Corps de l’article

Introduction[i]

Dans l’aide aux sans-abri[ii], les relations interorganisationnelles et intersectorielles entre les praticiens de première ligne apparaissent souvent comme personnalisées et peu formalisées, que ce soit au Québec1, 2, 3 ou ailleurs au Canada4, en Australie5, 6 et aux États-Unis7, 8. Au moins deux positions émergent à leur sujet. Parfois considérés comme un frein à l’accessibilité aux services, il faut les formaliser par des réseaux intégrés de services, de la formation ou des postes de liaison2, 9. Lorsqu’ils se déroulent bien, ces liens peu formalisés s’avèrent être aussi une force sur laquelle on peut miser. Ils révèlent la capacité de coordination et d’organisation des intervenants pendant leurs activités quotidiennes1, 10, 16. Les liens tissés entre ces praticiens communautaires et publics peuvent permettre une réponse « organique », flexible et adaptée aux besoins des itinérants rencontrés1. On en connaît encore bien peu sur ces liens et leur accomplissement.

Cet article vise à explorer les façons dont ces liens émergent, se maintiennent et sont interrompus par des intervenants des secteurs public et communautaire pendant qu’ils aident ces personnes à Montréal. Ce travail relationnel11 reste à éclairer davantage. Le cas du rôle de liaison de l’Équipe Itinérance (ÉI) sert de matériel empirique pour illustrer leurs conceptions de ce travail durant l’intervention auprès des itinérants. Cette tâche complexe nécessite souvent la construction d’un lien de confiance avec une personne qui ne souhaite pas toujours être aidée et dont les besoins, souvent multiples, s’accumulent fréquemment (la nourriture, le logement, les vêtements, les cartes d’identité, les dépendances, la judiciarisation, la santé mentale ou encore physique)12, 13. Pour y répondre, comme les intervenants et leurs organisations ne disposent pas forcément de tous les services nécessaires, d’autres relations sont fréquemment tissées avec divers « partenaires » pour faciliter l’accès aux sans-abri12,13,14,30. Une première section esquisse un portrait de ces recherches sur les relations de première ligne et sur le travail relationnel. Ensuite, la méthode est précisée. Les conceptions des intervenants sur les façons dont ils créent, maintiennent et interrompent des liens, principale contribution de cet article, font l’objet de la troisième section. Finalement, la conclusion propose une synthèse des idées principales et des pistes de recherche ultérieures.

Une esquisse des relations de première ligne dans l’aide aux sans-abri dans certains écrits scientifiques

Les relations interorganisationnelles et intersectorielles entre les intervenants de première ligne dans l’aide aux sans-abri ne constituent pas un champ de recherche bien délimité. À cheval entre les études en administration publique, en sociologie et en travail social, c’est surtout dans ces deux derniers domaines qu’on les explore3, 4, 8, 15, 16. Un portrait de ces liens qui se déroulent bien émerge de certaines de ces recherches publiées entre 1992 et 201616. Parfois associés à la gestion de cas5, ils se produisent pendant les activités quotidiennes d’intervention7, 17, 18, 19, 20. Ils se caractériseraient par un rapport de confiance et de respect mutuel3, 4, 5, 15, 21, une connaissance personnalisée3, 5, 6, 15, une compréhension d’autrui, de ses rôles et mandats4, 18, 21 ou encore un focus partagé sur le client5. Certaines de ces relations seraient aussi source de coordination des services1, 19, d’innovation chemin faisant (innovation on the run)22 et de contournement de règles (workaround)7 dans des conditions de rareté de ressources, de besoins complexes et de mandats difficiles à réaliser. Ces traits de liens « idéaux » ressemblent à des éléments de listes de conditions facilitant la coordination et les relations interorganisationnelles en administration publique23, 24. Ils en partagent aussi un écueil. Leur accomplissement s’avère être une boîte noire16. Autrement dit, comment les praticiens font-ils pour tisser des liens entre eux ?

