Corps de l’article

En principe, la population s’est généralement prononcée en faveur de la désinstitutionnalisation. Pourtant, en Amérique du Nord, l’implantation de résidences destinées à la réintégration de personnes désinstitutionnalisées s’est souvent butée à ce qu’on appelle le phénomène « pas dans ma cour » (mieux connu en anglais sous le nom de « Not In My Backyard » ou NIMBY). Il est en effet courant que les résidents d’une communauté réagissent négativement face à la possibilité que des personnes désinstitutionnalisées viennent habiter leur quartier.

Même si le phénomène « pas dans ma cour » est bien réel — et a plus d’une fois empêché une réintégration réussie des personnes désinstitutionnalisées —, on arrive mal à en identifier la source véritable. Il pourrait être question d’attitudes négatives, de peur, ou encore d’inquiétude face à une augmentation possible de la circulation routière ou face à une baisse potentielle de la valeur des propriétés du quartier. Cet article fera part des résultats d’une étude sur le phénomène « pas dans ma cour » menée à Montréal. L’étude porte plus spécifiquement sur l’expérience vécue par les résidents de quartiers où l’on s’oppose à la mise sur pied de foyers de groupe.

Le but premier de cette étude était de mieux comprendre l’opposition entourant l’implantation de foyers de groupe en examinant les réactions engendrées par une telle implantation dans un milieu où la communauté y est réfractaire. La question fondamentale était la suivante : pourquoi les membres d’une communauté réagissent-ils négativement à l’implantation d’un foyer de groupe dans leur quartier ? Cette étude diffère d’autres travaux publiés sur le sujet, puisqu’au lieu de se concentrer sur l’opinion des promoteurs de foyers de groupe, elle a dirigé son intérêt vers les résidents de communautés où ces foyers sont mis sur pied. L’étude repose sur la conviction que les résidents ont des choses importantes à dire à propos de leur expérience. Nous espérons qu’ultimement une connaissance accrue de cette expérience nous permettra de mieux comprendre le problème social qu’est devenu le phénomène « pas dans ma cour ».

Recension des écrits sur le phénomène « pas dans ma cour »

À ce jour, les recherches concernant le phénomène « pas dans ma cour » demeurent peu concluantes (Gendron et Piat, 1991). Ceci pourrait être attribuable au fait que plusieurs études ont eu recours à des situations hypothétiques afin de mesurer les attitudes exprimées envers des groupes présentant des handicaps spécifiques. De plus, la plupart des études accordaient peu d’importance à l’opinion de la population en mettant plutôt l’emphase sur l’expérience des administrateurs et des promoteurs de foyers de groupe.

Plusieurs recherches ont été menées afin d’évaluer l’attitude des gens face à divers groupes de personnes handicapées, et afin de recueillir leur opinion sur la possibilité que ces personnes viennent s’établir dans leur quartier (Dear et Taylor, 1982 ; Heal et al., 1978 ; Moreau et al., 1980 ; Poulin et Lévesque, 1995 ; Robert Wood Johnson Foundation, 1990 ; Solomon et Davis, 1984). Maintes études ont démontré qu’une expérience auprès d’un groupe particulier, ou du moins une familiarisation à ce groupe, avait une influence positive sur les attitudes (Côté et al., 1992 ; Johnson et Beditz, 1981 ; Kastner et al., 1980 ; Seltzer, 1985 ; Sigelman et al., 1979). D’autres ont illustré que la proximité d’un foyer de groupe pouvait avoir un effet positif sur le niveau d’acceptation de la communauté (Metropolitan Human Services Commission, 1986 ; Pittock et Potts, 1988). Certaines recherches ont soulevé le fait que les attitudes changent avec le temps (Ashmore, 1975 ; Gottlieb, 1975 ; Gottlieb et Strichart, 1981) tandis que d’autres affirment le contraire (Trute et al., 1989).

Malgré leur popularité, les recherches portant sur les attitudes n’offrent qu’une information limitée qui ne permet pas de prévoir les comportements (Kastner et al., 1980 ; Moreau et al., 1980 ; Seltzer, 1985 ; Tara, 1985). Plusieurs recherches se sont toutefois penchées sur des manifestations réelles du phénomène « pas dans ma cour » (Baillargeon et al., 1991 ; Balukas et Wald Baken, 1985 ; Cupaiuolo, 1979 ; Dear, 1992 ; Dorvil, 1988 ; Hogan, 1986) et ont permis de relever certaines variables pouvant en être la cause : (1) des préoccupations en ce qui concerne la sécurité personnelle (Gardner, 1981 ; Julien, 1990 ; Metropolitan Human Services Commission, 1986 ; Rabkin et al., 1984 ; Willms, 1981) ; (2) une baisse de la valeur des propriétés (Dear, 1977 ; Farber, 1986 ; Lubin et al., 1982 ; Mambort et al., 1981 ; Myers et Bridges, 1995 ; Scott et Scott, 1980 ; Weiner et al., 1982 ; Wolpert, 1978) ; et (3) un impact négatif sur la qualité de vie et l’accessibilité des ressources communautaires (Baron et Piasecki, 1981 ; Berdiansky et Parker, 1977 ; Eynon, 1989). L’information et le savoir déjà acquis sur le phénomène « « pas dans ma cour » font partie intégrante de cette recherche. Cette dernière met toutefois l’emphase sur l’expérience des résidents des communautés.

