Corps de l’article

Introduction

Le premier des principes directeurs évoqués par le Plan d’action en santé mentale 2005-2010 (PASM) du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS, 2005) met de l’avant le pouvoir d’agir des personnes utilisatrices de services de santé mentale[1]*. Le PASM reconnaît en effet leur capacité de faire des choix et de participer activement aux décisions qui les concernent. Sur le plan personnel, il peut s’agir de jouer un rôle davantage proactif dans son propre rétablissement. Sur le plan collectif, cette reconnaissance du pouvoir d’agir peut également prendre la forme d’une participation formelle « des utilisateurs et des proches aux exercices de planification des services de santé mentale » (p. 12). C’est sur cette participation publique des personnes utilisatrices de services de santé mentale aux divers paliers de planification, en lien avec l’implantation du PASM, que porte cet article. En s’appuyant principalement sur les bilans qui ont déjà été publiés à ce sujet, cette réflexion porte sur le rôle de porte-parole que les personnes utilisatrices ont été amenées à jouer en réponse à l’invitation faite par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS). Il s’agissait pour les personnes invitées de prendre part aux exercices de délibérations sur le plan régional des Agences de santé et services sociaux (ASSS), sur le plan local, cette fois, en lien avec les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) du Québec, puis sur le plan national du MSSS.

Le second principe directeur du PASM est celui du rétablissement. Le rétablissement est en effet un courant qui a récemment conditionné d’importantes réformes des politiques et systèmes de santé mentale un peu partout dans le monde. Or un système axé sur le rétablissement se reconnaît notamment par l’influence explicite que les usagers ont pu exercer sur ces réformes (Mezzina, Borg, Marin, Sells, Topor et Davidson, 2006). En tant que mouvement social faisant écho en santé mentale à celui des personnes handicapées qui ont réclamé que rien ne soit fait sur elles sans elles (Nothing about us without us), le rétablissement met de l’avant la capacité des personnes à prendre le contrôle de leur vie et à participer activement à la vie en société, et ce, avec ou sans la persistance de symptômes (Anthony, 1993). La participation de personnes en rétablissement aux instances délibératives les concernant découle de ce principe et est considérée comme une évolution progressiste et probablement bénéfique aux individus directement concernés (Hamilton, Dale-Perera, Efthimiou-Mordaunt et Fry, 1997). Peu d’études ont cependant évalué les retombées d’un tel engagement sur ces personnes (Tremblay et Olivet, 2011). Bien que n’étant pas formellement le fruit d’une telle étude, cet article fait ressortir la complexité de leur rôle de porte-parole. Le fait de ne considérer ici que les initiatives québécoises de participation publique et citoyenne en santé mentale limite évidemment la portée de cet article. L’espace qui nous est imparti ne nous permet toutefois pas d’élargir aux expériences dans d’autres secteurs ou sous d’autres juridictions, ce qu’il serait sans doute intéressant de couvrir dans un autre article. Notre attention est ici consacrée à la suite de politiques et plans d’action québécois favorisant la participation des usagers aux instances du réseau de santé et de services sociaux québécois, et leur fonction de porte-parole est analysée sous l’angle de la sociologie de la traduction.

