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Introduction

Le plan d’action en santé mentale diffusé par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS) en 2005 prônait une participation plus active des usagers au système de santé. L’enjeu était alors d’améliorer tant les conditions du rétablissement de ces usagers que la prestation de services et des soins (Delorme et Gilbert, 2014). Le réseau de la santé et des services sociaux québécois a ainsi été, depuis dix ans, le cadre de nombreuses initiatives visant une plus grande participation des usagers[1] et encourageant la collaboration entre les différents acteurs du milieu sanitaire et social (Clément, Gagné, Lévesque et Rodriguez, 2012).

Plus récemment, l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM) a développé avec ses partenaires et la communauté une vision clinique de l’organisation des services en santé mentale centrée sur la pleine citoyenneté (IUSMM, 2013 ; Pelletier, Bordeleau et Fortin, 2014). Parmi les axes d’intervention privilégiés par cette approche, figurent en bonne place les initiatives de partenariat de soins et autres pratiques collaboratives. Il s’agit d’encourager le développement de la participation de patients et de leurs familles à la vie de l’établissement, que ce soit sur le plan de l’organisation des soins et des services, de leur prestation ou de la recherche. On appelle ces acteurs pairs aidants, patients partenaires et pairs aidants famille. D’autres centres hospitaliers et/ou organismes communautaires encouragent ce type de démarche au Québec (ex. : Gagné, Legris et Provencher, 2012 ; Pelletier, D’Auteuil, Ducasse et Rodriguez, 2014), mais également en France (ex. : Demailly, Dembinski, Farnarier, Garnoussi et Déchamp Le Roux, 2013), aux États-Unis (ex. : Sledge, Lawless, Sells, Wieland, O’Connell et Davidson, 2011) et ailleurs.

Les horizons ouverts par la participation d’usagers de services de santé présentés comme porteurs de savoirs expérientiels (Jouet, 2009) sont largement défrichés par une documentation plaidant souvent pour une généralisation de ces pratiques, particulièrement dans le champ de la santé mentale. Au Québec, les organisations d’usagers de soins et de services et de leur entourage sont des relais puissants de cette philosophie qui fait du patient non seulement un partenaire des équipes cliniques, mais un acteur promouvant la prise de parole de l’usager à des fins de transformation du système dans une perspective combinée de rétablissement et de pleine citoyenneté, autrement dit de rétablissement civique (Pelletier, Corbière, Lecomte, Briand, Corrigan, Davidson et Rowe, 2015). Cette démarche trouve un écho chez un certain nombre de chercheurs, gestionnaires et cliniciens, d’autant que les recommandations officielles de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) vont dans le sens de telles pratiques (OMS, 2013). Ainsi, le réseau de la santé et des services sociaux québécois s’outille progressivement en mettant au point des guides techniques et opérationnels visant à la mise en oeuvre de pratiques de partenariat de soins (RUIS, 2013). C’est la situation des Instituts universitaires en santé mentale du Québec, et notamment de l’IUSMM, qui fait ici l’objet d’une attention particulière.

Sur le terrain, cela se traduit par toute une gradation allant de la participation à des campagnes de lutte contre les discriminations où les usagers font part de leur expérience du trouble mental, et généralement de leur rétablissement (Association québécoise pour la réadaptation psychosociale, 2014), à la prestation de services individuels à des patients, dans un registre très proche de celui de la clinique. Ces pratiques innovantes et vécues souvent comme progressistes soulèvent pourtant des questions de fond. La documentation spécialisée rend compte par exemple des enjeux liés à l’intégration des pairs aidants dans des équipes cliniques en milieu hospitalier, comme c’est le cas des études menées en France[2]. Au Québec, ce type de travaux axés sur un retour d’expérience existent également, en particulier en ce qui concerne l’intégration de pairs aidants dans les équipes interdisciplinaires de suivi dans la communauté (Léouffre, Fortier et Pelletier, sous presse).

En plus des modalités d’intégration des partenaires de soins, se pose globalement la question de la responsabilité organisationnelle. En effet, la mise en oeuvre des pratiques de partenariat patient tend à remettre en question aussi bien l’éthique clinique que l’éthique organisationnelle. Notre propos est ainsi d’interroger autant les enjeux liés à la pratique des pairs aidants et des patients partenaires que ceux liés aux mécanismes d’accompagnement mis en place par l’organisation pour soutenir ces nouveaux acteurs et les milieux dans lesquels ils opèrent.

