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La consommation et la dépendance aux drogues furent longtemps considérées comme un problème typiquement masculin. Récemment, même si le problème demeure toujours largement l’apanage des hommes, l’écart qui les sépare des femmes a rétréci de façon importante. De plus, les femmes semblent plus susceptibles de développer une dépendance aux drogues, souffrent plus sévèrement des conséquences physiologiques et psychologiques de la consommation de drogues, et éprouvent plus de difficultés à briser leur dépendance (Becker et Hu, 2008 ; Becker et al., 2012 ; Caroll et al., 2004). Les raisons qui expliquent ces différences entre les hommes et les femmes sont multiples et complexes. Ainsi, nous allons présenter ici les données des études épidémiologiques et cliniques concernant la consommation de diverses drogues chez des hommes et chez des femmes, et tenter de mettre ces statistiques en contexte de facteurs socioculturels, psychologiques et neurobiologiques impliqués dans la dépendance aux drogues.

Motivation initiale

La dépendance aux drogues a été définie dans les dernières décennies comme un « désordre du cerveau chronique et récurrent » caractérisé par le désir de consommer, la perte de contrôle et une utilisation sans égard aux conséquences négatives (voir par exemple les sites web de CAMH – Centre de toxicomanie et de santé mentale – et NIDA – National Institute of Drug Addiction). Certaines définitions mettent l’accent sur la nature progressive de la dépendance, où l’effet euphorique diminue avec l’usage répétitif au fur et à mesure que l’utilisateur développe une tolérance, tandis que les symptômes de sevrage, présents lors des périodes d’abstinence, deviennent de plus en plus marqués (ex. : Koob et Le Moal, 1997).

Bien qu’adéquates, la plupart de définitions ne prennent pas en considération les conditions psychologiques préexistantes ni les facteurs socioculturels, alors que ceux-ci peuvent jouer un rôle crucial dans l’initiation à la consommation de drogue et affecter la rapidité (mois vs années), la force (sévérité des symptômes de sevrage, intensité de l’envie de consommer, etc.) et le type de drogue utilisée (ex. : injection d’héroïne vs prescription d’oxycontin ; utilisation de drogues multiples vs cannabis seulement).

Ainsi, alors que pour plusieurs individus la consommation de drogue a pour but de susciter l’euphorie, décupler l’énergie ou stimuler la concentration (c.-à-d. renforcement positif), d’autres tentent de s’automédicamenter pour une autre condition (c.-à-d. renforcement négatif) comme la dépression, l’anxiété, la douleur chronique ou un syndrome de stress post-traumatique (Kuntsche et Muller, 2012 ; Maremmani et al., 2011). Chez ces individus, la consommation de drogue procure un soulagement temporaire et fonctionne comme une stratégie d’adaptation inadéquate. Ces sujets vont ajouter à leurs symptômes négatifs les effets de la dépendance à la drogue. Pour faire face à cette double charge négative, ils devront augmenter la quantité et la fréquence de leur consommation de drogue et ils se retrouveront ainsi plus rapidement dans l’abîme de la dépendance, tout en ayant plus de difficultés à mettre fin à leur accoutumance (Becker et al., 2012).

Il semble que la proportion d’individus qui deviennent dépendants à l’usage des drogues illicites par l’une ou l’autre de ces voies est différente chez les hommes et les femmes (Becker et Hu, 2008 ; Caroll et al., 2004). Les garçons et les hommes sont plus susceptibles d’adopter des comportements à risque, incluant l’expérimentation des drogues, principalement pour le renforcement positif ; certains d’entre eux vont développer une dépendance. Les filles et les femmes tendent plutôt à consommer des drogues pour réduire le stress ou la douleur (physique et/ou psychologique) ; elles portent donc déjà un fardeau qui risque de provoquer une dépendance plus rapidement (Kuntsche et Muller, 2012 ; Maremmani et al., 2011).