La revue des études publiées depuis 2005 a d’abord été réalisée en utilisant des moteurs de recherche comme PUBMED, EMBASE ou PsycINFO. Cette recherche a été effectuée avec des mots clés tels que consumer, mental, participation et Quebec. Des articles ont bel et bien été identifiés en lien avec la participation d’usagers québécois en évaluation de la qualité des services (Perreault, Katerelos, Tardif et Pawliuk, 2006 ; Perreault, Renaud, Bourassa, Beauchesne, Mpiana, Bernier et Milton, 2010 ; Perreault, Jaimes, Rabouin, White et Milton, 2013 ; Perreault, Lafortune, Laverdure, Chartier-Otis, Bélanger, Marchand et Milton, 2013). Des livres ont également dressé l’inventaire de la place des usagers dans l’évaluation des services et proposé des indicateurs à partir de leur perspective (Rodriguez del Barrio, Bourgeois, Landy, Guay et Pinard, 2006). La participation des usagers en recherche (Pelletier, Bordeleau, Dumais, Renaud et Rowe, 2013) et en enseignement médical (Pelletier, Gifuny, Nicole, Labrie Racine, Bordeleau et Rowe, 2013) a également fait l’objet de publications scientifiques, ainsi qu’en matière de développement technologique (Pelletier, Rowe, François, Bordeleau et Lupien, 2013) et d’orientation axée sur le rétablissement (Noiseux, Tribble St-Cyr, Corin, St-Hilaire, Morisette, Leclerc et Gagné, 2010). D’autres articles ont été rédigés pour rendre compte de la perspective d’usagers (Poirel, Corin et Rodriguez del Barrio, 2012a ; Perreault, Katerelos, Tardif et Pawliuk, 2006), de leurs préférences (Piat, Ricard et Lesage, 2006 ; Piat, Lesage, Dorvil, Boyer, Couture et Bloom, 2008), ou encore à propos des organismes communautaires et alternatifs du réseau québécois (Rodriguez del Barrio, 2011 ; Grenier et Fleury, 2009). La question des pairs aidants ou de la participation d’usagers dans l’offre de services elle-même est également discutée (Bouchard, Montreuil et Gros, 2010 ; Brosseau et Verma, 2011). Le PASM préconisait d’ailleurs une plus grande présence des pairs aidants. Bien qu’il s’agisse d’un thème connexe à celui de la participation et s’inscrivant lui aussi dans la perspective du rétablissement, la participation des usagers dans l’offre de services elle-même ne fait pas l’objet de cet article. Celui-ci traite de l’évolution de leur rôle et de leur participation aux instances de délibération. Or, très peu d’articles répertoriés portent directement sur la participation d’utilisateurs de services québécois aux exercices de planification des services. Il y a un article qui porte sur la participation des usagers québécois à de telles instances (Clément, Rodriguez del Barrio, Gagné et Lévesque, 2013). Outre les articles scientifiques répertoriés, pour décrire l’évolution du rôle des utilisateurs dans cette participation et en lien avec le PASM, il fallait donc également prendre en compte divers documents et bilans rendus publics soit par le MSSS lui-même, soit par des regroupements associatifs ou autres collectifs de recherche. Parmi ceux-ci, trois rapports de recherche ont particulièrement été mis à contribution (Vallée, Lévesque et Clément, 2012 ; Clément, Rodriguez del Barrio, Gagné, Lévesque et Vallée, 2012 ; Gagné, Clément, Godrie et Lecomte, 2013). Finalement, D’Auteuil (2014) complète ces principales publications, cette fois-ci au nom des Porte-voix du Rétablissement, soit l’organisme communautaire financé par le MSSS dans le cadre du PASM pour promouvoir la participation publique et citoyenne des utilisateurs de services québécois sur le plan national.

Définir et mesurer la participation aux instances

Le PASM en appelait à la participation des utilisateurs et des proches aux exercices de planification des services de santé mentale, et ce, en reconnaissance de leur pouvoir d’agir, soit en fonction du premier de ses six principes directeurs (MSSS, 2005, p. 12). Une mesure y était proposée visant à assurer cette participation à l’élaboration des orientations du système de santé mentale : « Le MSSS, les agences de la santé et des services sociaux (ASSS) et les CSSS s’assureront d’obtenir la participation d’utilisateurs de services en santé mentale, de représentants des familles ou de proches dans les exercices de planification et d’organisation de services qui les concernent » (p. 16).

Un angle d’appréciation de la participation des personnes utilisatrices de services aux instances aurait été de vérifier à quel point les mesures annoncées dans le PASM auraient été mises en application. Force est cependant de constater, à l’instar des écrits précédemment mentionnés, que le PASM est resté imprécis à cet égard. La mesure en question, comme on vient de le voir, ne précise aucun indicateur particulier qui aurait permis de suivre l’évolution du degré d’actualisation de cet objectif. D’autres objectifs sont par contre quant à eux chiffrés, par exemple celui visant à assurer des mesures de soutien dans la communauté par « la présence de pairs aidants au sein de 30 % des équipes ».

