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Les problèmes de santé mentale représentent actuellement l’une des plus importantes causes d’absence au travail. Aussi, ce phénomène a connu une croissance marquée au cours des dernières années (Gabriel et Liimatainen, 2000 ; Nystuen et al., 2001 ; Vézina et Bourbonnais, 2001). Ces problèmes de santé entraînent généralement de longues périodes d’invalidité, en plus de comporter un risque élevé de rechutes (Conti et Burton, 1994 ; Burton et al., 2000). Malgré l’ampleur du phénomène et les préoccupations qu’il suscite, très peu d’études se sont intéressées à la réinsertion professionnelle de ces travailleurs.

En effet, la majorité des travaux recensés dans le domaine de la réinsertion professionnelle en santé mentale portent sur les personnes qui présentent des troubles mentaux graves et persistants et dont la trajectoire est principalement marquée par des difficultés d’insertion en emploi. En santé au travail, les travaux réalisés en matière de réinsertion professionnelle touchent essentiellement les problèmes de santé physique et plus souvent les travailleurs accidentés. De plus, ces travaux demeurent encore très centrés sur les aspects de la prise en charge médicale (Baril et al., 1994 ; Baril et Berthelette, 2000). Or, il est de plus en plus reconnu que la réinsertion professionnelle doit être analysée comme un fait social qui dépasse largement le monde médical. Les conditions qui entourent le parcours médical du travailleur, son parcours face à l’emploi, son itinéraire personnel et social doivent être considérées dans l’analyse du processus de réinsertion professionnelle (Baril et al., 1994). Les travaux de Frigul (1997) portant sur la réinsertion professionnelle des chômeurs de longue durée vont dans ce sens et insistent sur la nécessité de tenir compte de la trajectoire professionnelle des individus dans l’analyse du processus de désinsertion professionnelle. Dessors et al. (1990) rapportent également que l’empreinte de la pénibilité du travail se traduit directement sur la santé des travailleurs et sur leur capacité de travail et de maintien en emploi. Ces différents travaux amènent à concevoir l’incapacité de travail en raison d’un problème de santé mentale non pas seulement comme une conséquence de la détérioration de l’état de santé mentale, mais également, comme une construction sociale déterminée par le rapport au travail.

Le modèle proposé par Law et al. (1996) sur le rendement occupationnel en réadaptation offre une perspective intéressante pour analyser le processus de réinsertion professionnelle. Le rendement occupationnel est défini comme étant un processus dynamique et ancré dans le rapport au temps. Ainsi, à la lumière de ces travaux et en s’appuyant sur cette perspective, le processus de réinsertion professionnelle est analysé comme un phénomène dynamique construit dans le temps au cours d’une interaction entre les événements qui ont précédé l’arrêt de travail, le processus de restauration des capacités et les conditions qui favorisent ou empêchent le retour au travail.

Méthodologie

Le but de cette étude est de mieux comprendre les facteurs impliqués dans le processus de réintégration au travail des personnes qui se sont absentées du travail à la suite d’un problème de santé mentale. Une approche qualitative basée sur des données d’entrevues réalisées auprès de travailleurs qui s’étaient absentés en raison d’un problème de santé mentale a été privilégiée. L’analyse de leur trajectoire comme catégorie dynamique permettait de mieux saisir l’articulation et l’évolution des dimensions personnelles et organisationnelles impliquées dans le processus de désinsertion et de réinsertion professionnelle.

Les personnes visées par cette étude se sont toutes absentées de leur travail en raison d’un problème de santé mentale, tel que certifié par un diagnostic médical, pendant au moins trois semaines au cours des années 1993 à 1996. Les sujets ont été sélectionnés à partir d’une banque de 736 volontaires sur 1850 travailleurs des régions de Montréal et Québec qui ont répondu à un questionnaire au cours d’une étude antérieure portant sur la réintégration au travail. Les personnes ont été sélectionnées au hasard sur la base des critères suivants : sexe, âge, catégorie d’emploi, durée d’absence, retour ou non au travail. Selon Kaufman (1996) et Pires (1997), la diversification des cas, indépendamment de leur fréquence statistique, permet d’accéder à un portrait plus global de la situation. Au total, 31 femmes et 20 hommes ayant une moyenne d’âge de 46 ans ont été rencontrés en entrevue. Les catégories d’emploi regroupent des cadres, professionnels, enseignants, infirmières, éducateurs spécialisés, techniciens, secrétaires, commis de bureau, ouvriers et personnel de services auxiliaires. Dans le but d’avoir une analyse plus homogène du rapport au travail, des entrevues supplémentaires auprès des enseignants ont également été effectuées.

