur existence. En effet : d’un côté, nous sommes appelés à devenir des sujets d’autonomie et d’auto-réalisation, vivant dans un monde de compétition, de consommation et de communication ; d’un autre côté, beaucoup d’entre nous sont précarisés et exclus par le fonctionnement même du modèle néo-libéral de la société dans lequel nous sommes forcés nolens volens de devenir performant et de réussir envers et contre tout. Il ne suffit pas, en effet, de proclamer le mythe du bien-être pour tous pour que tous les individus arrivent, dans les faits, à le réaliser. Les valeurs qui fondent le modèle socio-politique et économique d’aujourd’hui produisent en effet, d’une manière structurelle, des barrières, des inégalités et de l’exclusion, sans doute nécessaires à son fonctionnement, qui fragilisent de nombreuses personnes.

L’entrée dans le xxie siècle s’est faite dans la confusion, avec d’un côté le mythe de la santé parfaite qui prétend pouvoir effacer la souffrance et de l’autre, l’évidence que le bonheur promis est une impossibilité pour un bon nombre d’entre nous. L’informatisation et la robotisation provoquent la disqualification professionnelle de nombreux travailleurs et un chômage structurel qu’il apparaît difficile de résorber, surtout chez les jeunes. La compétition et les exigences de performance éliminent les plus faibles, fragilisent les personnes et engendrent frustration, culpabilisation et auto-destruction chez un nombre croissant d’entre elles. La consommation qu’une publicité tapageuse ne cesse de vanter produit de l’endettement qui débouche sur de la frustration et de l’anxiété. Le sanctuaire qu’est le corps se fissure, en de nouveaux lieux, sous les agressions nouvelles qui accompagnent la vie dans nos sociétés technologiques avancées. La souffrance psychique, mais aussi physique, des personnes augmente, surtout chez celles qui sont incapables de s’inscrire dans la société dans laquelle il leur faut, sans relâche, consommer, communiquer et être en compétition avec les autres ; or leur souffrance est d’autant plus insupportable qu’elle est devenue illégitime, n’a plus de sens et est même considérée comme absurde dans une société dominée par le mythe du bien-être parfait.

Le paradoxe surgit du fait que les membres des groupes sociaux affectés par la précarité, la marginalité et la pauvreté relatives sont appelés à devenir des individus pétris d’autonomie, d’auto-réalisation, de jouissance et de sécurité. Dans leur conscience, cette contradiction structurelle se traduit par des tensions existentielles qui deviennent insupportables pour un grand nombre. Les individus exclus du monde du travail, appauvris, marginalisés et mal protégés par les programmes sociaux sont soumis à une injonction paradoxale : le « système », tout à la fois, les appelle à vivre leur vie en plénitude et leur interdit du même souffle de vraiment la gagner pleinement. Face à cette contradiction, ou bien ils choisissent de simplement survivre, ce qu’ils font par des emplois précaires qui les empêchent de s’auto-réaliser ; ou bien ils choisissent de vivre leur vie, mais par des activités qui ne leur permettent pas de vraiment la gagner ; ou bien encore ils ne parviennent à faire ni l’un, ni l’autre. On continue à répéter à ces personnes qu’elles ont droit à la dignité, un droit qu’on ne leur permet pas d’exercer dans les faits.

L’impossibilité de se réaliser tend à produire, chez les personnes les plus fragiles, un sentiment d’incompétence, de l’auto-culpabilisation et de la frustration qui entraînent des troubles divers, identitaires, relationnels et comportementaux. Et ces troubles engendrent toutes sortes de conséquences : la recherche de compensations (drogue, alcool, jeux), la déviance, la colère, la provocation, la rage et forcément, de l’insécurité pour tout le monde, autant de conduites auto-destructives qui s’achèvent souvent dans les tentatives de suicide. La résignation face à l’échec a elle-même perdu toute signification ; les revendications collectives impliqueraient qu’il existe une solidarité entre exclus, laquelle a disparu pour être remplacée par une concurrence entre eux, dans un chacun pour soi pour améliorer sa condition individuelle. Bien sûr, on rencontre encore chez les laissés-pour-compte des réponses sous la forme de violence anti-sociale mais cette violence ils la retournent plus souvent, par impuissance, contre eux-mêmes ou d’autres exclus.

En dépit des inégalités qu’elle produit, les promoteurs de la société néo-libérale continuent à proclamer, sur toutes les tribunes, que tous les individus peuvent désormais accéder à l’auto-réalisation. C’est là que se trouve la matrice originelle qui permet de saisir, à son niveau le plus profond, la genèse même des conduites suicidaires, notamment chez les jeunes.

Quelles sciences sociales pour dire la complexité de l’humain ?

On aura compris que les sciences de la société, je pense ici à la sociologie et à une des dimensions de l’anthropologie, sont tout le contraire de disciplines de l’intemporel, qu’elles se pratiquent plutôt à chaud, dans une fièvre qui fait éprouver la souffrance des personnes humiliées, dans un partage des blessures que la vie leur inflige ou qu’elles s’infligent elles-mêmes. En tant que chroniqueurs de la vie des sociétés, les sociologues et les ethnologues ne peuvent que s’engager dans l’aventure incertaine, tâtonnante, des personnes blessées auprès desquelles ils travaillent, dans une proximité avec leur expérience de souffrance et dans une écoute des récits qu’elles en font. Ils se laissent pour ainsi dire intoxiquer, ce sont les risques de leur métier, par les situations de « mépris social » des personnes réduites à la seule « vie nue », coincées qu’elles sont entre, d’un côté, la violence de structures sociales et économiques qui sont productrices d’exclusion et de l’autre, l’abandon dans lequel elles sont laissées par les systèmes publics de prise en charge, et le chaos qui en résulte dans leur monde intérieur.