La comorbidité des problèmes psychiatriques et de l’abus de substances est substantielle ; jusqu’à 40 % des gens qui souffrent d’un problème permanent de consommation de drogue souffrent également d’au moins un trouble d’humeur ou d’anxiété, et cette relation est plus forte chez les femmes que chez les hommes (Wilcox et Yates, 1993 ; Conway et al., 2003), ce qui soutient la thèse que l’auto-médicamentation pour un trouble de comportement est une trajectoire majeure vers la dépendance chez les femmes (bien que l’on doive considérer que l’anxiété et la dépression peuvent aussi résulter de l’abus de substances).

Progression de la dépendance

La motivation initiale ne constitue qu’une des variables où l’on peut observer des différences entre les hommes et les femmes en ce qui concerne les risques de dépendance envers différents types de dogues. Par exemple, le risque de dépendance au cannabis (marijuana) et à l’alcool est plus grand chez les hommes, alors que pour la cocaïne, le risque est le même (Wagner et Anthony, 2007).

L’abus de substance set la dépendance sont catégorisés séparément dans le DSM-IV. Le critère pour l’abus inclut l’utilisation de substances qui occasionnent des problèmes au travail, des situations périlleuses physiquement, des problèmes légaux et/ou interpersonnels, ou des problèmes sociaux, alors que la dépendance inclut la tolérance, des symptômes de sevrage, l’escalade de la consommation, la volonté de contrôler l’usage de la substance sans succès, une période considérable de temps consacrée à des activités qui visent l’obtention ou l’utilisation de la substance, moins de temps consacré à des activités privilégiées précédemment, et l’utilisation continue malgré les conséquences adverses (APA, 2000). Les troubles d’abus de substance du DSM-5 réunissent les catégories du DSM-IV en un seul trouble mesuré sur une échelle de léger à sévère. Chaque substance (alcool, stimulants, etc., à l’exception de la caféine, dont la surconsommation ne peut être considérée comme un trouble d’abus de substance) est abordée séparément, mais presque toutes les substances sont diagnostiquées selon les mêmes critères. Alors qu’un diagnostic d’abus de substance nécessitait la présence d’un seul critère dans le DSM-IV, un trouble léger d’utilisation de substance requiert, selon le DSM-5, la présence de deux ou trois symptômes parmi une liste qui en contient onze. L’envie de consommer de la drogue a été ajoutée à la liste, et les altercations avec les forces de l’ordre ont été éliminées (APA, 2013).

Les études citées ici sont basées sur des critères qui précèdent le DSM-5, ce qui ne devrait pas influencer les conclusions générales. Ainsi, il a été démontré que globalement, il y a plus d’hommes que de femmes qui répondent aux critères d’abus de drogue et de dépendance. Par contre, lorsque l’on considère chaque drogue séparément, les résultats sont plus complexes. Par exemple, bien que plus d’hommes démontrent une dépendance à l’alcool et à la marijuana, la dépendance à la cocaïne et aux drogues psychothérapeutiques est plus fréquente chez les femmes (Back et al., 2010 ; Cotto et al., 2010) (voir les détails ci-dessous).

D’autres caractéristiques de l’abus de drogue sont également sexuellement dimorphiques, comme l’âge de l’initiation à la consommation, le taux d’augmentation de la consommation, et la quantité de drogue consommée. Ces différences sont particulièrement prononcées pour les stimulants psychomoteurs mais aussi en ce qui concerne d’autres types de drogue (Becker et Hu, 2008 ; Caroll et al., 2004). Par exemple, les femmes commencent à consommer de la cocaïne à un plus jeune âge que les hommes, le taux d’augmentation de la consommation est plus élevé chez les femmes, et ces dernières consomment de plus grandes quantités que les hommes lorsqu’elles entreprennent un traitement. De plus, les femmes ressentent une plus grande envie de consommer que les hommes et affichent un plus grand nombre de problèmes médicaux (Becker et al., 2012).