L’analyse du matériel a été réalisée sur une base thématique. Dans un premier temps, quatre premières analyses (verticales) de cas ont été faites de façon à dégager non seulement une logique d’ensemble du matériel d’entrevue, mais également des thèmes saillants qui ont servi de base pour construire les catégories thématiques. Ce travail de base a permis d’élaborer une grille d’analyse de contenu qui a été appliquée et vérifiée sur l’ensemble des données d’entrevues. Le discours des personnes a d’abord été regroupé à l’intérieur de trois grands segments qui intègrent : 1) les événements qui ont précédé l’arrêt de travail, 2) les aspects reliés à l’arrêt de travail et au processus de restauration de la santé et des capacités de travail et 3) les conditions de retour ou de prolongation de l’arrêt de travail. Chacun de ces trois segments a été découpé en catégories thématiques qui, à leur tour, regroupent les différents thèmes abordés par les personnes.

Les données d’entrevues ont par la suite été analysées sur une base transversale de façon à repérer les convergences et les divergences ainsi que les variations et les particularités au sein du corpus. Progressivement, par un travail de va-et-vient entre la théorie et les données empiriques provenant du matériel d’entrevues, une mise en rapport des thèmes et des trajectoires a été réalisée de façon à construire une représentation cohérente de l’ensemble des résultats en fonction de l’objet de recherche. Cette étape a permis de confronter certains résultats aux différentes perspectives observées dans la littérature existante, leur assurant ainsi une certaine validité. De plus, une analyse des « cas contrastants » en fonction du profil de réinsertion professionnelle a été réalisée afin de valider la cohérence interne des résultats (Laperrière, 1997).

Résultats

Les résultats sont présentés en fonction des trois grandes séquences qui ont marqué la trajectoire des participants, soit : 1) l’histoire antérieure et les événements qui ont précédé l’arrêt de travail ; 2) l’arrêt de travail et le processus de restauration des capacités ; 3) le retour au travail ou la prolongation de l’arrêt de travail et le retrait permanent de la sphère professionnelle.

L’histoire antérieure et les événements qui ont précédé l’arrêt de travail

L’analyse du discours des personnes a permis d’identifier trois grands facteurs impliqués dans le processus de désinsertion professionnelle. Il s’agit en tout premier lieu du travail et ses vicissitudes qui ont occupé une place centrale dans le discours des personnes. De façon secondaire, plusieurs personnes ont également eu à composer avec la survenue d’événements stressants dans leur vie personnelle. Enfin, quelques personnes ont fait état d’une histoire psychiatrique marquée par des facteurs personnels de nature plus endogène.