Méthodologie

Cette étude repose sur un paradigme constructiviste. Le principe directeur de ce paradigme, élaboré par Lincoln et Guba (1985) est le suivant « la multitude de réalités construites ne peut être étudiée que de façon holistique » (traduction libre). Cette approche a été retenue parce qu’elle permet de scruter en profondeur l’expérience personnelle et les opinions de divers acteurs sociaux quant à l’opposition communautaire aux foyers de groupe.

Après avoir pris connaissance et visité l’ensemble des foyers (7) ayant fait l’objet d’opposition à Montréal au cours des deux années précédant l’étude, l’auteur a systématisé l’information relative à ces foyers. Il est important de préciser que, dans chacun des cas, le mouvement d’opposition était chose du passé au moment de l’étude. Cette dernière ne s’est donc pas effectuée dans le feu de l’action du mouvement de contestation, mais bien après l’implantation des foyers de groupe. Afin d’obtenir la représentation la plus large possible du phénomène « pas dans ma cour », les variables spécifiques suivantes ont été utilisées pour la sélection finale : (1) le type de clientèle accueillie par le foyer de groupe ; (2) le nombre de clients hébergés ; (3) la durée moyenne du séjour ; (4) le statut socio-économique de la communauté environnante ; (5) la stratégie utilisée afin d’implanter le foyer de groupe. La volonté d’obtenir une variation maximale de l’échantillon final est le critère principal qui a motivé la sélection des trois cas spécifiques retenus. Selon Patton (1990), l’échantillonnage à variation maximale permet à la fois d’obtenir une description détaillée de chacun des cas et de relever les éléments communs à l’ensemble des cas étudiés.

Aux fins de l’étude, trois cas d’opposition communautaire ont été retenus parmi les sept connus à Montréal : (1) un foyer de groupe pour adultes, ex-patients en psychiatrie ; (2) un foyer de groupe pour enfants souffrant de handicaps physiques et intellectuels ; (3) un foyer de groupe pour ex-détenus adultes. Le Tableau 1 dresse un portrait sommaire de l’échantillon final.

Tableau 1

Échantillon-Opposition de la communauté face aux foyers de groupe

Échantillon-Opposition de la communauté face aux foyers de groupe

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La chercheure a mené dix-neuf entrevues exhaustives, impliquant 25 personnes au total. Elle a eu recours à deux techniques pour élaborer son questionnaire : (1) l’utilisation de questions à développement et ; (2) l’entrevue en profondeur. Les questions à développement permettent de recueillir l’opinion d’un répondant sans avoir à prédéterminer les catégories d’un questionnaire (Patton, 1990) tandis que l’entrevue en profondeur livre, de façon exhaustive, tout ce qu’a pu comporter l’expérience d’une situation particulière. (Merton al., 1990). Les répondants ont été sélectionnés parmi les quatre catégories suivantes : (1) des promoteurs de foyers de groupe ; (2) des élus officiels ; (3) des membres de la communauté favorables au foyer de groupe (supporteurs) ; (4) des membres de la communauté s’opposant au foyer de groupe (opposants). Même si l’objectif premier de la recherche était de rendre compte de l’expérience des résidants, l’auteur a cependant considéré important de rencontrer et de mener des entrevues auprès des élus et des promoteurs de façon à avoir un portrait plus global des acteurs impliqués dans le mouvement de contestation. Le recrutement des répondants s’est effectué sans difficultés. Tous les promoteurs et les élus impliqués dans chacun des cas ont été contactés. La sélection des résidants supporteurs ou opposants s’est pour sa part effectuée de différentes façons. Le nom des résidents particulièrement impliqués dans le mouvement d’opposition ou de défense a été retracé à l’aide de coupures de journaux, et de matériels divers (pétitions, procès verbaux, etc.). Après chacune des entrevues, les répondants (résidants, promoteurs ou élus) ont également été invités à suggérer le nom de d’autres résidants qu’ils considéraient être des acteurs importants à rencontrer.

