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Il est généralement admis que le traitement des troubles de la personnalité constitue une entreprise parsemée d’embûches, avec des enjeux divers et souvent fort complexes qui compliquent la psychothérapie et son évolution. Spontanément, la mention d’impasse thérapeutique dans le traitement de ces troubles évoque dans nos réflexions — ou nos souvenirs ! — des enjeux liés au traitement des troubles du groupe B du DSM-IV-TR (American Psychiatric Association, 2000) : pensons par exemple à la gestion périlleuse des conduites suicidaires ou parasuicidaires, à la difficulté à maintenir le cadre thérapeutique et les frontières, à la présence d’éléments antisociaux qui perturbent le traitement, aux enjeux de séduction, ou encore aux enjeux transférentiels et contre-transférentiels puissants soulevés par le mépris hautain de certains patients. Ce n’est que plus rarement que la notion d’impasse évoquera les écueils, pourtant considérables, associés au traitement des troubles de personnalité du groupe A du DSM-IV-TR. Le présent article se propose d’explorer certains défis associés au traitement du trouble de personnalité schizoïde, en illustrant les vicissitudes du traitement à partir d’une expérience clinique marquée à la fois par de modestes réussites mais le plus souvent par des doutes lancinants. La conclusion illustre de façon éloquente certains des principaux enjeux associés à cette problématique. Notre paradigme d’étude est l’approche psychodynamique qui présente une riche tradition dans la compréhension théorique de ce trouble de personnalité.

Traitement du trouble de personnalité schizoïde : considérations générales

Le traitement du trouble de personnalité schizoïde pose de formidables défis pour l’intervention thérapeutique. Divers auteurs (p. ex., Beck et Freeman, 1990 ; Benjamin, 1996) soulignent qu’il s’agit d’un des troubles les moins étudiés, et pour lequel les lignes directrices pour l’intervention restent incomplètes ou insatisfaisantes. Il existe très peu de données à l’heure actuelle sur le traitement de ce trouble de la personnalité. Il n’existe par conséquent pas de données sur l’efficacité des approches thérapeutiques les plus courantes. Plusieurs auteurs considèrent ce trouble comme particulièrement difficile à traiter. Il s’agit de patients qui ne demeurent pas longtemps en traitement (Stone, 1993). La difficulté à investir le transfert assombrit le pronostic. La relation thérapeutique est vécue par ces patients comme étrange et les rend perplexes. Enfin, ces derniers perçoivent la thérapie comme étant peu bénéfique.

Le rôle de la pharmacothérapie sera au mieux fortement limité, voire inutile, pour ces patients. En effet, les agents pharmacologiques auraient peu d’impact sur leur anxiété profonde et leur détachement affectif, dans la mesure où la problématique schizoïde est avant tout relationnelle (Mittal et al., 2007). D’ailleurs, comparativement aux deux autres troubles de la personnalité du groupe A du DSM-IV (troubles paranoïaque et schizotypique), certains auteurs (p. ex., Esterberg et Compton, 2009 ; Mittal et al., 2007) observent que le trouble de personnalité schizoïde présente davantage de symptômes négatifs et relationnels (anhédonie sociale et interpersonnelle, et déficit sur le plan des affects) mais moins de symptômes positifs (distorsions cognitives et perceptuelles). Il n’en demeure pas moins que les liens et les différences entre ces trois troubles de personnalité demeurent encore bien mal compris, et qu’il est possible que le trouble schizoïde puisse correspondre à l’expression d’une condition psychophysiologique commune à ces troubles et à la schizophrénie, condition nommée schizotaxie par Meehl (1989). Les récents travaux de Lenzenweger (2010) montrent la pertinence toujours actuelle de ce concept. Selon cet auteur, le concept désignerait un continuum des troubles psychotiques, depuis des conditions sous-cliniques jusqu’à la schizophrénie en passant par les troubles de personnalité du groupe A.

Les patients qui présentent un trouble de la personnalité schizoïde consultent rarement de leur propre chef (Beck et Freeman, 1990 ; Sperry, 2003). La plupart du temps, ces patients demandent de l’aide à cause d’un trouble ponctuel de l’axe I, d’un stress aigu ou de pressions familiales. Williams (2005) souligne que malgré leur apparent détachement, ces patients peuvent devenir préoccupés par le vide qui règne dans leur vie ; ils peuvent également consulter en raison de sentiments douloureux de solitude. Des problèmes sur le plan du diagnostic différentiel peuvent compliquer leur accès à un traitement adéquat, par exemple avec le trouble de personnalité évitante ou avec certains troubles envahissants du développement comme le syndrome d’Asperger [1] (Williams, 2010).