En effet, la très grande majorité des personnes ont organisé leur discours autour de la sphère professionnelle. Les grands changements survenus dans les milieux de travail ne sont pas sans effets sur la santé mentale des travailleurs. Coupures de poste, fusion de départements, réorganisation du travail sont venus modifier le contenu du travail, le type de clientèle, ou encore les équipes de travail avec lesquelles les travailleurs avaient développé des pratiques de métier. Dans la majorité des cas, ces changements sont survenus rapidement, sans réelle période de transition comme une situation imposée qui laisse peu de choix face aux nouvelles possibilités d’affectation. Ces changements ont été vécus sous le signe de la perte. Même si ces personnes en sont venues à comprendre la nécessité de ces changements, plusieurs se sont senties trahies par leur organisation, et ce, particulièrement celles qui avaient beaucoup investi dans leur travail, balayant d’une certaine façon ce qu’elles avaient fait par le passé. Passant de la colère au doute, certaines se sont interrogées sur leur valeur, leur compétence et leur capacité de travail. Fragilisés par la perte d’un travail dans lequel ils s’étaient investis, des travailleurs se sont effondrés à la suite d’une réaffectation, parfois sauvage, dans un poste qui comportait des exigences de travail en dehors de leurs compétences, ou encore, dans un poste déqualifié. Un enseignant qui avait plus de 20 ans d’expérience comme professeur de soudure s’est vu affecté du jour au lendemain à l’enseignement du français et des mathématiques : « Je suis un professeur de soudure et ils m’ont envoyé enseigner le français et les mathématiques, j’ai jamais enseigné cela de ma vie, j’ai fait trois mois à travailler jusqu’à minuit tous les soirs, puis j’ai sauté ». D’autres ont été affectés à un poste sans contenu réel, ou encore, à une tâche imprécise définie au jour le jour selon les besoins du milieu, comme ce cadre qui perd son poste et se voit affecté à titre de professionnel dans un poste où il restera dans l’attente de mandats qui ne viendront jamais. Pour qui a connu l’engouement d’un travail significatif, cette situation est rapidement devenue une source de dévalorisation et de perte d’estime de soi.

Des travailleurs se sont sentis débordés par une « surcharge de travail », souvent entraînés par un rythme effréné, bousculés par des demandes toujours plus pressantes, parfois coincés entre les exigences familiales et un travail qui n’est jamais terminé. Les nuits sont courtes, les journées sont longues et les efforts consentis ne suffisent plus à calmer les attentes. Emportés par une hyperactivité incessante, certains se sont effondrés sans voir venir le coup. Dans cette course au temps, les travailleurs précaires se sont sentis écrasés par des obligations de performance inéluctables au renouvellement de leur contrat, mais aussi par le cumul des emplois souvent nécessaire pour assurer un travail à temps plein et éviter une rupture de salaire. D’autres ont témoigné s’être engagés dans des activités multiples, répondant parfois aux demandes incessantes d’une organisation déstabilisée par des restructurations trop rapides, mais aussi, par un surinvestissement dans des activités syndicales, sociales ou de bénévolat, comme pour combler un vide, celui d’un travail qui offre peu de reconnaissance. Faire beaucoup et avoir l’impression que ce n’est pas suffisant, faire toujours plus et se sentir dépassé sans nécessairement en retirer une satisfaction, signent ici l’impasse de la non-reconnaissance au travail.

Des travailleurs se sont sentis piégés par une sécurité d’emploi devant l’effritement du marché du travail et face à des engagements familiaux qui n’autorisent plus le risque de sauter sur un emploi plus intéressant, mais incertain et précaire. Pour certaines personnes, l’absence de défi professionnel et la perte d’espoir face à un avenir meilleur sont venues à bout de leurs rêves et ont fini par créer un sentiment de vide et de perte de sens au travail. Le travail est peu à peu apparu comme une prison où l’on compte les heures avant la pause, les jours avant les vacances, les années avant la retraite, générant ainsi un sentiment de démoralisation où la dépression s’est installée progressivement.

D’autres se sont absentés à la suite d’une situation de « harcèlement psychologique » qui s’est installée insidieusement et qui, peu à peu, a conduit à un sentiment d’impuissance et d’angoisse. À ce sujet, les travaux de Hirigoyen (1998) et ceux de Leymann (1996) ont grandement contribué à définir ce phénomène comme un processus destructif dont les effets sont dévastateurs pour la santé mentale. Dans un autre registre, des travailleurs confrontés à une clientèle agressive ont développé des réactions anxieuses à la suite d’incidents violents répétés. Ces réactions anxieuses ont conduit à une inhibition au travail et, dans certains cas, la peur ressentie s’est élargie à d’autres sphères de la vie comme la peur de marcher seul dans la rue ou de conduire sa voiture en direction de son lieu de travail.