La catégorie des promoteurs de foyers de groupe comprenait les administrateurs et professionnels ayant pour mandat d’implanter un foyer de groupe. La catégorie des élus officiels regroupait pour sa part des personnes représentant, de façon officielle, le quartier au sein duquel le foyer se trouvait. Les membres de la communauté étaient des résidents du quartier qui s’opposaient au foyer de groupe ou qui l’appuyaient. Six des dix-neuf entrevues ont été menées auprès de résidents appuyant les foyers de groupe ; sept auprès de résidents s’y opposant ; trois auprès d’élus officiels ; et trois auprès de promoteurs de foyers de groupe. Parmi toutes les personnes sollicitées pour participer à cette étude, seulement une personne, un résidant, a refusé d’y prendre part affirmant qu’il voulait qu’on « lui fiche la paix ». Le tableau 2 présente, de façon sommaire, les répondants sélectionnés dans chacun des foyers.

Tableau 2

Description sommaire des répondants

Description sommaire des répondants

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Les entrevues se sont toutes déroulées au lieu de travail ou à la résidence de l’interviewé, ont duré entre 60 et 90 minutes et ont été enregistrées sur cassette audio, puis transcrite verbatim. Des notes ont également été prises pendant l’entrevue ; ces dernières ont servi soit à formuler de nouvelles questions ; soit à vérifier des propos tenus pendant l’entrevue ; ou encore à titre d’information lors de l’analyse des données (Patton, 1990). L’analyse de données s’est effectuée de façon inductive au fur et à mesure que les entrevues étaient menées (Erlandson et al., 1993 ; Miles et Huberman, 1994). Toutes les entrevues ont été codifiées, décontextualisées puis divisées en différentes unités de sens. On a donc « décortiqué les données pour en arriver à des unités d’information constituant la plus infime forme de pensée indépendante possible » (traduction libre) (Erlandson et al., 1994, 117). Par la suite, les unités de sens similaires ont été regroupées puis des catégories spécifiques leur furent assignées. L’étape finale de ce premier niveau d’analyse a consisté à reconstruire chaque entrevue en fonction des nouvelles catégories de sens afin de « raconter l’histoire de nouveau ».

Le second niveau d’analyse a pour sa part, permis de comparer et mettre en contraste les dix-neuf entrevues et les quatre catégories de répondants. Le but principal étant de faire ressortir des constantes et des points de discussion communs entre les quatre groupes. Ce type d’analyse « émergente », pour lequel aucune catégorie prédéterminée n’est utilisée, s’inscrit dans la foulée du paradigme constructiviste (Lincoln et Guba, 1981).

Validité des résultats

Plusieurs mesures ont été prises afin d’assurer la validité des résultats ; (1) trois différents cas d’opposition impliquant différentes clientèles ont été étudiés afin de varier les sources d’information ; (2) les foyers étaient situés dans différentes localités avec des profils socio-économiques différents ; (3) quatre catégories de répondants ont participé aux entrevues et (5) de la documentation secondaire (telle que journaux, articles et pétitions) a été utilisée afin de corroborer l’information obtenue lors des entrevues individuelles. Grâce à une sélection reposant sur des critères spécifiques, l’échantillon, malgré sa taille restreinte donnait un bon portrait d’ensemble de la diversité d’opinions et d’intervenants caractéristique aux cas d’opposition à l’implantation d’un foyer de groupe. Même si la généralisation n’était pas le but principal de cette recherche, les cas étudiés et les conclusions de l’étude pourraient possiblement servir d’exemples dans le futur lors d’éventuels cas d’opposition à l’implantation d’un foyer de groupe.

Forces et limites de l’étude

La force de cette étude réside dans le fait qu’elle est basée sur des cas réels d’opposition à l’implantation de foyers de groupe (et non pas sur des cas hypothétiques) et qu’elle inclut la perspective des résidants. Cette étude comporte cependant ses limites ; (1) l’auteur a considéré uniquement les cas d’opposition pour lesquels le processus d’implantation s’est fait en catimini, c’est-à-dire sans que les promoteurs informent les résidants du quartier, et (2) l’échantillon ne comprend pas de foyers de groupe pour sidatiques et sans-abri alors que peu d’études ont été menées auprès de ces clientèles.

Considérations éthiques

La participation à cette étude s’est faite de façon volontaire. Avant l’entrevue, chaque participant a été informé de la nature de la recherche, de ses objectifs et de la façon dont l’information serait utilisée (Punch, 1994). L’utilisation de noms fictifs a permis d’assurer la confidentialité des répondants tout au long de la recherche. De plus, tous les efforts nécessaires ont été faits afin d’éviter les possibles illusions quant aux conséquences de la recherche. Ainsi, avant l’entrevue, les répondants ont été avisés que les résultats de l’étude n’auraient aucun impact direct sur l’avenir du foyer de groupe. À la fin de chacune des entrevues, la chercheure était également disponible pour répondre aux questions ou aux inquiétudes pouvant être exprimés par les répondants.