Compréhension psychodynamique

Le terme « schizoïde » apparaît dans les écrits de Mélanie Klein (par exemple, 1946) qui évoquait la présence de mécanismes « schizo-paranoïdes », avec un clivage des représentations et une projection des pulsions agressives qui mènent à des représentations terrifiantes et persécutrices d’autrui. Fairbairn (1954) élabore davantage sur les troubles schizoïdes en identifiant comme caractéristiques principales l’omnipotence, le détachement émotionnel et une préoccupation pour le monde interne. Cet auteur estime que chez le patient schizoïde, il existe une crainte que leur désir vorace de relations et leurs besoins intenses ne détruisent l’autre, ou ne les détruisent eux-mêmes (par la projection sur autrui d’une représentation dévorante et engouffrante). Fairbairn (1954) utilise la métaphore du Petit Chaperon Rouge, avec la projection de l’avidité orale dévorante qui conduit à une peur de dévorer (et d’être dévoré, via la projection) dans les relations. L’individu schizoïde est par conséquent constamment confronté à trois tragédies : (a) son amour est vu comme destructeur ; (b) il affiche une compulsion défensive à haïr et à être haï, alors qu’il souhaite au plus profond de lui-même être aimé ; et (c) cette situation amène un renversement complet des valeurs morales. Toute relation est ainsi perçue comme dangereuse et doit être évitée. Aimer équivaut à fusionner, perdre son identité et détruire l’autre. La présence d’hostilité franche serait toutefois rare, et prendrait davantage la forme de résistance passive et de retrait. Pour Guntrip (1969), l’essence de la relation d’objet schizoïde consiste en un mode particulier de relation à l’objet où l’individu se sent seul et perdu en l’absence des figures d’attachement, mais se sent « avalé », englué et absorbé lorsque l’objet revient.

Plus récemment, Gabbard (2000) évoque la présence de fantaisies omnipotentes ou de toute-puissance chez ces patients (lorsqu’ils donnent accès à leur monde interne en thérapie) qui augmentent en fréquence de façon inversement proportionnelle à leur estime de soi ; ces fantaisies suscitent beaucoup de honte et ne sont pas facilement partagées. McWilliams (2011) voit aussi chez eux une certaine forme de mépris hautain et de supériorité, souvent dans la sphère intellectuelle, possiblement développés en réaction aux intrusions perçues et au contrôle par les autres dans leur histoire développementale. Le sentiment subjectif en est un d’irréalité et de diffusion de l’identité, menant à un vide identitaire immense. Pour Rey (1994), le patient schizoïde vit un dilemme « claustro-agoraphobique » où une trop grande proximité mène à des anxiétés claustrophobiques (fusion et engouffrement), alors que l’éloignement mène à des angoisses agoraphobiques de perte et d’effondrement. Williams (2010) évoque quant à lui des préoccupations de type « suffocation-isolement » pour décrire ce phénomène. Forcés de rechercher le contact pour soulager leur détresse, les patients schizoïdes deviennent oppressés et persécutés lorsque ce contact est trop prolongé ou trop intime, lequel entraîne une vive anxiété de même qu’une menace de perte du sentiment d’identité. Quant à Kernberg (Kernberg, 1984 ; Kernberg et Caligor, 2005), il conçoit le trouble de personnalité schizoïde comme correspondant à un « bas niveau » de l’organisation limite, où le Surmoi est pauvrement intégré, avec une utilisation massive du clivage, un envahissement de la pensée par les processus primaires, un monde interne peuplé de représentations idéalisées et effrayantes d’autrui, et des représentations exaltées de soi qui suscitent beaucoup de honte.

Akhtar (1992) fait ressortir huit caractéristiques principales à partir de la littérature clinique qui distingueraient le trouble de personnalité schizoïde : (a) le retrait social ; (b) une vie intrapsychique riche et intense ; (c) la présence contradictoire de sensibilité et d’un froid détachement ; (d) une vie sexuelle chaotique qui peut s’exprimer par une position asexuée, ou encore par des intérêts pornographiques, du voyeurisme ou de l’érotomanie ; (e) une moralité inégale ; (f) des bizarreries sur le plan cognitif ; (g) des buts et des objectifs personnels vagues et mal définis ; et (h) des fluctuations sur le plan de l’attachement à l’autre, oscillant entre un investissement intense et un détachement complet.

Vignette clinique

Nous proposons, en guise d’illustration des concepts précédemment décrits, de présenter un survol du suivi d’un patient de 34 ans, qui a consulté un service de consultation universitaire pendant une période d’un peu plus d’un an.

Première rencontre

Au moment de la première rencontre, je dispose de peu d’informations sur monsieur R. sinon qu’il souhaite consulter en raison de symptômes « d’anxiété sociale », qu’il est célibataire, sans enfant et qu’il demeure seul dans un petit appartement aménagé au sous-sol chez sa grand-mère paternelle. Sa présentation physique a d’emblée quelque chose de saisissant : monsieur est de très grande taille et plutôt longiligne ; son teint est pâle, voire blafard, et son regard a une intensité et une fixité qui créent rapidement un malaise. Monsieur s’exprime avec un léger zézaiement, avec un ton et un choix de mots qui nous apparaissent par moment plutôt infantiles, du moins certainement immatures. Il m’explique s’être présenté à notre service de consultation après s’être reconnu dans un article traitant de la phobie sociale. Il dit souffrir, selon son évaluation subjective, de la plupart des manifestations de ce trouble. Lorsque je l’invite à en donner des exemples, il explique qu’il n’a pas le sens de l’humour et qu’il a de la difficulté à rire de ce qui, en général, amuse les gens. Il est plus particulièrement confronté à cette difficulté lors des activités sociales organisées par ses collègues de travail, auxquelles il participe occasionnellement, sans plaisir. Il n’a pas de véritable ami, hormis une connaissance avec qui il marche parfois en montagne. Ses loisirs sont plutôt solitaires, il dit s’intéresser au cinéma, à l’actualité et à l’histoire. Il me précise qu’il a de toute manière peu de temps à consacrer à ses loisirs, car il travaille à temps plein dans une usine agro-alimentaire et se porte volontaire dès qu’il le peut pour effectuer du temps supplémentaire ou travailler la fin de semaine. Il s’agit d’un emploi où il a peu l’occasion de socialiser, m’explique-t-il : les bruits assourdissants de la machinerie rendent pratiquement impossibles les discussions entre collègues, et il sacrifie souvent ses pauses pour peaufiner son travail.