Les changements menaçants, la surcharge de travail, la non-reconnaissance des efforts, le travail démobilisant, le harcèlement psychologique et les situations de violence au travail ont été des facteurs précipitants qui sont venus affecter le registre du sens au travail. Aux difficultés rencontrées dans la sphère professionnelle, peuvent s’ajouter des événements éprouvants dans la vie hors travail. Les exigences de la double tâche, un divorce ou une rupture amoureuse, le décès d’un parent, des problèmes avec un enfant malade ou qui présente des troubles de comportement, des difficultés financières, de nombreux déménagements font partie des principaux événements stressants hors travail. Plusieurs font état d’un cumul d’événements qui sont peu à peu venus à bout de leurs ressources, parfois conjugués à un travail difficile, ne leur laissant plus d’espace pour récupérer. Toutefois, dans la majorité des cas, ces événements ont été interprétés comme étant secondaires aux difficultés rencontrées dans la sphère professionnelle. Ils ont été amenés comme des événements contextuels qui ont peu à peu fragilisé leur état de santé à travers un discours d’abord centré sur la place du travail et de ses vicissitudes.

Outre les événements difficiles rencontrés dans la sphère professionnelle et dans la vie hors travail, quelques personnes ont fait référence à des facteurs prédisposants marqués par un ou des épisodes psychiatriques antérieurs, ou encore, par d’importants problèmes relationnels que l’on peut associer à des troubles de la personnalité. La stabilité et la régularité dans le travail semblent avoir été des composantes essentielles à leur maintien en emploi. Plusieurs de ces personnes se sont senties déstabilisées à la suite de réorganisation du travail venue changer leurs habitudes et leur rythme de travail.

Les rôles que jouent respectivement les facteurs reliés à l’environnement de travail, les événements stressants hors travail et la vulnérabilité psychologique varient d’un individu à l’autre. Ces trois grands facteurs s’inscrivent dans un processus dynamique où chacune de ces dimensions demeure interreliées.

L’arrêt de travail et le processus de restauration des capacités

La survenue de la maladie a été une expérience particulièrement difficile à vivre, surtout pour les personnes qui ont toujours été actives et qui ont dû pour la première fois faire face à leurs limites. Pour la très grande majorité des personnes rencontrées, la maladie et l’arrêt de travail ont été un premier événement survenu après plusieurs années de bon fonctionnement au travail. Chez plusieurs, la maladie a évolué lentement avec la présence de signes et symptômes qui se sont manifestés plusieurs mois avant l’arrêt de travail, ou plus encore, au fil des ans, comme une usure progressive. Pour d’autres, la maladie est survenue rapidement, parfois de façon soudaine et inattendue, souvent à la suite d’un événement déclencheur.

L’absence au travail et le congé de maladie ont été balisés par des démarches médico-administratives. La durée d’un arrêt de travail est généralement consignée en fonction du type de diagnostic. La prolongation de l’absence au-delà de certains délais administratifs nécessite des précisions sur le plan du diagnostic qui, dans certains cas, font l’objet d’une demande d’évaluation auprès d’un expert externe, généralement un psychiatre. Pour plusieurs, la date de retour au travail a été décidée par suite de cette évaluation. Des travailleurs dont la décision de retour au travail a été prise par un expert externe ont eu l’impression qu’ils perdaient le soutien de leur médecin traitant.

En ce qui concerne le traitement, la grande majorité des personnes ont pris des médicaments prescrits par leur médecin (antidépresseurs ou anxiolitiques). En plus de la médication, plusieurs ont amorcé une démarche en psychothérapie. L’aide thérapeutique a souvent été de courte durée, soit moins de six rencontres. Quelques personnes ont toutefois été suivies à long terme sur la base de rencontres régulières et ont témoigné de l’aide précieuse que leur avait apportée ce type de traitement. Par contre, rares sont les personnes pour qui le processus de restauration des capacités s’est organisé dans une démarche qui intègre l’organisation du travail dans la reconstruction de l’état de santé et de la capacité de travail. Aussi, la crainte d’un retour au travail dans la même situation a poussé certains travailleurs à quitter leur emploi afin d’éviter une rechute jugée trop risquée pour leur état de santé « je peux pas me permettre de retomber, je sais pas si je repasserais au travers ».