Trois cas différents, mais des éléments communs

Au moment de la recherche, les trois foyers étudiés étaient opérationnels depuis quatre mois à un an. Même si ces foyers étaient situés dans différentes localités, les trois cas d’opposition présentaient des points communs. Premièrement, les résidents du quartier avaient été mis devant un fait accompli, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas été informés de l’existence du foyer qu’après son implantation. Les promoteurs de foyers de groupe avaient délibérément adopté une stratégie d’implantation « en catimini », ne croyant pas devoir informer ou préparer les résidents par rapport à l’implantation d’un foyer. De surcroît, les responsables croyaient qu’en avisant les résidents avant l’implantation, ces derniers auraient l’occasion d’y faire obstacle. Par conséquent, seulement une poignée d’individus furent mis au parfum — des dirigeants communautaires, des élus officiels et les membres du conseil d’administration du foyer de groupe. Les responsables de l’implantation espéraient qu’ultimement, les résidents de la localité seraient compréhensifs et auraient une attitude favorable lorsque le foyer serait opérationnel.

Deuxièmement, les stratégies d’opposition utilisées par les résidents furent les mêmes dans les trois cas. Dès qu’ils apprirent l’existence d’un foyer de groupe, les résidents organisèrent immédiatement une opposition menée de front par un ou deux dirigeants communautaires influents. Le mouvement d’opposition s’est articulé autour de deux événements-clés : 1) une pétition circulant de porte en porte et 2) une rencontre d’information publique au cours de laquelle les résidents rejetèrent l’idée d’un foyer de groupe. Dans les trois cas étudiés, cette rencontre marqua toutefois un point tournant pour le mouvement d’opposition qui se dissipa à suite de celle-ci. Finalement, dans les trois cas, l’opposition s’est avérée infructueuse et les résidents durent accepter l’existence d’un foyer de groupe dans leur localité.

Résultats

Deux catégories de résultats, jusqu’alors non documentés, sont ressortis de cette étude sur l’expérience des résidents face à l’implantation non désirée d’un foyer de groupe au sein de leur communauté. La première catégorie de résultats rend compte des raisons sous-jacentes de l’opposition communautaire à l’implantation d’un foyer de groupe alors que la seconde fait état de l’impact de l’implantation d’un foyer de groupe sur la vie des résidents. Le premier groupe de résultats — regroupé sous le thème « Des arguments contre la désinstitutionnalisation » — illustre que les citoyens ne sont pas en faveur des politiques de désinstitutionnalisation, et qu’ils ne croient pas que des clients désinstitutionnalisés puissent être socialement réintégrés dans la communauté. Ce sont les deux arguments les plus importants dans l’opposition aux foyers de groupe.

Le second groupe de résultats — regroupé sous le thème « Devenir victime » — décrit l’impact de l’implantation d’un foyer de groupe sur les résidents d’une communauté. Contrairement à la documentation déjà existante — qui présente souvent les promoteurs et les utilisateurs de foyers de groupe comme les victimes dans les cas d’opposition communautaire —, les résultats de notre recherche font ressortir un processus où la désinstitutionnalisation entraîne une perte de contrôle des résidents sur leur environnement. Les résidents d’une localité deviennent alors les véritables victimes suite à l’implantation d’un foyer de groupe.

Contre la désinstitutionnalisation

La majorité des personnes opposées à l’implantation de foyers de groupe croyaient que la désinstitutionnalisation et l’implantation de foyers de groupe étaient surtout motivées par les intérêts financiers du gouvernement et des promoteurs de foyers. Fait à noter dans les trois cas étudiés, les promoteurs avaient acheté une propriété immobilière pour ensuite la convertir en foyer de groupe. Même s’ils agissaient au nom d’organismes sans but lucratif (OSBL), ces promoteurs ont employé une stratégie d’implantation « en catimini ». Ils n’ont pas cherché à communiquer avec les propriétaires des immeubles voisins soit avant ou après l’ouverture du foyer de groupe. Les résidents opposés maintenaient que la réduction des dépenses gouvernementales constituait la véritable raison d’être des foyers de groupe. Selon eux, il était plus rentable de gérer des foyers de groupe que de grands établissements.

Le deuxième argument contre la désinstitutionnalisation mettait en doute les efforts faits par les promoteurs de foyers afin d’offrir à la clientèle un « environnement moins restrictif que celui d’une institution ». En effet, six des sept opposants accusaient les promoteurs de foyers de groupe de maltraiter la clientèle. Ce genre d’accusation constitue une stratégie d’opposition très efficace car elle nuit à la crédibilité du promoteur tout en dévalorisant le travail accompli afin d’offrir à la clientèle une qualité de vie supérieure à celle retrouvée en milieu institutionnel.