Dans la Partie 4 du PASM, consacrée au premier principe directeur de reconnaissance du pouvoir d’agir, il est néanmoins fait référence à un « partenariat avec les personnes utilisatrices de services et les proches » (p. 15). L’importance d’un tel partenariat sur le plan national, régional et local était déjà reconnue par la Politique de santé mentale (MSSS, 1989). En 2006, l’Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ) proposait au MSSS le Cadre de partenariat pour la mise en place des Rencontres régionales de personnes utilisatrices de services en santé mentale. Des rencontres seraient tenues de manière régulière où des personnes utilisatrices échangeraient entre elles et éliraient, parmi leurs pairs, des délégués pour prendre part aux diverses instances (Provencher et Dallaire, 2011). Une formation a été développée et offerte par l’AGIDD-SMQ à ces délégués, lesquels devaient aussi être soutenus régionalement par un organisme communautaire. Vallée, Lévesque et Clément (2012) ont jeté un regard évaluatif afin de voir rétrospectivement jusqu’à quel point ces rencontres régionales avaient favorisé la participation des usagers, telle que promue par le PASM. Le Cadre de partenariat, la formation et les rencontres elles-mêmes devaient permettre de favoriser une organisation démocratique et une vie collective aux personnes utilisatrices de services afin qu’elles puissent exercer leur propre pouvoir de représentation. Ce cadre allait être retenu et financé par le MSSS. Un autre angle d’appréciation de la participation publique consisterait donc à vérifier si, et jusqu’à quel point ce cadre serait parvenu à insuffler durablement une organisation démocratique et une vie associative.

La recherche évaluative de Vallée, Lévesque et Clément mettait en valeur la pertinence d’examiner les conditions essentielles d’implantation, non seulement sur le plan local ou d’une organisation, mais aussi les ramifications qu’impliquent de telles initiatives sur le plan régional ou provincial. Ces auteures ont ainsi observé que : « Si certains écrits relatent l’implantation ou les effets d’initiatives de consultation ou de participation décisionnelles, ces initiatives se limitent souvent à des contextes organisationnels bien circonscrits, tels un programme ou une instance spécifique » (p. 66). Et en effet, les écrits consultés convergent également pour souligner la grande variabilité, d’une ASSS ou du CSSS à l’autre, des modalités de participation et de soutien aux usagers pour qu’ils puissent prendre part aux instances respectives. De manière générale, ce sont d’ailleurs dans les comités où se planifiaient les orientations régionales des ASSS ainsi que ceux où furent élaborés les projets cliniques des CSSS que la participation des personnes utilisatrices semble la plus acquise et la plus fréquente aussi (Clément, Rodriguez del Barrio, Gagné, Lévesque et Vallée, 2012). De tels comités peuvent cependant n’être d’abord et avant que consultatifs plutôt que réellement décisionnels.

La participation publique et la vie démocratique associative : aux frais de qui ?

Le projet clinique du réseau local réfère à une démarche visant à répondre aux besoins de santé et de bien-être de la population du territoire à partir de divers modes de prestation de services adaptés aux réalités locales. En principe ; « il tient compte du rôle et des responsabilités des acteurs sectoriels et intersectoriels et du potentiel de contribution des divers acteurs » (MSSS, 2004, p. 12). C’est à ce niveau que les divers interlocuteurs se rendent imputables des services qu’ils offrent aux individus et à la population et des ressources mises à leur disposition. Or, une fois les projets cliniques adoptés, en réponse aux importantes transformations et réformes systémiques de l’époque, il semble que l’objectif du PASM concernant la participation des usagers ait été parfois considéré comme étant atteint. C’est ce qui expliquerait en partie la variabilité interrégionale et le caractère éphémère de certaines expériences, au détriment de la durabilité de l’organisation démocratique et de la vie associative qui auraient pu être encouragées.

Cette variabilité s’explique également par l’historique du mouvement communautaire. Par exemple, un projet particulier de participation montréalais couvrait le territoire de la métropole québécoise, tandis que dans la région de Québec, l’Association des personnes utilisatrices de la région 06 (APUR) a joué un rôle particulièrement actif à cet égard. À Montréal, le mouvement des personnes utilisatrices des services insistait sur la responsabilité du secteur public à mettre en place les instances nécessaires pour assurer la participation publique des usagers. Dans d’autres régions comme en Estrie ou dans les Laurentides, ce sont les groupes de défense des droits qui ont obtenu du financement de la part des ASSS pour mener de telles consultations. Ailleurs, un certain flou se maintenait quant à la responsabilité du soutien à déployer pour assurer une participation effective. « Il semble en effet que dans certaines régions, la responsabilité de la participation confiée par la directive du PASM aux instances du réseau public s’est déplacée du côté des personnes utilisatrices elles-mêmes et des groupes communautaires qui leur viennent en appui » (Clément, Rodriguez del Barrio, Gagné, Lévesque et Vallée, 2012, p. 24). Or les groupes communautaires et les personnes directement concernées ne disposaient pas toutes des ressources nécessaires pour couvrir ne serait-ce que les frais de déplacement, ce qui peut représenter un montant assez considérable dans certaines régions. D’où un sentiment d’iniquité dans les régions se sentant plus excentrées par rapport au pouvoir central. Il appert en effet qu’une fois les projets cliniques adoptés sur le plan local de plusieurs CSSS, la participation des personnes utilisatrices tendait à être moins activement soutenue et la collaboration se serait détériorée en plusieurs endroits avec le déclin des occasions de participation. 

