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Méthode et mise en garde

Nous avons voulu, dans ces deux articles, visiter le concept d’adaptation à l’aune des neurosciences. Ce travail ne constitue pas une critique des neurosciences cognitives en particulier ni des neurosciences en général mais vise à interroger l’apport des neurosciences, cognitives entre autres, au phénomène d’adaptation. Il vise aussi à interroger l’impact sur la société, la culture et la réflexion en général de leur adaptation dans le contexte des neurosciences, entre autres cognitives.

Le plan dialectique hégélien thèse-antithèse-synthèse adapté à la dissertation n’a pas été choisi dans ce travail car celui-ci ne vise justement pas à prouver que les neurosciences cognitives sont légitimes ou à les remettre en question. Cet article vise à ouvrir le questionnement sur le concept d’adaptation à l’aune des neurosciences. Il nous faut donc d’abord définir les neurosciences afin que le lecteur puisse s’y référer lors de la lecture de ces deux articles. Nous ne pouvons envisager les points de vue philosophique, sociologique, ou psychologique qui ne seraient pas associés aux neurosciences car nous souhaitons focaliser notre propos. Un tel travail ne peut, dans son essence, être exhaustif et entraîne certainement une frustration du lecteur qui souhaitera y voir développer d’autres aspects. Loin de vouloir frustrer le lecteur, nous reconnaissons les limites d’une telle approche.

Nous verrons tout d’abord dans cet article que les neurosciences peuvent être perçues comme ambitieuses et toutes-puissantes, oscillant entre un danger réductionniste et déshumanisant, ou bien cristallisant certains fantasmes de maîtrise. Nous verrons ensuite que la société s’adapte aux neurosciences en intégrant certaines méthodologies et certaines découvertes dans des domaines très variés au point que nous pouvons nous questionner sur la neurosociété de demain. Ensuite, nous verrons que la méthodologie des neurosciences est elle-même fréquemment remise en question et nécessite que chacun en connaisse les limites sans s’en tenir aux seules promesses. Après cela, nous verrons que l’adaptation vue comme une promesse d’un but déterminé et fini peut s’avérer rassurante mais est surtout improbable. En cela le concept d’adaptation est parallèle au cheminement que les neurosciences prennent dans la société lorsque malgré le contenu de la recherche un résultat est réduit, et qu’il véhicule ainsi attentes et fantasmes au-delà des intentions du champ de recherche précis.

Les neurosciences : définition

Selon le Trésor de la Langue Française, neurosciences, désigne l’« Ensemble des sciences et disciplines qui étudient le système nerveux. Le terme neurosciences, dont la dernière décennie a consacré l’usage, renvoie à des disciplines diverses, réunies par un objectif commun : la connaissance du système nerveux, de son fonctionnement et des phénomènes qui émergent de ce fonctionnement[1]. »

Les disciplines composant cet ensemble sont multiples et incluent par exemple la biologie, la linguistique, la génétique, la physiologie, les sciences cognitives et bien d’autres disciplines. Il n’est pas envisagé dans cet article d’être exhaustif quant à toutes ces disciplines mais de donner au lecteur un aperçu du chemin qu’a pris la notion d’adaptation dans le champ des neurosciences.

Dans cette optique, il nous semble important de souligner que pour Ian Hacking (2002) la révolution cognitive, une des disciplines des neurosciences, a entraîné un déplacement d’intérêt des comportements vers les structures mentales, amenant une nouvelle manière de penser. Il identifie ainsi différents troubles qu’il qualifie de maladie mentale transitoire, comme le serait la fugue pathologique (Hacking, 2002). Pour citer encore Ian Hacking : le philosophe Hilary Putman parlait de « l’erreur philosophique commune consistant à supposer que la réalité doit signifier une chose supérieure et unique, au lieu de regarder diverses façons dont nous renégocions et sommes contraints de renégocier à l’infini notre notion de la réalité à mesure qu’évoluent notre langage et notre vie ». Ainsi, spécifiquement, le point de vue des neurosciences cognitives est une des lectures et facettes de la compréhension d’un phénomène. Plus largement, les neurosciences, et l’ensemble des disciplines que ce terme regroupe, constituent une facette de la compréhension de la réalité. Nous souhaitons ainsi directement prévenir le lecteur que ces deux articles visent (seulement) à s’interroger sur les liens entre adaptation et neurosciences, en mettant entre autres en lumière certaines limites des neurosciences. Afin d’envisager les liens bidirectionnels, et dans la lignée des hypothèses de maladie mentale transitoire proposée par Hacking, nous souhaitons illustrer par quelques exemples concrets (par exemple le neurodroit) comment les neurosciences ont un impact sur la société et comment la société s’adapte aux neurosciences. L’outil « neurosciences » ne venant plus seulement éclairer le concept d’adaptation mais venant redéfinir la réalité à la faveur d’une nouvelle manière de penser.

