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Introduction

Alors que les adolescents des générations précédentes parlaient des heures au téléphone, pour les jeunes d’aujourd’hui, le mode préféré de communication avec les amis est le texto (80 %), devant le téléphone (69 %)1. Selon une étude américaine, 88 % des adolescents (13-17 ans) ont accès à un téléphone mobile et 90 % d’entre eux l’utilisent pour envoyer des textos2. Ce mode de communication est aussi privilégié par 25 % de ceux qui n’ont pas de téléphone portable et qui utilisent des applications d’envoi de messages texte disponibles sur Internet3.

Compte tenu de cette popularité, le texto est de plus en plus utilisé en prévention et promotion de la santé par les acteurs de la santé publique et communautaire, avec toutefois des variations dans les objectifs et les usages. Certains organismes envoient des messages textes automatisés comme rappel (sans possibilité de réponse), par exemple à la prise médicamenteuse, ou pour accompagner la personne en processus de changement, notamment dans le cadre du soutien à la cessation tabagique4, 5. L’envoi de messages automatisés peut aussi viser la sensibilisation des publics à différentes problématiques et risques de santé (ex. : infections transmissibles par le sexe et par le sang [ITSS]) ou être envisagé comme support par exemple, en santé mentale après une tentative de suicide6. Dans ce cas, la personne qui reçoit le texto est généralement invitée à contacter une ressource pour poser des questions ou obtenir un rendez-vous. Dans les interventions qui nous intéressent ici, le contact par texto est initié par les individus aux prises avec des problématiques psychosociales ou de santé. Les demandes sont alors analysées et gérées de façon automatisée ou traitées par le personnel de l’organisme. Plusieurs services de type help line ont ainsi ajouté ces dernières années des services texto pour répondre aux questions des adolescents ou des jeunes adultes concernant des problématiques spécifiques comme la santé sexuelle7 ou des problématiques psychosociales plus diversifiées8, 9.

Le recours au texto dans le cadre d’une intervention brève psychosociale auprès d’adolescents et de jeunes adultes constitue une pratique récente, peu documentée qui suscite de nombreux questionnements. Ceux-ci renvoient au déroulement de l’échange par texto, aux perceptions des jeunes à l’égard du service et aux impacts sur la stratégie d’intervention. L’objectif de cet article est de présenter les résultats d’une recherche visant à analyser l’expérience du service texto de Tel-jeunes lancé en 2013. Nous présentons successivement le contexte d’implantation de ce service d’intervention ponctuelle, puis les usages et perceptions de jeunes dans les premiers mois d’existence du service et enfin l’expérience des intervenants ayant utilisé ce service. Depuis cette recherche, le service texto de Tel-jeunes a fait l’objet de transformations importantes, entre autres, sur la base des résultats de la recherche. Nous les mentionnons en lien avec les résultats de la recherche. Nous concluons en soulignant les grands enjeux pour les organisations qui souhaitent offrir ce type de service et proposons des pistes de recherche.

Le service texto de Tel-jeunes

Tel-jeunes est un service d’intervention ponctuelle, professionnel de première ligne, gratuit et confidentiel, accessible par téléphone [24 h/24 h] ainsi que par Internet. Mis en place par l’organisme à but non lucratif Générations en 1991, il est offert aux jeunes âgés de 5 à 20 ans, mais cible plus particulièrement les 12-17 ans. Les interventions visent à accueillir, informer, éduquer, soutenir et intervenir auprès des jeunes sur les sujets qui les préoccupent : relations avec les amis, relations amoureuses, sexualité, intimidation, violence, usage de drogues, détresse psychologique et autres problématiques de santé mentale. Elles sont orientées selon des principes de responsabilisation, sollicitant la participation des jeunes dans la recherche de leurs propres solutions. Les interventions consistent aussi à référer les jeunes, si nécessaire, à des ressources professionnelles spécialisées. L’équipe multidisciplinaire est composée d’intervenants professionnels. Elle adopte un modèle d’intervention qui vise en premier lieu à établir une alliance avec le client, nécessaire au succès de l’intervention. La démarche implique plusieurs étapes non linéaires, soit l’accueil de la demande du client, l’exploration de la situation qu’il vit, l’identification de l’étape de changement à laquelle il se situe et l’évaluation de sa volonté [son degré de motivation] afin d’établir un plan d’action puis de conclure.