Les documents consultés convergent ici encore une fois ; le PASM ne définissait ni la nature de la participation attendue de la part des usagers ni les mécanismes de reddition de compte, par lesquels les « instances » auraient pu être imputables. Ce n’est donc pas à partir de tels indicateurs qu’il serait possible d’apprécier l’implantation de la cible associée à la participation des usagers dans le cadre du PASM. Des bilans ont malgré tout été dressés par rapport à cet objectif. Ils se présentent sous différentes perspectives.

Perspectives croisées

À travers une étude de cas, soit celui de la participation des personnes utilisatrices au CSSS Jeanne-Mance à Montréal, Gagné, Clément, Godrie et Lecomte (2013) proposent une perspective à connotation historique. Ils reviennent sur les différentes orientations et politiques gouvernementales qui se sont succédé au fil des dernières décennies. Il est ainsi possible de remonter au début des années 1960 pour y trouver les fondements de ce qu’ils appellent une « idéologie de la participation. » La participation des usagers à la planification, à la gestion et à l’évaluation des services et des programmes s’est ensuite graduellement et de plus en plus inscrite comme un impératif de gestion publique. La nature et l’intensité de cette participation pouvaient donc varier au gré des changements politiques et de l’alternance des partis au gouvernement, ce qui a mené certains analystes à craindre une possible récupération de la parole des usagers par le système (Clément, 2011).

Une autre perspective d’analyse pourrait être cette fois-ci davantage extensive. Par exemple ; dans leur État de situation de la participation des personnes utilisatrices suite au Plan d’action en santé mentale 2005-2010, Clément, Rodriguez del Barrio, Gagné, Lévesque et Vallée (2012) ont cherché à dresser le portrait de la situation dans chacune des 18 régions administratives du Québec. Il y avait eu des expériences de participation dans 11 de ces régions, dont les ASSS ont accepté d’alimenter cette enquête en donnant notamment accès aux informations détenues par les responsables des dossiers de santé mentale. Il a ainsi été possible de constater qu’il existe des « écarts importants » entre les différentes régions du Québec. L’intérêt pour la participation des personnes utilisatrices variant selon les individus en place, les modalités de participation et les ressources lui étant consacrées variaient également.

Dans sa propre Évaluation de l’implantation du Plan d’action en santé mentale, le MSSS (2012) se félicite tout de même de ce que le PASM ait « contribué à rehausser la participation des personnes utilisatrices de services ». Leur contribution serait désormais considérée comme un incontournable « et souvent leur implication a des retombées positives sur l’organisation régionale des services en santé mentale. Cependant, en certains endroits, la participation des utilisateurs aux instances décisionnelles demeure encore difficile » (idem, p. 1). À l’instar des auteurs précédemment cités, et malgré certaines avancées notables en la matière, le MSSS resterait lui aussi ambivalent par rapport au degré d’atteinte de l’objectif souhaité d’une plus grande participation des usagers. Comme on l’a vu, il n’est en effet pas facile de faire un suivi systématique neutre et objectif en la matière, faute d’uniformité et d’indicateurs précis. Ceci a peut-être l’avantage de laisser la place à une plus grande diversité d’approches, mais qui ne sont pas toujours convergeantes et peuvent exprimer des divergences de point de vue entre elles par rapport aux modalités de participation publique et aux mécanismes de représentation à mettre en place.