Les intervenants de première ligne des secteurs public et communautaire interagissent pour aider des sans-abri montréalais de façon coordonnée et organisée1. Ni conçue à distance par des experts et ni nécessairement liée à des programmes gouvernementaux, cette coordination et cette organisation, fluides, et peu formalisées1, 7, 16, relèvent davantage de leur pouvoir discrétionnaire25 ou de leurs improvisations pragmatiques26, dans des conditions de travail souvent difficiles, incertaines, et ambiguës25, 26. Face à des personnes souvent démunies et « multipoquées »[iii]16, les intervenants doivent construire, en situation, l’accessibilité aux services par des « partenariats »1, 16. Ce tissage de lien repose sur leur jugement, alimenté par leurs identités, leurs valeurs professionnelles et sociales, des normes et des trucs du métier26 ainsi qu’un savoir approfondi3, 8, 16, 17, 18, 26 des règles, procédures et modes de fonctionnement de leurs organisations ainsi que ceux de leurs contacts. Le travail relationnel essentiel à ces liens prend place dans ces improvisations « réfléchies ». Il s’agit du temps, des efforts et de l’énergie nécessaire pour interagir11. Dupuis et Farinas1 en signalent différentes orientations (unilatérale, bilatérale et multilatérale). Il comporte d’autres facettes. C’est un accomplissement actif de ces « interactants »11, 27. Ces liens sont créés, maintenus, transformés ou encore interrompus par ces derniers27. La création réfère à la mise en place d’un nouveau lien, le maintien à assurer sa continuité et l’abandon à son interruption. Il s’agit autant de « phases » que d’actions sur les relations qui ne s’avèrent pas nécessairement mutuellement exclusives et qui peuvent s’ancrer dans des pratiques régulières28. Tous les liens ne suivent pas inévitablement un tel « cycle de vie » de façon aussi linéaire et séquentielle. Ce cycle apparaît surtout utile pour insister sur leur nature processuelle11. Pendant chacune de ces phases, le travail relationnel comporte différentes dimensions. Selon Strauss11, les interactants articulent leurs conduites à partir de leurs perspectives, soit leur positionnement face aux tâches, aux arrangements et aux conditions structurelles et organisationnelles dans lesquelles ils sont plongés. Pour ce faire, ils déploient des ententes (sur ce qu’il faut faire, avec qui, pour quelle durée, où, avec quelle signification, etc.) ainsi que des stratégies relationnelles (la négociation, la discussion, l’éducation, la persuasion, la manipulation, la menace, etc.)11. Ni complètement libres ni contraints11, 28, ils cherchent souvent à maintenir ou à transformer de telles conditions.

Quelques éléments de méthode

La méthode de cas a été retenue pour saisir comment un phénomène peu exploré, les relations interorganisationnelles au niveau des activités quotidiennes, se produit dans un contexte particulier29. Il s’agit du cas exemplaire des liens établis par les membres de l’Équipe Itinérance alors qu’ils réalisent leur rôle de liaison à Montréal. Créée en 1990, cette équipe regroupe essentiellement des infirmières, des travailleurs sociaux et un psychoéducateur qui offrent leurs services (outreach, références, cartes d’identité, soins) aux sans-abri, dans la rue, dans leurs bureaux au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal[iv] ainsi que dans certaines organisations communautaires. Son mandat est de faciliter l’accessibilité des sans-abri aux services sociosanitaires, en accordant une certaine attention à ceux qui souffrent de troubles mentaux graves et persistants12, 14. Cette équipe, source d’inspiration pour les autres équipes itinérance au Québec30, accomplit ce mandat en tissant des partenariats peu formalisés avec des organisations publiques et communautaires14, 30. Cette compétence partenariale de l’équipe et de ses collaborateurs est mentionnée, mais peu approfondie dans les écrits la concernant 12, 14.