En 2013, constatant une baisse des demandes par téléphone et par courriel, Tel-jeunes a décidé d’explorer une stratégie d’intervention par texto, pour rejoindre le nombre croissant de jeunes qui possèdent un téléphone mobile, et en priorité, les jeunes âgés de 12 à 17 ans. Ouvert le 12 mars 2013 à tous les jeunes du Québec, le service a dès le premier mois été utilisé par 510 jeunes pour un total de 11 934 textos. Un an plus tard, il avait reçu 274 798 textos émanant de 12 942 jeunes. Pendant la même période, le service Tel-jeunes a répondu à 18 610 appels téléphoniques, 738 séances de clavardage, 8 695 courriels et 3 173 prises de contact sur le forum. Il apparaît ainsi que le service texto est devenu, en un an, un des principaux moyens d’intervention de Tel-jeunes, popularité qui s’est maintenue dans les années suivantes, alors que le nombre d’appels téléphoniques est demeuré stable et que les contacts par courriel et via le forum ont respectivement chuté de 30 % et 40 %.

La recherche

Parallèlement au lancement, l’équipe de direction a contacté le Centre de recherche sur la communication et la santé [ComSanté] et le Service aux Collectivités de l’UQAM, pour documenter le processus de mise en place du service texto chez Tel-jeunes. Développée en étroite collaboration avec l’équipe de Tel-jeunes, la recherche a débuté en septembre 2013 et visait à : 1) cerner les motivations, les contextes et les types de problématiques qui amènent les jeunes à utiliser le service texto de Tel-jeunes ; 2) documenter les caractéristiques de l’intervention brève par texto ; 3) identifier les avantages et les difficultés rencontrées par les intervenants. Nous avons opté pour une stratégie méthodologique mixte mobilisant trois modes de collecte des données. De novembre 2013 à mai 2014, nous avons : 1) organisé quatre groupes focus avec 23 jeunes âgés de 15 à 17 ans qui avaient ou non contacté le service texto ; 2) réalisé une analyse de contenu d’un corpus de 13 236 textos (soit 601 conversations), extraits des trois premiers mois du lancement du service ; 3) mené deux groupes focus avec 11 intervenants, un peu plus d’un an après le lancement du service. Nous avons également organisé une rencontre de partage des résultats en juillet 2014 avec les intervenants et l’équipe de direction, qui a été une nouvelle occasion de cerner leur expérience du service. Nous présentons successivement les perceptions et usages du service par les jeunes, l’expérience des intervenants et précisons les transformations apportées par l’organisme pour améliorer le service.

Usages et perceptions du service Tel-jeunes par les jeunes

• Qui contacte le service texto de Tel-jeunes et pour quelles raisons ?

Dans la très grande majorité des conversations que nous avons analysées, le jeune qui texte se présente comme étant le bénéficiaire de l’intervention (86,9 % des conversations). Dans les autres cas, il précise que sa demande concerne un ami ou une amie. Dans la quasi-totalité des conversations analysées (97,3 %), les intervenants ne posent pas de questions sur le profil du jeune ce qui a pour conséquence que plus de la moitié des interventions (54,6 %) se déroulent sans que celui-ci ait connaissance du sexe du jeune qui le contacte. Dans les conversations où il est possible de cerner le sexe du jeune, la proportion de filles est très élevée (88,4 %) et similaire à celle observée par Générations (2013) pour les demandes envoyées via les autres moyens de communication (téléphone, courriel, clavardage, forum d’entraide).

Dans notre étude, la très grande majorité des conversations (86,9 %) ne concernait pas des problématiques présentant un caractère urgent. Comme pour les demandes réalisées par téléphone, clavardage, courriel ou via le forum d’entraide, trois thèmes généraux dominaient, soit : les relations amoureuses (36,3 % des conversations), la santé psychologique (21,6 %), et la sexualité (12,1 %). Les autres thèmes étaient, par ordre d’importance, les relations familiales (5,3 % des conversations), les relations avec les pairs (4,7 %), la violence (2,7 %), l’école (2,2 %), les drogues et la dépendance (1,5 %). Il est à noter que 3,5 % des conversations concernaient le fonctionnement des services offerts par Tel-jeunes et particulièrement le déroulement d’une intervention par texto, ce qui est spécifique à ce mode d’intervention. Enfin, 8,9 % des conversations étaient des canulars et/ou des messages des jeunes envoyés pour tester le service.