Dans un autre ordre d’idées, l’implantation d’un foyer de groupe amenait les résidents à se questionner sur la responsabilité respective du gouvernement, des institutions et de la communauté face au soutien et à l’hébergement des personnes désinstitutionnalisées. Alors que la plupart des répondants (douze sur dix-neuf) ont soulevé cette question, les résidents opposés aux foyers de groupe croyaient que l’État était responsable des personnes désinstitutionnalisées. Ils affirmaient également qu’ils n’avaient pas à soutenir économiquement les foyers de groupes situés dans leur localité, mais que ce soutien provenait directement des montants qu’ils payaient en taxes municipales et en impôts. Un autre groupe de résidents accusait la famille biologique de manquer à son devoir en ne s’occupant pas d’un de ses membres et en plaçant ce dernier dans un foyer de groupe. Le questionnement soulevé par les résidents à savoir qui des voisins (parce qu’ils s’opposent à la présence du foyer de groupe), ou la famille biologique (parce qu’elle refuse de prendre soin d’un de ses membres) devraient être réprimandés illustre bien cette question.

La plupart des répondants ne voulaient pas d’un foyer de groupe au sein de leur communauté. Malgré le fait que la méthodologie utilisée n’ait inclus aucune question claire sur ce sujet, ce point a été soulevé par douze des dix-neuf répondants. Toutes les suggestions recueillies favorisaient la relocalisation du foyer de groupe dans une autre localité même si les trois foyers étaient en activité au moment des entrevues. Les interviewés suggéraient d’implanter les foyers de groupe : (1) dans des quartiers où le statut socioéconomique moyen est moins élevé ; (2) dans des institutions à l’extérieur de Montréal ; (3) dans d’autres zones à vocation institutionnelle

Les résidents recommandaient l’hébergement de personnes désinstitutionnalisées hors des confins d’un quartier résidentiel, dans un genre de « zone neutre ». Deux résidents appuyaient l’idée d’implanter des foyers de groupes dans des arrondissements ayant déjà un zonage « institutionnel ». Il est intéressant à noter que dans les trois cas étudiés, seulement deux répondants (un résident soutenant les foyers de groupe et un promoteur de foyers, tous deux s’exprimant sur le même cas) défendaient l’emplacement actuel du foyer de groupe.

Une intégration ratée

Autre élément surprenant sur la réaction des résidents face à l’implantation d’un foyer de groupe au sein de leur communauté : plusieurs répondants faisaient preuve de manque de soutien face à la réintégration des personnes désinstitutionnalisées. Les résultats de cette étude suggèrent en effet que l’opinion de la communauté vis-à-vis l’intégration sociale des résidents de foyers de groupe constitue un élément important du phénomène « pas dans ma cour ». Ce point n’a pas été relevé dans le cadre d’études antérieures. Trois des quatre groupes de répondants (les résidents-supporteurs, les résidents opposés et les promoteurs de foyers de groupe) se demandaient s’il était vraiment possible de réintégrer des personnes désinstitutionnalisées dans leur communauté. Ils identifiaient trois obstacles à une intégration réussie : (1) la clientèle du foyer était incapable ou non désireuse de réintégrer la communauté ; (2) les promoteurs du foyer n’avaient pas l’intention de réintégrer la clientèle et ; (3) la réintégration n’était bénéfique ni pour la clientèle, ni pour la communauté en général.

Dans les trois cas de « pas dans ma cour » étudiés, les répondants affirmaient que les clients des foyers étaient incapables de réintégrer la communauté avec succès surtout à cause des handicaps dont ils souffraient. Malgré les différences entre les trois cas étudiés, la plupart des résidents opposés aux foyers — ainsi qu’un supporteur — croyaient que les personnes hébergées en foyer de groupe ne seraient jamais entièrement « normales », et qu’elles ne pourraient jamais devenir membres à part entière de la communauté. D’autres répondants mentionnaient que la structure interne du foyer d’accueil, ainsi que le roulement incessant du personnel, étaient également des obstacles à la réintégration. Certains résidents de la communauté avançaient aussi l’idée que le statut socioéconomique des clients du foyer empêchait leur réintégration — ces résidents parlaient d’une « incompatibilité » fondamentale entre leur statut socioéconomique et celui de la clientèle du foyer. Il est important de rappeler que cette prise de position n’était pas l’affaire exclusive des résidents opposés aux foyers de groupe. Par exemple, un des promoteurs a admis que certains clients du foyer ne désiraient pas être réintégrés. Il affirmait que ces derniers se sentaient embarrassés et inconfortables lorsqu’ils participaient à des activités d’intégration.