Drogues spécifiques

Bien que la prévalence de l’abus de drogue soit plus importante chez les hommes que des femmes, par un ratio 2/1, cette différence s’amoindrit graduellement depuis quelques décennies et varie selon le type de drogue (Compton et al., 2007 ; Kessler et al., 2005 ; Wagner et Anthony, 2007).

Alcool

Bien que les hommes consomment et abusent de l’alcool de façon beaucoup plus prononcée que les femmes, ce décalage entre hommes et femmes diminue de façon constante et est bien documenté dans plusieurs études épidémiologiques à grande échelle (Grucza et al., 2008). Comparativement aux hommes, on dénote un intervalle de temps beaucoup plus court, chez les femmes, entre l’initiation à l’usage et le début de problèmes sérieux reliés à l’alcool ainsi que l’admission à un programme de traitement (Hernandez-Avila et al., 2004). Cette trajectoire accélérée peut être attribuée à des facteurs biologiques, socioéconomiques, psychologiques et culturels qui affectent les femmes. Par exemple, les femmes peuvent subir plus de conséquences négatives que les hommes lorsqu’elles consomment de l’alcool à cause de leur moindre pourcentage d’eau corporelle, de leur niveau d’alcool déshydrogénase moins élevé et d’un métabolisme de l’alcool plus lent (Brady et Randal, 1999). Comme mentionné dans la section précédente, comme c’est le cas pour plusieurs autres drogues, les femmes sont plus susceptibles de consommer de l’alcool en réponse au stress et aux émotions négatives, alors que les hommes consomment plutôt pour renforcer un sentiment positif ou pour se conformer à un groupe. De plus, les femmes qui souffrent de problèmes liés à la consommation d’alcool sont beaucoup plus susceptibles de souffrir de troubles psychiatriques simultanés (Conway et al., 2006 ; Goldstein, 2009).

Stimulants

Bien que l’usage de stimulants soit similaire chez les hommes et les femmes, la dépendance est plus fréquente chez celles-ci (Becker et al., 2012). Les études épidémiologiques de la fin des années 1980 (Griffin et al., 1989 ; Mendelson et al., 1991) ont déjà démontré que les femmes commencent à consommer de la cocaïne et des amphétamines plus tôt que les hommes, qu’elles atteignent plus rapidement le stade de la dépendance et consomment de la cocaïne en plus grande quantité. De plus, les femmes souffrant de dépendance démontrent une plus grande incidence d’autres troubles psychiatriques comme la dépression et le syndrome de stress post-traumatique (Najavits et Lester, 2008).

Les effets des stimulants varient pendant le cycle menstruel. Ainsi, il a été démontré que l’oestrogène accentue les effets de récompense des stimulants chez les femmes et que la progestérone les atténue (Lynch, 2006). En réponse à la consommation de cocaïne, on dénote chez les femmes plus de sensations subjectives d’euphorie et une fréquence cardiaque accélérée pendant la phase folliculaire, quand les niveaux d’oestrogène sont élevés et les niveaux de progestérone bas (Sofuoglu et al., 1999). De plus, il a été démontré que l’administration de progestérone atténue les réponses subjectives de la cocaïne chez les femmes (Evans et Foltin, 2006). Finalement, les femmes montrent des niveaux d’envie plus élevés et des périodes d’utilisation plus longues après l’abstention (Becker et Hu, 2008).

Opiacés

De nouvelles statistiques alarmantes indiquent une épidémie d’abus d’opiacés en Amérique du Nord, et plus particulièrement au Vermont (Madden et Shapiro, 2011). C’est aussi certainement le cas au Québec, bien que les médias n’en fassent pas état (Roy et al., 2011). Lorsqu’il est question de différence entre les hommes et les femmes, une distinction doit être faite entre les opiacés sur ordonnance et l’héroïne.

