Corps de l’article

1. Introduction

Le concept d’intéroception désigne la perception des sensations corporelles (SC) et de l’état interne du corps (Cameron, 2001 ; Craig, 2002). L’intéroception se distingue de l’extéroception, qui réfère aux sensations provoquées par les stimuli en provenance du milieu extérieur, et de la proprioception, qui désigne la perception consciente ou inconsciente de la position des différentes parties du corps (Craig, 2002). Ensemble, ces trois systèmes participent à la somesthésie, et donc à la sensibilité du corps. La proprioception repose sur les récepteurs musculaires et ligamentaires, quand l’extéroception fait appel aux cinq sens et, notamment, aux récepteurs cutanés. L’intéroception, quant à elle, correspond à une somesthésie végétative, reposant sur la perception des signaux afférents en provenance des viscères (Cameron, 2001). Les représentations intéroceptives renseignent sur l’état interne du corps et contribuent à maintenir un état corporel d’homéostasie (Craig, 2009 ; Critchley, Wiens, Rotshtein, Öhman & Dolan, 2004 ; Seth, Suzuki & Critchley, 2011). En outre, la prise de conscience de nos états internes influence les processus cognitifs de haut niveau, module l’expérience émotionnelle, et intervient dans la régulation des états émotionnels (Bechara & Naqvi, 2004 ; Craig, 2002 ; Dalgleish, 2004 ; Dunn et al., 2010 ; Herbert & Pollatos, 2012). Ainsi, la théorie des marqueurs somatiques postule que les feed-back intéroceptifs sont pris en compte pour guider les comportements, notamment ceux impliqués dans la prise de décision (Bechara & Damasio, 2005). Parallèlement, la notion de cognition incarnée (embodiment) suggère que la perception et le traitement d’une émotion impliquent son expérience perceptive, motrice et somatoviscérale (Niedenthal, Winkielman, Mondillon & Vermeulen, 2009). Plusieurs études ont confirmé l’existence d’une relation entre la conscience intéroceptive et la magnitude de l’expérience émotionnelle en montrant que les personnes qui perçoivent leurs signaux corporels avec plus d’intensité expérimentent également plus intensément les émotions (Critchley et al., 2004). En corollaire, on peut poser l’hypothèse que les perturbations des capacités intéroceptives pourraient s’associer au développement et/ou au maintien de difficultés psychologiques. Confirmant ce postulat, plusieurs états psychopathologiques, incluant les troubles alimentaires et les troubles du spectre de l’autisme, se caractérisent par des difficultés à discriminer et à interpréter les informations en provenance du corps (Fassino, Pierò, Gramaglia & Abbate-Daga, 2004 ; Herbert & Pollatos, 2012 ; Schauder, Mash, Bryant & Cascio, 2015). À l’inverse, une sensibilité intéroceptive exacerbée a été mise en cause dans les troubles anxieux, où la perception des signaux corporels fait l’objet d’une surveillance accrue et d’un traitement privilégié (Domschke, Stevens, Pfleiderer & Gerlach, 2010).

La tendance des individus anxieux à orienter leur attention vers leurs SC et à les interpréter négativement est intimement liée à l’existence de symptômes somatiques dans l’anxiété (Wientjes & Grossman, 1994). En effet, l’anxiété correspondant à une réponse émotionnelle de peur, elle s’accompagne d’une série de modifications physiologiques qui sont logiquement perçues par l’individu (Öhman, 2008). Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que les symptômes physiques constituent une plainte centrale des personnes anxieuses qui se disent particulièrement attentives à leurs sensations, en particulier celles traduisant des changements de l’activation interne (Olatunji, Deacon, Abramowitz & Tolin, 2006). Cependant, les symptômes physiques de l’anxiété ne constituent pas seulement un corrélat de la réponse anxieuse, ils peuvent également la provoquer ou la renforcer. Ainsi, l’anxiété peut naître d’un mécanisme dit de conditionnement intéroceptif dans lequel les SC sont associées à la réponse émotionnelle de détresse. L’individu développe alors une hypervigilance envers l’apparition de SC associées à la peur, une appréhension anxieuse et un évitement des circonstances d’apparition de ces sensations (Acheson, Forsyth, Prenoveau & Bouton, 2007). Ce phénomène de centration sur les sensations internes est particulièrement présent dans le trouble panique (McNally, 2002), mais également dans l’anxiété sociale (Hofmann, 2007 ; Schultz & Heimberg, 2008), les phobies (Craske & Sipsas, 1992), le trouble anxieux généralisé (Behar, DiMarco, Hekler, Mohlman & Staples, 2009 ; Hoehn-Saric, 1998) ou l’anxiété de séparation typique des jeunes enfants (Livingston, Taylor & Crawford, 1988). En outre, l’anxiété état et l’anxiété trait, qui définissent des états d’anxiété plus ou moins durables et sous-cliniques, ont également été associées avec l’expérience de SC intenses (Domschke et al., 2010 ; Pollatos, Traut-Mattausch, Schroeder & Schandry, 2007).

Étant donné la position centrale des plaintes somatiques dans la présentation clinique des troubles anxieux, différentes études ont tenté d’évaluer le rôle respectif de la réactivité physiologique, c’est-à-dire les réponses objectives des individus anxieux confrontés à des situations anxiogènes, et de leur interprétation subjective des sensations éprouvées. Les résultats suggèrent que les réponses physiologiques des adultes souffrant d’anxiété ne diffèrent pas significativement de celles des contrôles lorsqu’elles sont mesurées objectivement (pour une revue de littérature, voir Domschke et al., 2010). Cependant, les individus anxieux rapportent des sensations physiques plus intenses et réalisent une évaluation cognitive dysfonctionnelle avec un biais vers un style interprétatif menaçant (Domschke et al., 2010 ; Hoehn-Saric & McLeod, 2000). Les troubles anxieux chez l’adulte se caractérisent donc par des biais intéroceptifs susceptibles de contribuer au maintien des symptômes anxieux (Domschke et al., 2010 ; Paulus & Stein, 2010).