Les Porte-voix du Rétablissement et la fonction de porte-parole

Lors des consultations menées par le MSSS, plusieurs personnes utilisatrices de services et représentants d’organismes communautaires ont mentionné que la mesure du PASM visant la participation a favorablement permis, d’une part, de faire la promotion de la participation des utilisateurs de services et, d’autre part, d’accroître leur présence au sein de divers comités. Sur le plan national, depuis 2009, le MSSS soutient financièrement la mise en place de l’association Les Porte-voix du Rétablissement, une organisation autogérée par des personnes utilisatrices de services et vouée à la promotion de la participation des personnes utilisatrices de services dans la planification et l’organisation des services en santé mentale du Québec. Les Porte-voix du Rétablissement font un lien entre le niveau de participation et les phases de rétablissement de la personne qui participe.

Ici, la participation publique des personnes utilisatrices de services de santé mentale ne se limite pas au fait de représenter leurs pairs au sein d’instances. Cette implication prend aussi plusieurs autres visages pour activer divers leviers d’influence. Par exemple, lors de certaines étapes du processus de rétablissement, le niveau de participation pour une même personne peut s’intensifier et en fait varier dans le temps et au gré des changements d’intérêts et des étapes de la vie. Il n’y a pas deux parcours identiques en matière de rétablissement. Il serait difficile de rendre compte de toute la diversité des façons de faire pour soutenir la participation publique et citoyenne partout au Québec et de les inventorier exhaustivement. Les Portes-voix du Rétablissement, parmi d’autres structures de participation, sont ici présentés comme un cas de figure parce leur fonction de porte-parole se situe sur le plan national, étant explicitement désignés comme un interlocuteur de ce palier par le MSSS (2012). Le mouvement des usagers québécois reste cependant pluraliste, diversifié et polymorphe.

Les documents consultés font ressortir que le fait de participer aux structures de décision et de délibération a permis aux personnes utilisatrices de se familiariser avec des enjeux institutionnels potentiellement controversés et à se positionner face à de tels enjeux. Cette participation peut contribuer chez eux à renforcer leur sentiment d’être eux-mêmes des vecteurs de changement. Ils en viennent ainsi peu à peu à jouer un rôle de porte-parole, une fonction complexe au centre de la théorie de l’acteur-réseau, aussi connue sous le nom de sociologie de la traduction (Akrich, Callon et Latour, 2006). La fonction de porte-parole recouvre ici deux réalités différentes qui entretiennent des relations multiples : l’expertise tirée de l’expérience de la maladie mentale et l’expertise clinico-administrative (Akrich, 2012). La fonction de porte-parole est à la jonction de ces expertises.

Dans un sens, les professionnels ont l’occasion de côtoyer des personnes utilisatrices de services dans un rôle actif au sein d’instances variées, ce qui contribue à consolider le pouvoir d’agir qui leur est reconnu dans le PASM. Dans un autre sens, une fois de retour dans leurs milieux respectifs, par exemple dans les organismes communautaires et rencontres régionales qui les avaient initialement mandatés, ils sont à même de décrire ces enjeux et de faire part de leur compréhension de la dynamique institutionnelle. Tandis qu’auprès des représentants du réseau, les personnes utilisatrices qui participent aux structures décisionnelles contribuent à faire connaître le point de vue des autres personnes utilisatrices, cette participation leur permet de développer et d’affermir leurs propres compétences et leur assurance en la matière, en plus de développer un réseau de contacts. Auprès des usagers et proches, les porte-parole contribuent à rendre intelligibles le réseau de soins sociosanitaires et son évolution. Jouant leur rôle au sein de ce réseau, ils sont bien placés pour rendre compte de ce changement, le cas échéant. Ils deviennent alors des médiateurs susceptibles de faciliter la navigation des usagers et proches au sein de ce réseau complexe, mais surtout capables de faciliter la compréhension des partenaires du réseau pour qu’ils puissent mieux saisir les besoins des usagers pour ensuite mieux y répondre. Ils assument alors la double fonction d’acteur, au sein d’un système possiblement en quête d’un changement de paradigme, et de narrateur contributif de la mémoire collective au sein de ce virage délicat à négocier. Ils peuvent représenter personnellement l’espoir que les choses aillent en s’améliorant, surtout s’ils gardent eux-mêmes un bon souvenir de leur participation publique et citoyenne. C’est-à-dire qu’au-delà des grands enjeux sociopolitiques de transformation systémique, une fois de retour dans leurs organisations communautaires de base respectives, les porte-parole peuvent être invités par leurs pairs à rendre compte de l’expérience même de participation aux instances décisionnelles ou délibératives. C’est alors tout particulièrement sous l’angle de cette expérience de participation que les usagers peuvent se faire une idée de l’état de situation par rapport à la reconnaissance réelle de leur pouvoir d’agir collectif.