Contexte : Un mandat confié par le Comité d’éthique appliquée d’un institut

La démarche présentée ici procède d’un mandat confié à l’été 2014 par le Comité d’éthique appliquée de l’IUSMM, lequel s’interroge sur les opportunités et risques de la mise en place des pratiques collaboratives dans un souci de préserver une congruence entre les valeurs prônées par l’établissement et la mise en oeuvre de nouvelles pratiques reposant sur le principe de partenariat patients. Le mandat confié par ce comité avait préalablement été avalisé par la direction générale de l’établissement. Il consistait à mettre au jour les questionnements et les dilemmes soulevés par les pratiques concernant les pairs aidants (usagers « rétablis » ou proches associés à la clinique et à la recherche) et les patients partenaires (usagers intervenant sur une base ponctuelle, davantage dans un rôle de conseil ou d’éducation que de pairs ou auxiliaires) à l’Institut. Pour mener ce mandat à bien, l’identification des risques éthiques et de leurs facteurs était essentielle. Rappelons avec Jutras (2006) que par risques éthiques s’entendent « les situations où les valeurs organisationnelles sont ou peuvent être compromises. Il s’agit souvent de zones ‘’floues’’, ‘’ grises ‘’ dans lesquelles les individus ou l’organisation peuvent se trouver en situation de vulnérabilité ». Ici, les risques peuvent peser sur le pair aidant ou patient partenaire, sur la relation d’accompagnement qu’il entretient avec familles et usagers ainsi que sur ses relations avec les équipes cliniques ou de recherche, dans lesquelles il évolue. Dans tous les cas, la connaissance et la réduction de ces risques relèvent, sinon uniquement, du moins principalement, de l’exercice d’une responsabilité organisationnelle. L’article reprend ainsi les éléments essentiels identifiés lors du mandat. Il a valeur d’illustration bien plus que de démonstration et appartient au registre de l’étude de cas.

Méthodologie : Explorer les risques et les dilemmes éthiques sur la base d’un diagnostic de terrain

Les éléments de réflexion restitués ici sont issus des travaux menés à la demande du Comité d’éthique appliquée de l’IUSMM, soucieux de répondre aux nombreuses interrogations soulevées par les équipes cliniques. Ces équipes se familiarisent encore avec ces pratiques, certes novatrices, mais pour lesquelles elles ne se sentent pas nécessairement toujours bien préparées. La démarche suivie lors de nos travaux relevait d’une approche de diagnostic organisationnel. Il s’agissait d’examiner spécifiquement la manière dont s’actualisent les valeurs organisationnelles et professionnelles en les mettant en perspective avec certaines pratiques de soins et de services en cours dans l’établissement. Ainsi pouvaient s’identifier zones et facteurs de risques.

L’exploration des risques dans le cadre des travaux de diagnostic organisationnel a reposé sur une documentation préliminaire des enjeux liés à la pratique de partenariat dans la documentation spécialisée. Une première phase du diagnostic consistait ainsi à clarifier les concepts liés au partenariat de soins et pratiques collaboratives. Une part égale était faite à la documentation scientifique concernant les enjeux techniques et éthiques soulevés par cette approche dans le champ de la santé mentale.

La deuxième phase se concentrait sur l’examen des ressorts institutionnels et des modalités de mise en oeuvre de la pratique des pairs aidants et patients partenaires au sein de l’IUSMM. Elle reposait sur une revue de la documentation institutionnelle et impliquait un examen des discours, faits, dispositifs, éléments structurels et culturels qui posent le cadre dans lequel ces pratiques ont cours. La troisième phase, essentielle pour la démarche diagnostique, reposait sur quinze entretiens semi-directifs, menés avec des gestionnaires, des chercheurs, des pairs aidants associés à la clinique et à la recherche, des membres de la direction, chefs d’unités de soins et praticiens. Les axes de questionnement portaient sur :

  • La compréhension du rôle de patient partenaire et de pair aidant par eux-mêmes et par les professionnels de terrain ;

  • Les conditions d’exercice pour les pairs aidants et patients partenaires ;

  • La perception des enjeux et dilemmes encadrant la pratique des pairs aidants et des patients partenaires par eux-mêmes et par leur entourage professionnel ;

  • Les modes de résolution de ces situations sur le plan individuel et collectif.

La quatrième phase consistait finalement à colliger et traiter les données afin de proposer une série de constats et de recommandations.