Plusieurs répondants ont soulevé un autre point important : qui bénéficie de la présence d’un foyer de groupe au sein d’une communauté ? Quatre des sept « opposants » affirmaient que la présence d’un foyer de groupe n’apportait rien à personne — ni aux résidents de la localité ni à la clientèle hébergée. Pourquoi ? Parce que les clients du foyer n’étaient pas engagés socialement, et n’étaient donc pas des membres « utiles » de la communauté. D’autres étaient critiques à l’égard des promoteurs du foyer, qu’ils accusaient de « parachuter » les clients dans un milieu où « on ne voulait pas d’eux, et vice versa ». Ces répondants concluaient en disant que même après de nombreuses années passées en foyer de groupe, les clients ne pourraient jamais réussir à réintégrer la communauté.

L’opinion négative des résidents entourant les politiques de désinstitutionnalisation ainsi que les doutes concernant l’aptitude de la clientèle à réintégrer la communauté, pourraient être directement associés au second groupe de résultats, autour du thème « Devenir une victime ». Ce groupe de résultats met l’emphase sur l’impact que peut avoir l’implantation d’un foyer de groupe sur une communauté. Il est ici question de : (1) la perte de droits individuels ; (2) l’effondrement d’un rêve pour les propriétaires d’une résidence familiale ; et (3) l’altération du tissu social de la communauté.

Devenir une victime

La perte de droits individuels

La majorité des résidents de la communauté affirmaient que l’implantation d’un foyer de groupe constituait une violation de leurs droits humains. Ils avaient l’impression d’avoir été « roulés » par le gouvernement et par les promoteurs. N’ayant pu prendre part à aucune consultation avant l’implantation du foyer, et n’ayant pas été informés de l’arrivée d’un foyer de groupe dans leur localité, les résidents s’insurgeaient contre la façon dont le foyer avait été « parachuté » au sein de leur communauté. La stratégie d’implantation « en catimini » utilisée par la municipalité était, selon eux, antidémocratique. D’autres résidents se disaient trahis par leurs élus officiels qui n’avaient pas agi dans l’intérêt de la communauté. Grosso modo, les résidents de la communauté croyaient que le droit du citoyen n’avait pas été respecté. Ils auraient voulu qu’une consultation publique ait eu lieu avant l’implantation du foyer de groupe — puisque leurs taxes finançaient indirectement le foyer de groupe, ils avaient le droit de se prononcer sur son implantation ! Outre les résidents de la communauté, d’autres répondants corroboraient cette opinion. Un promoteur de foyers de groupe et deux élus officiels ont affirmé que les droits démocratiques des citoyens avaient été ignorés. Dans les trois cas étudiés, les élus officiels étaient conscients du fait que les résidents s’attendaient à ce qu’ils défendent leurs intérêts plutôt que ceux d’un « groupe de l’extérieur ».

Des rêves qui s’effondrent

Les résidents de la communauté ont dit que l’arrivée d’un foyer de groupe avait détruit leurs rêves et leurs aspirations, principalement en ce qui concernait la propriété immobilière. Au moment de l’étude, tous les résidents de la communauté — sauf un — étaient propriétaires d’une résidence familiale située à proximité du foyer de groupe. La plupart d’entre eux faisaient partie de la communauté depuis de longues années, et habitaient la résidence familiale depuis huit à trente ans. L’arrivée non annoncée d’un foyer de groupe a bousculé leurs habitudes de vie. Les résidents affirmaient entre autres que l’implantation du foyer de groupe avait changé la vocation résidentielle de leur quartier. Ils avaient choisi de vivre dans un quartier résidentiel tranquille et souhaitaient le statu quo.

La baisse de la valeur des propriétés a été identifiée comme un autre facteur ayant contribué à ruiner les rêves des résidents. Ce thème a été discuté par tous les résidents des communautés et par d’autres répondants. On insistait sur le fait que les propriétés avaient perdu de la valeur depuis l’implantation du foyer de groupe, et que conséquemment, la vente d’une propriété s’effectuerait probablement à perte. Deux résidents-supporteurs ainsi qu’un promoteur de foyer de groupe confirmèrent que les résidents voulaient vivre dans leur « petit cocon » et qu’ils ne voulaient pas être dérangés par l’arrivée d’un foyer de groupe. Les résidents étaient pessimistes par rapport à la vente éventuelle de leur maison : ils prévoyaient devoir vendre à un prix très bas et croyaient que leur propriété serait en vente pour une période exceptionnellement longue. Ces résultats illustrent comment l’arrivée d’un foyer de groupe a pu détruire les rêves des propriétaires d’une résidence familiale, et ce, dans les trois communautés étudiées [1]. Le dernier point soulevé par l’étude est l’impression que l’arrivée d’un foyer de groupe a changé le tissu social de la communauté.