Réalisée en 2008-2009, cette étude interprétative31 repose principalement[v] sur des entrevues semi-dirigées, d’une durée moyenne de 1 h 30, auprès de 24 intervenants et de 11 gestionnaires provenant de quatre organisations communautaires (une soupe populaire, des centres de jour, un refuge et des travailleurs de milieu), une organisation privée (pharmacie) et huit organisations publiques (offrant des services sociosanitaires, en sécurité publique, de curatelle et en réadaptation). Les 24 partenaires ont été sélectionnés par cette équipe avec comme seul critère leur pertinence quant à la réalisation des tâches quotidiennes. Les entretiens ont porté sur cinq thèmes permettant une exploration du travail accompli ainsi que de leurs liens : 1) les mandats organisationnels (tout en demandant aux contacts leur conception du mandat de l’Équipe Itinérance) ; 2) le rôle organisationnel et le travail effectué ; 3) deux récits de situations récentes ou de cas impliquant l’Équipe Itinérance et/ou des contacts avec d’autres praticiens ; 4) leur conceptions d’un « partenariat réussi » ainsi que ses conditions facilitantes et ses obstacles ; 5) les impacts de la réforme dite « Couillard » sur leur travail et leurs relations avec d’autres praticiens. Ce matériel empirique constitue un discours sur la pratique plutôt qu’un reflet exact de cette dernière.

Inspirée par la logique abductive31 de beaucoup de recherches interprétatives et de son va-et-vient entre le matériel empirique et les idées théoriques, une analyse thématique du discours16 a été accomplie en croisant cinq thèmes pendant le codage : 1) les activités quotidiennes[vi] comme l’outreach, la référence, l’accompagnement, l’aide, l’ordonnance de cour, la rencontre ou les visites et le travail conjoint (une catégorie résiduelle)16 ; 2) les relations qui se déroulent bien ; 3) les phases du travail relationnel, soit la création des liens, leur maintien et leur abandon27 ; 4) les dimensions théoriques de ce travail soit les perspectives, les stratégies relationnelles, les ententes, les conditions11 ; et 5) les façons de faire ou pratiques28 explicitement mentionnées par les répondants. Les extraits retenus et regroupés devaient éclairer ces différentes thématiques en vue de repérer des régularités de comportements dans les conditions particulières de l’aide montréalaise aux itinérants. Des analyses en cours de recherche, sous la forme de synthèses remises aux répondants, ont été validées oralement (3 membres de cette équipe) et par courriel (1 membre et 5 partenaires). Deux membres de cette équipe ont aussi validé l’analyse plus définitive16 qui fonde cet article.

L’accomplissement des relations de première ligne dans l’aide aux sans-abri

Les praticiens de première ligne des secteurs public et communautaire élaborent des relations interorganisationnelles pendant leurs tâches quotidiennes16. Ils les nomment souvent partenariats. Ceux-ci se produisent tant en face-à-face qu’à distance, au téléphone, dans des conditions particulières à Montréal. En 2008-2009, le nombre d’itinérants s’accroît et leurs situations de santé mentale et physique tendent à se dégrader et à se combiner à d’autres problèmes comme la pauvreté, la dépendance, le vieillissement ou encore la judiciarisation32. Les rapports entre les praticiens des organisations publiques et communautaires se caractérisent souvent par de la méfiance, une inégalité reconnue dans la distribution des ressources (financières et expertise) ainsi qu’une interdépendance dans la production de l’aide16. Les compressions dans la sécurité du revenu, les urgences hospitalières peu accessibles, les services psychiatriques et les logements abordables rares de même que la prégnance des stéréotypes face aux sans-abri ne simplifient pas la tâche des praticiens16. De plus, dans un tel contexte, ces derniers ne demeurent pas tous longtemps en poste.