Étant donné que les troubles anxieux apparaissent fréquemment dans l’enfance, on peut s’interroger sur les capacités intéroceptives des enfants souffrant d’anxiété et leur rôle dans l’étiologie des troubles anxieux. En effet, sur le plan clinique, l’anxiété pédiatrique se caractérise, comme l’anxiété chez l’adulte, par un ensemble de plaintes somatiques incluant des difficultés à respirer, des tremblements, des palpitations, une sudation et des accès de pâleur (Beidel, Christ & Long, 1991 ; Crawley et al., 2014 ; Kendall & Pimentel, 2003 ; Ramsawh, Chavira & Stein, 2010). On peut donc se demander comment les enfants anxieux perçoivent leurs symptômes somatiques et s’il existe une perturbation des capacités intéroceptives dans l’anxiété pédiatrique, ou si celles-ci se détériorent avec le temps et l’expérience répétée d’épisodes anxieux. En effet, la question de savoir si les plaintes somatiques des enfants anxieux sont liées à une suractivité physiologique ou à un phénomène de biais intéroceptif présente un intérêt théorique majeur dans le raffinement des modèles développementaux de l’anxiété, mais également un impact clinique dans la mise en place d’interventions évitant la chronicisation de l’anxiété et son évolution défavorable. Notamment, les thérapies d’exposition intéroceptive font actuellement l’objet d’un intérêt accru, mais elles restent peu usitées en clinique pédiatrique (Bouchard, Mendlowitz, Coles & Franklin, 2004). Les études évaluant les capacités intéroceptives des enfants anxieux peuvent donc fournir des données empiriques permettant de définir les cibles de ces interventions.

Dans ce contexte, cette recension a pour objectif d’offrir une synthèse critique de l’état de nos connaissances sur l’efficience des processus intéroceptifs dans les troubles anxieux pédiatriques. Pour ce faire, nous avons examiné la littérature en retenant les études ayant mesuré les réponses physiologiques et/ou la réactivité subjective des enfants souffrant d’anxiété, soit en situation de repos, soit en réponse à des tâches expérimentales[1]. La présentation des résultats sera organisée en deux chapitres. Premièrement, dans la mesure où l’intéroception repose sur la prise en compte des réponses corporelles perçues, le premier chapitre s’intéressera à l’activation physiologique objective des enfants souffrant de troubles anxieux. Deuxièmement, nous présenterons les données relatives à la perception subjective de cette activation par les enfants. Chaque chapitre sera composé de deux sections, une première proposant une mise au point terminologique et conceptuelle, et une seconde présentant les données empiriques, également présentées dans la table 1. Au terme de cette recension, nous synthétiserons les résultats obtenus et nous discuterons de l’évaluation des capacités intéroceptives dans l’anxiété pédiatrique avant de conclure avec une série de recommandations et de suggestions pour les recherches futures. (Voir Table 1 en annexe.)

2. Mesures de l’activation physiologique dans les troubles anxieux pédiatriques

2.1. Mise au point conceptuelle

L’anxiété se caractérise par une activation du système nerveux autonome (SNA) sympathique et une désactivation du SNA parasympathique (Kreibig, 2010). Le SNA assure l’innervation du coeur, des glandes et de la musculature lisse, influençant par ce biais la circulation sanguine, la digestion et le métabolisme. En situation émotionnelle, le système autonome sympathique donne la priorité au tonus cardiovasculaire et augmente la fréquence cardiaque, la pression sanguine et la respiration (Hoehn-Saric & McLeod, 1988 ; Michels et al., 2013). Ainsi, un stress aigu provoque une activation sympathique chez les personnes anxieuses et non anxieuses. Dans ce contexte, la réactivité physiologique est essentiellement évaluée à l’aide de mesures cardiovasculaires comme la pression sanguine (ou tension artérielle, TA) et le rythme cardiaque (RC) qui correspond au nombre de battements de coeur par minute (Poliakova, 2011). Cependant, la réactivité cardiaque est à la fois régulée par la branche sympathique et la branche parasympathique du SNA : l’innervation sympathique conduit à une accélération du RC, mais le système parasympathique envoie des signaux inhibiteurs lors de l’expiration, résultant en une diminution du RC (Schmitz et al., 2013). Ainsi, un RC élevé peut être lié à une hyperactivation sympathique, et/ou à une diminution de la régulation parasympathique (Thomas et al., 2012). Dans ce cadre, un RC élevé dans une période de stress aigu peut être associé à une flexibilité autonomique préservée si le RC retrouve son niveau de base rapidement après la disparition du stresseur (Schmitz, Krämer, Tuschen–Caffier, Heinrichs & Blechert, 2011). Différentes mesures permettent d’évaluer la flexibilité autonomique, qui correspond donc à la capacité du SNA à répondre rapidement et avec plasticité aux demandes de l’environnement. Parmi celles-ci, la variabilité cardiaque (VC), mesurée par les changements dans la distance entre les pics consécutifs des pulsations cardiaques, reflète l’influence à la fois du SNA sympathique et parasympathique. La VC a été utilisée comme un indice de la régulation émotionnelle (Appelhans & Luecken, 2006) : une VC réduite, telle qu’observée chez les adultes souffrant d’attaques de panique (Friedman & Thayer, 1998a, 1998b), serait associée à une régulation émotionnelle diminuée et une vulnérabilité au stress accrue (Michels et al., 2013). Il est possible de distinguer l’influence des deux systèmes en décomposant la VC selon les différentes bandes de fréquence. Ainsi, la VC de basse fréquence (BF ; 0,04-0,10 Hz) traduit l’activité sympathique, et la VC de haute fréquence (HF ; entre 0,15 et 0,5 Hz) l’activité parasympathique, par l’intermédiaire du nerf vague (Appelhans & Luecken, 2006 ; Schmitz et al., 2013). La VC de haute fréquence concorde avec le rythme respiratoire, et l’arythmie respiratoire sinusale (ARS) désigne l’accélération du RC observée lors de l’inspiration et sa décélération lors de l’expiration. L’ARS constitue un indice de l’activité du nerf vague ou tonus vagal (Poliakova, 2011) et un lien entre l’activité vagale et les capacités de régulation émotionnelle a été démontré dans la littérature (Kagan, Reznick & Snidman, 1987 ; Porges, 1995 ; Porges, Doussard-Roosevelt & Maiti, 1994). Notamment, une ARS réduite et une réactivité excessive de l’ARS sont couramment rapportées chez les personnes rapportant de troubles de la régulation émotionnelle donnant lieu à des manifestations internalisées (c.-à-d. anxiété, dépression) ou externalisées (c.-à-d. trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, abus de substances), et chez celles souffrant de troubles psychopathologiques incluant les troubles anxieux (Beauchaine, 2015).