M. R. se trouve toutefois en arrêt de travail depuis trois mois en raison d’un épisode dépressif majeur. Il explique les circonstances qui ont précédé le déclenchement de cet épisode. Alors que son père séjournait à l’étranger, il a pris l’initiative de faire installer une piscine dans la cour de la résidence familiale (il demeurait à l’époque chez son père, au sous-sol). Il dit l’avoir fait avec les meilleures intentions du monde, et était certain que cela ferait grand plaisir à ce dernier. À son retour, toutefois, son père a réagi avec colère, questionnant son jugement et le forçant à faire en sorte que les travaux s’arrêtent illico. M. R. ajoute qu’un autre incident aurait contribué selon lui à précipiter l’épisode dépressif. Son père multipliait depuis quelques semaines les tentatives pour lui organiser un rendez-vous galant avec l’une de ses collègues de travail, mais il n’était nullement intéressé à rencontrer cette femme et écartait du revers de la main toutes les suggestions à cet égard. Son père aurait fini par le confronter en lui disant qu’il n’était pas normal qu’un homme de son âge n’ait jamais eu de conjointe et ne manifeste aucun intérêt à rencontrer des femmes (M. R. précise alors qu’il se définit comme hétérosexuel, et confie qu’il n’a jamais eu de relation sexuelle). Il dit avoir commencé à se poser des questions à savoir s’il était véritablement « normal ». Ses réflexions l’ont amené à faire le constat douloureux qu’il était différent des autres et qu’il se sentait étranger au monde dans lequel il évoluait. Peu après ces incidents, M. R. a commencé à éprouver toute la gamme des symptômes associés à un épisode dépressif majeur (humeur dépressive, perte d’intérêt, hypersomnie, ralentissement psychomoteur, perte d’énergie, culpabilité excessive, pensées de mort récurrentes). Des éléments psychotiques ont également envahi le tableau clinique, avec des idées de référence et des hallucinations auditives : M.R. entendait des voix et recevait des messages spéciaux en provenance de la télévision qui l’enjoignaient de tuer son père et de se donner la mort ensuite. Ces voix étaient suffisamment envahissantes pour qu’il décide de se débarrasser de ses armes à feu, lui qui est amateur de chasse. Il consulte alors brièvement à l’urgence psychiatrique, où on aurait diagnostiqué un épisode dépressif majeur avec des caractéristiques psychotiques (nous n’avons toutefois pu avoir accès à cette évaluation). On lui prescrit également lors de cette visite de la rispéridone, qui atténue rapidement l’intensité des symptômes psychotiques. Après un bref conseil de famille, il est décidé que M. R. ira vivre temporairement chez sa grand-mère paternelle.

Remarques : La première rencontre avec M. R. suscite de puissantes réactions contre-transférentielles. Il convient d’abord de préciser que le discours est très pauvre et manque de spontanéité. J’ai constamment l’impression de devoir lui soutirer de l’information, réduisant mon rôle à celui d’un enquêteur ou d’un limier qui serait chargé d’interroger un suspect. Les silences sont fréquents, longs et lancinants. Les minutes s’égrènent au compte-goutte, et plus le temps avance, plus je me sens aux prises avec un sentiment de détresse, de malaise et d’impuissance. Ces sentiments évoquent les propositions de McWilliams (2011) à l’effet que la fragilité subjective du patient schizoïde se reflète souvent chez le thérapeute, via l’identification projective, par un sentiment de faiblesse, d’impuissance ou de désespoir.

Le portrait clinique qui se dégage s’éloigne considérablement des considérations du DSM-IV-TR (American Psychiatric Association, 2000) et des propositions d’autres auteurs (par exemple Millon et Davis, 2000) qui estiment que la caractéristique distinctive de trouble de personnalité schizoïde est l’absence du désir de développer des relations proches. M.R., au contraire, souffre intensément de l’absence de relations et des sentiments d’étrangeté et d’aliénation qui en découlent. Akhtar (1992) déplore le fait que le DSM néglige l’ambivalence et le dilemme chronique entre le désir intense d’être en relation et la crainte d’engouffrement. L’utilisation, dans le DSM-IV-TR, de qualificatifs comme « semble » dans ses critères diagnostiques du trouble (par exemple, « Semble indifférent aux critiques autant qu’aux éloges d’autrui »), pourrait être vu comme un effort, quoique mince, pour souligner l’écart entre la présentation de surface et le monde interne chez ces patients. Kernberg (1984) reproche également à la conception du DSM d’exclure de sa définition les contributions dynamiques à l’étude de ces patients. Il rappelle que l’expérience clinique montre que beaucoup d’entre eux sont loin d’être dépourvus d’affect et d’humour, et que dans bien des cas, ils peuvent souffrir intensément de ne pas avoir accès à leurs propres sentiments. L’apparente absence d’affect peut être la conséquence d’un clivage profond qui mène à une fragmentation de l’expérience affective, qui vide littéralement de sa substance les expériences interpersonnelles. À la différence du trouble de la personnalité limite, où les relations d’objet internalisées (qui ont souvent elles aussi un caractère clivé, idéalisé et/ou persécutoire) sont « agies » ou actualisées dans la sphère interpersonnelle, elles sont vécues chez l’individu schizoïde sur un mode fantasmatique, ce qui leur confère une vie mentale riche qui contraste avec la pauvreté de leurs relations.