• Un service qui répond aux besoins de communication des jeunes

L’analyse des groupes focus réalisés avec les jeunes, montre que le service texto répond à un besoin de communication des jeunes. Pour les filles, le texto apparaît clairement comme le mode de communication privilégié avec l’organisme. Elles décrivent le téléphone mobile comme l’espace d’intimité par excellence, soulignant que cette intimité peut être recréée en public, du fait du caractère personnel, discret et nomade du téléphone. L’ordre de préférence des modes de contact de Tel-jeunes est ainsi pour elles : 1) le texto ; 2) le téléphone ; 3) le clavardage.

Les garçons apprécient également le texto, mais soulignent que l’espace d’intimité dans lequel ils se sentent bien pour contacter Tel-jeunes est plutôt leur chambre, les espaces publics ne permettant pas toujours de se poser et de composer sa question, sauf si celle-ci est très courte. De plus, ils trouvent fastidieux de taper une question plus longue sur leur téléphone et préfèrent l’envoyer par clavardage, via leur ordinateur, où ils sont déjà occupés à différentes activités. L’ordre de préférence des modes de contact du service Tel-jeunes variait selon les garçons, étant pour certains : 1) le clavardage ; 2) le texto ; 3) le téléphone. Et pour d’autres : 1) le texto ; 2) le clavardage ; 3) le téléphone. Il est toutefois à noter que le texto arrive en première ou deuxième position devant le téléphone comme mode de communication privilégié avec Tel-jeunes.

• Un service aux multiples avantages

Parmi les multiples avantages que les jeunes attribuent au service texto de Tel-jeunes, l’anonymat a été le plus largement mentionné. Pouvoir texter de façon anonyme facilite la prise de contact et permet de se sentir plus libre pour poser sa question : « On est moins gêné de poser des questions niaiseuses. » Aussi, les jeunes espèrent-ils que l’intervenant ne les questionnera pas sur leur profil (âge, sexe), notamment en début de la conversation, ce qui correspond aux façons de faire des intervenants.

Les jeunes apprécient aussi pouvoir contacter un intervenant au moment où ils ont une question et souhaitent recevoir une réponse rapidement, l’instantanéité de la communication étant l’une des caractéristiques premières qu’ils attribuent au texto. Une de leurs attentes récurrentes concernait d’ailleurs la prolongation des horaires d’ouverture du service le soir puisqu’ils anticipent utiliser le service principalement en fin de journée et en soirée. Au moment du lancement, le service était disponible jusqu’à 22 h. En 2014, l’ouverture a été prolongée jusqu’à 23 h, l’organisme ne voulant pas non plus inviter les jeunes à veiller trop tard.

Un autre avantage du service texto identifié par les filles est qu’elles peuvent texter n’importe où, même si le niveau d’intimité n’est pas toujours équivalent. Elles envisagent ainsi contacter Tel-jeunes lorsque confrontées à une problématique « Quand t’es en situation de panique, t’ouvres ton cell, tu textes », afin de ventiler leurs émotions ou d’avoir des conseils sur la façon de gérer une situation : « Il y a quelqu’un qui se fait intimider à l’école, fait que tout de suite après tu peux texter à tel jeunes : C’est quoi que je fais pour répondre à ça ? »

Rapporter une situation de crise par texto est aussi jugé plus facile parce que l’écrit permet une prise de distance à l’égard des émotions. Les jeunes trouvent ainsi plus évident de contacter un intervenant, même s’ils pleurent ou se sentent mal, le texto ne rapportant pas tous ces bruits qui exposent trop. Le texto est aussi perçu comme un moyen d’échapper au vif de la conversation téléphonique et de prendre le temps d’écrire et de se relire, de construire sa question ou sa réponse à l’intervenant : « Quand on écrit, c’est plus facile pour penser à ce qu’on va dire. Avec le téléphone, des fois tu dis pas vraiment ce que tu veux vraiment dire. » De plus, les jeunes soulignent que l’échange mené par texto peut être conservé, leur permettant d’y revenir, pour relire la réponse de l’intervenant, y réfléchir à tête plus reposée, même s’ils associent certains risques de perte de confidentialité à la conservation des conversations des textos sur leur téléphone.

Si les avantages qu’attribuent les jeunes au service texto sont nombreux, ceux-ci apprécieraient obtenir plus d’information sur son fonctionnement avant de l’utiliser. Ils ont notamment besoin d’être rassurés sur le fait qu’ils ne parlent pas à un robot, mais bien à un professionnel. Ils insistent à ce titre, sur l’importance du message d’accueil, qui doit annoncer clairement qu’ils sont chez Tel-jeunes, qu’on va leur répondre rapidement et leur garantir le caractère confidentiel et anonyme des échanges. Ils souhaiteraient aussi des précisions sur le déroulement d’une intervention et les modes de conservation des messages.