L’anxiété se caractériserait par une diminution de la flexibilité autonomique, résultant en une diminution de la réactivité autonomique en situation de stress et une récupération ralentie après la disparition du stresseur (Schmitz et al., 2013). En effet, les individus non anxieux montrent des réponses plus fortes en réaction aux situations anxiogènes, mais aussi un retour à une activité autonomique de base et une habituation plus rapides que les personnes souffrant d’anxiété (Hoehn-Saric & McLeod, 1988). Il semble donc de première importance d’étudier la flexibilité autonomique des enfants souffrant d’anxiété afin d’évaluer l’efficacité de la régulation autonomique dès l’émergence des troubles.

2.2. Données empiriques

L’activité cardiovasculaire des enfants souffrant d’anxiété a été explorée au repos et lors de différentes tâches d’induction de stress. Une première série d’études, conduites sur des jeunes de 6 à 18 ans rapportant des troubles anxieux variés, suggère que les paramètres cardiovasculaires ne distinguent pas les enfants anxieux des enfants non anxieux au repos ou lors des mesures formant la ligne de base, avant une tâche d’exposition au stress (Alkozei, Creswell, Cooper & Allen, 2015 ; Dorn et al., 2003 ; Kristensen, Oerbeck, Torgersen, Hansen & Wyller, 2014 ; Weems, Zakem, Costa, Cannon & Watts, 2005). Cependant, d’autres études observent une modulation des paramètres cardiovasculaires au repos, allant dans le sens d’une augmentation du RC et d’une diminution de la VC (Dufton, Dunn, Slosky & Compas, 2011 ; Monk et al., 2001 ; Sharma, Balhara, Sagar, Deepak & Mehta, 2011a ; Sharma, Sagar, Deepak, Mehta & Balhara, 2011b) ou d’une augmentation de cette VC (De Los Reyes et al., 2012). Le manque de cohérence des résultats peut s’expliquer par l’importante hétérogénéité des troubles présentés par les participants à ces études. En effet, à l’exception de l’étude de De Los Reyes et al. (2012) qui évaluait spécifiquement les réponses autonomiques des jeunes souffrant d’anxiété sociale, les autres études regroupent des enfants souffrant de troubles anxieux divers, parfois comorbides entre eux ou associés à d’autres troubles psychopathologiques comme de la dépression, un déficit attentionnel ou des symptômes bipolaires. En outre, les jeunes testés dans l’étude de De Los Reyes et al. (2012) étaient plus âgés (14-17 ans) que ceux testés dans les autres études, dont les échantillons se composaient d’enfants présentant des écarts d’âge importants, pouvant aller jusque 10 ans chez Sharma et al. (2011a, 2011b) et 11 ans chez Weems et al. (2005). La VC semble toutefois un bon indicateur des capacités de régulation émotionnelle chez des enfants de 5 à 10 ans, et sa diminution est corrélée à davantage de problèmes avec les pairs, de colère, d’anxiété et de tristesse autorapportée (Michels et al., 2013).

Un second ensemble d’études s’est intéressé aux réponses autonomiques survenant en contexte anxiogène. Ainsi, une des premières études a montré que les enfants de 10 et 11 ans rapportant des niveaux élevés d’anxiété de performance manifestent un RC accéléré quand ils sont soumis à une épreuve de comptage présentée comme un test, et un rythme décéléré quand l’épreuve est présentée comme un jeu (Darley & Katz, 1973). Une seconde étude, conduite par Beidel (1988), proposait à des enfants de 8 à 12 ans rapportant une anxiété de performance de réaliser un test de vocabulaire ou de lire à voix haute face à une audience. Les enfants anxieux montraient un RC accru par rapport aux enfants non anxieux, et ce, lors des deux tâches. Ces résultats ont été confirmés par une seconde étude de l’auteur (Beidel, 1991) qui réaffirme que les enfants anxieux montrent une réponse physiologique accrue aux stimuli anxiogènes. Une relation positive entre le niveau d’anxiété et l’accélération du RC a aussi été montrée chez des jeunes (6-17 ans) tout-venant visionnant une vidéo présentant un berger allemand en guise de stimulus anxiogène (Weems et al., 2005). Ces études suggèrent donc que l’anxiété non pathologique peut moduler la réponse cardiaque en situation anxiogène, et ce, en l’absence de différences objectives au repos (Weems et al., 2005).

Plusieurs études se sont intéressées aux réactions physiologiques d’enfants et d’adolescents souffrant d’anxiété sociale lorsqu’ils étaient confrontés au test de stress social de Trier (TSST ; Allen, Kennedy, Cryan, Dinan & Clarke, 2014 ; Kirschbaum, Pirke & Hellhammer, 1993), qui demande de préparer un petit discours ou une présentation pour une audience composée d’adultes et/ou d’enfants chargés d’évaluer la performance du participant. L’anxiété sociale se caractérisant par une peur intense des situations d’évaluation, on peut postuler que les jeunes souffrant de ce trouble seront particulièrement susceptibles de montrer des modifications physiologiques pendant les différentes phases du TSST. Les résultats confirment que, comparés à leurs pairs non anxieux, les adolescents (13-17 ans) souffrant d’anxiété sociale rapportent plus de détresse subjective en réponse aux tâches, bien que leur RC ne les distingue pas des jeunes non anxieux pendant celles-ci (Anderson & Hope, 2009 ; Anderson, Veed, Inderbitzen-Nolan & Hansen, 2010 ; Mesa, Beidel & Bunnell, 2014). Notamment, dans l’étude de Anderson & Hope (2009), l’augmentation du RC et de la tension artérielle diastolique et systolique observée pendant la tâche était comparable entre les jeunes souffrant d’anxiété sociale et leurs pairs non anxieux. Mesa et al. (2014) suggèrent toutefois que la réponse électrodermale puisse être un meilleur indicateur de l’activité sympathique. En effet, dans leur étude, les adolescents anxieux ne se distinguaient pas de leurs pairs non anxieux sur base du RC, mais ils présentaient une conductance cutanée accrue. Cette dimension pourrait donc constituer une intéressante mesure complémentaire à la VC.

