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Introduction

En apparence, le suicide est toujours un geste individuel. Il est naturel d’investiguer les pistes de compréhension qui relèvent de l’individu : son profil psychologique, ses prédispositions génétiques et les événements vécus par la personne avant le passage à l’acte. Alors pourquoi la sociologie s’intéresse-t-elle au suicide ? Parce que la sociologie a pour objet ce qui se trouve entre l’individu et la société. Dans ce contexte, l’étude sociologique du suicide se penche principalement sur les facteurs de risque suicidaires associés à la socialisation, et au rapport entre les individus et les normes sociales. Les taux de suicide nationaux sont trois à quatre fois plus élevés chez les hommes que chez les femmes (Gagné et al., 2011), et c’est pourquoi une attention particulière est apportée au suicide chez les hommes et aux liens avec les normes masculines. Cet article débute par un bref survol des bases historiques de la sociologie du suicide et de son évolution à travers l’étude des contraintes sociales et de l’exclusion. Ensuite, la problématisation contemporaine du suicide est présentée, notamment à partir d’une lecture des rôles sociaux de genre. Ceci permet de mieux comprendre comment certains aspects de la socialisation masculine agissent comme des facteurs de risque suicidaire ou comme des pistes de rétablissement.

Les premières théories sociologiques du suicide

Les premières théories sociologiques du suicide ont eu lieu au tournant du xxe siècle avec Émile Durkheim, un des pères fondateur de la sociologie. Ce dernier s’est inspiré de l’ouvrage Le suicide et le sens de la civilisation de Thomas Garrigue Masaryk, paru à Vienne en 1881 et de Suicide. Un essai en statistique comparative morale, de l’italien Enrico Morselli, paru l’année suivante (Mäkinen, 2002). Bien loin des logiciels statistiques d’aujourd’hui, c’est à la plume et au papier que ces pionniers ont étudié les statistiques de suicide en observant les différences parmi les pays, l’appartenance religieuse, le statut marital, l’emploi, les cycles économiques et les tensions sociales, comme les périodes de révolution. À cette époque, les sociologues cherchaient la cause du suicide principalement dans les pôles des deux axes que forment l’intégration sociale et la régulation sociale.

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Un manque d’intégration sociale correspond au suicide égoïste. Il réfère par exemple au célibat, au chômage ou à toute autre expérience d’exclusion ou de marginalisation. À l’inverse, un excès d’intégration sociale correspond au suicide altruiste. C’est le cas des individus qui s’enlèvent la vie par devoir, comme les kamikazes, les attentats-suicide ou les suicides collectifs dans les sectes religieuses. Le deuxième axe concerne la régulation sociale. Le manque de règle sociale correspond au suicide anomique parce que l’individu n’a pas assez de repère ou de guide pour sa conduite. À l’autre extrémité, le suicide fataliste survient lorsqu’un individu est écrasé par les contraintes sociales auxquelles il ne croit pas pouvoir s’y soustraire.

Cette typologie de Durkheim anime les débats sociologiques depuis maintenant plus de 100 ans. Quelques années après Durkheim, Pitirim Sorokin rédigea plusieurs publications sur les facteurs culturels et sociaux (comme la faim et le chômage) du suicide en Russie, et sur la prévention (Vågerö, 2002). Dans la foulée de la Première guerre mondiale et de la Révolution bolchévique, Sorokin a été contraint à l’exil et ses essais sur le suicide ont été oubliés jusqu’à ce Gofman (2000, dans Vågerö, 2002) et Mäkinen (2002) ne les redécouvrent.

L’évolution de la sociologie du suicide

Un autre père de la sociologie, Max Weber, a indirectement influencé la recherche sur le suicide. La sociologie compréhensive de Weber repose sur « une approche phénoménologique qui privilégie l’empathie et la proximité avec son objet » (Bolle de Bal, 2005, p. 40). Il est question d’investiguer la subjectivité des individus, ce qui a permis le développement d’un courant de recherche qui consiste à comprendre le suicide à partir de la signification sociale accordée à ce geste. Au Québec, cette approche trouve écho dans l’étude de Gratton (1996). Son analyse focalise sur la relation discordante entre les valeurs les et les ressources.