Les jeunes soulignent enfin l’importance de créer un lien avec l’intervenant. Ils apprécient avoir le temps d’échanger avec l’intervenant et envisagent des conversations pouvant s’étaler sur une journée, voire plusieurs jours, en fonction de leurs besoins. Ils sont aussi préoccupés de savoir s’ils vont parler à la même personne s’ils recontactent le service texto, notamment parce qu’ils n’ont pas envie de raconter leur histoire à nouveau. Certains exprimaient aussi le souhait que l’intervenant les recontacte pour assurer un suivi de l’intervention. En bref, ils se représentent le service texto de Tel-jeunes comme « un intervenant dans la poche », à contacter au besoin et se déclarent très satisfaits du service texto de Tel-jeunes. D’ailleurs, que la problématique soit simple ou complexe, l’intervention dont ils bénéficient par texto semble satisfaisante. Plusieurs remercient d’ailleurs chaleureusement l’intervenant en fin d’intervention : « Merci beaucoup madame ! Vous mavez sauver une autrenuit a pleurer je vais aller lui parler et esaayer de regler ca :) Merci ! : 3. »

L’expérience des intervenants

Les intervenants jugent leur expérience du service texto très satisfaisante dans certains contextes, mais plus difficile dans d’autres. Ces difficultés ont trait à la spécificité de la clientèle qui les contacte par texto, au mode de communication qu’est le texto, aux limites techniques de la plateforme utilisée et à l’organisation du service. La possibilité d’adapter le modèle d’intervention pratiqué par Tel-jeunes au texto questionnait ainsi certains intervenants.

• Un service jugé très efficace pour les demandes d’information

Tous les intervenants considèrent que le texto constitue un moyen très efficace pour répondre rapidement à des questions courtes ou à des demandes d’information précises, par exemple sur le moyen de se procurer la pilule du lendemain. Ils constatent aussi que les jeunes semblent plus à l’aise qu’au téléphone pour poser des questions plus directes, notamment en matière de sexualité. Enfin, ils remarquent que le service texto permet d’offrir des réponses à des jeunes qui ne prendraient sans doute pas la peine de téléphoner.

• Une utilisation du service au coeur de la détresse et pour des problématiques lourdes

Dès son lancement, et contrairement aux anticipations de l’équipe de direction, le service texto a été utilisé par des jeunes vivant des problématiques très lourdes, comme le signale un intervenant : « Des jeunes qui vont se mutiler, qui vont être en urgence suicidaire, il y en a beaucoup plus par texto. » Or face à des problématiques complexes, notamment de santé mentale, l’étape d’exploration de la situation du jeune est longue et difficile. Certes, l’utilisation des services Tel-jeunes par des jeunes ayant des problématiques de santé mentale n’est pas nouvelle, mais intervenir par texto auprès de cette clientèle, notamment les jeunes avec des troubles de personnalité limite, pose des défis particuliers.

Les jeunes qui contactent l’intervenant par texto semblent en effet moins avancés dans leur démarche de réflexion (sans doute du fait de la moindre barrière à l’utilisation) que ceux qui privilégient le contact par téléphone. Par texto, les jeunes vont parfois faire état d’une souffrance existentielle assez diffuse, certains utilisant le service texto comme « un journal intime qui répond ». Aussi est-il laborieux pour l’intervenant de comprendre le ou les problèmes qui préoccupent le jeune, d’en cibler un, de cerner sa motivation à s’engager dans le changement et de travailler à l’identification de pistes de solutions. En réduisant les barrières à la prise de contact, le texto semble permettre aux jeunes d’envoyer à Tel-jeunes une demande d’aide au coeur de leur détresse et de façon instantanée. C’est un point positif, puisque le service souhaite agir comme porte d’entrée vers les ressources d’aide. Mais le revers de la médaille est que les jeunes semblent être plus enclins à exprimer leur détresse qu’être en recherche de solutions et les intervenants ont parfois le sentiment que l’échange ne progresse pas : « Parfois, ça peut me prendre une bonne demi-heure, juste pour saisir ce que le jeune veut. Ça commence par : « Ma vie vaut rien » et là, tu le questionnes et il te répond « Bah je sais pas, c’est vous autres qui savez, c’est vous l’intervenant ! »

Les intervenants soulignent aussi que plusieurs des jeunes qui contactent le service texto semblent attendre que l’intervenant leur propose une solution instantanée, certains souhaitant voir l’intervenant décider pour eux plutôt que de s’engager personnellement dans une réflexion concernant leur problématique. Cette situation semble moins présente lors que la communication se déroule par téléphone, qui semble plus propice selon les intervenants à faire cheminer le jeune.