Les neurosciences ambitieuses et toutes-puissantes : danger réducteur et déshumanisant ou cristallisation de nos fantasmes de maîtrise ?

Bien que « le cerveau ne pense pas tout seul » (Guillaume et al., 2013), il est devenu commun de demander l’avis d’un neuroscientifique sur tel ou tel sujet afin d’avoir tour à tour l’approbation d’une partie de la communauté scientifique, une neuro-explication sur tel ou tel phénomène, une objectivité à faire sombrer dans un oubli abyssal la subjectivité même de cette demande. Nous faisons également l’hypothèse d’une recréation de repères prenant péniblement le relais d’autres repères, moraux et sociétaux entre autres, qui ont été vidés de leur sens. L’inscription latente de cette demande de repères provoquerait tout à la fois le paradoxe de la demande cautionnant la fonction supposée, qui est tout aussi rapidement disqualifiée et taxée de réductionniste, voire de supercherie falsificatrice, et la circularité de cette approche qui trace, au fil du temps, un repère en soi et une mémoire réalisant la trame nécessaire à l’identification de nos propres limites dans le monde que l’on se crée.

L’impérialisme ressenti par les sciences humaines et concernant les neurosciences cognitives découle de la considération rapprochée par ces neurosciences cognitives de sujets aussi variés que la raison, la morale, le libre arbitre, l’économie… (Morin, 2014). Les méthodes des neurosciences cognitives présentent parfois certaines limitations, entre autres par la faible taille d’échantillons, la nécessité de modèles mathématiques complexes rendant compte de la complexité par exemple des pensées et des émotions, mais aussi par le peu d’encouragement des politiques éditoriales à une reproduction d’études à plus large échelle ou à la publication de résultats négatifs, ou la préférence des journaux prestigieux à délivrer un message clair, simple, voire simpliste, afin qu’il soit rapidement compris par un lectorat avide d’information au risque que le premier degré d’analyse ne soit pas franchi par le lecteur (voir également Ionnanidis, 2005 et 2014).

Malheureusement, certains lecteurs reprocheront ce réductionnisme aux chercheurs eux-mêmes sans démêler les raisons individuelles, groupales et sociétales liées à ce phénomène, qui combine tout à la fois recherche de repères rassurants et distanciation d’idéologie, fussent-elles des neuro-idéologies réductionnistes. L’individu se sent souvent déshumanisé et cherche l’outil de sa déshumanisation et non la demande latente de déshumanisation qui viendrait assouvir le désir d’une science totale, d’une compréhension complète des choses et des idées. La compréhension globale de l’humain, de ce qu’il pense, de ce qu’il vit, de ce qu’il fait, doit-elle passer par un modèle unique ? Genre de référentiel incluant toute divergence, modèle ultime, apogée de la compréhension totale. N’est-ce pas une tentative d’assouvissement d’un fantasme d’omnipotence ? De pan-compréhension de la vie ? Compréhension totale surgissant souvent d’un soubresaut de perte de repères, d’un vertige de la conscience lorsque le symptôme se présente comme compréhension complète du monde ou d’un phénomène, par exemple chez des sujets présentant une schizophrénie. Ainsi cette personne signalant qu’elle a tout compris du monde car Dieu lui parle et lui enseigne. Telle autre personne qui a tout compris du fonctionnement des ordinateurs et des communications sur la toile. À cet aspect du « tout compris » du côté des patients, nous mettons en balance l’aspect du « tout compris » du côté des soignants qui peut donner naissance à ce que Hacking (2002) appelle une maladie mentale transitoire, venant expliquer un fonctionnement psychopathologique et le cristallisant en trouble entraînant lui-même des réactions et des prescriptions de soins qui n’étaient pas présentes auparavant et qui selon Hacking ne dureront pas (aspect transitoire).