Comme travailleurs de cet espace mal balisé qui se situe à la frontière du personnel et du social, de l’individuel et du collectif, nous pensons pouvoir nous élever par-dessus la fluidité des événements, pouvoir arbitrer le combat entre les forts et les faibles, et nous faire éventuellement reconnaître comme des juges intransigeants, rigoureux, qui constatent la vérité des coups qui se donnent à certains plus qu’à d’autres. C’est bien là l’ambition des sciences sociales, ou le rêve des sociologues et des anthropologues, s’ils en ont encore, qui est d’essayer de dominer la situation présente de notre monde, de la saisir dans toutes ses contradictions, de la faire voir dans toute sa violence, et de dire pas seulement ses histoires de succès mais aussi le mal qu’elle crée. Cette position, n’est-elle pas justement celle que Marcel Mauss assignait aux artistes, aux chamans et aux autres déviants symboliques, et bien sûr aussi aux praticiens des sciences sociales qui ne sont rien d’autres, me semble-t-il, que des déviants dans une société comme la nôtre.

Je repense ici à la parabole du lutteur de Kafka évoqué par Hannah Arendt au début de La crise de la Culture (1961). Et je crois mieux comprendre pourquoi les écrits de cette philosophe sont des exercices souvent plus douloureux que joyeux, tantôt proches du travail du trickster qui ose dire la colossale violence destructrice de nos sociétés et déclarer publiquement que le roi est nu. Comme elle, sociologues et ethnologues s’efforcent de dévoiler quelque chose de la douloureuse réalité qu’ils découvrent et de la violence rencontrée au coeur même des sociétés. Il leur arrive alors de se donner une vocation thérapeutique à la manière des anciens philosophes de la cité dont le rôle a été, depuis Socrate, « d’ouvrir les abcès » afin d’en expurger la mal.

Que faire face à cette violence qui est productrice de désir de mort chez beaucoup de personnes ? Nous ne pouvons certainement pas nous en tenir seulement à un discours qui se limiterait, d’un point de vue moral, à dénoncer la violence qui s’exerce à l’égard des individus les plus fragilisés. Comme l’a démontré Didier Fassin (2004), on traite la souffrance aujourd’hui, d’abord, en écoutant ceux qui souffrent, on reconnaît le pouvoir thérapeutique de la parole, on proclame l’importance de la proximité et de l’empathie, et on met de l’avant des protocoles compassionnels. Les spécialistes des sciences sociales reconnaissent bien sûr l’importance de tout cela tout en laissant cet espace d’intervention aux psychologues et aux travailleurs sociaux. Pour leur part, ils dénoncent la « tolérance zéro » en tant que gestion des exclus et refusent l’étonnante collaboration qui s’est mise en place entre les professionnels de l’écoute et ceux de la sécurité, comme si l’on pouvait traiter ensemble les deux faces de l’exclusion : la souffrance des exclus et l’insécurité que ces exclus représente pour la société. Suffit-il que les sociologues et les anthropologues disent qu’on ne peut se limiter à simplement écouter les discours de souffrance des personnes ?

De plus en plus de sociologues et d’anthropologues pensent que leur travail doit désormais se déployer dans deux directions principales, d’une part dans une participation accrue aux débats qui se font autour des notions de justice distributive, d’égalité et du rôle de l’État dans la construction d’une société plus égalitaire ; de l’autre, dans un engagement éventuellement soutenu, du moins en ce qui me concerne, par une philosophie socio-politique organisée autour des notions de solidarité et d’économie sociale, ancrée dans une critique de la pensée de ceux et de celles qui veulent moins d’État, et travaillant en concertation avec la gauche sociale qui a traditionnellement lutté, aux côtés des groupes progressistes comme les syndicats, pour assurer un meilleur partage de la richesse collective. C’est à une association de l’État de droit et de l’État social qu’il nous faut, je crois, travailler, avec l’objectif « de construire une société de semblables où, à défaut d’une stricte égalité, chacun serait reconnu comme personne indépendante et prémuni contre les aléas de l’existence ; protégé en somme » (Castel, 2003, quatrième de couverture).

Dans un message que j’ai fait parvenir, il y a peu de temps, aux étudiants de doctorat du département d’anthropologie de l’Université de Montréal, j’indiquais la tension entre deux scénarios face auxquels les anthropologues sont aujourd’hui confrontés : ou la recherche confortable dans une enclave-refuge au sein de laquelle ils peuvent devenir des excentriques amusants, des clowns curieux, éventuellement des penseurs un peu lunatiques que bien peu de gens prendront vraiment au sérieux ; ou l’engagement dans les débats de la société, à travers une réorientation majeure de leur discipline, dans le choix des thèmes de recherche (inégalité, souffrance, solidarité, justice, environnement, diversité culturelle, etc), dans la production de textes en prise sur les questions contemporaines, dans une écriture accessible et lisible. J’ajoutais avoir choisi mon camp, celui de la dénonciation des contradictions que je débusquais au coeur même des sociétés occidentales contemporaines.