Pour faire face à une tâche souvent complexe dans des conditions difficiles, les intervenants publics et communautaires misent sur leur jugement et construisent un lien avec les sans-abri et, fréquemment, avec des partenaires16. Les phases du travail relationnel nécessaire à ces liens ne se laissent pas toujours facilement distinguer dans leurs propos. Par exemple, certaines relations sont tellement importantes qu’une fois créées, on souhaite assurer à tout prix leur continuité. C’est le cas de celles avec des psychiatres. Les répondants ont surtout insisté sur les phases de création et de maintien. L’abandon apparaît moins fréquemment dans leurs propos. Les différentes façons de faire mentionnées, non exhaustives, permettent d’illustrer la complexité et la variété du travail relationnel dans l’aide aux sans-abri. Une première section explore des pratiques liées à la mise en place des liens. Celles qui sont associées à leur maintien puis à leur abandon font l’objet de deux autres sections.

La création des liens durant l’aide aux sans-abri

La création de liens repose parfois sur le « hasard des dossiers communs » et sur « les affinités » (PU-I-R01)[vii]. Elle ne va pas de soi et prend du temps : « Il ne faut pas s’attendre à avoir un lien significatif du jour au lendemain. C’est avec le temps. C’est avec des rencontres. C’est avec des mesures qu’on met en place, qui fonctionnent, qui fonctionnent moins bien, des ajustements qu’on fait, qui font que ça développe des relations. » (PU-I-R05). Étant donné le roulement élevé des praticiens communautaires et publics, elle peut s’avérer une phase fréquente : « Tout est tout le temps à recommencer » dans la mise en place de liens avec les remplaçants (PU-I-R10). Elle s’ancre dans des pratiques comme la connaissance, la personnalisation, l’évaluation ainsi que l’organisation des tâches et des rôles.

Pour se connaître, les intervenants de première ligne peuvent utiliser des stratégies relationnelles comme se présenter, discuter et expliquer leurs mandats, leurs rôles ainsi que fournir certains éléments biographiques de nature plus personnelle. Cela clarifie les perspectives d’autrui, leurs façons d’intervenir ou encore les règles de fonctionnement organisationnel, autant d’informations utiles à leurs contacts ultérieurs. Parfois, cette connaissance se produit selon des séquences. Une première séquence, c’est la connaissance interpersonnelle et des mandats suivie d’une clarification des attentes et des objectifs : « Il faut qu’il y ait un lien interpersonnel minimal pour être capable de dire aux gens : “Bien, moi j’ai mes attentes, mais j’aimerais connaître les vôtres puis j’aimerais ça que vous les partagiez.” » (PU-I-R02). Cette connaissance interpersonnelle s’accomplit en déployant des savoirs de la civilité ordinaire. Un praticien la nomme « opération charme et séduction » qui consiste à « prendre le temps de donner la main aux gens, de sourire, de dire bonjour. » (PU-I-R27). Cela peut façonner un capital de sympathie et une réputation. Une seconde séquence consiste à prendre connaissance par contact téléphonique et se rencontrer par la suite. Certains praticiens privilégient un tel face-à-face pour démontrer un engagement face à autrui. Sous la forme des visites, il permet une bonne compréhension du contexte de travail d’autrui et l’élaboration d’attentes plus réalistes face à ce dernier. Ce travail de connaissance peut aussi s’avérer une personnalisation où les intervenants se lient avec une certaine intimité. Ils se connaissent et s’appellent par leurs prénoms. La question de l’amitié apparaît parfois comme une tension dans leurs propos. Pour un intervenant public, l’idée « Ce n’est pas d’en faire des amis, l’idée, c’est d’en faire des partenaires. » (PU-I-R02). Tandis que selon un gestionnaire communautaire, le registre de l’amitié décrit au mieux les « vrais » partenaires qui partagent des valeurs similaires et un lien comportant une certaine profondeur (CO-G-R18).