Rencontres 2 à 5

Ces rencontres sont essentiellement consacrées à l’exploration en profondeur de la problématique de M.R., avec un bilan prévu à la cinquième rencontre. Cela inclut une objectivation de la pathologie des axes I et II du DSM-IV, à partir du Structured Clinical Interview for DSM-IV axis I Disorders (SCID-I ; First et al., 1997) et du Structured Clinical Interview for DSM-IV axis II Personality Disorders (SCID-II ; First et al., 1997). Cette évaluation confirme les impressions diagnostiques initiales sur la présence d’un trouble de personnalité schizoïde, six des sept critères associés au trouble étant présents. Elle ne met pas en évidence la présence de symptômes actuels associés à un épisode dépressif ou à un trouble de la lignée psychotique, et M.R. ne satisfait pas aux critères d’un trouble d’anxiété sociale tel que défini dans le DSM-IV. Une évaluation structurale de la personnalité, en utilisant le canevas proposé par Kernberg (1984) [2], met en relief la présence d’une organisation limite de la personnalité, marquée par une forte diffusion de l’identité. Ce syndrome élaboré par Kernberg (1984) se caractérise par un sentiment au long cours de vide intérieur et une incapacité à donner une description riche, complexe et intégrée de soi-même et des proches significatifs. Les descriptions du patient sont en effet caricaturales, superficielles et truffées d’éléments infantiles (par exemple, M. R. nous fournit la description suivante de sa grand-mère : « elle est douce, elle est gentille, elle a deux chats »). L’évaluation structurale suggère également la présence de mécanismes de défense primitifs, principalement le déni et la projection de l’agressivité et des affects négatifs en général, ces derniers étant même parfois vécus sur un mode pseudo-hallucinatoire ou pseudo-psychotique (par exemple lorsqu’il croise une femme dans la rue et qu’il se fait la réflexion qu’elle est laide, il se dit convaincu que cette pensée ne peut provenir de lui). M. R. conserve tout de même un recul critique face à ces expériences et est en mesure de commenter sur leur caractère étrange ou inhabituel, suggérant un maintien de l’épreuve de réalité et nous situant dans un registre limite plutôt que franchement psychotique, au sens où l’entend Kernberg (Kernberg et Caligor, 2005). Nous sommes tout de même en présence d’une organisation limite de bas niveau, avec des angoisses caractérisées par des peurs d’engouffrement et de perte d’identité, et des frontières soi-autrui poreuses qui amènent le patient à créer de manière défensive une distance salutaire avec les autres.

L’exploration de l’histoire développementale met au jour un événement traumatique : le décès soudain de sa mère des suites d’un accident de la route alors qu’il était âgé de 15 ans. Il a alors dû être hospitalisé pour ce qui ressemble fort, à la description, à un autre épisode dépressif majeur accompagné de manifestations psychotiques (des voix l’enjoignaient de se donner la mort pour aller rejoindre sa mère). Ces informations n’ont cependant pu être objectivées par une consultation de l’évaluation psychiatrique réalisée à l’époque. Hormis cet événement, l’histoire personnelle n’a rien de particulier selon ses dires. L’environnement familial est décrit comme plutôt formel, voire quelque peu froid, avec peu de démonstrations affectives et une valorisation importante du travail acharné. Cette description se rapproche de celle proposée par Benjamin (1996) pour décrire le climat familial typique chez les patients qui présentent un trouble schizoïde.

Lorsque je présente au patient le bilan de l’évaluation, et lui explique mes impressions diagnostiques à propos du trouble de personnalité schizoïde, et comment cette pathologie semble affecter son fonctionnement dans diverses sphères de vie dont la sphère interpersonnelle, monsieur se dit d’accord avec mes observations… et annonce du même souffle que la thérapie est terminée car « il ne reste plus rien à nous dire ». L’exploration de son désir pressant de mettre fin prématurément au suivi et de son sentiment à l’effet que tout a été dit entre nous, met au jour de vives angoisses à l’idée qu’il pourrait exister différentes perceptions et différentes façons d’appréhender une même réalité. Sentir en lui « mes » idées, différentes des siennes, est hautement troublant pour le patient. Cela fait ressortir comment la fonction sociale de la communication est menaçante à ses yeux, et comment il préfère voir, dans les discussions, un échange objectif et neutre d’informations. Notre compréhension est que M.R. semble affolé par le contact qui s’établit entre nous deux et par notre proximité, vécue avec un sentiment d’envahissement et d’intrusion. Il considère la fuite comme la seule option viable pour assurer sa survie psychique. L’apparition concomitante de préoccupations au sujet de l’homosexualité dans le travail d’exploration est sans doute significative. Durant cette exploration, M. R. se demande si l’absence au long cours de toute relation intime ou amoureuse avec une femme ne refléterait pas une homosexualité latente, même s’il n’a jamais éprouvé d’attirance envers les hommes. Lorsque je lui propose une interprétation de son désir de quitter en lien avec le malaise et l’inconfort qu’il peut ressentir face au sentiment de proximité, il se dit en désaccord… mais ajoute qu’après réflexion, il compte poursuivre son suivi. Il accepte l’offre de traitement, soit une psychothérapie psychodynamique pour laquelle nous n’avons pas initialement fixé de durée.