La vision des neurosciences omnipotentes, impérialistes, réductionnistes, déshumanisantes ne serait-elle pas la focalisation de la crainte de la réalisation du fantasme de maîtrise complète, par l’autre, de soi ? La méconnaissance étendue de ce que peuvent réellement les neurosciences tant dans leur méthodologie que leur interprétation fournirait un objet particulièrement adapté à la cristallisation des fantasmes, rumeurs, mythes et légendes urbaines. La peur de maîtrise, par l’autre – fût-ce cet autre appelé neurosciences –, de soi, nous oblige à nous rappeler de manière lancinante que l’autre n’arrive jamais à la compréhension de soi-même et que cette compréhension de soi-même surgit de l’expérience que l’on peut faire dans le monde singulier qui entoure chacun de nous.

Cette expérience d’une personne dans « son » monde passe par le langage, le discours, le dialogue, la construction d’un récit et la confrontation de ses décalages. Chemin faisant, cette personne s’adapte d’un point de vue psychique, tout en étant façonnée par les limitations de sa personne (ses expériences, ses repères, sa mémoire, ses émotions, son corps) ou de son monde (le monde physique, le monde social, le monde économique, le désir de l’autre) qui la guide, tant en la conduisant qu’en la contraignant, de transition en transition, sur une trame se déroulant dans une dynamique continue entre les interactions mêmes de la personne et de « son » monde.

S’il y a focalisation sur les neurosciences en tant que modèle très insatisfaisant pour certains courants en sciences humaines, il peut aussi s’agir d’un écran de projection de fantasmes, leurre attirant l’attention sur les demandes latentes faites à ce courant scientifique érigé en réponse globale. Cette mise sous les projecteurs est réalisée parfois malgré le souhait des neuroscientifiques mais parfois avec leur complicité plus ou moins ignorante, souhaitant pour certains jouir d’un prestige médiatique qui reste à ce jour une des mesures dont les institutions publiques, les hautes écoles et les universités, ainsi que l’opinion publique en général, prennent en compte pour juger de l’impact des travaux d’un de leurs membres. Comme dans toute utilisation de leurre, l’attention n’est dès lors pas portée sur les autres courants en psychologie et en psychiatrie. Cela a deux conséquences, entre autres celle de donner une légitimité à ces autres courants qui se définissent par rapport à un modèle insatisfaisant, et celle d’occulter volontairement ou involontairement sa méconnaissance de la dimension biologique de l’être humain à côté de sa dimension intrasubjective (psychique) et intersubjective (sociale). Le leurre neurosciences remet en question les aspects scientifiques autant que neuros et préserve donc des critiques tout en légitimant certains courants qui ont été dominants avant les neurosciences et le sont toujours actuellement dans certaines régions ou institutions. Alors que certains seront séduits par un objet complexe mais incomplet du vivant et pourront y consacrer leur vie entière, d’autres critiques peuvent choisir de ne pas prendre la peine d’essayer de comprendre un objet qui n’est pas nécessaire pour soutenir leur théorie.

Adaptation de la société aux neurosciences : quelle neurosociété pour demain

Les neuroscientifiques, par leurs découvertes dans de nombreux domaines autrefois traités uniquement en sciences humaines, comme la conscience, la morale, ou encore la prise de décision, invitent les cliniciens, les économistes, les juristes et de nombreuses autres corporations à prendre en compte la dimension neuroscientifique de leur discipline. Cela pose bien entendu la question de l’objectivation de processus à l’intérieur du sujet, qui se retrouve de ce fait désubjectivé et qui peut être rendu objet non libre de ces processus.