Grille d’analyse

Les données recueillies ont été administrées et examinées selon une grille de lecture adaptée des outils proposés par le Laboratoire en éthique publique de l’École nationale d’administration publique du Québec (Boisvert, 2007). Cette méthode consiste à examiner l’écart entre les valeurs organisationnelles et les pratiques, identifier les facteurs et zones à risques et les problèmes organisationnels reliés ainsi que les pistes facilitant une bonne gestion des risques. Elle s’inspire d’une éthique plaçant la responsabilité organisationnelle en son centre et promeut une approche facilitant une autorégulation des comportements, dès que le contexte organisationnel le permet.

On notera ici avec Y. Boisvert que l’exploration d’enjeux et dilemmes éthiques ne peut se faire sans celle d’une certaine intimité organisationnelle (Boisvert, ibid.). La notion de « risques » associée à celle de diagnostic éthique peut, quant à elle, générer des réflexes défensifs. Elle peut, en effet, être perçue comme une critique plus ou moins voilée des pratiques en développement. C’est avec ces éléments à l’esprit qu’il faut souligner, à titre de bonnes pratiques, l’engagement et l’ouverture remarquables des cliniciens, gestionnaires, pairs aidants, patients partenaires, et agents de planification que nous avons rencontrés dans le cadre de nos entretiens, menés entre mai et juillet 2014. Cette ouverture est un excellent indicateur des opportunités existant au sein de l’Institut. L’accord au préalable de la direction générale constitue également un indicateur très positif en matière de culture éthique.

État des lieux et des pratiques à l’été 2014

Au terme de trois mois de travaux, nous parvenions à une photographie, soit une image à un instant T des pratiques organisationnelles. Avant de pointer les enjeux qui y sont rattachés, notons un des éléments caractéristiques des pratiques partenariales à l’IUSSM : leur caractère diversifié.

Une multiplicité d’initiatives a en effet émergé à l’IUSMM en matière de partenariat patient. Patients partenaires de recherche, pairs aidants associés aux équipes cliniques, pairs aidants famille, et patients partenaires à des comités sont autant de rôles occupés par des anciens patients (ou usagers du système de santé) ou des familles d’usagers en santé mentale. Bien qu’un comité ad hoc et interdisciplinaire ait été formé pour encadrer la pratique des patients partenaires, soit le comité patient partenaire, il n’y a pas à l’été 2014 de mécanisme de pilotage global des pratiques collaboratives au sein de l’Institut. Coexistent ainsi deux grands registres, celui du partenariat, dans lequel s’inscrivent les actions des patients partenaires et celui de la pair-aidance. Les activités menées en lien avec le principe de partenariat relèvent du comité patient partenaire composé de représentants des directions de l’enseignement, des services cliniques, du soutien à l’intégration sociale, de la recherche et du comité des usagers de l’IUSMM. Par l’entremise de ce mécanisme institutionnel, les patients partenaires peuvent remplir différents rôles :

Trois appellations différencient le rôle des patients partenaires : celui de collaborateur qui participe à l’organisation des services, de formateur qui participe au développement des connaissances et aux activités de déstigmatisation et celui de partenaire de recherche, impliqué dans l’élaboration des programmes de recherche. Le Programme international de recherche-action participative PIRAP [représente] ce genre de recherches.

IUSMM, 2014

Le PIRAP est un programme de recherche financé par le Fonds de la recherche du Québec-santé et les Instituts de recherche en santé du Canada. Il s’agit également d’un organisme à but non lucratif par et pour les usagers, lesquels sont majoritaires au conseil d’administration. Le PIRAP a pour double mission de traduire le savoir expérientiel des usagers et de leurs proches en connaissances scientifiques ; et de faire du milieu de la recherche universitaire un milieu inclusif de ces personnes. Les participants du PIRAP sont supposés y développer leur potentiel socioprofessionnel et sont soutenus dans ce développement par Emploi Québec ou L’Arrimage, un service spécialisé de main-d’oeuvre.

Quant à eux, les patients partenaires sont des usagers intervenant de manière ponctuelle à la demande de comités de l’IUSMM de façon à éclairer les pratiques de soins et de services, ou afin de remplir un rôle d’éducation thérapeutique. C’est le comité patient partenaire qui fait les pairages entre les demandes institutionnelles et les patients intéressés, et qui assure le suivi des indemnités compensatoires prévues à cette fin grâce à une procédure disponible sur l’intranet de l’établissement.