Remarques : Dès le début de la thérapie, le thérapeute doit composer avec une double difficulté face aux enjeux et aux angoisses schizoïdes du patient. Il s’agit d’une part d’arriver à se positionner dans l’espace relationnel du patient, juste assez proche et juste assez distant, en gardant la capacité de se mouvoir dans cet espace fort restreint en fonction des mouvements d’avancée et de retrait du patient. D’autre part, il s’agit de trouver le bon dosage d’interprétation, tâche qui est évidemment reliée à la première (on pourrait penser qu’elle en est une des manifestations). Certes, il est généralement admis que le mécanisme de changement principal pour ces patients consiste en l’internalisation d’une relation thérapeutique positive, protectrice et bienveillante, et non en l’interprétation des conflits internes. Le but ultime de la thérapie serait de fournir une nouvelle expérience émotionnelle correctrice visant la maturation (Gabbard, 2000). Pour des auteurs comme Kernberg (1984) et Williams (2010), cette seule expérience relationnelle ne semble pas suffisante si elle n’est pas reconnue, et transformée par la mentalisation en matériel explicite sur lequel le patient peut réfléchir. L’interprétation sera aussi utile, en particulier dans des contextes précis : elle pourra être utilisée en lien avec les angoisses primitives dans des moments où le moi n’est ni envahi par l’anxiété, ni paralysé par les défenses. Williams (2010) souligne l’importance de prendre en considération les « angoisses psychotiques » (ou « claustro-agoraphobiques » de Rey, 1994) dans le traitement, angoisses qui laissent une empreinte profonde sur le monde interne de ces patients, provoquant une méfiance chronique et une vive anxiété. Les réactions thérapeutiques négatives, les anxiétés de séparation, la rage narcissique et l’envie destructrice sont attendues et doivent aussi faire l’objet d’une interprétation.

Rencontres 6 à 11

Les rencontres se déroulent à un rythme douloureusement lent et laborieux. Les obstacles typiques associés au traitement de ce trouble envahissent les séances : la mise à distance et le silence prennent toute la place. M. R. ne parle que si on le questionne, et le contact visuel est pratiquement inexistant, hormis des instants où il me scrute avec une intensité pénétrante. La difficulté consiste à tolérer les silences et à garder en tête que la relation existe toujours dans ces périodes. Il s’agit pour ces patients, dans une certaine mesure, d’une façon d’entrer en contact. Leur position silencieuse et détachée évoque la notion de « retrait psychique » développée par Steiner (1993) pour décrire une tentative de rétablir un espace paisible et protecteur face à la tension engendrée par une double proximité : le contact trop étroit avec le thérapeute et le contact trop étroit avec le monde interne (sensations, émotions, pensées, etc.) qui en découle. Gabbard (2000) insiste sur l’importance, pour le thérapeute, d’adopter une attitude très patiente devant la lenteur du processus et de se montrer très tolérant face aux silences. Il devient alors très difficile de trouver la distance thérapeutique optimale : terrifiés par la régression et la dépendance, ces patients ont besoin d’un environnement encadré et d’une implication limitée de la part du thérapeute ; en même temps, ils sont extrêmement souffrants et manifestent un besoin intense de l’aide du clinicien pour gérer les crises affectives. La tentation d’effectuer des passages à l’acte ou de capituler face au patient devient un écueil de tous les instants. Dans la mesure où ces patients se retirent souvent dans un style de communication détaché, il serait en effet facile de sombrer dans un contre-détachement, et de les voir comme d’intéressants spécimens plutôt que comme des êtres humains. À d’autres moments, il peut devenir tout aussi tentant de se précipiter vers le patient, happé par son désarroi et sa solitude. Dans ce contexte, il est crucial d’éviter d’interpréter le silence comme une résistance, car le patient peut se sentir responsable et humilié par son incapacité à communiquer (Khan, 1983 ; Nachmani, 1984). Des attentes élevées ou irréalistes à cet égard de la part du thérapeute susciteront plus d’éloignement. Williams (2005, 2010) estime que les techniques de confrontation seraient à éviter, dans la mesure où elles accroissent l’anxiété de façon excessive chez ces patients.