• Les limites du texto pour l’intervention

L’une des premières limites évoquées par les intervenants est que par texto, ils disposent de moins d’information sur le profil du jeune qui les contacte ce qui réduit leur capacité à proposer des réponses adaptées. Par téléphone, la voix fournit certains renseignements et il est plus facile de poser certaines questions concernant l’âge, le sexe ou le lieu de vie du jeune. Par clavardage et sur le forum, ces informations sont demandées au jeune avant qu’il ne soit mis en contact avec un intervenant. Mais par texto, les intervenants hésitent à questionner les jeunes sur leur profil sauf si ces informations sont absolument nécessaires à l’intervention.

Interpréter les émotions par texto est aussi une difficulté mentionnée par tous les intervenants qui soulignent le caractère impersonnel et la mise à distance qu’entraîne ce mode de contact. Contrairement au téléphone, ils n’ont pas le ton de la voix qui fournit beaucoup d’information sur l’état émotionnel du jeune. Le recours aux abréviations assez présent dans les messages des jeunes ne semble par contre, pas constituer une difficulté importante et les intervenants s’y habituent rapidement. Le caractère impersonnel du texto a aussi pour effet qu’il est parfois difficile pour les intervenants de se sentir concernés et empathiques, notamment lorsqu’ils répondent à plusieurs jeunes en même temps et que ceux-ci présentent des problématiques similaires. Ils ont ainsi le sentiment d’avoir affaire à des « problématiques » (ex. : la peine d’amour) et non à des « personnes » et peinent à s’investir dans l’intervention. Cette situation semble spécifique au texto, car même par clavardage, ils trouvent plus facile d’établir une relation avec le jeune, soulignant que la discussion se déroule avec un seul jeune à la fois, qu’elle est moins interrompue et que les jeunes installés devant leur ordinateur semblent plus engagés dans la conversation. Par ailleurs, par texto, les jeunes entrent plus rapidement dans le vif du sujet (ex. : « Allo, je me suis fait agressé »), que par téléphone, avec pour conséquence qu’il est plus difficile pour l’intervenant d’établir une relation et de construire une alliance.

Les intervenants rapportent aussi leur manque de contrôle sur le déroulement de l’intervention. Pendant la première année du service texto, la conversation se déroulait souvent au rythme du jeune, qui pouvait la débuter en matinée, reprendre les échanges lors de ses pauses à l’école et continuer la conversation en soirée. La durée des conversations que nous avons analysées était très variable. Dans la moitié des cas, les conversations duraient moins d’une heure trente et étaient composées d’une vingtaine de texto. Une minorité de conversations, notamment des demandes concernant des problématiques lourdes ou impliquant des jeunes ayant des problèmes de santé mentale, était beaucoup plus longue, l’échange cumulé pouvant s’étaler jusqu’à 12 heures. Cet étalement de l’échange, assorti d’interruptions, était déroutant à plusieurs égards pour l’intervenant qui était amené à répondre aux demandes d’autres jeunes et qui pouvait perdre le fil de la conversation initiée avec le premier jeune. De plus, lorsque la conversation s’étalait dans le temps, il n’était pas rare que plusieurs intervenants se succèdent sur une même intervention. Or rattraper ce qui a été dit nécessite beaucoup d’efforts et ce d’autant que chacun peut avoir son style d’intervention ou d’expression. Face à ce constat, l’organisme a décidé en 2014 de limiter les interventions dans le temps et d’y mettre fin par un message automatique après 15 minutes d’inactivité du jeune. Des mesures ont également été prises pour éviter qu’un intervenant ne termine la conversation d’un autre.

Procéder à une clôture de la conversation en bonne et due forme s’avère aussi plus complexe par texto. Dans certains cas, cette clôture est inexistante : le jeune arrête tout simplement de répondre ou explique être contraint de mettre fin à la conversation (début d’un cours, entrée dans les transports en commun, début du souper familial). Il est donc difficile de savoir si l’intervention a rassuré le jeune ou d’évaluer son niveau de détresse.