Altération du tissu social de la communauté

La majorité des résidents soutenait que l’arrivée d’un foyer de groupe avait changé le tissu social de la communauté. Les gens avaient l’impression d’avoir perdu le « réconfortant sentiment de normalité » auquel ils étaient habitués. Le foyer de groupe semblait avoir « détruit les dispositifs de sécurité de la communauté », entraînant une baisse du sentiment de sécurité et de confiance chez les résidents. D’autres résidents se sont plaints d’une hausse de la circulation routière et du bruit dans le quartier suite à l’arrivée du foyer de groupe. Certains disaient que les limites de vitesse n’étaient plus respectées, tandis que d’autres faisaient allusion à des problèmes tels que le démantèlement du Programme Parents-Secours. Dans les trois cas étudiés, le foyer de groupe était perçu comme étant la cause de ces maux.

Discussion

Le but de cette étude était de mieux comprendre le phénomène « pas dans ma cour » et de recueillir de nouvelles données sur le sujet. Les résultats font surtout état de l’opinion des résidents s’opposant à l’implantation d’un foyer de groupe ; ceci était intentionnel, puisque le but primaire était d’identifier les raisons qui poussent des résidents d’une communauté à s’opposer à un foyer de groupe. La grande force de cette étude réside dans le fait qu’elle a été menée auprès de résidents de trois communautés montréalaises aux prises avec un cas réel d’opposition à un foyer de groupe. Contrairement aux recherches antérieures sur le phénomène « pas dans ma cour » — qui se penchaient sur les opinions diverses des administrateurs de foyers de groupe —, cette étude et les conclusions qui en émanent mettent en lumière l’expérience des résidents des communautés. Nous en sommes arrivés à deux conclusions importantes : (1) les personnes interviewées rejettent en bloc la philosophie « désinstitutionnelle » et se demandent si la réintégration est vraiment possible ; et (2) l’expérience des résidents d’une communauté est influencée par et repose sur le fait qu’ils deviennent des victimes.

Ces deux problèmes sont difficiles à cerner et n’ont pas été traités dans le cadre d’études antérieures. Les résidents de la communauté présentent des arguments convaincants contre la désinstitutionnalisation en questionnant les motivations sous-jacentes à l’implantation d’un foyer de groupe. Même si leur opposition est rationalisée, les résidents soulèvent d’importantes questions quant à la logique supportant la désinstitutionnalisation et l’implantation de foyers de groupe. La conclusion que les résidents « deviennent des victimes » est intéressante en soi. C’est un problème que les recherches antérieures n’ont pas soulevé. En fait, on aurait plutôt pu s’attendre à ce que dans les cas d’opposition à un foyer de groupe, les victimes soient les promoteurs du foyer et la clientèle qui y est hébergée ! Cette étude présente donc l’expérience des résidents de la communauté sous un nouvel angle.

Un facteur crucial contribuant au processus de victimisation des résidents est le sentiment d’une perte de droits individuels. Dans les trois cas étudiés, le conflit opposant les résidents et le foyer de groupe était en fait une lutte entre droits individuels et droits collectifs. Est-il plus important de respecter les droits des individus ou les droits collectifs de groupes désavantagés/minoritaires désinstitutionnalisés, qui ont aussi le droit de vivre dans un environnement « normal » ? Il n’est pas surprenant que cette question se retrouve au centre des débats puisque la population est nourrie d’idéologies individualistes depuis plus de 25 ans. De plus, la Charte canadienne des droits et libertés ne définit pas clairement les droits collectifs des groupes désavantagés. Conséquemment, ceci occasionne des frictions entre individus et groupes dans certaines situations conflictuelles. Les conclusions de cette étude suggèrent que le rôle et les responsabilités du citoyen face aux groupes désavantagés et aux foyers de groupe devraient être définis plus clairement. Les résultats nous permettent aussi de croire que la corrélation entre le prix d’une propriété immobilière et le phénomène « pas dans ma cour » est beaucoup plus complexe que l’affirment les recherches antérieures. Ce point ne peut être étudié que dans le contexte où il fait partie des facteurs qui détruisent les rêves des propriétaires d’une maison. L’arrivée d’un foyer de groupe est en effet le catalyseur qui entraîne une perte de contrôle pour les résidents et qui mène à l’effondrement éventuel de leurs rêves et de leurs aspirations.

L’idée que l’arrivée d’un foyer de groupe change le tissu social de la communauté constitue le dernier facteur déterminant du processus de victimisation. Les résidents avaient l’impression que la qualité de vie avait été réduite par l’arrivée d’un foyer de groupe et ils ne se sentaient plus en sécurité dans leur communauté. Ce point n’a pas été abordé clairement dans le cadre d’autres études, et la chercheure croit qu’une attention particulière devrait être portée à ce genre d’inquiétude provenant des citoyens.