Quelques études épidémiologiques de grande envergure démontrent que les femmes s’adonnent plus souvent que les hommes à la consommation d’opiacés sur ordonnance (Simoni-Wastila et al., 2004). Par contre, d’autres études suggèrent que cette consommation serait similaire chez les hommes et les femmes, ou plus fréquente chez les hommes (Beck et al., 2010 ; Tétrault et al., 2008). Des variations entre les hommes et les femmes en ce qui concerne l’abus ou la dépendance à des opiacés sur ordonnance peuvent aussi être influencées par l’âge ; par exemple, une fréquence plus élevée chez les femmes que chez les hommes de 12 à 17, et l’inverse, de 18 à 25 ans, a été observée (Colliver et al., 2006).

En ce qui concerne l’héroïne, une étude a conclu que, comparées aux hommes, les femmes en consomment en plus petites quantités, sur des périodes plus courtes, et elles sont moins susceptibles d’en consommer par injection (Powis, 1996). Une étude récente portant sur 111 sujets dépendants aux opiacés, qui n’étaient pas en traitement, a démontré que les femmes, comparativement aux hommes, connaissent de plus grandes difficultés professionnelles et consomment une quantité plus élevée de cocaïne (Kelly, 2009).

Les recherches indiquent que l’injection de drogue chez les femmes peut être influencée par le comportement de leur partenaire sexuel (Bryant et al., 2007). Powis et ses collègues (1996) ont démontré que les femmes qui consomment de l’héroïne par injection sont beaucoup plus susceptibles que les hommes d’avoir un partenaire qui consomme de façon similaire. De plus, les femmes sont beaucoup plus susceptibles d’être initiées à l’injection par leur partenaire sexuel. Powis et ses collègues rapportent que 51 % des femmes qui s’injectent de l’héroïne ont d’abord été injectées par leur partenaire sexuel mâle, alors que 90 % des hommes l’ont été pour la première fois par un ami. Comparativement aux hommes, les femmes qui s’injectent déclarent être influencées par la pression sociale et par les encouragements de leur partenaire sexuel (Frajzyngier et al., 2007).

Cannabis

L’usage croissant du cannabis chez les adolescents a donné lieu à une augmentation parallèle des recherches pharmacologiques et cliniques, mais il existe peu d’études concernant les différences hommes-femmes puisque celles-ci sont souvent sous-représentées dans les échantillons (Rubino et Parolaro, 2011 ; Fattore et Fratta, 2010). Les études sur les humains démontrent différents effets biologiques et comportementaux chez les deux sexes (Fattore et al., 2008), mais les origines et les mécanismes de ces différences demeurent incompris. Les hommes présentent des taux circulatoires plus élevés de THC (tétrahydrocannabinol, un ingrédient actif du cannabis) et sont plus sensibles à ses effets subjectifs (Hankey, 2007). Ils présentent également des symptômes de sevrage plus prononcés (Crowley et al., 1998), sont plus susceptibles de consommer plusieurs substances et montrent une propension plus marquée à la panique et aux troubles de personnalité (Hasin et al, 2008). De plus, le pourcentage de consommateurs quotidiens de marijuana est plus élevé chez les hommes que les femmes et ils commencent à consommer à un plus jeune âge (Van Etten et al., 1999 ; Wagner et Anthony, 2007).

Les facultés d’attention et la mémoire peuvent être affectées jusqu’à sept jours après l’usage de la marijuana (Pope et al., 2001). Les effets de la consommation de marijuana sur les processus neuropsychologiques peuvent varier d’un sexe à l’autre. Dans une étude comparant les utilisateurs fréquents et les utilisateurs occasionnels, Pope et al. (1997) ont remarqué que la mémoire spatiotemporelle était affectée chez les femmes dont la consommation était élevée, comparativement à celles qui fumaient de façon plus modérée. Toutefois, ils n’ont pas observé une telle différence chez les hommes.