Du retour menaçant au retour rassurant

L’arrêt de travail en raison d’un problème de santé mentale a été une expérience difficile. Plusieurs personnes ont connu une détérioration majeure de leur état de santé mentale. En venir à ne plus être en mesure de lire un journal, avoir peine à s’acquitter des tâches de la vie quotidienne, rester à la maison à ne rien faire pendant des semaines ou des mois, penser que sa vie vient de basculer pour toujours demeurent des expériences de vie troublantes. Ces expériences ne sont pas sans laisser de traces et le retour au travail suscite craintes et angoisses. Des personnes ont l’impression d’avoir gardé des séquelles de ces épisodes ; elles réalisent qu’elles se fatiguent plus rapidement, éprouvent encore des difficultés à se concentrer ou des problèmes de mémoire. Aussi, un sentiment de vulnérabilité marque le retour au travail de la grande majorité des travailleurs rencontrés.

Si la grande majorité des travailleurs ont fait état des difficultés rencontrées dans le cadre de leur travail pour rendre compte de leur problème de santé mentale et de leur arrêt de travail, c’est également en regard du travail que plusieurs rendent compte de l’issue plus ou moins favorable de leur trajectoire. Plusieurs ont connu une amélioration significative de leur état de santé avant de reprendre leur travail, mais ce n’est que peu à peu qu’ils en sont venus à chasser leurs doutes et ont repris confiance en leur capacité de travail. Aussi, le retour au travail ne signe pas le recouvrement complet de la santé, mais serait plutôt une étape d’un processus continu où la santé se mesure à l’aune des capacités de travail. Si, pour certains, le retour au travail semble avoir été une issue favorable, pour d’autres, il est resté marqué par un sentiment de vulnérabilité menacé par le risque d’une rechute.

Pour certaines personnes, le sentiment de vulnérabilité qui marque le retour au travail s’est vu peu à peu rassuré par la mise en place de conditions favorables à la réintégration au travail. Le retour progressif a été une aide importante dans le processus de recouvrement de leurs capacités de travail. Par contre, l’analyse du discours des personnes a permis de saisir les risques de cette mesure lorsqu’elle affecte le travail des collègues. Des travailleurs ont témoigné des effets pervers de cette mesure sur la qualité des rapports sociaux de travail. En effet, retourner progressivement au travail alors que les collègues sont débordés, par exemple, place le travailleur dans une position délicate. Connaissant le rôle important des collègues de travail et la valeur thérapeutique de leur soutien lors du retour, il n’est pas difficile de comprendre qu’un retour qui conduit à une perturbation des rapports sociaux est en soi un risque important de rechute. Baril et al. (1994) rapportent dans leur étude portant sur la réintégration professionnelle des travailleurs accidentés, que les collègues ont parfois des réactions négatives aux conditions d’insertion des travailleurs qu’ils jugent comme des privilèges. Ces réactions négatives seraient plus fréquentes lorsque les séquelles de la maladie ne sont pas « objectivables ». Les problèmes de santé mentale n’étant pas des maladies visibles, beaucoup de préjugés entourent encore ce type de maladies. Plusieurs travailleurs ont eux-mêmes eu beaucoup de difficultés à accepter cette réalité. Certains se sont sentis coupables de s’être absentés pour un problème de santé mentale, laissant parfois entendre qu’ils auraient cédé à leur faiblesse, et ce, en dépit d’une expérience douloureuse et souvent très invalidante. La littérature scientifique reconnaît que les problèmes de santé mentale s’accompagnent généralement d’une perte de l’estime de soi (Leblanc et Dumont, 1996). Aussi, le regard de l’autre à travers la qualité de l’accueil des collègues et des supérieurs s’est révélé être un facteur important pour la restauration de l’image de soi et la restauration de la confiance en ses capacités de travail.