Chez les enfants (8-12 ans), une première étude rapporte des différences apparaissant dès la ligne de base, avec un RC et des réponses électrodermales accrues et une réduction de l’ARS chez les enfants anxieux sociaux, traduisant une hyperactivité sympathique et une hypoactivité parasympathique au repos (Schmitz et al., 2011). Pendant la tâche d’exposition sociale, ces enfants manifestaient toujours un RC accru, mais aussi une réactivité réduite de l’ARS et un délai dans la récupération du RC de base par rapport aux enfants non anxieux, ce que les auteurs ont interprété comme le signe d’une flexibilité autonomique réduite (Schmitz et al., 2011). Une deuxième étude, également conduite chez des enfants souffrant d’anxiété sociale, confirme que les enfants anxieux montrent un RC plus élevé pendant toute la session expérimentale, mais aussi une augmentation du RC plus lente en réponse à la TSST et un rythme de récupération réduit (Krämer et al., 2012). Dans une troisième étude (Schmitz et al., 2013), les auteurs ont modifié leur paradigme : les enfants commençaient par visionner une vidéo avant d’écouter une histoire (phase d’anticipation) qu’ils devraient ensuite répéter en public (phase d’exposition) ; la session expérimentale se terminait par une phase de récupération durant laquelle les enfants visionnaient une nouvelle vidéo relaxante. Dès la ligne de base, les enfants anxieux montraient une VC de basse fréquence accrue et un ratio BF/HF en faveur des basses fréquences. Les enfants anxieux montraient également une augmentation plus lente du RC pendant la phase d’exposition et une récupération ralentie de leur RC de base, comme rapporté précédemment (Krämer et al., 2012). Ces trois études suggèrent donc une suractivation du SNA sympathique et une diminution de la flexibilité autonomique dans l’anxiété sociale pédiatrique.

L’hypothèse d’une rigidité autonomique dans les troubles anxieux pédiatriques a été suggérée par Monk et ses collaborateurs (2001) à l’aide d’une expérience d’inhalation de CO2. Cette technique est fréquemment utilisée en laboratoire pour évoquer une réponse d’hyperventilation proche d’une réaction de panique (Gorman et al., 1990). Cette étude montre que les jeunes (9-18 ans) souffrant de troubles anxieux variés présentent un RC accru et une VC réduite au repos, mais aussi pendant le test, ce que les auteurs interprètent comme une diminution de la flexibilité autonomique face aux situations nouvelles (Monk et al., 2001). Une VC augmentée au repos apparaît toutefois chez les adolescents souffrant d’anxiété sociale testés par De Los Reyes et al. (2012). Ces auteurs postulent que les adolescents ont pu tenter de réguler leurs émotions négatives pendant la mesure de la ligne de base et que cet état motivationnel a pu amplifier la VC. Enfin, les récents résultats de Alkozei et al. (2015), suggèrent que la diminution de flexibilité autonomique pourrait être liée au niveau d’anxiété état plutôt qu’à un diagnostic d’anxiété clinique. En effet, ces auteurs ont comparé des enfants de 7 à 12 ans souffrant d’anxiété sociale ou de troubles anxieux variés à un groupe de pairs non anxieux, et ils observent qu’indépendamment du trouble rapporté, les jeunes présentant l’anxiété état la plus élevée montraient un changement moindre au niveau du RC et de l’ARS entre la ligne de base et la tâche, ainsi qu’une période de récupération plus longue.

En conclusion, plusieurs études suggèrent que l’anxiété chronique s’associe à une diminution de la flexibilité autonomique, caractérisée par une moindre réactivité aux situations de stress, une perte de régulation parasympathique et une période de récupération plus longue après exposition à une situation de stress (Krämer et al., 2012 ; Schmitz et al., 2011 ; Schmitz et al., 2013 ; Sharma, Balhara et al., 2011a ; Sharma, Sagar et al., 2011b).

3. Mesures des capacités intéroceptives dans les troubles anxieux pédiatriques

3.1. Mise au point conceptuelle

Quand il s’agit de désigner les processus intéroceptifs évalués dans une étude, une importante confusion règne dans la littérature et il nous semble important de fournir un éclairage terminologique. Premièrement, certaines études explorant la perception des états corporels réfèrent à la notion de conscience du corps (body awareness, Ginzburg, Tsur, Barak-Nahum & Defrin, 2014 ; Mehling et al., 2009 ; Schauder et al., 2015). Cependant, cette notion fait référence aux processus intéroceptifs, mais aussi, plus généralement, aux aspects proprioceptifs et extéroceptifs, incluant par exemple la douleur ou le toucher (Mehling et al., 2009). Ainsi, le concept d’intéroception devrait être limité à la conscience des sensations en provenance des viscères (Bechara & Naqvi, 2004 ; Cameron, 2001).

Deuxièmement, les concepts de sensibilité intéroceptive et de conscience intéroceptive semblent avoir été utilisés de manière pratiquement interchangeable dans la littérature. Dans leur article de 2004, Critchley et ses collaborateurs proposent d’évaluer la sensibilité à l’activité viscérale à l’aide d’une tâche de discrimination des pulsations cardiaques, dans laquelle un signal (visuel ou auditif) est présenté comme synchronisé aux battements de coeur, la tâche du participant consistant à évaluer si le feed-back est synchrone à leur RC (Schulz & Vögele, 2015). Une autre tâche, dite d’alignement mental, a été proposée par Schandry, Bestler & Montoya (1993) et demande aux participants de compter leurs battements de coeur durant des intervalles de longueur variée. Les auteurs précisent que la performance du participant indexe la précision de sa perception des signaux corporels et donc sa sensibilité et sa conscience intéroceptive (Critchley et al., 2004). Depuis lors, les études ayant évalué la capacité des participants à percevoir avec précision leurs SC discutent alternativement du concept de sensibilité intéroceptive (voir par exemple Durlik, Cardini & Tsakiris, 2014 ; Kever, Pollatos, Vermeulen & Grynberg, 2015 ; Krautwurst, Gerlach, Gomille Hiller, & Witthöft, 2014 ; Pollatos, Matthias & Keller, 2015) ou de conscience intéroceptive (Furman, Waugh, Bhattacharjee, Thompson & Gotlib, 2013 ; Pollatos, Gramann & Schandry, 2007 ; Werner et al., 2013). Il nous semble cependant que les termes de sensibilité et de conscience ne sont pas interchangeables. En effet, la sensibilité aux signaux corporels et leur perception n’impliquent pas nécessairement leur prise de conscience et leur évaluation à un niveau conscient (Koch & Pollatos, 2014). En outre, comme le soulignent Schulz & Vögele (2015), certains individus excessivement « sensibles » ou « conscients » de leurs sensations intéroceptives peuvent interpréter de façon erronée leurs signaux cardiaques et montrer une faible précision, alors que d’autres peuvent n’être que peu attentifs à leurs SC dans la vie quotidienne, mais se révéler très efficaces dans les tâches de perception cardiaque.