Nicotine

Bien que le nombre de fumeurs soit en déclin dans les pays développés, ce déclin est moins prononcé chez les femmes (Fiore, 1992). En fait, les études épidémiologiques suggèrent que le tabagisme serait en hausse chez les jeunes femmes et les adolescentes (Perkins, 2001). Les femmes âgées de 12 à 17 ans sont plus susceptibles d’entamer la consommation de la cigarette et développent une dépendance plus rapidement que les hommes après l’usage initial (DiFranza et al., 2002 ; Ridenour et al., 2006 ; Thorner et al., 2007). Parmi les adultes, le nombre de fumeurs est plus élevé chez les hommes mais les femmes développent une accoutumance plus rapidement, rapportent des périodes d’abstention plus brèves et moins fréquentes (Pierce et Gilpin, 1996), et elles fument pendant une plus grande partie de leur vie (Cepeda-Benito et al., 2004).

Les femmes semblent répondre moins favorablement aux traitements visant à mettre fin au tabagisme (Cepeda-Benito et al., 2004 ; Scharf et Shiffman, 2004). Les hormones gonadiques sont peut-être associées au succès de ces traitements chez les femmes. Celles qui tentent d’arrêter de fumer au cours des 14 premiers jours de leur cycle menstruel (la phase folliculaire) semblent avoir de meilleures chances de réussite que celles qui tentent d’arrêter pendant la deuxième moitié du cycle (la phase lutéale) (Newman et Mello, 2009 ; Perkins, 2001). Lors notre récente étude de neuro-imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), nous avons établi que l’envie induite par la présentation d’images reliées au tabagisme est associée à une plus grande activité du système limbique pendant la phase mi-lutéale que pendant la phase folliculaire (Mendrek et al., 2014). Les inquiétudes face à la prise de poids constituent un autre obstacle quand vient le temps d’arrêter de fumer, et les femmes font des rechutes trois fois plus souvent que les hommes à cause de l’augmentation de leur poids (Swan et al., 1993).

Pire encore, les femmes sont plus vulnérables que les hommes face aux maladies reliées au tabagisme. Ainsi, les femmes ont deux fois plus de chances de subir une attaque cardiaque, et elles sont plus à risque de souffrir d’une maladie pulmonaire ou d’un cancer des poumons (Dransfield et al., 2006). Le tabagisme chez certaines peut aussi provoquer hâtivement la ménopause, augmenter le saignement menstruel, réduire les chances de tomber enceinte ou provoquer une fausse couche.

Ces différences épidémiologiques entre les fumeurs masculins et féminins demeurent difficiles à expliquer ; les mécanismes sous-jacents impliquent peut-être des différences hommes-femmes en ce qui concerne le renforcement positif de la nicotine (par ex. : appréciation et envie plus grande chez les femmes que chez les hommes) ou en ce qui a trait au renforcement négatif causé par le soulagement de symptômes de sevrage (par ex. : détresse amplifiée lors du sevrage ou un plus grand désir d’éliminer cette détresse chez la femme que chez l’homme). De plus, des facteurs pharmacologiques et non pharmacologiques influencent la consommation de nicotine. Les facteurs non pharmacologiques se présentent sous forme de stimulis associés à la nicotine. Ces stimulis peuvent être à proximité (l’odeur de la cigarette) ou distants (une personne associée au tabagisme) (Conklin, 2006). Comparativement aux hommes, les femmes semblent moins influencées par la nicotine elle-même que par les stimulis à proximité (Perkins et al., 2006). Ces différences vont peut-être nous permettre d’améliorer notre compréhension étiologique de l’usage de la nicotine et aider à la mise sur pied de traitements propres aux genres.

En résumé, bien que l’abus et la dépendance à l’alcool, au cannabis et à la nicotine sont plus répandus chez les hommes, les différences de genre en ce qui concerne les stimulants et les opiacés ont disparu (bien que dans le cas des opiacés, ces différences soient plus complexes et dépendent du type de drogue et de la méthode de consommation). Il est également évident que les motivations pour commencer à consommer, l’escalade vers la dépendance et les taux de cessation diffèrent chez les hommes et les femmes. Des facteurs psychologiques, socioculturels et biologiques variés sont manifestement impliqués dans ces différences de genre/sexe.