En plus de l’importance de l’accueil et du soutien au travail, la possibilité d’apporter des changements dans le travail apparaît ici être un des grands déterminants d’un retour réussi. L’étude révèle que la possibilité d’apporter des changements aux conditions de travail qui ont participé à la détérioration de la santé mentale s’avère être un des grands facteurs pour transformer un retour menaçant en un retour rassurant. Dans certains cas, ces changements ont été effectifs et ont participé à la reconstruction du sens au travail et du maintien en emploi. Toutefois, l’analyse du discours révèle que si des changements favorables ont été constatés, dans plusieurs cas, ces changements ont été le fruit du hasard, un coup de chance au fil des circonstances qui se sont présentées lors du retour au travail. Rares sont les personnes pour qui ces changements ont été préparés et planifiés avant le retour au travail.

Pour d’autres, l’amélioration des conditions de travail s’est avérée éphémère, voire souvent impossible. Quelques personnes ont eu à faire face à des situations encore plus difficiles qu’au moment de leur départ en congé de maladie. Des travailleurs ont été soumis à des pressions au rendement et des mesures de surveillance de la part de leur supérieur qui ont eu pour effet d’effriter l’espace de reconstruction de leur capacité de travail. Face à la difficulté d’apporter des améliorations à leurs conditions de travail et des risques qu’ils encouraient pour leur santé, certains ont quitté définitivement la sphère professionnelle alors que d’autres ont gagné du temps en optant pour un congé sabbatique. De plus, l’accueil réservé des collègues et des supérieurs lors du retour a été vécu difficilement, plusieurs personnes se sont dites blessées par le silence de leurs collègues, comme si elles avaient porté une maladie honteuse : « Je suis revenu comme si je n’étais jamais parti, comme si rien n’était, pas un mot, pas même un comment tu-vas, rien ! ». Les problèmes de santé mentale génèrent souvent un malaise qui se traduit par une forme de silence autour de la maladie.

Discussion

L’analyse du profil de ces travailleurs montre que la majorité d’entre eux en étaient à une première absence au travail en raison d’un problème de santé mentale survenant après plusieurs années de bon fonctionnement au travail. À cet égard, cette étude se distingue de celles généralement publiées dans le champ de la réinsertion professionnelle en santé mentale qui s’adressent surtout à des personnes ayant des difficultés d’intégration socioprofessionnelle en raison de leur histoire psychiatrique.

Cette étude met en évidence le caractère complexe et dynamique du processus de réinsertion professionnelle. Inspirée du modèle de Law et al. (1996) sur le rendement occupationnel, cette étude a mené à la construction d’un modèle qui rend compte du caractère dynamique des facteurs impliqués dans le processus de désinsertion et de réinsertion professionnelle (figure 1). Ce modèle montre comment les caractéristiques individuelles, les événements stressants hors travail et l’environnement psychosocial de travail sont des dimensions qui demeurent en interrelation l’une avec l’autre et agissent sur la santé mentale et la capacité de travail des personnes. L’évolution dans le temps permet de décrire la trajectoire des personnes en fonction des événements qui ont précédé l’arrêt de travail, du processus de restauration des capacités et de la gestion médico-administrative de l’absence et enfin, des conditions de travail qui favorisent le rétablissement de l’état de santé mentale et le recouvrement des capacités de travail.

L’analyse du discours des personnes entourant les événements qui ont précédé l’arrêt de travail rend compte de la représentation subjective des événements qui ont participé à la détérioration de leur état de santé et de leur arrêt de travail. Ces résultats témoignent de la place centrale du travail et de ses vicissitudes. La majorité des travailleurs ont été confrontés à des situations de travail difficiles décrites comme étant des facteurs précipitants. Ces résultats vont dans le sens de plusieurs travaux qui ont démontré que les bouleversements considérables qu’ont connus les milieux de travail au cours des dernières années ont laissé des traces sur la santé mentale et la capacité de travail des personnes (De Bandt et al., 1995 ; Kets de Vries et Balazs, 1997 ; Malenfant et al., 1999 ; Theorell, 1999 ; Vézina et al., 2001 ; Vézina et al., 1992). Pour plusieurs travailleurs, ces événements se sont également conjugués à des situations difficiles rencontrées dans la vie hors travail qui ont été considérées comme étant des facteurs fragilisants. Ces facteurs ont eu pour effet d’effriter peu à peu les stratégies de résistance des personnes. Quelques travailleurs ont également eu à composer avec des caractéristiques individuelles marquées par des troubles psychiatriques antérieurs définis comme étant des facteurs prédisposants.