Les patients partenaires se distinguent des pairs aidants qui collaborent directement aux travaux d’équipes cliniques et dans certains cas offrent eux-mêmes une prestation de soins à des usagers lors de consultations individuelles. Le cas de pairs aidants associés à la recherche, impliqués dans des travaux et des équipes de recherche existe également.

Au sein de l’IUSMM, les enjeux liés à la pair-aidance se distinguent sensiblement de ceux reliés aux pratiques de partenariat. En matière de pair-aidance, l’Institut semble avoir vu se développer en son sein des pratiques hybrides, à mi-chemin entre les soins et l’accompagnement d’usagers par des usagers en rétablissement. S’agissant précisément de ces pairs aidants, les entretiens ont fait émerger une certaine impression d’isolement entourant la fonction. Cet isolement est néanmoins tempéré avec le temps passé dans la fonction, soit que le recours en interne au pair aidant devienne plus systématique par un effet proche du bouche-à-oreille, soit que les pairs aidants soient plus formellement intégrés aux équipes, mais sur une base toujours individuelle. On note ici néanmoins que la pratique autonome impliquant des suivis individuels d’usagers par le pair aidant semble constituer la norme. La charge de travail paraît assez lourde pour les pairs aidants rencontrés, bien que la plupart bénéficient d’horaires aménagés et s’en disent satisfaits. Cette possibilité de bénéficier d’horaires aménagés se traduit toutefois dans certains cas par une certaine précarité financière, ne facilitant apparemment pas toujours les conditions optimales de rétablissement.

La précarité financière – quand elle existe – fait écho à celle de la fonction. Cette précarité financière ne concerne pas tous les pairs aidants rencontrés. Il faut pourtant souligner que les pairs aidants qui parviennent à un certain équilibre financier et statutaire, soit dépendent d’un autre employeur que l’IUSMM tout en travaillant en son sein, soit bénéficient d’un soutien extérieur. S’agissant de la reconnaissance du titre d’emploi comme pair aidant au sein de l’Institut, elle est liée à sa reconnaissance au sein du réseau, question qui cristallisait le débat au moment de nos travaux. Plusieurs pairs aidants travaillent au sein de l’IUSMM, mais un seul à l’été 2014 avait un lien d’emploi direct, sous forme de contrat renouvelable avec l’établissement. Ce type de contrat ne facilite pas la pérennisation des fonctions et rend incertain l’horizon professionnel. Or, nous disait un pair aidant : « La précarité génère du stress. » La question du rôle dévolu au sein des équipes et dans la relation d’aide est, elle aussi, importante. Un pair aidant regrettait ainsi de ne pouvoir s’appuyer sur une fiche de poste, une fonction et un statut plus clairs. Leur faiblesse numérique et la diversité des rôles et des positionnements occupés par les pairs aidants jumelées à l’absence d’un titre d’emploi reconnu se combinent. Le fait de ne pouvoir s’appuyer en interne sur des réseaux formels de solidarité entre pairs (comme c’est le cas des professionnels de la santé) constitue un facteur de vulnérabilité supplémentaire. Il semble néanmoins que les pairs aidants intervenant à l’IUSMM se connaissent et souvent s’épaulent. Des réseaux informels de solidarité se sont ainsi constitués entre le PIRAP, le comité patient partenaire et les pairs aidants.

La fatigue liée à la pratique en tant que pair devant mettre constamment en mots sa propre souffrance passée, parfois de façon un peu automatisée en raison de la répétition, s’ajoute à celle liée à la fonction d’aidant. Être un modèle de rétablissement apparaît parfois « un peu lourd à porter ». Cette situation semble concerner la majorité des pairs aidants qui ont à leur actif plusieurs mois d’activités. Le recours au savoir expérientiel, soit la connaissance empirique de la maladie reposant sur son vécu, ne se fait par ailleurs pas toujours sans coût pour les personnes concernées. « Toute occupation génère du stress et celle-ci n’échappe pas à la règle – c’est évidemment plus difficile de travailler à partir de son vécu », nous disait ainsi un pair aidant.