Rencontre 12 à 19

Un revirement majeur survient lors de la 12e rencontre, qui avait pourtant débuté avec les mêmes silences lancinants que lors des précédentes. M. R. se lance dans le récit d’un film qu’il a vu au cours de la fin de semaine. D’abord vaguement irrité et découragé devant le tournant trivial que semble prendre la thérapie, je tends soudain l’oreille en réalisant de quel film il est question : il s’agit de Ne dites rien, mettant en vedette Michael Douglas et Brittany Murphy. En bref, ce long métrage relate l’histoire d’un psychiatre qui se retrouve forcé de faire parler une jeune patiente catatonique, qui détient des informations fort utiles aux yeux d’une bande de mécréants, qui retiennent en otage la famille du psychiatre. Difficile de ne pas y voir un parallèle avec nos propres séances et sa propre difficulté à communiquer avec moi. Entrer en contact semble ainsi associé à un sentiment d’urgence, mais également à toutes sortes de périls et de menaces. Lors de cet échange, j’évite de mentionner trop directement à M. R. qu’il est possiblement en train de parler de notre relation. J’opte pour le respect du compromis qu’il semble ainsi chercher à établir : entrer en contact et me parler de son monde interne, tout en le faisant avec une certaine mise à distance, à travers un médium comme le cinéma. Cela n’est pas sans rappeler les thérapies d’enfants qui mettent en scène les conflits et les enjeux intrapsychiques par le jeu. Un peu comme l’a montré Winnicott (1971), l’espace du jeu devient un espace transitionnel, un espace qui aménage une transition entre la solitude et la relation à l’autre, mais aussi un espace où les enjeux du patient peuvent être transigés, c’est-à-dire mis en scène, actualisés, échangés et possiblement transformés. Reid (1996) a bien décrit comment cette aire transitionnelle ou intermédiaire, où il importe peu de déterminer ce qui appartient au-dedans et ce qui appartient au dehors, permet de faire le deuil de l’expérience de l’omnipotence et de passer à l’étape développementale que Winnicott nomme le « sujet objectif », la capacité à être témoin de soi et conscient de sa propre existence et de celle d’autrui. Je me suis alors promis de demeurer attentif aux prochaines mentions cinématographiques, et à l’inviter, sans toutefois insister, à me parler des films en question et de ses réactions à la suite du visionnement.

L’attente fut de courte durée : deux rencontres plus tard, il me raconte le film K-Pax, l’homme qui venait de loin… Il s’agit encore une fois d’un récit mettant en scène un psychiatre (Jeff Bridges) qui se retrouve face à un patient (Kevin Spacey) qui se prétend originaire d’un autre monde. Tout le film joue autour de cette ambiguïté : sommes-nous en présence d’un patient psychotique et délirant, ou d’un individu dont l’origine serait authentiquement extraterrestre ? Ce film illustre vraisemblablement les sentiments puissants d’aliénation et d’étrangeté présents chez M. R., qui ressent douloureusement qu’il n’arrive pas à se sentir connecté aux autres et se perçoit comme différent d’eux. La crainte d’être également perçu comme différent ou « extraterrestre » par les autres se fait de plus en plus présente, ce qui nous amène à approfondir les sentiments de vide qui en découlent. Les rencontres suivantes sont marquées par un certain rapprochement, une plus grande spontanéité dans la conversation et une curiosité accrue à propos de mes opinions et de mes états mentaux. En gardant en tête les angoisses primitives d’envahissement et de perte d’identité associées au sentiment de proximité, je ne fus guère surpris lorsque, quelques rencontres plus tard, M. R. me raconte le film Panic Room, mettant en vedette Jodie Foster, dans lequel elle et sa fille doivent se barricader dans une chambre forte afin de se protéger contre des criminels entrés par effraction dans leur demeure. Au terme de ce récit, il m’annonce à la toute fin de la séance qu’il s’agissait pour lui de sa dernière et qu’il ne compte pas revenir. Il consent tout de même à une « dernière » rencontre-bilan, où je lui propose cette fois une interprétation plus directe des liens entre le film et les angoisses d’envahissement et d’intrusion qu’il pourrait vivre en lien avec le rapprochement des dernières rencontres. Mettre fin à la thérapie, pour lui, peut sembler la seule protection possible contre cette menace. Après cette longue interprétation, il se contente de dire : « Hmmm… pas vraiment. Mais finalement, je pense que je vais quand même rester en thérapie. »