Figure 1

Modèle de la dynamique des facteurs impliqués dans le processus de désinsertion et de réinsertion professionnelle

Modèle de la dynamique des facteurs impliqués dans le processus de désinsertion et de réinsertion professionnelle

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La détérioration marquée de l’état de santé mentale, l’arrêt de travail et le processus de restauration des capacités s’organisent à partir des traces laissées par ces événements. Or, l’analyse du discours des personnes montre que cette étape est surtout modulée par les exigences médico-administratives de la gestion de l’absence et du congé de maladie. L’incapacité de travail doit d’abord être consignée par un certificat médical. Aussi, toutes les sujets ont eu à consulter un médecin ou leur psychiatre pour valider leur arrêt de travail. Le système médical est convoqué en première instance, le médecin diagnostique la maladie et réagit par des traitements. Pour l’essentiel, le traitement a consisté en la prise de médicaments et de suivis en psychothérapie. Le problème est pensé en termes de maladie et l’accent est mis sur le soulagement des symptômes. Cette démarche s’inscrit dans ce que Evans et Stoddart (1996) ont décrit comme un modèle d’interaction simple entre la santé et le système de soins. Le processus clinique qui s’installe autour de la maladie définie par un diagnostic psychiatrique s’engage sur un mode de traitement centré sur l’individu. Au cours des dernières années, les avancées considérables de la médecine pharmacologique ont donné lieu à de nouveaux médicaments qui permettent aujourd’hui d’agir efficacement sur la maladie mentale (Landry et Cournoyer, 1996). Toutefois, le recours à la médication demeure actuellement l’une des réponses les plus fréquentes dans le traitement des problèmes de santé mentale. Bien qu’utile et souvent nécessaire, cette pratique médicale a des implications importantes sur la façon dont les personnes se représentent le problème. La maladie définie uniquement dans son rapport au corps biologique écarte les dimensions de l’environnement du travail impliqués dans la détérioration de l’état de santé. Les recherches contemporaines en santé mentale ont également permis le développement de nouvelles approches psychothérapiques qui s’intéressent aux distorsions intrapsychiques ou relationnelles liées à ces troubles (Leblanc et Dumont, 1996). Les approches cognitives sont souvent privilégiées dans les interventions rapides et à court terme. L’efficacité de ce type de psychothérapie a été démontrée, notamment dans le travail de recadrage des événements qui ont contribué à la perturbation de l’état de santé afin d’accroître la capacité de la personne à relativiser l’importance de ces événements sur sa vie (van der Klink et al., 2001). Toutefois, selon Vézina (1996), qu’il s’agisse d’un traitement pharmacologique ou en psychothérapie, ce type d’intervention demeure centré sur l’individu. Rares sont les personnes pour qui le processus de restauration des capacités s’est organisé dans une démarche qui intègre le travail comme instrument utile à la reconstruction de l’état de santé et de la capacité de travail. Les travaux de Rhéaume (1992) sur l’analyse des services d’aide clinique offerts par les entreprises pour les travailleurs qui présentent des difficultés psychologiques ont également révélé que l’analyse et le traitement des problèmes réfèrent rarement aux conditions de travail. Qui plus est, lorsque l’analyse du problème porte essentiellement sur les capacités individuelles d’adaptation, le travailleur en vient à interpréter ses difficultés en dehors du champ du travail. Ces glissements sont d’autant prégnants lorsque le travailleur doit faire face à une demande d’expertise en psychiatrie où il doit prouver qu’il est bien malade, ou encore, à une contestation de son assurance salaire s’il ne prend pas de médicaments.