De manière générale, la « conscience » des SC requiert trois étapes consécutives : premièrement, la perception au niveau cérébral des signaux en provenance du corps via les viscères ; deuxièmement, l’orientation de l’attention vers ces signaux ; et troisièmement, l’évaluation cognitive et la prise en compte de ces signaux (Schulz & Vögele, 2015). Dans ce contexte, Garfinkel, Seth, Barrett, Suzuki & Critchley (2015) ont proposé un modèle tridimensionnel distinguant les processus de précision intéroceptive, de sensibilité intéroceptive et de conscience intéroceptive. Premièrement, la précision intéroceptive désigne la capacité objective de détecter et d’évaluer ses sensations internes, et se mesure au niveau comportemental dans les tâches de comptage des battements de coeur. Deuxièmement, la sensibilité intéroceptive recouvre la tendance à prêter attention à ses SC, et ce trait subjectif s’évalue à l’aide de mesures autorapportées. Enfin, la conscience intéroceptive correspond à l’évaluation subjective de la précision intéroceptive. Elle peut se mesurer en demandant à l’individu de quantifier son degré de confiance en sa performance, qui sera ensuite comparé au niveau de précision intéroceptive (Garfinkel et al., 2015). Cette conception se rapproche de la définition d’auteurs comme Fassino et al. (2004) ou Mercader et al. (2010), pour qui la conscience intéroceptive désigne la capacité que l’individu s’attribue de pouvoir distinguer ses sensations et émotions. Ginzburg et al. (2014) distinguent quant à eux la sensibilité aux signaux corporels de l’attention envers ces signaux. La sensibilité recouvre la tendance à percevoir les SC, à différentier les états corporels et à remarquer des changements subtils intervenant en réponse à des stimuli internes ou environnementaux. Il s’agit donc d’un processus passif, bottom-up, de prise en compte de stimuli internes, qui s’évalue par la précision de la détection des signaux du corps (pulsations, changement de température, mouvements musculaires). Par opposition, l’attention envers les signaux corporels implique un processus actif, top-down, lors duquel les individus orientent leur attention vers le corps qui est examiné afin de détecter les indices physiologiques et les changements de l’état interne. Les auteurs ont évalué ces processus dans un large échantillon de participants à l’aide de mesures autorapportées. Bien que leurs résultats montrent une corrélation entre ces deux processus, seule l’attention intéroceptive est associée à une tendance à l’hypocondrie et à l’anxiété (Ginzburg et al., 2014). Les signaux intéroceptifs sont ensuite évalués et une charge émotionnelle leur est attribuée. La notion de catégorisation intéroceptive a été proposée pour désigner l’attribution d’une signification aux signaux perçus, qui peuvent se voir classés comme étant neutres, bénins ou, au contraire, comme émotionnels et/ou dangereux (Petersen, Schroijen, Mölders, Zenker & Van den Bergh, 2014). Le processus d’évaluation catégoriel impliqué à ce stade diffère toutefois de l’interprétation biaisée, sur un mode ruminatif, des SC, qui implique un niveau d’intéroception métacognitive (Yoris et al., 2015). En effet, les patients souffrant d’attaque de panique ne se distinguent pas des individus non anxieux sur la base de leur précision intéroceptive mesurée par une tâche de détection des pulsations cardiaques, mais bien sur le plan des croyances et inquiétudes associées à la perception de SC (Yoris et al., 2015). Si la sensibilité intéroceptive s’évalue à l’aide d’inventaires questionnant l’attention envers le corps (voir Domschke et al., 2010), l’intéroception métacognitive peut être évaluée à l’aide d’inventaires mesurant les cognitions relatives aux SC (Yoris et al., 2015). La sensibilité à l’anxiété (SA), la peur des sensations associées à l’anxiété (McNally, 2002), relève de ce niveau métacognitif. La sensibilité à l’anxiété est en lien étroit avec la précision intéroceptive, et les individus avec une SA élevée sont plus précis dans la détection de leurs battements cardiaques, par rapport aux personnes avec une SA faible (Domschke et al., 2010). En outre, une sensibilité intéroceptive accrue augmente la probabilité de percevoir un changement physiologique donné et d’interpréter ces indices physiologiques de manière menaçante, ce qui explique que la sensibilité intéroceptive soit un facteur de risque dans le développement d’une sensibilité à l’anxiété ou d’un trouble anxieux (Domschke et al., 2010).

Dans leur processus de développement d’une échelle examinant la conscience du corps (Multidimensional Assessment of Interoceptive Awareness, MAIA, Mehling et al., 2009 ; Mehling et al., 2012), une équipe de l’Université de Californie a distingué quatre niveaux dans la conscience du corps : un premier niveau perceptif et sensoriel implique la perception des sensations et la capacité à discerner les indices corporels témoignant de l’état physiologique et émotionnel du corps ; dans un second temps, l’attention est orientée vers les SC et la réponse attentionnelle se double d’une évaluation émotionnelle ; au niveau suivant, l’attitude de conscience intéroceptive correspond aux croyances relatives aux SC ; enfin, l’intégration corps-esprit correspondant à la conscience du corps se situe au dernier niveau. La figure 1 ci-dessous propose la mise en lien de ces concepts avec ceux proposés par Garfinkel et al. (2015), Ginzburg et al. (2014) et Yoris et al. (2015), en fonction des trois étapes décrites par Schulz & Vögele (2015).

Nous utiliserons donc la terminologie suivante : la perception intéroceptive désigne la capacité de percevoir les SC. L’attention intéroceptive sera utilisée pour désigner la prise de conscience active des SC, donc l’orientation volontaire de l’attention envers ces sensations. L’évaluation intéroceptive renvoie à l’interprétation des SC et à l’attribution subjective d’une valence émotionnelle aux sensations perçues. Enfin, les croyances de l’individu quant à ses capacités intéroceptives seront désignées sous le terme de métacognition intéroceptive.