En lien avec ce qui vient d’être dit, le risque de rechute est souvent évoqué dans les discours. La multiplicité des tâches effectuées et les suivis individuels au long court engagés par certains pairs aidants (certains excèdent six mois) rendent en outre le travail objectivement exigeant. Ce travail semble se situer à mi-chemin entre la relation d’aide et la relation de soins, avec la difficulté supplémentaire pour les personnes concernées de devoir créer leur propre « référentiel ». Ces éléments ne doivent pas masquer le fait que tous les pairs aidants rencontrés ont témoigné de leur fierté et de leur satisfaction à occuper leur fonction. Un pair aidant nous expliquait : « En tant que pair aidant, je me sers de mes problématiques de santé mentale. Je peux utiliser mon vécu et cela a un impact incroyable [sur les usagers rencontrés]. »

Quant aux patients partenaires, ils interviennent sur une base ad hoc avec un niveau d’indemnisation limité, et un taux horaire en fonction de la durée prévue de l’activité, sur des activités d’éducation à la santé et de lutte contre la stigmatisation. Ils sont parfois également invités à participer à des comités de programmation ou d’organisation d’événements spéciaux. Sur plus de soixante patients partenaires potentiels, un groupe minoritaire de personnes semblent particulièrement actives, avec les risques de sursollicitation et défaut de représentativité que cela peut comporter. Le comité patient partenaire est conscient de cette situation et effectue un suivi.

Le vécu des équipes cliniques, s’agissant de la mise en place de nouvelles pratiques de soin n’était pas au coeur de l’étude. Lors des entretiens, les gestionnaires (chefs d’équipe) rencontrés en font d’ailleurs rarement un sujet de préoccupation prioritaire à l’été 2014. Néanmoins, nous avons pu noter que, en de nombreuses occurrences, pouvaient se manifester les effets de l’absence de mécanisme de suivi de ces nouvelles pratiques dans les milieux de travail concernés. Les enjeux relevés en entretiens concernent en fait surtout les éventuels conflits disciplinaires et conflits de rôle. On se demande, par exemple, qui fait quoi dans les équipes cliniques ou les comités, si les pairs ou les patients partenaires sont des tiers ou membres de l’équipe. Les questions techniques qui en découlent constituent un problème pour plusieurs gestionnaires rencontrés. Elles sont liées au partage des informations confidentielles en lien avec l’accès au dossier médical ou aux réunions d’équipe. Le comité d’éthique appliquée, saisi par les équipes cliniques concernées, a ici rendu un avis permettant de clarifier les enjeux : la règle étant la non-participation aux échanges de l’équipe clinique sans l’autorisation expresse et préalable du patient concerné.

Enseignements : l’exercice de la responsabilité organisationnelle

Pour tous ces enjeux se pose la question des modalités de l’exercice de la responsabilité organisationnelle. Il s’agit d’un motif de préoccupation. Le diagnostic organisationnel conclut en effet à certaines carences dans l’exercice de la responsabilité de l’institution auprès de personnes connaissant ou ayant connu des problèmes de santé mentale et contribuant activement à l’amélioration des services. Ces carences se caractérisent par :

  • Un accompagnement et une préparation parfois insuffisants dans le cadre de la participation de patients partenaires à certaines activités. On rapporte des cas de patients un peu perdus, déphasés, lors d’une prise de parole dans des comités et conférences ou dont la parole a parfois été coupée abruptement. L’effort que constitue la prise de parole en public, a fortiori dans un contexte d’autodivulgation, a été souligné par un bon nombre d’interlocuteurs. Certaines mesures semblent néanmoins avoir été prises par le comité patient-partenaire, notamment pour rehausser le niveau de préparation lors des interventions /prestations des patients partenaires ;

  • Une sollicitation excessive dont semblent faire l’objet certains patients partenaires et la captation apparente des mandats par cette minorité. La situation serait néanmoins en train d’évoluer favorablement ;

  • La sous-estimation des effets pervers de la participation à certaines des activités pour des pairs aidants et l’insuffisante attention portée aux risques de (re)vulnérabilisation des pairs aidants et notamment aux risques de rechute.

En lien avec ce qui vient d’être dit, deux conduites nous semblent soulever des enjeux éthiques majeurs. D’une part, la banalisation potentielle des risques liés à l’expérimentation de nouvelles pratiques nous semble une problématique récurrente, point de vue partagé par certains interlocuteurs. À cela s’ajoute, d’autre part, le caractère très discret d’un questionnement de fond sur la fin et les moyens mis en oeuvre. Dans ces circonstances, les risques d’instrumentalisation du pair aidant nous semblent réels. Peut-on faire du pair aidant « un moyen » sans que cela soit au détriment de son intégrité psychologique et de l’éthique professionnelle et organisationnelle ? La question mérite a minima d’être posée.