Cette étude illustre en effet que les responsables politiques et les intervenants en santé mentale devront reconnaître les inquiétudes des citoyens, car ces dernières sont le reflet d’une réalité vécue au quotidien — elles ne relèvent pas de simples situations hypothétiques ! Les résultats suggèrent également que les administrateurs de foyers de groupe et les responsables politiques devront réévaluer la façon dont sont implantés ces foyers. De plus, cette recherche précise qu’il est difficile de prévoir quel type de communauté pourrait soutenir (ou s’opposer à) l’implantation d’un foyer de groupe. En effet, les membres de la communauté ont réagi de la même façon dans les trois cas étudiés, même si le statut socioéconomique des trois localités différait largement. Malheureusement, l’opinion du citoyen sur la désinstitutionnalisation et la réintégration sociale a été largement ignorée par les intervenants en santé mentale et par les planificateurs oeuvrant au sein du gouvernement.

Cette situation s’inscrit dans un contexte où la Politique de santé mentale et les orientations de planification actuelles (Gouvernement du Québec, 1989 ; 1997) identifient clairement la désinstitutionnalisation — mieux connue sous le nom de « virage ambulatoire » — comme étant prioritaire. Un des cinq services obligatoires devant être offerts aux personnes souffrant de maladie mentale grave est l’hébergement au sein de la communauté. Au cours des cinq dernières années (1997-2002) à Montréal, l’hôpital Douglas a dû fermer plus de 300 lits tandis que l’hôpital Louis-Hippolyte Lafontaine en fermait 282 (Hôpital Douglas et Louis-Hippolyte Lafontaine, 2001). On a compensé cette fermeture de lits par la mise sur pied de ressources d’hébergement en communauté. Les professionnels en santé mentale jouent donc un rôle crucial dans le développement de ressources d’hébergement alors que les besoins pour différents types d’hébergement — et, plus spécifiquement, de foyers destinés aux individus quittant une institution psychiatrique — risquent de devenir plus importants.

Les intervenants en santé mentale devront donc repenser leurs stratégies s’ils souhaitent implanter une variété de ressources d’hébergement qui répondront aux besoins des clients tout en recevant l’aval du public. Ils doivent entre autres revoir leur façon de répondre aux réactions négatives de la communauté, puisqu’il est à présent clair que le traitement « cas par cas » n’est plus viable. Leur rôle doit se traduire par l’information et la défense des droits de la clientèle. Une première étape serait peut-être de les éduquer sur la façon d’interagir avec les opposants aux foyers de groupe qui se disent victimes — car il est évident qu’on n’approche pas une victime comme on approche un coupable. Des efforts doivent aussi être faits dans le but d’informer la population sur son rôle de soutien dans la réalisation des objectifs déterminés par les politiques publiques. Pour ce faire, les intervenants en santé mentale doivent travailler de concert avec les communautés et essayer d’impliquer les citoyens, d’atténuer les attitudes « victimisantes » en faisant participer le public au processus d’implantation du foyer de groupe. Ils doivent également mettre sur pied une approche plus large, innover et créer de nouvelles structures qui permettront d’impliquer une plus grande partie de la population. Comme cette étude a permis de le constater, les modèles existants ne sont plus efficaces.

Enfin, les intervenants en santé mentale devraient peut-être dire la vérité — c’est-à-dire que les foyers de groupes sont plus efficaces, coûtent moins cher et sont plus humains que l’hébergement en institution. Il est temps que la population sache que la réintégration sociale de personnes désinstitutionnalisées est désirable, qu’elle est possible, et qu’elle remporte actuellement du succès ! Ce succès dépend largement de la participation et du niveau d’adaptation de la communauté ainsi que du système de soutien public mis en place. Les professionnels en santé mentale doivent miser sur la sensibilité et la réceptivité de la communauté, et ainsi l’encourager dans son mouvement vers une société plus humanitaire, plus ouverte.

Conclusion

Le phénomène « pas dans ma cour » est un problème social important auquel les intervenants en santé mentale peuvent faire face dans le cadre de leur travail au sein d’une communauté. Cette étude suggère que l’écoute du citoyen, ainsi que la reconnaissance de ses inquiétudes, sont nécessaires — et que la compréhension et le respect de l’opinion publique constituent une étape nécessaire vers une plus grande acceptation et un meilleur soutien de la communauté envers les foyers de groupe. Afin d’en arriver à une compréhension encore plus approfondie du phénomène « pas dans ma cour », d’autres recherches s’avéreront nécessaires. Dans le but d’élargir nos connaissances sur le sujet, pourquoi ne pas diriger notre intérêt vers des communautés où l’arrivée d’un foyer de groupe a été annoncée ?