Au niveau de l’évaluation de ces différents processus, la perception intéroceptive peut être évaluée en demandant au participant de percevoir des changements survenant dans ses réponses corporelles lors de la réalisation de tâches (activité physique, changement de position, etc.) et en mesurant la précision de sa réponse. L’attention étant maintenue constante, cette variable est donc neutralisée. L’attention intéroceptive pourrait par contre être évaluée dans des tâches concurrentes demandant de détecter des changements intéroceptifs lors de la réalisation de tâches distractrices. L’évaluation intéroceptive peut s’évaluer à l’aide d’inventaires mesurant la peur ou l’anxiété évoquées par les sensations perçues, comme le Body Sensations Questionnaire (Chambless, Caputo, Bright & Gallagher, 1984) ou l’Anxiety Sensitivity Index (Peterson & Heilbronner, 1987), mais aussi à l’aide de tâches demandant d’attribuer une valence émotionnelle aux SC perçues (Petersen et al., 2014). Enfin, la métacognition intéroceptive s’évalue en interrogeant l’individu sur sa sensibilité aux SC et aux changements survenant dans son corps. Différents inventaires existent, notamment le Body Perception Questionnaire (Porges, 1993), le Body Vigilance Scale (Schmidt, Lerew & Trakowski, 1997), le Self-Awareness Questionnaire (Longarzo et al., 2015) qui distingue la perception des sensations viscérales et somatosensorielles, et le MAIA mentionné ci-dessus (Mehling et al., 2009). Certains de ces inventaires questionnent toutefois l’interprétation des sensations perçues et font donc appel à une dimension d’évaluation intéroceptive, il importe donc d’analyser les données en distinguant les différents concepts d’intérêt.

Figure 1

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3.2. Données empiriques

Les études ayant investigué les capacités intéroceptives des enfants anxieux ont essentiellement évalué la concordance entre la réactivité physiologique objectivement mesurée et la perception subjective de cette activité. On parlera de cohérence quand les composantes subjectives et objectives de l’expérience concordent et de discordance quand l’expérience physiologique subjective ne correspond pas à l’activation objective (Thomas et al., 2012).

Dans ce cadre, plusieurs études ont demandé à des jeunes souffrant d’anxiété sociale une évaluation subjective de leur anxiété lorsqu’ils sont soumis au TSST ou à une autre tâche de performance, avant de comparer le niveau d’anxiété ou d’activation perçu, avec les mesures physiologiques objectives (Anderson & Hope, 2009 ; Krämer et al., 2012 ; Miers, Blöte, Bokhorst & Westenberg, 2009 ; Schmitz, Blechert, Krämer, Asbrand & Tuschen-Caffier, 2012 ; Schmitz et al., 2011). Comme nous l’avons souligné plus haut, l’anxiété sociale se caractérise par une appréhension intense des situations d’évaluation et les jeunes souffrant de ce trouble sont donc susceptibles de présenter une anxiété subjective accrue pendant les différentes phases du TSST. Conformément à cette dernière prédiction, les enfants anxieux (10-12 ans) testés par Schmitz et al. (2011) et Krämer et al. (2012) rapportent une anxiété subjective majorée par rapport à leurs pairs non anxieux. Cependant, les deux groupes d’enfants ne différaient pas sur le plan de leur réactivité autonomique (mesurée par les changements de RC entre les différentes phases du test). Similairement, les adolescents (13-17 ans) souffrant d’anxiété sociale rapportent davantage de symptômes autonomiques mesurés par l’inventaire d’anxiété de Beck (1988), alors que leurs paramètres physiologiques ne diffèrent pas de ceux des jeunes non anxieux (Anderson & Hope, 2009). En outre, l’anxiété sociale semble conduire à un biais d’évaluation négative. En effet, Miers et al. (2009) ont demandé à un groupe de participants âgés de 9 à 17 ans d’évaluer la qualité de leur performance, qui était également jugée par trois évaluateurs. Leurs résultats montrent que les jeunes souffrant d’anxiété sociale évaluent leur performance plus négativement que les contrôles et surestiment la visibilité de leur anxiété, quelle que soit la qualité perçue de leurs performances sociales et en l’absence de modulation de leur réactivité physiologique.

Si ces études montrent une discordance entre les mesures objectives, physiologiques, de l’anxiété et son évaluation subjective par les enfants, elles ne permettent pas d’impliquer leurs capacités intéroceptives, ni de poser des hypothèses quant aux processus impliqués dans ces biais d’évaluation. Dans ce cadre, une étude a tenté de comparer de manière plus directe les capacités intéroceptives des enfants souffrant d’anxiété sociale en mesurant la précision de leur perception intéroceptive. Schmitz et al. (2012) se sont intéressés à la perception que les enfants de 10 à 12 ans ont de leur RC et de sa visibilité, en fonction de l’anxiété subjective perçue lors d’une tâche d’exposition inspirée du TSST. Les enfants devaient raconter une histoire en recevant un feed-back fictif relatif à leur RC, fixé à 97 battements par minutes. Dans la condition privée, le feed-back était présenté via des écouteurs alors que, dans la condition publique, il était proposé via des enceintes audio, ce qui le rendait audible par les évaluateurs. À la fin des tâches, les enfants évaluaient leur anxiété maximale durant les 3 dernières minutes, l’intensité perçue de leurs battements de coeur et leur inquiétude à propos de ces battements de coeur, de même que leur perception et leur inquiétude relatives à d’autres symptômes anxieux (les tremblements, la pâleur et la transpiration). Afin d’évaluer leur perception intéroceptive, les enfants se voyaient proposer une tâche de comptage des battements de coeur durant des intervalles de 25, 35 et 45 secondes. Les deux groupes d’enfants, anxieux et non anxieux, ne différaient pas sur cette dernière mesure ni sur leur RC mesuré pendant la session expérimentale. Par contre, les enfants anxieux disaient ressentir leurs pulsations cardiaques plus intensément que leurs pairs non anxieux, et ce dans les deux conditions, publique et privée. Ce résultat n’était modulé ni par le RC réel ni par la précision de la perception intéroceptive. Enfin, les enfants anxieux percevaient également les autres symptômes d’anxiété avec plus d’intensité que les contrôles, s’inquiétaient davantage de leur visibilité et se montraient davantage préoccupés par leur RC quand il peut être perçu par leurs interlocuteurs que quand il est connu d’eux seuls, alors que les enfants non anxieux ne montraient pas cet effet. Cette étude démontre que la perception intéroceptive telle que mesurée classiquement par les tâches de comptage des battements de coeur n’est pas impliquée dans l’anxiété sociale pédiatrique alors que la métacognition intéroceptive est quant à elle perturbée.