L’IUSMM a en effet choisi d’énoncer dans son code éthique les valeurs suivantes : respect, bienveillance, bienfaisance, autonomie, sécurité, intégrité et équité. La responsabilité organisationnelle consiste précisément à faciliter l’actualisation de ces valeurs. Notre diagnostic organisationnel tend à montrer que plusieurs de ces valeurs pourraient être renforcées grâce à un questionnement systématique et continu des pratiques partenariales.

Protection vs autonomie

C’est ce conflit de valeurs qui apparaît central dans la mise en oeuvre de la pratique des pairs aidants et des patients partenaires en général. Quand la nécessité de protéger (sur le plan moral, financier, matériel) un usager partenaire ou pair aidant est évoquée lors d’un entretien, il est ainsi fréquent de lui voir s’opposer celle du besoin de respect de l’autonomie des usagers. Ce conflit de valeurs apparent a une certaine logique, puisqu’il voit se superposer l’identité de « citoyen accompli » et en « rétablissement » et celle de malade (même si le terme n’est jamais prononcé), en rémission, ou stabilisé certes, mais ayant été fortement fragilisé et susceptible de l’être de nouveau. Encourager l’exercice des droits et le rétablissement civique se fait-il parfois au détriment de l’état de santé du pair aidant ou du patient partenaire et du devoir de protection qui incombe aux professionnels de la santé ? Engager un débat de fond en interne sur ces questions semble ici indiqué, d’autant plus que les professionnels sont souvent assujettis à des codes de déontologie ou des ordres professionnels qui font que la pratique du partenariat patient peut parfois s’inscrire en porte à faux par rapport à certaines obligations légales.

Pairs aidants « empathiques » et bienveillance

On note également que, selon la majorité des interlocuteurs rencontrés, seuls ou quasi seuls les pairs aidants semblent pouvoir se prévaloir d’une empathie véritable. Il est ainsi fréquent d’entendre l’empathie du pair aidant ou patient partenaire opposée au comportement des soignants professionnels. On note ici que cette appréciation est portée sur le système de santé en général. Certains se demandent si la nécessité d’avoir des pairs aidants au sein des équipes vise à combler ce qui serait une défaillance dans la relation de soignant à soigné. Quid dans ces circonstances de l’actualisation de la valeur de bienveillance, elle aussi centrale pour l’IUSMM ? La critique est-elle justifiée ? Si oui, comment la traiter, sinon, pourquoi une telle perception ? Un tel sous-entendu à l’effet que les soignants feraient nécessairement moins preuve de sollicitude que les usagers porteurs d’un savoir expérientiel n’est-ce pas apporter une réponse un peu raccourcie à un problème éventuel dans la relation soignant-soigné ?

La question de l’équité

La valeur de l’équité semble également interpellée par le mode d’attribution des mandats aux patients partenaires. La situation serait en train d’évoluer, comme on l’a vu. Le phénomène potentiel de recours automatique aux patients partenaires les plus connus a ainsi été identifié. Il est important d’être conscient que les montants offerts en indemnités compensatoires, bien que relativement modestes, sont attractifs pour plusieurs.

En guise de conclusion : quelques recommandations

Nous formulons ici trois recommandations centrales.

La première enjoint les lieux de soins à se poser la question de la qualité du lien soignant-soigné dans les établissements et de voir en quoi les usagers peuvent aider, parmi d’autres, à renforcer ce lien, sans avoir à en porter quasi seuls la responsabilité.

La seconde propose de tirer un bilan objectif des approches de partenariat patient sur le plan organisationnel, favorisant un réel retour d’expérience et une mise en perspective des questions soulevées par ces pratiques.

La troisième suggère de réactualiser les valeurs organisationnelles lors de l’introduction de pratiques susceptibles de modifier les paradigmes de la prestation de soins et de services. Élaborer de manière concertée une charte éthique impliquant l’ensemble des acteurs associés dans la mise en oeuvre de pratiques innovantes est une piste possible pour réfléchir collectivement aux paramètres de ce qui pourrait devenir une pratique de pointe en psychiatrie. Renforcer le suivi des projets innovants dans le cadre de partenariat entre la clinique et la recherche, en veillant à l’actualisation des valeurs organisationnelles, en est une autre. La révision du code éthique de l’établissement pourrait constituer une opportunité remarquable pour une démarche de réflexion collective.