Depuis les travaux des pionniers, les thèmes connexes du poids des contraintes sociales et de l’exclusion ont été particulièrement étudiés. Lors d’un de ses voyages dans les îles du Pacifique, Malinowski (1926) décrit le suicide d’un jeune homme, accusé par sa communauté d’avoir violé les règles de l’exogamie. Cet exemple inspira en partie la thèse de Becker selon laquelle la déviance est considérée comme « le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme » (Becker, 1985, p. 33). Les exemples de ce type de suicide sont nombreux dans l’actualité avec la dénonciation massive de l’intimidation à l’école et particulièrement de l’homophobie. À partir du concept de la déviance de Becker (1985), Dorais et Lajeunesse (2000) exposent comment les jeunes hommes homosexuels ayant fait une tentative de suicide se perçoivent comme déviants par rapport aux normes masculines dominantes, et le rôle de cette déviance sur leur geste.

La problématisation contemporaine du suicide

Le suicide est d’intérêt pour la sociologie parce qu’il correspond aux critères constitutifs d’un problème social (Rejeb et al., 2001) : l’ampleur : pour l’année 2009 seulement, 830 hommes et 233 femmes se sont suicidés au Québec (Gagné et al., 2011). À ce nombre s’ajoute l’ensemble des personnes endeuillées par ces 1063 suicides. Depuis les taux records de 1999-2000, les taux de suicide affichent une baisse constante mais lente. 2) Les liens avec le contexte social et culturel : à mesure qu’on s’éloigne d’une perspective individuelle pour investiguer le suicide auprès de différents groupes populationnels, les facteurs sociaux émergent et révèlent les liens qui unissent les gens touchés par ce fléau. Les facteurs sociaux comprennent le sexe, le genre, l’âge, l’appartenance religieuse ou culturelle, l’orientation sexuelle, l’occupation, le statut socio-économique. Le suicide est aussi étudié à partir des expériences sociales comme l’immigration ou l’acculturation, la séparation ou le divorce et les expériences d’exclusion ou de marginalisation. 3) Le caractère inacceptable : Le suicide est à la fois révélateur de la souffrance de la personne décédée et la cause d’une souffrance immense imposée à l’entourage. Plusieurs parents endeuillés par suicide affirment que « ce n’est pas dans l’ordre naturel des choses d’enterrer son enfant ». 4) La mobilisation : le suicide est une problématique dont la prise en charge est institutionnalisée. Elle est l’objet de recherche, d’intervention, de formation et de campagnes publiques de prévention. Cette mobilisation est assurée par l’État, le réseau communautaire et les citoyens eux-mêmes (par exemple : les groupes de soutien pour les endeuillés du suicide). Ces observations convergent pour mettre en lumière la dimension sociale du suicide, autant dans la recherche que dans les pistes d’action. Sur ce plan, la socialisation masculine occupe une place importante.

L’étude des rôles sociaux de genre

La sociologie du genre a apporté une contribution significative à la compréhension du suicide. Le genre correspond à la différenciation sociale, et non biologique, de ce qui est considéré comme masculin ou féminin (Johnson et Repta, 2012). Ce concept est distinct du sexe, qui renvoie à la différenciation biologique entre les hommes et les femmes. À l’intérieur de la sociologie du genre, il y a plusieurs paradigmes compréhensifs, dont un des plus connus est le paradigme de la masculinité hégémonique, élaboré par Connell (1995). Celui-ci avance qu’il n’y a pas une forme de masculinité, mais plusieurs, ce qui signifie que les hommes et les femmes ne forment pas des groupes homogènes. Les différentes formes de masculinité entretiennent entre elles des rapports de pouvoir afin de détenir la légitimité de déterminer ce qui est masculin et ce qui ne l’est pas. Au sommet de la hiérarchie des masculinités se trouve la masculinité hégémonique. Elle est porteuse du discours dominant et valorise l’antiféminité, la compétition, l’accomplissement professionnel, l’agressivité, l’hétérosexualité et l’homophobie. Par oppression ou exclusion, elle subordonne les autres formes de masculinité, reléguant au bas de la hiérarchie de genre, tout ce qui est symboliquement exclu de la masculinité hégémonique, incluant l’homosexualité. La principale critique de ce paradigme compréhensif est qu’il est limité aux aspects toxique ou déficitaire de la socialisation masculine (Genest-Dufault et Tremblay, 2010).