Les premiers contacts tissés entre les praticiens peuvent également constituer une occasion d’évaluation. Une intervenante publique mentionne : « Le jugement est important. Si c’est mon premier contact avec quelqu’un, je vais laisser aller un peu puis je vais voir qui est-ce que j’ai en avant de moi. » (PU-I-R07). Le jugement s’avère crucial. L’interlocuteur paraît passer un test où il faut « faire ses preuves » face à autrui : « Mais partout où tu passes il faut que tu fasses tes preuves ça c’est sûr. Les preuves se font en intervention. » (PU-I-R02). « Ce que tu fais avec la personne » permet de tisser des liens (PU-I-R27). Cette facette de la cause d’aider les sans-abri paraît rallier les intervenants.

Finalement, durant ces liens naissants, les répondants mentionnent qu’ils organisent leurs tâches et leurs rôles. Des intervenants publics et communautaires signalent qu’ils clarifient, lors de discussions, les tâches et les rôles de chacun. Ainsi, une praticienne publique indique qu’elle « facilite l’arrimage » avec le réseau sociosanitaire de personnes référées par un partenaire communautaire alors que ce dernier attire son attention sur certaines personnes lors de leurs visites d’outreach communes (PU-I-R01). Une autre intervenante tisse des liens, en posant des questions, une stratégie relationnelle : « Qu’est-ce que tu fais toi, qu’est-ce que moi je fais ? Qu’est-ce que la cliente veut que toi tu fasses, puis qu’est-ce qu’elle veut que moi je fasse ? » (PU-I-R08). Des ententes sur les rôles à accomplir peuvent émerger. D’autres arrangements portent sur l’alternance dans les discussions, les horaires à suivre ou les tâches à effectuer, de façon à considérer à tour de rôle les préoccupations d’autrui. Laisser une place à autrui et reconnaître sa contribution constituent deux façons de faire particulièrement appréciées par les intervenants, comme l’indique une praticienne publique : « Tu arrives avec tes préoccupations, tes besoins. Mais tu te dois d’être ouvert aux besoins de l’autre. Et permettre à l’autre de s’exprimer. Pour ensuite avoir un échange et en venir à un certain accord ou une compréhension de chacun son rôle, sa position. » (PU-I-R33). La logique du care et son souci pour autrui33 semblent influencer ces interactants. Selon certains répondants, les liens se développent et s’organisent grâce à une communication de nature honnête, intègre, ouverte, empreinte d’échanges réciproques et une confiance entre les praticiens. D’ailleurs, cette confiance peut se construire lors des interventions : « Puis des fois, on ne le sait pas, mais [la confiance] ça se bâtit, ça s’établit. C’est souvent quand on demande que la confiance s’établit. Bien plus que quand on offre. » (CO-I-R21). Une telle organisation et une telle communication contribuent aussi à la continuité des liens.

Le maintien des liens durant l’aide aux sans-abri

Le maintien des liens apparaît comme une préoccupation importante des répondants. La plupart des relations mentionnées apparaissent essentielles pour réaliser leurs tâches. Afin d’assurer leur continuité, des répondants développent des répertoires de contacts virtuels ou matériels et se fient à leurs collègues de travail pour s’échanger des contacts ou des conseils ainsi que se faire le relais d’organisations communautaires ou publiques qu’ils fréquentent davantage. Ils accomplissent aussi des pratiques comme l’organisation des tâches et des rôles, l’entretien et la réparation.