Rencontres 20 à 44

Cette période de la thérapie s’accompagne de changements positifs significatifs dans la vie de M. R. Il retourne au travail à temps plein. Au fil des semaines, il commence à socialiser davantage avec ses collègues et à prendre ses pauses en leur compagnie. Il conserve tout de même un sentiment d’aliénation face à eux, se disant profondément incapable de comprendre à certains moments ce qui les motive ou ce qui les amuse (par exemple les entourloupes de certains collègues qui trompent l’employeur sur les heures travaillées, ou l’utilisation de chariots par des collègues qui veulent faire la course pour s’amuser). À la suite d’une réprimande en lien avec une négligence sans conséquence de sa part (oubli du port du casque à une reprise), qu’il perçoit comme une injustice à son endroit, il décide de s’impliquer au sein de son syndicat. Ces incidents mettent au jour un investissement plutôt inégal des valeurs morales, avec une vision très simpliste, voire franchement manichéenne du bien et du mal, et une morale préconventionnelle (Kohlberg, 1981) où les règlements doivent être suivis à la lettre et où les fautifs doivent être punis sévèrement pour leurs écarts de conduite. M.R. s’efforce par ailleurs de développer une vie sociale à l’extérieur du travail. Même son apparence physique change sensiblement, il reprend du poids et affiche un teint moins blafard. Il s’exprime avec plus d’assurance, et son zézaiement est nettement moins apparent. Il s’inscrit à des cours d’arts martiaux, et commence à fréquenter un café dans un centre commercial. Un questionnement plus poussé montre qu’il conserve quand même une certaine distance face aux autres, et qu’il se place essentiellement dans une position d’observateur lors de ces activités, ne cherchant pas à développer de contacts beaucoup plus profonds avec autrui. Le récit de films continue à occuper certaines séances. On y retrouve maintenant des comédies, mais il nous relate également (avec une surabondance de détails) des séquences de blessures ou de tortures qui l’ont marqué. Ayant recommencé la chasse à l’orignal, il me raconte également certaines expériences, avec des détails parfois quelque peu révulsants sur la mise à mort de l’animal, son dépeçage et son écorchage. Le sadisme, ou du moins l’investissement agressif qui transparaît dans ces récits, se retrouve encore une fois sous la coupe de mécanismes de défense primitifs comme le déni et la projection, qui l’empêchent de se réapproprier complètement ces facettes désavouées de sa personnalité — même s’il se montre de plus en plus ouvert à l’idée qu’il puisse vivre par moments des émotions négatives face aux autres, en particulier au travail. En plus du cinéma et de la chasse, M. R. se passionne également pour l’actualité. Il est à la fois fasciné et troublé par une histoire sordide de meurtres en série qui secoue la ville de Washington, et plusieurs séances sont consacrées à l’exploration de ses réactions face à cette affaire. Nos discussions à ce sujet font ressortir comment il voit dans ces événements une confirmation de la nature profondément sauvage et imprévisible de l’être humain, renforçant son désir de mettre une distance entre lui et les autres.

Rencontres 45 à 57

À la 45e rencontre, pour la première fois, M. R. s’absente sans préavis. Son assiduité avait jusque-là été sans faille (aucun retard, aucune absence). Il est de retour la semaine suivante à l’heure habituelle, et m’explique que son réveille-matin n’a pas fonctionné la semaine précédente, et qu’il était rentré tard la veille après s’être rendu à l’extérieur de la ville pour les funérailles d’un parent éloigné. Notre cadre de traitement prévoyait qu’en cas d’absence sans préavis, il devait s’acquitter de la moitié de la somme qu’il devait habituellement débourser pour les rencontres. En prenant en considération son assiduité jusqu’à présent en thérapie, de même que les circonstances atténuantes et crédibles qui justifiaient son absence sans préavis, je lui ai annoncé qu’il n’aurait pas à défrayer la moitié de la somme pour la rencontre manquée. Cette dérogation au cadre thérapeutique constitua, en rétrospective, une erreur fatale. À la rencontre suivante, il se lance dans le récit du film Jour de formation, dans lequel Denzel Washington incarne un policier véreux et corrompu, qui cherche à manipuler sans vergogne une jeune recrue pour se tirer d’une position fâcheuse. Lors de la rencontre subséquente, il annonce qu’il souhaite mettre fin à son suivi pour des raisons financières. Un bref questionnement nous apprend toutefois que ses finances se portent, selon l’évaluation que nous pouvons en faire, très bien (et les rencontres, qui se déroulent dans un centre de consultation universitaire, sont offertes à un prix modique).

Ce brusque revirement crée chez moi un fort sentiment de perplexité et d’incompréhension. Le travail de supervision nous amène à poser l’hypothèse suivante : en décidant de ne pas appliquer le cadre thérapeutique, je devenais à ses yeux une figure à la fois corrompue et corruptrice, de qui il devait se protéger. Tant qu’il existait un cadre thérapeutique balisant notre interaction et ses limites, délimitant clairement nos frontières et établissant ce qui était acceptable ou non, ses angoisses primitives autour des thèmes d’envahissement, d’intrusion et d’engouffrement se trouvaient contenues par ce même cadre. En le bafouant, toutefois, j’introduisais dans notre relation l’arbitraire et le discrétionnaire, rendant notre cadre caduque à ses yeux (en effet, que valent les lois quand ceux qui les édictent peuvent se permettre de les briser ?) et l’exposant à toutes sortes de menaces interpersonnelles. Le travail de supervision a également permis d’approfondir les déterminants plus inconscients de ce bris de cadre, qu’il serait trop facile de rationaliser en invoquant l’inexpérience. Diverses hypothèses ont été évoquées. Il semble que j’aie alors pu m’identifier dans le contre-transfert, d’une manière que Racker (1968) décrirait comme « concordante », avec une représentation de soi du patient qui cherchait à tout prix à éviter l’émergence dans la relation de tout élément pouvant avoir une connotation agressive. En effet, il semble que j’aie pu craindre que l’application du cadre ici ne soit perçue par le patient comme une agression, comme un acharnement injustifié ou comme un abus de pouvoir dans un contexte où son respect des balises du traitement avait été jusque-là irréprochable. Il est également possible que j’aie craint que cet incident n’ouvre une brèche à l’expression de l’agressivité et des éléments paranoïdes larvés mais vraisemblablement massifs chez le patient. Ironiquement, c’est la non-application du cadre qui a mené à leur émergence, et il est permis de croire (bien que nous n’en aurons jamais la certitude) que le client se serait acquitté des frais sans protester, tel que prévu initialement.