Facteurs psychologiques et socioculturels

Dans la section consacrée à la motivation initiale, nous avons mentionné que les problèmes psychologiques préexistants comme le stress élevé, l’isolement social, la dépression, l’anxiété, le syndrome de stress post-traumatique et diverses phobies sont plus souvent présents chez les filles et les femmes qui entreprennent la consommation de drogue. Ainsi, plusieurs femmes consomment des drogues pour s’automédicamenter contre la détresse et la douleur et doivent ajouter à cette détresse les symptômes de sevrage qui apparaissent avec la consommation régulière. Cette situation accélère l’état de dépendance chez les femmes.

Les statistiques et les données disponibles proviennent principalement de l’Amérique du Nord, de l’Australie et de l’Europe, les archives historiques et les études interculturelles montrent de façon évidente que les facteurs socioculturels jouent un rôle très important (Hensing et Spak, 2009). Par exemple, les normes sociales ont évolué dramatiquement pendant les dernières décennies. Bien que l’abus de drogue soit toujours plus préjudiciable pour une femme, particulièrement si elle est enceinte ou si elle a des enfants, en général l’usage de drogue chez les femmes est plus toléré qu’il ne l’était il y a quelques décennies (Kandall, 2010). En effet, depuis les années 1950, la consommation de certaines drogues thérapeutiques (dont quelques-unes présentent un fort potentiel d’abus) comme les anxiolytiques (barbituriques dans les années 1950 et 1960 et benzodiazépines par la suite) ainsi que les analgésiques (incluant les opiacés) est encouragée par la publicité et le corps médical. La disponibilité des drogues est un autre facteur déterminant. Autrefois, l’accès aux drogues était plus limité pour les femmes mais cette situation a changé de façon draconienne au cours des dernières décennies (Kandall, 2010).

Facteurs neurobiologiques

Au cours des deux dernières décennies, de nouvelles recherches ont suggéré que certains facteurs neurobiologiques pouvaient aussi contribuer aux différences hommes/femmes en ce qui concerne la dépendance aux drogues. Certains résultats suggèrent que le système dopaminergique, qui est impliqué fortement dans le renforcement des drogues (par ex. : toutes les drogues d’abus augmentent la concentration de dopamine dans le striatum ventral et/ou dorsal, malgré que leurs mécanismes puissent varier de façon importante ; Lecca et al., 2006), pourrait être sexuellement dimorphique. Le nombre de neurones dopaminergiques a été signalé comme étant sexuellement dimorphique chez plusieurs espèces. Par exemple, chez les rats, les mâles possèdent plus de neurones dopaminergiques à substance noire (SN) et les femelles ont plus de neurones dopaminergiques dans l’aire tegmentale ventrale (VTA) (Murray et al., 2003 ; McArthur et al., 2007), alors que chez les primates non humains, on rapporte que les femelles possèdent plus de neurones dans le SN que les mâles (Leranth et al., 2000). Les différences dans le nombre de neurones dopaminergiques dépendent de plusieurs facteurs comme les chromosomes sexuels, la présence du gêne SRY et les hormones gonadiques (Milsted et al., 2004 ; Johnson et al., 2010). Les hormones gonadiques régularisent aussi la densité dans les zones terminales et les récepteurs dopaminergiques dans plusieurs régions du cerveau telles que le striatum ventral et dorsal (Kritzer et al., 2003).