Pour l’intervenant, mettre fin à une conversation par texto est au contraire beaucoup moins facile que par téléphone. Au téléphone, lorsque l’intervenant juge avoir fait le tour de la problématique avec le jeune, il peut lui annoncer la fin de la conversation, lui demander de réfléchir à l’échange et de rappeler un autre jour si nécessaire et raccrocher. Par texto, le jeune peut ignorer la demande de l’intervenant et continuer d’envoyer des textos qui sont parfois alarmants.

« Ça arrive qu’on laisse quelques bulles sans réponses quand on a prévenu plusieurs fois (…) On n’a pas le choix parce que sinon ça finirait jamais. Mais ce n’est pas facile pour un intervenant surtout quand le jeune termine par : « Bah, c’est ça, laissez-moi me suicider. »

Face à une problématique plus complexe ou une situation qui semble présenter un caractère plus urgent, l’intervenant peut proposer de continuer la conversation au téléphone. Il offre aussi le passage au service téléphonique ouvert 24 h/24 h lorsque le service texto va fermer. Dans le corpus de conversations analysées, une demande de passage au téléphone intervenait dans 21 % conversations, mais était refusée ou ignorée dans 84 % des cas, le jeune ne souhaitant pas appeler, comme l’illustre cet échange par texto :

– Intervenant : « Aimerais-tu en parler plus en profondeur en nous téléphonant ? »
– Jeune : « Je ne sais pas c’est quoi le désir de toujours vouloir que les jeunes vous appelles, c’est énervant. Si on utilises les textos s’’est qu’on ne veut pas appeller ! Non je ne veux pas appeller merci quand même ! »

• Gérer l’organisation d’un service rapidement très populaire

Face à la popularité quasi immédiate du service texto et à la complexité de certaines demandes des jeunes, l’organisme a dû procéder à plusieurs ajustements de l’organisation des ressources humaines. Dans la première année, les intervenants qui étaient amenés à répondre à plusieurs jeunes en même temps, se sentaient submergés par le nombre de demandes : « Des fois tu en as six en même temps et tu ne peux pas être pleinement avec chacun, sinon tu ne survis pas. Donc des fois oui, tu deviens un peu un robot. » Passant continuellement d’une conversation à l’autre, au fur et à mesure qu’arrivaient les textos, au risque de ne plus se retrouver parmi les conversations, surtout si elles portaient sur des problématiques similaires, il leur était difficile de se concentrer sur la problématique de chaque jeune : « On n’a pas le temps, des fois c’est de l’un à l’autre. Tu peux en avoir 2 qui ont des idées suicidaires en même temps, plus une peine d’amour, puis un autre qui va dire qu’il y a rien qui va bien. »

L’organisme a ainsi décidé en 2015 de mieux ajuster les ressources affectées au service texto à la demande, de limiter le nombre de conversations simultanées par intervenant à un maximum de quatre, puis de deux en 2016, et de permettre à chaque intervenant de déterminer le nombre de jeunes auprès desquels il est à l’aise d’intervenir en fonction des problématiques abordées et du déroulement des échanges. Les périodes d’achalandage restent néanmoins difficiles à prévoir et constituent un défi pour l’organisme et les intervenants. Des messages automatisés ont été développés pour avertir les jeunes que le temps d’attente sera plus long, mais ces situations semblent en inquiéter certains : « Allo ? Allo ? Pourquoi tu me réponds pas ? »

• Une plateforme peu adaptée à l’intervention

La plateforme de gestion des textos utilisée pour le service Tel-jeunes n’avait pas été conçue pour faire de l’intervention psychosociale, de telles plateformes n’existant pas sur le marché. Dans la première année du service, les jeunes comme les intervenants ont rencontré plusieurs problèmes techniques (messages perdus ou tronqués ou ne s’affichant pas dans l’ordre chronologique) qui ne facilitaient pas l’interaction. Par ailleurs, l’application ne permettait pas la prise en compte des émoticônes, sauf les « bonshommes sourire », pourtant très utilisées par les jeunes. Plus important encore, l’intervenant répondant aux demandes par texto sur la plateforme était continuellement confronté à l’arrivée de nouvelles demandes, ce qui l’empêchait de se concentrer sur celles qu’il traitait. L’attribution des conversations à un intervenant n’était pas non plus très claire visuellement, rendant complexe le travail simultané de plusieurs intervenants. Ces problématiques ont été résolues grâce à une adaptation de l’application par le fournisseur.