Certains intervenants publics signalent que l’organisation de leurs tâches et de leurs rôles est de nature peu formalisée et la qualifie d’« organisation non écrite » (PU-I-R32). Échanger des idées de façon franche et ouverte, respecter les rôles et les limites d’autrui, répondre à ses demandes ou à ses questions « même si ce ne sont pas des dossiers communs » (PU-I-R23) et partager des buts communs, comme la cause d’aider les sans-abri, constituent des dimensions de cette organisation. Cela se produit en discutant, en s’expliquant et en s’entendant sur ce qu’il y a à faire, tout en veillant à la confidentialité. Des ententes d’alternance lors de certaines visites d’outreach assurent une continuité : « Une fois sur deux on fait ma tournée si on peut dire. Une fois sur deux, on fait sa tournée dans leur secteur. » (PU-I-R01). Une entente de relais joue un rôle similaire : « On a l’infirmière de cette organisation [nom modifié] qui dit : « – OK, moi, je peux me déplacer n’importe où. J’y vais là, cette shot là. » (CO-I-R17). La poursuite de certains de ces liens repose également sur le respect de normes comme la réciprocité dans les interactions et les échanges de services (« c’est donnant-donnant », PU-I-R24), le « respect de ses engagements » (PU-I-R29), le non « dumping » (ou référence sauvage) ou encore « veiller à ne pas brûler son contact » (PU-I-R27). Le care y est à l’oeuvre.

Les intervenants entretiennent fréquemment leurs relations. Les savoirs de la civilité ordinaire déjà mentionnés y participent. Par exemple, s’intéresser véritablement à autrui et prendre de ses nouvelles en posant des questions avant de procéder à une demande peuvent maintenir une relation de qualité (PU-I R10). Certains praticiens publics adoptent « un positionnement comme ressource » auprès de praticiens communautaires rencontrant des problèmes : ils répondent à leurs questions ou procèdent à une discussion de cas (PU-I-R02). Un tel support peut demeurer invisible pour les systèmes publics d’évaluation de la performance. S’il n’est pas lié à « un dossier commun ouvert », il ne compte pas comme intervention (PU-I-R07). L’aide peut aussi se distribuer entre les intervenants publics et communautaires pendant des réflexions interpersonnelles : « Ils [des intervenants publics] appellent pour consulter, juste à titre professionnel et non pas à propos d’une personne. “– Comment vous dealez avec ça vous autres ?” Puis réfléchir. Souvent, ça se fait de façon informelle. » (CO-I-R21). Le jugement des intervenants tend à se distribuer et à devenir interorganisationnel et intersectoriel. Ces discussions de nature collégiale et égalitaire reposent sur un nivellement des statuts des praticiens et peuvent renforcer leurs liens, entre autres, en facilitant des apprentissages. La régularité des contacts par des appels téléphoniques ou des visites les solidifient : « Je pense que c’est important d’y aller sur une base régulière pour maintenir le contact, entretenir le contact. » (PU-I-R05).

Ces visites rendent aussi possible une réparation de liens affaiblis. Elles peuvent, à l’occasion, démontrer un engagement et une ouverture qui rassurent ou atténuent des tensions avec un partenaire. D’autres intervenants essaient de « trouver un objectif commun, au niveau des difficultés et des différences, je pense qu’on va être capable de travailler là-dessus » (PU-I-R07). Parfois, ils déploient une séquence de stratégies relationnelles, soit la négociation, l’explication puis la confrontation, pour rétablir une situation avec un partenaire : « Moi ça va toujours être en dernier recours que je vais le faire [confronter]. Je vais toujours être tenté dans un premier temps de négocier quelque chose puis justement d’expliquer pourquoi j’ai ce point de vue là. » (PU-I-R10). Cela permet d’assurer la continuité de liens importants. L’éducation et l’explication, pendant la défense de droits par exemple, peuvent rétablir des liens fragilisés par les stéréotypes ou les préjugés.