Au-delà du nombre de neurones dopaminergiques et de la densité dans les zones terminales et les récepteurs, il y a des différences entre les sexes en ce qui concerne l’activation dopaminergique, qui pourrait jouer sur la libération et la concentration extracellulaire de dopamine dans le striatum ventral et dorsal. Ainsi, l’activation dopaminergique dans la VTA change au cours du cycle hormonal chez des femelles avec un taux de libération plus élevé pendant le cycle oestral (quand le niveau d’oestrogène est le plus important) comparativement à certaines phases du cycle menstruel (Zhang et al., 2008). En fait, les résultats indiquent que les hormones ovariennes peuvent expliquer les différences de sexe pendant les différentes phases de la dépendance aux drogues. Par exemple, les femelles vont travailler avec plus d’acharnement pour obtenir de la cocaïne pendant le cycle oestral que pendant les autres phases, et elles y mettent plus d’efforts que les mâles (Roberts et al., 1989). Le fait que la motivation de s’autoadministrer de la cocaïne est plus grande pendant le cycle oestral peut être relié à la découverte que l’induction de la libération dopaminergique par les stimulants est le plus prononcée durant ce cycle (Becker et Cha, 1989). De plus, l’administration d’oestrogène aux femelles ovariectomisées facilite l’acquisition de l’autoadministration de stimulants (par ex. : cocaïne) et d’opiacés (par ex. : héroïne) (Roberts et al., 1989) et les femelles démontrent une plus grande motivation et acquièrent plus rapidement l’autoadministration de ces drogues que les mâles (Lynch et Carroll, 1999 ; Roth et al., 2004). En outre, la castration n’influence pas l’acquisition de l’autoadministration des drogues chez les mâles et la dose d’oestrogène qui accroît l’autoadministration chez les femelles n’a aucun effet chez les mâles (Jackson et al., 2006).

Conclusion et réflexions pratiques

Il apparaît clairement à la lecture de ce bref exposé qu’il existe d’importantes différences entre les hommes et les femmes en ce qui concerne l’utilisation et l’abus de drogue. En général, les femmes deviennent dépendantes plus rapidement, démontrent des taux plus élevés de comorbidité avec d’autres problèmes de santé mentale, subissent plus de conséquences négatives reliées à l’abus de drogue et ont plus de difficultés à en arrêter la consommation que les hommes. De plus, elles ont moins tendance à entrer en traitement de désintoxication que les hommes (Greenfield et al., 2007).

La plupart des programmes de désintoxication ont été établis selon des normes masculines et les résultats de recherches sur des patients masculins. Ces traitements ne prennent pas en considération les conditions et les problèmes propres aux femmes, tels que les grossesses, la violence conjugale, les traumatismes sexuels et la comorbidité psychiatrique. Il faut mettre sur pied et évaluer des programmes conçus spécifiquement pour une clientèle féminine, qui pourraient offrir des services de garde, une formation en matière de contraception et de planification familiale ainsi que des traitements pour les désordres psychiatriques tels que la dépression, l’anxiété et les syndromes post-traumatiques.

Plusieurs femmes qui entreprennent un programme de désintoxication sont aussi des mères. Pour certaines, la crainte de perdre la garde de leurs enfants peut avoir un effet dissuasif et les empêcher d’entreprendre ou de rester dans un tel programme. De plus, les troubles psychiatriques peuvent constituer un obstacle significatif lorsque vient le temps d’être admises à un programme de désintoxication. Ces problèmes doivent être considérés par les centres de traitement.

En terminant, voici quelques remarques concernant la prévention. Comme les femmes commencent souvent à consommer de la drogue à cause de problèmes de santé mentale, les psychiatres, psychologues et autres intervenants doivent être en mesure de sensibiliser et d’éduquer leur clientèle féminine au sujet des dangers que pose cette consommation, et ce, le plus tôt possible. De plus, les campagnes de prévention dans la communauté et dans les écoles devraient viser les garçons et les filles avec des arguments et des modèles spécifiques. Nous espérons que des initiatives (intervention et éducation) propres aux genres permettront de ralentir ou de mettre fin à l’inquiétante hausse de consommation de drogue chez les femmes.