• La nécessité d’adapter le modèle d’intervention de Tel-jeunes au texto

L’intervention psychosociale brève par texto étant innovante, la mise en place du service n’a pas été facile, car l’équipe de direction avait peu de références sur lesquelles s’appuyer. Dans la première année du service texto, plusieurs intervenants ont trouvé difficile d’utiliser le modèle d’intervention de Tel-jeunes dont ils se servaient pourtant avec succès au téléphone ou par clavardage. Parallèlement à la mise en place du service, l’équipe d’intervention a organisé des rencontres avec les intervenants et travaillé au développement d’un guide pour les aider dans leur tâche. Toutefois, ils ont vécu une longue période d’exploration et d’adaptation et certains intervenants rencontrés au bout d’un an d’expérience du service texto se demandaient si le modèle d’intervention de Tel-jeunes était transférable au texto pour les problématiques lourdes.

Les aménagements apportés tant au niveau de l’organisation du travail que de l’encadrement temporel de l’intervention ou de la plateforme semblent avoir amélioré l’expérience d’intervention par texto. De plus, certains intervenants témoignaient à la rencontre de présentation des résultats, près d’un an et demi après le lancement du service, d’une évolution de leur mode d’intervention et se sentaient plus compétents pour gérer des problématiques lourdes par texto.

Des questions demeuraient toutefois sur les balises à communiquer au jeune pour définir le cadre de l’intervention, par exemple, grâce à l’ajout de bulles d’information génériques en début de conversation. En effet, expliquaient les intervenants, les jeunes utilisent presque exclusivement le texto pour communiquer entre pairs. Aussi n’ont-ils pas développé l’habitude de contacter des professionnels via ce mode de communication. Mieux comprendre le déroulement d’une intervention constituait aussi un besoin des jeunes et justifierait l’affichage de consignes sur le site Internet de Tel-jeunes et par message automatisé en début de conversation texto. C’est pourquoi l’équipe Tel-jeunes a depuis septembre 2016, travaillé à développer un guide des procédures et de l’intervention par texto dans le but de soutenir l’intervenant dans ses interventions via la plateforme texto. Le guide s’est inspiré des observations cliniques des dernières années, de la recension de recherches sur l’intervention10 et s’est appuyé sur le concept de l’alliance thérapeutique. Il est par exemple, précisé que l’intervention est ponctuelle et afin de faciliter le moment pour la conclusion, un cadre est proposé en début de conversation pour chaque échange texto (20-30 min).

Aussi, les intervenants qui étaient déjà très satisfaits des réponses qu’ils pouvaient offrir par texto aux questions courtes des jeunes, mais l’étaient beaucoup moins des réponses à offrir aux questions plus complexes, dans la première année du lancement du service, concluent aujourd’hui, selon des échanges informels avec des intervenants et la direction, à une expérience d’intervention qui semble positive y compris pour les problématiques lourdes, comme les idéations suicidaires. Par texto comme par téléphone, tout propos suicidaire est pris au sérieux. Cela est fait en accordant crédit à ce que dit le jeune, en reconnaissant l’existence de sa souffrance, en validant ses questionnements sur la mort et sa démarche de demande d’aide. Le modèle d’intervention demeure le même que par téléphone et s’applique pour les jeunes de 14 ans et plus (un modèle pour les jeunes de 13 ans et moins est présentement en construction). Par contre, l’intervention se veut plus directive. Suite à l’accueil, l’intervenant doit vérifier tout de suite la présence d’idées suicidaires et estimer la possibilité d’un passage à l’acte en s’appuyant sur la grille d’estimation de la dangerosité d’un passage à l’acte suicidaire (SAM et CDC-IUD). Ce type d’adaptation du mode d’intervention a été proposé pour différentes problématiques lourdes.

Conclusion 

La popularité du service texto de Tel-jeunes montre d’une part, qu’il répond à un besoin des jeunes, et d’autre part, que ce mode de communication est désormais incontournable pour rejoindre cette clientèle qui semble privilégier le texto sur les autres modes de communication lorsqu’elle recherche de l’aide psychosociale11. Les jeunes semblent d’ailleurs satisfaits du service texto dont ils apprécient particulièrement le caractère anonyme, gratuit et efficace. Les barrières à l’utilisation du service étant moins importantes, le service d’intervention psychosociale peut être offert à un plus grand nombre de Québécois, y compris des jeunes vivant des problématiques lourdes. Evans et coll. qui analysent le déploiement d’un service de soutien psychosocial par texto en milieu scolaire arrivent aux mêmes constats.