Du je au nous

L’un des constats communs aux documents consultés porte sur l’absence de définition ou d’indicateurs proposés par le PASM eu égard à la participation des personnes utilisatrices. Cette invitation à participer peut ainsi être comprise tour à tour comme une invitation à partager une expérience personnelle ou comme une invitation à faire part du fruit d’un exercice délibératif et collectif de consultation démocratique. Dans le premier cas d’une participation individuelle, les personnes utilisatrices emploieront la première personne du singulier pour témoigner de leur propre expérience. Dans le deuxième cas, l’emploi du nous illustrera qu’à travers l’individu qui s’exprime, la participation est en fait collective, tout particulièrement lorsque la personne en question a été désignée ou élue par ses pairs pour les représenter, et encore davantage si la parole qu’elle exprime reflète une réalité collective.

Au fil des prises de parole publiques, une même personne pourra d’abord s’exprimer au je pour ultérieurement et graduellement passer au « nous ». Si une telle évolution est souvent décrite comme nécessaire dans l’exercice de la fonction de porte-parole, c’est qu’il est aussi nécessaire que difficile de maîtriser l’art de bien doser son dévoilement du je pour incarner de façon pertinente le propos qui doit représenter le nous. À mauvais escient, l’excès de dévoilement du je et l’expression de préoccupations personnelles peut générer de l’inconfort chez les professionnels qui, de prime abord, peuvent y associer un manque de rigueur. Tant que les personnes ne se sont pas encore familiarisées avec les codes culturels, vestimentaires et autres de la fonction publique, c’est par essais et erreurs qu’elles peuvent progresser du je au nous. Cette évolution souhaitée peut toutefois représenter un défi de taille pour certaines personnes qui ont besoin d’exprimer un vécu et des émotions avant de se positionner en tant que porte-parole. Il y a aussi le manque d’expérience dans la prise de parole publique qui peut en faire une expérience difficile, voire anxiogène. Par exemple, Gagné et collaborateurs (2013) citent une personne utilisatrice qui emploie le vous pour s’expliquer une certaine maladresse dans la prise de parole publique : « Vous ne nous avez pas habitués à prendre la parole. »

Le fait de s’exprimer en public ne veut pas dire nécessairement que l’instance qui aménage ou autorise cette prise de parole publique est une instance décisionnelle. Instances décisionnelles et instances délibératives ou consultatives ne sont pas des expressions interchangeables. L’expression « participation citoyenne » couvre cependant chacune de ces modalités, ce qui n’est pas le cas de l’expression « participation publique » puisque les décisions peuvent bien souvent n’être prises que derrière des portes closes et non en public. De plus, plusieurs des documents consultés insistaient initialement pour distinguer participation publique et participation citoyenne. Or la participation publique peut être synonyme de prise de parole en public dans l’esprit de bien des personnes qui ne sont pas nécessairement encore prêtes à se retrouver dans une telle position. Le fait de prendre la parole en public est un défi qui peut s’avérer intimidant, en particulier pour les personnes en rétablissement qui s’expriment à partir de cette position d’usagers, puisqu’elles dévoilent ainsi, de facto, une condition qu’elles préféreraient peut-être encore garder confidentielle.

Dans une posture de partenariat, « les partenaires devraient s’extraire de leurs positions et discours habituels pour se rejoindre sur un terrain commun qui sera celui de l’intérêt général » (idem). Cela signifie que les usagers ou profanes pourraient décanter leurs expériences personnelles et leur faire opérer une « montée en généralité » alors que leurs vis-à-vis pourraient de leur côté adopter un registre délibératif plutôt que de garder leur position habituelle de « décideur ». L’objectif reste en effet « de briser les murs qui cantonnent chaque acteur dans des positions apparemment irréconciliables » (Rodriguez del Barrio, Bourgeois, Landy, Guay et Pinard, 2006).