Du côté de la psychologie sociale, le paradigme normatif s’intéresse à la masculinité comme un ensemble d’attitudes, de comportements et d’habiletés d’un groupe d’individus qui se conforment à un stéréotype et aux normes de la masculinité (Pleck, 1981, 1995). S’inspirant de cette définition, le concept du conflit de rôle de genre est également pertinent à la recherche sur le suicide. Le conflit de rôle de genre, développé par O’Neil (1981, 2008), correspond à l’écart entre ce qu’un individu est comme homme et ce qu’il devrait être. En cherchant à atteindre les standards inatteignables de masculinité, les rôles masculins peuvent être dysfonctionnels, traumatisants et inadéquats.

Les applications de la sociologie du genre à l’intervention

Ces théories sociales ont inspiré plusieurs applications cliniques en psychologie et en travail social [1], notamment par la sensibilisation aux réalités masculines en intervention (Blazina et Shen-Miller, 2010 ; Deslauriers et al., 2010 ; Dulac, 1997, 1999, 2001 ; Levant et Pollack, 1995). La détresse chez les hommes devient un problème social reconnu au tournant des années 2000. C’est dans cette période que la province atteint un taux de suicide record, dont l’augmentation est presque exclusivement attribuable à l’augmentation du taux de suicide chez les hommes. Au moins deux cas de suicide d’hommes connus attirent l’attention publique : l’animateur Gaëtan Girouard et le chanteur André « Dédé » Fortin. Ces deux éléments, la réalité du fait et sa présence médiatique, mobilisent la santé publique et un nombre grandissant de chercheurs. C’est dans ce contexte que les campagnes de prévention du suicide commencent à cibler les hommes. Plusieurs études se penchent sur ce phénomène. Les hommes qui vivent un haut niveau de conflit de rôle de genre sont plus à risque de dépression et d’idéations suicidaires que ceux qui ont une vision plus ouverte de la masculinité (Tremblay, 2011). Dans le même sens, l’adhésion au rôle masculin traditionnel (qui s’apparente à la masculinité hégémonique décrite plus tôt) est positivement corrélée avec le risque suicidaire en raison de son impact négatif sur le soutien social, la demande d’aide et l’état mental (Houle et al., 2010 ; Houle et al.,, 2008). Ces résultats rejoignent ceux de Dulac (1997, 1999, 2001) sur l’interprétation que font les hommes plus traditionnels de la demande d’aide, comme un signe de faiblesse et d’incompétence.

Une autre étude québécoise met en lumière la dimension de genre de la crise suicidaire (Roy et Des Rivières-Pigeon, 2011). Dans celle-ci, on constate que chaque étape de la crise suicidaire implique une transgression des normes masculines. Ainsi, le fait de vivre des difficultés qui semblent insolubles, confronte la norme voulant que les hommes doivent être capables de régler leurs problèmes par eux-mêmes. Quand ces problèmes perdurent dans le temps, une phase de dépression s’installe. Elle est vécue avec beaucoup de honte au point de ne plus être en contrôle de ses émotions et de la baisse de la productivité au travail. Ensuite, une tentative de suicide (suicide non complété) confronte la norme selon laquelle un homme doit réussir ce qu’il entreprend. Finalement, l’expérience de la demande d’aide constitue une autre transgression de la norme voulant que les hommes règlent leurs problèmes par eux-mêmes. Les principaux obstacles identifiés par les hommes suicidaires dans ce processus sont l’orgueil et le regard des autres. Ces obstacles relèvent du rapport que l’individu et son entourage entretiennent avec les normes sociales sur ce qu’un homme doit faire et surtout, sur ce qu’il ne doit pas faire (comme demander de l’aide). Dans ce contexte, les hommes qui perçoivent leur besoin d’aide comme une expérience conflictuelle et illégitime sont peu enclins à demander de l’aide, comme l’explique ce participant à l’étude citée :

Une femme en difficulté, c’est vu comme normal. Un homme en difficulté à 50 ans, il n’est pas supposé avoir besoin d’aide. Ça fait un homme diminué, désabusé, ça fait une personne inutile, ça renforce les idées suicidaires

Roy et Des Rivières-Pigeon, 2011, p. 54

Ces études expriment les raisons pour lesquelles la recherche sur le suicide doit considérer les dimensions sociales de ce phénomène afin de réaliser des interventions, et des campagnes de santé publique, qui soient cohérentes avec les groupes populationnels les plus à risque.

La socialisation masculine : une piste de problème et de solution ?