Selon Dejours (1995), la santé mentale au travail ne peut se concevoir uniquement comme une construction strictement individuelle. La santé, comme la maladie, s’apprennent et demeurent fondamentalement attachées à la qualité de l’engagement du sujet dans sa relation à l’autre. L’analyse du problème devrait permettre de prendre en compte le rôle privilégié du travail, notamment de la dynamique des rapports sociaux de travail comme vecteur de construction identitaire et de la défense de la santé. Dans cette perspective, le travail de restauration de la santé et de la capacité de travail passerait par la reconstruction du sens et du lien au travail, entendu ici par le lien à l’autre. D’une part, ce lien ne peut être rétabli que sur la base d’une clinique qui permet un travail d’élaboration sur le vécu subjectif du travail. D’autre part, l’anticipation du retour au travail et la reconstruction de ce lien ne peuvent s’effectuer en dehors des acteurs impliqués dans le processus (médecins, thérapeutes, collègues, supérieurs, syndicats et direction des ressources humaines). La façon dont le retour a été préparé, l’exploration des possibilités d’apporter des améliorations aux conditions qui ont contribué au retrait du travail, l’organisation du retour progressif en tenant compte des rapports sociaux de travail, surtout face aux effets possibles de ces changements sur le travail des collègues, sont des dimensions qui peuvent être anticipées avant le retour au travail.

Conclusion

Cette étude rend compte de la nécessité d’établir des liens entre les facteurs de la désinsertion professionnelle et ceux de la réinsertion professionnelle. Pour les personnes qui se sont absentées en raison de difficultés rencontrées dans le cadre de leur travail, ce sont celles et ceux qui ont connu des changements favorables dans leur travail qui ont le mieux réussi leur retour au travail.

Le retour au travail demeure une étape difficile, particulièrement pour les personnes qui ont connu une détérioration importante de leur état de santé pendant leur arrêt de travail. Beaucoup de préjugés entourent encore les problèmes de santé mentale. Plusieurs se sont sentis coupables, voire embarrassés, gênés et même honteux de s’être absentés pour un problème de santé mentale. Qui plus est, voir un psychologue, se faire traiter en psychiatrie, prendre des antidépresseurs ont été pour plusieurs une expérience difficile à accepter. Aussi, préparer le retour, réaménager les conditions de travail qui ont contribué à la désinsertion, bénéficier du soutien des collègues et de la direction sont les facteurs qui marquent les conditions d’un passage d’une vulnérabilité menacée à une vulnérabilité rassurée.

Au cours des dernières années, les modèles conceptuels en matière de réadaptation se sont transformés pour mieux tenir compte du rôle de l’environnement dans la compréhension du processus de production du handicap (Fougeyrollas, 1998 ; OMS, 2001). La recherche en matière de réinsertion professionnelle a pris un nouvel essor vers des programmes d’interventions qui considèrent l’importance de l’environnement psychosocial du travail et du rôle des acteurs impliqués dans le processus de réinsertion professionnelle (Baril et Berthelette, 2000 ; Durand et al., 1998, 2001 ; Loisel et al., 2001). De plus, les programmes de réadaptation pour les personnes ayant des troubles mentaux graves et persistants s’engagent également de plus en plus vers des interventions qui nécessitent une compréhension plus approfondie de l’environnement psychosocial du travail (Bond et al., 2001).

Toutefois, ces avancées en matière de réinsertion professionnelle ont surtout été réalisées auprès de populations reconnues sur la base de leur handicap. Or, la grande majorité des personnes rejointes par cette étude concerne des individus dont le profil de la maladie se définit plus du côté des troubles transitoires impliquant une perturbation avec l’environnement du travail et les événements de la vie hors travail. Dans ce contexte, ces personnes échappent aux programmes de réadaptation conçus plus spécifiquement pour les personnes reconnues sur la base d’un handicap. En plus des retombées sur l’amélioration des interventions visant la réinsertion professionnelle des personnes qui reviennent au travail à la suite d’un problème de santé mentale, le modèle proposé permet d’élargir et de préciser les dimensions à prendre en compte pour mieux comprendre le processus d’incapacité, principalement pour des personnes dont le problème de santé mentale ne s’accompagne pas d’un handicap nécessairement reconnu par une déficience organique objectivable.