Deux études se sont intéressées à l’influence des symptômes physiques de panique sur la précision de la perception intéroceptive (Eley, Gregory, Clark & Ehlers, 2007 ; Eley, Stirling, Ehlers, Gregory & Clark, 2004). Une première étude a proposé un paradigme d’alignement mental à 77 enfants âgés de 8 à 11 ans (Eley et al., 2004). Les résultats montrent que les enfants les plus performants dans le comptage de leurs battements de coeur rapportent plus de symptômes de panique et de symptômes somatiques évalués avec l’échelle SCARED (Screen for Childhood Anxiety Related Emotional Disorders ; Martin & Gosselin, 2012), et une sensibilité à l’anxiété accrue. Les symptômes somatiques et de panique sont donc associés à une capacité accrue à percevoir les indices physiologiques internes, mais également à les interpréter de façon menaçante, comme l’a confirmé une seconde étude de ce groupe d’auteurs (Eley et al., 2007). Il faut toutefois souligner que ces études évaluaient des enfants non anxieux recrutés dans la population générale, et elles ne permettent donc pas d’inférer quant aux capacités intéroceptives des jeunes souffrant d’un trouble panique clinique.

4. Discussion

En interaction avec la proprioception et l’extéroception, l’intéroception contribue à la conscience du corps et joue un rôle majeur dans la cognition et la régulation émotionnelle. Certains états émotionnels, dont la peur, sont accompagnés par des modifications de l’activation corporelle, notamment au travers de l’influence du SNA sympathique. Les auteurs ont montré que les facteurs psychologiques, dont l’anxiété, jouent un rôle majeur sur le niveau de conscience subjective des changements corporels accompagnant l’activité sympathique (Hoehn-Saric & McLeod, 1988). En effet, l’anxiété pourrait conduire les individus à évaluer des changements physiologiques mineurs comme étant majeurs, et à interpréter comme une augmentation de l’activation physiologique ce qui correspond en fait à un processus d’habituation physiologique (Thomas et al., 2012). Dans la mesure où l’anxiété s’accompagne de nombreux symptômes physiques, un nombre croissant d’études s’intéresse à la perception des changements corporels dans les troubles anxieux. Chez l’enfant, une intéroception altérée pourrait en outre contribuer au développement et au maintien d’un trouble anxieux chronique. Cette revue avait donc pour objectif de synthétiser les connaissances actuelles relatives (1) à l’activation physiologique accompagnant l’anxiété chez les enfants, et (2) à l’évaluation subjective de cette activation.

Sur le plan de l’activité physiologique au repos, plusieurs études ne montrent pas de différences flagrantes entre les paramètres cardiovasculaires des enfants souffrant d’anxiété et ceux de leurs pairs non anxieux en situation de repos (Alkozei et al., 2015 ; Dorn et al., 2003 ; Kristensen et al., 2014 ; Weems et al., 2005), mais les participants à ces études présentaient généralement des écarts d’âge important et des troubles anxieux variés. Bien que certains auteurs aient observé une plus forte augmentation du RC en situation de stress chez les enfants anxieux (Beidel, 1988, 1991 ; Weems et al., 2005), d’autres résultats suggèrent que les jeunes souffrant ou non d’anxiété ne se distingueraient pas sur le plan de leurs réponses cardiovasculaires en situation de stress (Anderson & Hope, 2009 ; Anderson et al., 2010 ; Krämer et al., 2012 ; Kristensen et al., 2014 ; Mesa et al., 2014 ; Schmitz et al., 2012 ; Schmitz et al., 2011). Cependant, l’anxiété pédiatrique pourrait s’associer à une baisse de la flexibilité autonomique. Plusieurs résultats plaident pour cette hypothèse. Premièrement, plusieurs études démontrent un RC accru (Dufton et al., 2011 ; Krämer et al., 2012 ; Monk et al., 2001 ; Schmitz et al., 2011) et une variabilité cardiaque réduite chez les enfants anxieux en situation de repos (Monk et al., 2001 ; Sharma, Balhara, et al., 2011a). Deuxièmement, l’anxiété s’associe à une moindre réactivité cardiaque en réponse aux situations de stress (Monk et al., 2001 ; Schmitz et al., 2011) et une diminution de la modulation vagale pendant ces situations (Monk et al., 2001 ; Schmitz et al., 2011). En outre, le RC des enfants anxieux montre un rythme de récupération plus lent (Beidel, 1988 ; Krämer et al., 2012 ; Schmitz et al., 2011). Enfin, si la réduction de la flexibilité autonomique a été observée dans l’anxiété sociale (Krämer et al., 2012 ; Schmitz et al., 2011 ; Schmitz et al., 2013), ces observations seraient liées à l’augmentation de l’anxiété état, plus qu’à un diagnostic en particulier (Alkozei et al., 2015).

Ces résultats sont consistants avec le modèle d’un manque de flexibilité autonomique dans les troubles anxieux (Friedman, 2007 ; Friedman & Thayer, 1998a, 1998b ; Thayer & Friedman, 1997). La rigidité autonomique constitue un important facteur de risque à prendre en considération. En effet, une étude conduite dans la population générale a montré que la diminution de la flexibilité autonomique chez les filles de 10 à 12 ans permet de prédire l’apparition d’un trouble anxieux deux ans plus tard (Greaves-Lord et al., 2010). Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette observation. Premièrement, il est possible qu’un même facteur soit responsable d’une rigidité autonomique et du développement d’un trouble anxieux. Deuxièmement, les jeunes peuvent devenir conscients des changements cardiovasculaires caractérisant la rigidité autonomique, comme l’hyperréactivité cardiaque et la difficulté à réguler leur RC après une période de stress, et cela peut renforcer et chroniciser l’anxiété. Ces hypothèses soulignent l’importance de se pencher sur le vécu intéroceptif des jeunes souffrant d’anxiété.