L’expérience de Tel-jeunes montre toutefois que la mise en place d’un tel service nécessite une adaptation du modèle d’intervention, qui ne peut se faire sans mettre en place un dialogue continu avec les intervenants12. Le processus d’implantation du service texto s’est en effet avéré exigeant pour ces derniers du fait de la demande élevée dès le lancement et des défis que pose ce mode de communication pour l’intervention. Le texto ne peut ainsi être envisagé comme une façon de rejoindre plus de jeunes sans ajout ou aménagement des ressources humaines. La mise en place d’un service texto nécessite aussi un travail collaboratif avec le fournisseur de l’application afin que celle-ci soit adaptée aux besoins des professionnels et des clientèles qui l’utilisent. Il semblerait que les aménagements apportés et l’expertise acquise avec le temps par les intervenants de Tel-jeunes aient contribué à l’amélioration de l’expérience d’intervention, ce que constatent également Evans et coll. dans leur étude analysant les premiers mois d’utilisation d’un service de soutien psychosocial en milieu scolaire. Une nouvelle recherche serait toutefois nécessaire pour documenter l’évolution des usages du service texto de Tel-jeunes dans le contexte actuel où les intervenants bénéficient d’un nouveau guide d’intervention et d’une expérience plus importante d’intervention par texto.

Par ailleurs, certains défis demeurent. Par exemple, bien que très populaire, le service rejoint beaucoup moins les garçons, ce qui est caractéristique de la majorité des services en santé mentale, et ce peu importe l’âge. On aurait toutefois pu penser que le texto, du fait des moindres barrières à l’utilisation, soit plus largement utilisé par les garçons, ce qu’observent Evans et coll. Il serait intéressant de réfléchir à des moyens pour promouvoir le service texto de Tel-jeunes auprès des garçons et pour le rendre plus attractif, ce qui pourrait se faire en privilégiant des porte-parole auxquels ceux-ci s’identifient, par exemple des YouTubers populaires13 comme le suggéraient plusieurs jeunes pendant les groupes focus. C’est dans cette perspective que l’équipe Tel-jeunes a depuis l’automne 2016, eu recours à une nouvelle porte-parole Sarah-Jeanne Labrosse qui a déjà prêté sa voix aux nouvelles vidéos promotionnelles de Tel-jeunes en collaboration avec les Youtubers Emma Bossé, Simon Leclerc (Avec Simon), Stéphane Pelichet (Petit Petit Gamin) et Lysandre Nadeau. Une initiative à suivre.

Autre défi : on observe une baisse de la moyenne d’âge des jeunes qui contactent le service texto sans doute du fait de l’intégration croissante d’Internet dans le quotidien des jeunes de tous âges. C’est d’ailleurs souvent vers Internet que ceux-ci se tournent lorsqu’ils recherchent de l’aide14. Toutefois, intervenir auprès d’enfants âgés de 9 à 12 ans nécessiterait sans doute de nouvelles adaptations du modèle d’intervention de Tel-jeunes, celles-ci sont prévues pour 2017.

Autre enjeu d’importance : de plus en plus de jeunes contactent le service Tel-jeunes via des applications disponibles sur Internet plutôt que via un téléphone mobile. Cela a pour conséquence qu’il est impossible de retracer la personne en cas d’urgence ou de repérer les demandes envoyées par une même personne, les applications en ligne allouant des numéros différents à chaque utilisation. Une consultation est en cours avec différents acteurs, dont les services de police pour améliorer cette situation. Les intervenants de Tel-jeunes visent notamment à travailler la possibilité d’assurer un filet de sécurité autour du jeune soit en lui proposant de parler de sa situation avec un adulte pendant qu’il est en contact avec eux (appel conférence avec un centre de crise ou un organisme en prévention du suicide), soit en lui proposant que les intervenants de Tel-jeunes parlent à un adulte du milieu où il se trouve au moment de l’intervention, école ou ressource jeunesse, ou en signalant quand le passage à l’acte est possible dans les 48 heures. À ce titre, il serait également intéressant de travailler avec les fournisseurs Internet proposant ce type d’applications de texto en ligne. Responsabiliser les acteurs du Web semble en effet nécessaire pour intervenir auprès des jeunes en prévention de la santé mentale15. Une recherche est par ailleurs en cours pour évaluer le nombre de jeunes utilisateurs du texto qui présentent un risque suicidaire10.