Une position encore plus méfiante, voire paranoïde, caractérise les rencontres suivantes : il se présente avec une liste exhaustive de toutes nos rencontres et des sommes déboursées, relevant un écart de cinq dollars entre ses propres calculs et celui affiché sur les reçus officiels remis par le secrétariat. Lors de la rencontre suivante, il me questionne à savoir si je suis réellement psychologue, car une représentante de sa compagnie d’assurances aurait insinué un doute dans son esprit à ce sujet. Deux semaines plus tard, il revient en brandissant fièrement un encart publicitaire de notre service de consultation publié dans un quotidien local, où le tarif indiqué pour les rencontres de psychothérapie avec un stagiaire était de 20 $ (mon propre tarif était alors de 30 $, car j’oeuvrais au service à titre de psychologue et non de stagiaire). Il y voyait une indication à l’effet que j’avais cherché à le flouer et à tirer avantage de lui, et que j’entretenais en somme une relation malhonnête avec lui. Dans ces circonstances, j’ai préconisé, à la suggestion de Gabbard (2000), un mélange d’interprétations et d’interventions ancrées dans la réalité, en soulignant la relation d’objet sous-jacente dans laquelle il se percevait comme la victime impuissante d’un corrupteur sans scrupule, avec un affect de peur et de menace. Une autre relation d’objet sous-jacente semblait également se jouer à ce moment, dans laquelle c’est moi qui devenais la victime de critiques et d’attaques injustifiées, alors que M.R. se trouvait dans une position de contrôle omnipotent, avec une certaine arrogance dans le lien thérapeutique. Il exerçait par ailleurs, sur le plan fantasmatique, un pouvoir « de vie ou de mort » sur la poursuite de la thérapie de séance en séance, en insinuant avant de quitter chaque rencontre qu’il n’était pas certain de revenir la semaine suivante. Cette position toute-puissante de contrôle était vraisemblablement défensive pour lui et visait à le protéger contre ses angoisses relationnelles primitives, en lien avec la peur que je ne sois celui qui le contrôle et qui abuse de lui. Le contre-transfert qui dominait à ce moment correspondait d’assez près à celui qui ressortait comme le plus saillant pour les patients du groupe A du DSM-IV-TR dans l’étude de Betan et Westen (2009), soit un sentiment d’être critiqué ou maltraité. Nos tentatives d’interprétation demeureront finalement sans effet : après la 57e rencontre, M. R. annonce que cette fois, il s’agit vraiment de la dernière rencontre, et que sa décision est sans appel. Nous avons respecté son choix en lui laissant une porte entrouverte si jamais il souhaitait éventuellement revenir pour tenter d’en comprendre davantage sur ce qui a pu ainsi précipiter la fin de la thérapie. Il n’a toutefois jamais donné suite à cette offre.

Remarques finales : Il est difficile de déterminer si ce suivi doit être classé dans la catégorie des succès thérapeutiques ou celle des échecs. La réponse se trouve probablement quelque part entre les deux. D’une part, M.R. est retourné au travail à temps plein. Il a commencé à y développer quelques relations, bien qu’investies plutôt superficiellement et avec une distance prudente. Nous estimons que M. R. a connu un gain de 30 points environ sur l’Échelle globale de fonctionnement (American Psychiatric Association, 2000) entre le début et la fin du suivi, ce qui est considérable. Sur le plan structural, il se réappropriait progressivement certaines facettes de sa personnalité et se montrait mieux en mesure de reconnaître une part d’agressivité en lui — bien que les défenses primitives étaient toujours à l’oeuvre en fin de suivi, en particulier autour du transfert. La fin du suivi a fait émerger plus clairement les angoisses paranoïdes présentes en filigrane pendant une bonne partie de la thérapie, de même qu’une attitude relationnelle plus arrogante et contrôlante. Il est significatif de noter que les enjeux paranoïdes, peu présents au moment de l’évaluation initiale (qui n’avait pas mis au jour la présence d’un trouble, ni même de traits de personnalité paranoïaque par exemple), ont semblé émerger en parallèle avec le rapprochement dans la relation thérapeutique, ce qui est compatible avec une dynamique schizoïde où la proximité est associée à toutes sortes de menaces. En somme, tel qu’attendu à l’intérieur d’un suivi psychodynamique, les enjeux relationnels problématiques se sont « cristallisés » à l’intérieur de la relation thérapeutique, où ils n’ont toutefois pu être compris et liquidés en profondeur.

Nous retiendrons différentes leçons à partir des vicissitudes de ce suivi. D’abord, sur le plan diagnostique, nos impressions viennent étayer les propositions d’auteurs comme Akhtar (1992) et Kernberg (1984) qui estiment que la prétendue indifférence face aux relations associée au trouble de personnalité schizoïde (tel que le conçoit notamment le DSM-IV-TR [3]) reflète plutôt des conflits internes et des angoisses autour des relations. Il semble également y avoir certains périls à ne pas tenir compte des angoisses relationnelles profondes et des enjeux objectaux qui influencent les relations et leur représentation chez ces patients. Enfin, l’importance du maintien du cadre thérapeutique, maintes fois réitérée dans le cas des « autres » troubles de la personnalité, trouve également une importance toute particulière ici, en lien encore une fois avec les angoisses primitives du patient.