L’abandon des liens durant l’aide aux sans-abri

La construction des liens avec les partenaires ne va pas de soi. En plus des difficultés associées au contexte montréalais déjà mentionnées, les intervenants publics et communautaires se butent parfois à des praticiens méfiants ou « rigides » dans l’application des règlements et de leurs mandats. Les relations avec ces derniers peuvent ne jamais se développer. Les différences de perspectives quant à l’intervention et la diversité des règles et procédures organisationnelles nuisent parfois à l’élaboration et à la continuité des liens. Le dumping d’intervenants publics ou le manque de reconnaissance de la contribution communautaire font de même. Les reproches d’inaction, se faire « imposer des ordres » ou « se faire dire quoi faire » (PU-I-R05) entravent les liens. Toutes ces situations peuvent se conclure par une mise à distance puis un arrêt des relations. Cet arrêt ne s’accomplit pas toujours brutalement. Une intervenante publique signale comment cette interruption s’est produite avec un partenaire privilégié (PU-I-R01). Un abandon progressif s’est réalisé en modifiant les rôles des praticiens par la discussion et la mise en place d’ententes, comme garantir la continuité de la présence en affirmant qu’on ne laisse pas tomber le partenaire, réserver une plage horaire pour répondre à ses questions et se déplacer sur demande. Ce dernier arrangement était toujours valide au moment de la recherche. Ce retrait progressif ou « mise-en-dormance » se démarque par une logique du care et son souci d’autrui. Le tableau 1 esquisse les différentes phases du travail relationnel dans l’aide aux sans-abri et les façons de faire mentionnées par les répondants, sans en épuiser la réalité.

Conclusion

En discutant de leurs liens qui se déroulent bien, les intervenants publics et communautaires montréalais signalent la plupart des traits des liens « idéaux » tirés de la documentation. Ils en esquissent surtout la réalisation dans des conditions marquées par des difficultés et l’urgence d’agir. Ils prennent parfois le temps de s’apprivoiser4, 5, 18, 21 et d’entretenir4, 5 des liens de différentes façons. Ces dernières ne constituent pas des recettes « définitives » promettant un résultat chaque fois identique. Elles s’avèrent être souvent un point de départ devant être adapté, par essais et erreurs, aux situations rencontrées. Ce travail relationnel et cette compétence d’organisation34 demeurent souvent invisibles.

Tableau 1

Quelques dimensions du travail relationnel nécessaire aux partenariats dans l’aide aux sans-abri

Quelques dimensions du travail relationnel nécessaire aux partenariats dans l’aide aux sans-abri

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La nature peu formalisée de leurs relations rend possible des discussions et des questionnements35 nécessaires à l’élaboration de « plans de match »16 flexibles et adaptés à la complexité des situations vécues des itinérants rencontrés. Ces stratégies relationnelles alimentent fréquemment leur jugement et peuvent leur procurer une flexibilité et une rétroaction, nécessaires à une intervention de qualité, à l’accessibilité des services ainsi qu’à leurs partenariats16. Ceux-ci ressemblent à des ordres locaux ne relevant pas de la logique hiérarchique et de la pensée mécaniste liée à la formalisation1. Difficilement « rationalisables », ils s’ancrent dans des dimensions socioculturelles comme la cause d’aider, les ententes, les normes ou les valeurs liées à leur participation à diverses communautés d’intérêts, occupationnelles, professionnelles, de pratiques ou de réseaux de praticiens oeuvrant dans le domaine de l’intervention auprès des itinérants1, 10. En déployant ces éléments socioculturels pendant le tissage de leurs liens, les intervenants favorisent leur pérennité36. De plus, cela rend souvent possible la réalisation des tâches quotidiennes, en misant sur des apprentissages, un jugement plus approfondi ou encore un nivellement des statuts inégaux des acteurs en présence16, 35. Ces savoirs locaux et ces réseaux de relations peu formalisées leur permettent fréquemment de composer avec la complexité de l’intervention auprès des sans-abri16.

Comme nous l’apprend depuis plus de 50 ans la théorie des organisations1, 10, la formalisation est loin de constituer la seule manière de faire face à une telle complexité. Des études ultérieures pourraient préciser la fréquence, les façons de réaliser ces partenariats, leurs impacts positifs et négatifs, et ainsi compléter le répertoire exploratoire de pratiques exposé au tableau 1, de même qu’affiner leur portée.