Au-delà du nous et du eux

Parmi les enjeux pris en compte par le MSSS pour proposer les changements annoncés dans le PASM 2005-2010, il y avait celui de : « La priorité qu’il faut accorder au rétablissement de la personne dans sa globalité et au développement de moyens qui lui donneront espoir et faciliteront sa participation active à la vie en société » (p. 11), y compris aux instances décisionnelles qui la concernent. L’invitation de participation aux instances décisionnelles et délibératives adressée aux personnes utilisatrices s’inscrit donc dans cette perspective paradigmatique du rétablissement, lequel représentait une relative nouveauté en 2005 au Québec. Sur le plan conceptuel, le rétablissement permet en principe que soit transcendée la dichotomie historique entre le nous des personnes en santé et en position d’influence, et le eux des individus aux prises avec des problèmes de santé mentale (Davidson, 2001), ce qui est sans doute encore plus vrai lorsque l’on combine le rétablissement avec la citoyenneté (Pelletier, Davidson et Roelandt, 2009).

A priori, le principe de symétrie généralisée sous-jacent à la sociologie de la traduction accorde une importance égale à tous les types de savoir et d’expérience, consistant notamment à traiter avec la même déférence tous les participants d’une démarche collective, même les acteurs apparemment inertes ou sans volonté particulière et dont la voix peut cependant être traduite par des porte-parole (Callon, 1986). Toutefois, tous les types de savoir ne sont pas de facto aussi influents les uns que les autres. La parole des personnes réputées mentalement malades n’a pas toujours été sollicitée publiquement, mais encore plus souvent considérée comme symptomatique d’un désordre mental à contrôler (Foucault, 1971 ; 1972). Les porte-parole contribuent à rééquilibrer la situation en traduisant le savoir d’expérience des personnes utilisatrices de services de santé mentale en positivité constructive et participative.

Nombre d’organismes communautaires et de défense des droits en santé mentale n’ont pas attendu l’invitation ministérielle à participer pour promouvoir l’exercice de la citoyenneté par la prise de parole publique. Il s’agit au Québec d’une longue tradition portée pendant longtemps par le mouvement communautaire : lors de la mise en place de plans régionaux d’organisations des services, les ressources alternatives et les groupes de défense de droits insistaient et invitaient les usagers. Ces mouvements se caractérisaient alors par l’alliance avec les usagers en promouvant auprès des organismes membres une présence significative d’usagers dans leurs instances décisionnelles. Ensuite, avec l’entrée en vigueur du PASM en 2005, des formations ont été développées et offertes pour soutenir les individus dans l’expression de leur citoyenneté (Gagné, 2009) et des « comités citoyens » ont été implantés (Passos, Otanari, Emerich et Guerini 2013). Des forums citoyens ont été également organisés pour discuter de pleine citoyenneté (Institut universitaire en santé mentale de Montréal, 2010 ; Pelletier et Besançon, 2011) et le milieu de la réadaptation psychosociale a accordé de plus en plus d’attention à cette question (Association québécoise pour la réadaptation psychosociale, 2012 ; Poirel, Corin et Rodriguez del Barrio, 2012b). Or, en démocratie, les membres d’une même collectivité sont des concitoyens les uns par rapport aux autres, qu’ils soient ou non en bonne santé physique ou mentale. Cette évolution d’un vocabulaire axé sur le rétablissement vers celui de la citoyenneté parachèverait le dépassement recherché entre le nous et le eux. Le paradigme du rétablissement inscrit au PASM a permis d’installer la participation publique des usagers, puis cette participation s’est développée et inscrite comme modalité de participation citoyenne plus élargie.

L’une des limites inhérentes à cet exercice est que le sujet de la participation publique et citoyenne est très vaste et qu’il ne fut possible ici que d’en illustrer la complexité ; en l’occurrence celle qui est liée au rôle de porte-parole des personnes qui se sont elles-mêmes prêtées à cette participation. Celle-ci a été encouragée par les politiques et plans d’action ministériels successifs et en réponse aux revendications historiques des milieux communautaires et associatifs, non sans une certaine tension entre ces deux pôles, tension qui ajoute à la complexité. L’espace imparti a ici permis d’exposer les points d’ancrage qui se sont succédé pour constituer une trame de fond conduisant potentiellement au futur plan d’action en santé mentale. Les recommandations suivantes peuvent conclurent provisoirement cette trame : bien définir les modalités de participation attendue ; identifier clairement les ressources allouées pour soutenir cette participation ; et mettre en place des mécanismes de reddition de comptes transparents et imputables. Ces conditions permettraient sans aucun doute de renforcer la participation publique et citoyenne des usagers et d’assurer un meilleur suivi quant à son actualisation.