En méthodologie de la recherche, un dicton dit que « lorsqu’on cherche des oranges, on trouve des oranges ». Cette phase représente bien une tendance dans la recherche sociale sur le suicide : en cherchant des explications à la surmortalité des hommes par suicide, on a trouvé (effectivement) des facteurs de risque dans la socialisation masculine. Est-ce suffisant pour conclure que la socialisation masculine se résume à un processus toxique et suicidogène ? Pas exactement, puisque c’est aussi dans la socialisation masculine que se trouvent des leviers à l’intervention et à la prévention du suicide. Plusieurs recherches révèlent comment l’alignement sur certains idéaux masculins, comme le travail et la famille, peuvent favoriser le rétablissement (McLaren et Challis, 2009 ; Oliffe et al., 2011 ; Oliffe et al., 2010 ; Sturgeon et Morrissette, 2010). Par exemple, même si certains hommes peuvent vivre une grande détresse en lien avec leur situation familiale (séparation, garde des enfants), les liens avec les enfants peuvent protéger d’un éventuel passage à l’acte. Le fardeau psychologique qu’imposerait le suicide aux enfants est incohérent avec le rôle traditionnel du père en tant que protecteur (Houle et Dufour, 2010 ; Roy et al., 2011). Cet alignement n’est pas figé, mais fait plutôt l’objet d’une négociation où l’individu décide des normes masculines auxquelles il se conforme et de celles qu’il rejette (Roy et Des Rivières-Pigeon, 2011). Ainsi, certains rôles masculins traditionnels peuvent agir comme levier d’intervention et ouvrir vers des changements positifs. Cette observation s’inscrit dans une tendance actuelle en recherche qui consiste à déconstruire le carcan rigide des normes masculines traditionnelles, de mieux connaître les forces et les capacités des hommes et de capitaliser sur celles-ci pour favoriser l’engagement des hommes dans leur santé et leur bien-être ; Macdonald, 2005 ; Oliffe et al., 2011 ; Oliffe et al., 2010 ; Tremblay et L’Heureux, 2010a, 2010b). Ceci suggère la poursuite des actions qui positionnent la demande d’aide des hommes comme une stratégie rationnelle et appropriée. Cette dernière exige le courage de passer par-dessus son orgueil et l’appréhension du regard des autres. En s’inspirant des travaux de Robertson (2007), si l’indépendance fait partie des normes masculines, la demande d’aide peut être positionnée comme un geste approprié puisqu’elle révèle une indépendance vis-à-vis des limites imposées par le stéréotype masculin. On peut y voir un moyen de « combattre le feu par le feu ». Cette interprétation peut servir à légitimer la demande d’aide des hommes en détresse afin de prévenir l’escalade vers la crise suicidaire.

Conclusion

Cet article a pour objectif d’expliciter la contribution spécifique de la sociologie à la recherche sur le suicide. Alors que les pionniers comme Durkheim et Sorokin cherchaient à l’époque la cause du suicide dans le social, la sociologie du suicide a grandement évolué au cours du xxe siècle, pour ouvrir vers des théories basées sur l’exclusion, la déviance et la stigmatisation. Ces théories ont été testées empiriquement et plusieurs études révèlent comment les comportements de santé et de demande d’aide sont influencés par le rapport des individus avec les normes sociales. C’est le cas de certains aspects de la socialisation masculine qui peuvent agir comme des facteurs de risque suicidaire ou comme des pistes de rétablissement. Ceci renforce la pertinence de poursuivre la recherche et l’intervention au point de rencontre entre l’individu et la société afin de tracer un portrait plus concret de cette relation. Dans ce contexte, il est important de garder à l’esprit que les connaissances autour de la santé mentale des hommes et des femmes doivent se développer en complémentarité, et non en silo, afin de mieux comprendre les processus sociaux qui sont impliqués, comme les tensions de rôles de genre. L’avancement des connaissances est également favorisé par le dialogue interdisciplinaire sur le suicide, ce qui permet aux différents champs de recherche de s’influencer mutuellement. Les recherches effectuées par plusieurs disciplines (anthropologie, biologie, médecine, psychiatrie, psychologie, sciences infirmières, service social) sont autant d’angles par lesquels la lutte au suicide doit se poursuivre afin de promouvoir la santé et le bien-être des individus et de l’ensemble de la collectivité.