Les études ayant exploré les processus intéroceptifs chez les enfants anxieux restent à ce jour rares. Premièrement, il a été montré que les symptômes de panique et la sensibilité à l’anxiété influencent la précision de la perception intéroceptive, évaluée à l’aide du paradigme d’alignement mental (Eley et al., 2007 ; Eley et al., 2004). L’anxiété sociale se caractérise également par un manque de cohérence entre l’activation physiologique objective et son ressenti subjectif : les enfants et adolescents anxieux sociaux perçoivent leurs réponses physiologiques avec plus d’intensité que leurs pairs non anxieux, ils surestiment la visibilité de leurs symptômes et sous-estiment la qualité de leurs performances sociales (Anderson & Hope, 2009 ; Krämer et al., 2012 ; Miers et al., 2009 ; Schmitz et al., 2012 ; Schmitz et al., 2011). Cependant, si les enfants anxieux surestiment l’intensité de leur RC, ils ne se distinguent pas de leurs pairs non anxieux en ce qui concerne la qualité de leur perception intéroceptive (Schmitz et al., 2012). Sur le plan théorique, l’anxiété sociale a été caractérisée par une orientation de l’attention sur les sensations internes (Clark & Wells, 1995 ; Rapee & Heimberg, 1997), et l’attention centrée sur le soi (self-focused attention) est actuellement conceptualisée comme un élément majeur de la réponse anxieuse dans ce trouble (Hofmann, 2007 ; Schultz & Heimberg, 2008). Les résultats préliminaires démontrent que les enfants souffrant d’anxiété sociale sont effectivement plus prompts à rapporter leurs symptômes physiques comme étant intenses et difficilement gérables, mais que ce phénomène repose sur un biais cognitif n’affectant pas leur perception intéroceptive. Les études ultérieures devraient vérifier cette hypothèse et évaluer les capacités intéroceptives d’enfants souffrant d’autres troubles anxieux afin d’éclaircir le rôle de l’intéroception dans les modèles développementaux de ces troubles.

Une difficulté majeure dans l’étude des capacités intéroceptives concerne la définition des processus impliqués et de leur niveau d’apparition. Notamment, la précision intéroceptive dépend certes des capacités de perception et d’orientation de l’attention vers les sensations viscérales, mais d’autres facteurs cognitifs sont susceptibles d’influencer les performances des individus. Par exemple, le paradigme d’alignement mental est actuellement critiqué parce qu’il sollicite la mémoire de travail (Yoris et al., 2015), et qu’il est influencé par la consigne et les capacités cognitives des participants (Schulz & Vögele, 2015). Le paradigme de discrimination des battements de coeur est quant à lui influencé par l’attention portée au corps et les ressources attentionnelles disponibles (Weisz, Bálazs & ÁDám, 1988). Dans le cas de performances déficitaires ou biaisées, il est impossible de conclure à l’implication de processus liés à la perception des SC, à l’attention qui leur est allouée, ou à l’influence de facteurs cognitifs motivationnels.

En fait, en cas de discordance entre l’activité physiologique objectivement mesurée et la perception subjective de cette activité physiologique, il est possible d’avancer au moins trois hypothèses : (1) les enfants perçoivent leurs indices physiologiques de manière adéquate, mais ils les interprètent erronément ; (2) les enfants perçoivent de manière accrue les indices physiologiques de l’anxiété et ils les interprètent sans exagération ; (3) les enfants perçoivent leurs indices physiologiques de manière amplifiée et ils les interprètent erronément. La perception des SC est en outre sous l’influence des ressources attentionnelles allouées à la surveillance du corps, qui sont elles-mêmes influencées par des facteurs motivationnels top-down (Paulus & Stein, 2010 ; Van den Bergh, Bogaerts & Diest, 2015). Dans ce contexte, il serait important de comparer les capacités intéroceptives d’enfants souffrant de différents troubles anxieux, dont certains sont connus pour être caractérisé par une surveillance du corps, comme l’anxiété sociale ou le trouble panique, alors que les SC sont davantage envisagées comme corolaires aux manifestations d’anxiété dans d’autres, comme l’anxiété de séparation ou le trouble anxieux généralisé (Beesdo, Knappe & Pine, 2009).

Il importerait donc de concevoir des études permettant de définir si les biais intéroceptifs proviennent (1) d’une perturbation de la perception des SC (2) de l’allocation de ressources attentionnelles accrues à ces sensations (3) de l’interprétation biaisée des sensations perçues ou (4) des croyances de l’individu quant à ses capacités à percevoir son activité physiologique et à la réguler. Certains inventaires, comme le MAIA (Mehling et al., 2012), tentent de distinguer ces différents niveaux de traitement. Cependant, les mesures autorapportées sont fréquemment biaisées, notamment chez les jeunes (Fan et al., 2006). Elles requièrent de bonnes capacités d’introspection, une bonne compréhension des questions et des niveaux d’évaluation proposés, et sont sujettes à des biais de réponses, comme le biais de désirabilité sociale (Klesges et al., 2004). Certains auteurs suggèrent que l’électrophysiologie pourrait offrir des indices relatifs à l’intégration cognitive des signaux intéroceptifs. Il est par exemple possible de mettre en évidence un potentiel évoqué par les battements de coeur (heartbeat-evoked potential), synchrone avec la pulsation cardiaque, et qui constituerait un index psychophysiologique du traitement cortical des signaux cardiovasculaires (Schulz et al., 2013). Des données récentes montrent que l’amplitude de ce composant est accrue après l’ingestion de cortisol, supposé diminuer le seuil de perception des stimuli intéroceptifs (Schulz et al., 2013), et décrue chez les patients déprimés, en lien avec une précision intéroceptive réduite (Terhaar, Viola, Bar & Debener, 2012). Cette méthode pourrait fournir des indices quant à l’influence de l’anxiété sur les capacités d’intégration des informations intéroceptives chez les enfants.

En outre, il nous paraît essentiel d’évaluer de manière objective l’existence de modulations de l’activité physiologique au repos. En effet, en l’absence de différences physiologiques objectives, la perception de symptômes physiques en situation de repos ne peut être liée qu’à un biais intéroceptif. Une difficulté concerne toutefois la définition de « situation de repos ». En effet, il est très possible qu’être confronté à des mesures physiologiques en laboratoire soit une situation intrinsèquement anxiogène pour les jeunes souffrant de troubles anxieux, et il n’est donc pas certain que les paramètres enregistrés en laboratoire, même pendant la ligne de base, soient identiques aux réponses physiologiques expérimentées au quotidien. Il serait donc intéressant d’évaluer les réponses cardiovasculaires des jeunes au quotidien. La miniaturisation des capteurs et le développement des objets connectés permettent d’imaginer des études écologiques, où les participants porteraient un cardiofréquencemètre enregistrant différents paramètres pendant leurs activités quotidiennes et prendraient note des moments où ils ont ressenti de l’anxiété subjective ou des symptômes physiques d’anxiété (voir Thomas et al., 2012, pour une présentation exhaustive des technologies et des méthodes d’enregistrement physiologique). Ces mesures permettraient également de comparer les mesures physiologiques objectives et subjectives dans un examen intégré des expériences de stress et d’anxiété, afin de parvenir à une meilleure compréhension des processus intéroceptifs et de leur intégrité dans les troubles anxieux.