Dans le domaine de la prise de décision, comme décider quand se reposer et quand travailler, la perspective économique suggère que cela dépend des coûts et bénéfices attendus. La documentation scientifique sur la performance physique semble indiquer que la décision est prise en cours de route sur base de plusieurs variables physiologiques. Meniel, Safra et Pessiglione proposent un modèle général intégrant ces deux vues. Dans ce modèle, une variable appelée preuve du coût (cost evidence) augmente durant l’effort et diminue durant le repos. Son augmentation entraîne le repos au-delà d’un certain seuil (Meyniel et al., 2014). Ces auteurs proposent que ce mécanisme basique puisse expliquer l’adaptation implicite si certains paramètres cachés, tels la pente de la courbe et le seuil, pouvaient se prêter à de l’anticipation explicite. La série d’expériences comportementales, manipulant la durée de l’effort et la difficulté, qu’ils ont réalisées sur 121 personnes semble indiquer que la preuve du coût est contrôlée implicitement durant la réalisation de la tâche, avec un taux d’ augmentation proportionnel à la difficulté actuelle de la tâche. Le seuil d’évidence du coût et le taux de diminution pourraient être ajustés anticipativement, selon la difficulté explicite de la tâche (Meyniel et al., 2014). Ainsi, cette étude, certes sur un nombre restreint de sujets, montre que les comportements de repos et d’activité, pour la réalisation de tâches particulières, pourraient être modélisés de manière simple. L’évaluation de la difficulté anticipée ou lors de la réalisation de la tâche n’est pas pour autant déterminée et reste subjective. Cependant ce genre de résultats peut éventuellement avoir un impact dans le domaine de l’exercice physique, de l’éducation ou de la revalidation physique dans un contexte plus clinique. Cela peut également permettre de rationaliser certaines décisions et certains comportements pouvant sinon passer pour irrationnels.

C’est justement dans cet aspect d’irrationalité que le neurodroit peut avoir un sens puisqu’il devient possible de juger les défaillances d’un cerveau amenant un comportement prédictible et non d’un individu qui serait dès lors présenté comme le jouet de son cerveau et l’esclave d’un arbitre qu’il ignore. Quels sont les enjeux du neurodroit ? « Le neurodroit ne se résume pas à la recherche d’hypothétiques “centres” de la décision, de la violence ou de comportements déviants dans le cerveau. Tout d’abord le cerveau est un système trop complexe pour qu’il existe un lien direct, linéaire et univoque entre quelques centimètres cubes de matière cérébrale localisés et un comportement (déviant ou non). Ensuite parce que se pose le problème de l’interdépendance fonctionnelle du cerveau avec ses environnements (physique et social). En l’état actuel des connaissances sur le fonctionnement du cerveau, il n’est pas possible d’identifier un criminel ou un comportement déviant sur le fondement unique de données fournies par les neurosciences, sans confronter ces résultats à des informations sur l’histoire de l’individu, sa clinique, son expérience, sa sociologie, son comportement et le contexte socioéconomique dans lequel il évolue. Enfin parce que les théories du fonctionnement cognitif sont nombreuses et tendent plus aujourd’hui vers une conception de la cognition incarnée et distribuée dans le cerveau plutôt que localisée » (Oullier, 2012). Pour Oullier, « la réflexion va bien au-delà de considérations techniques, méthodologiques et théoriques sur le fonctionnement du cerveau qui seraient réservées aux spécialistes de neurosciences » (Oullier, 2012). L’auteur y distingue trois enjeux principaux. Premièrement, l’apport des neurosciences sur les questions fondamentales du droit et, entre autres, sur les notions de vérité et de responsabilité individuelle. Deuxièmement, la nécessité d’avoir une méthode fiable dans les moyens mis en oeuvre entre les diagnostics et l’utilisation de l’imagerie cérébrale. Troisièmement, les questions éthiques et pratiques qui nécessitent de former tous les acteurs d’un procès à ces nouvelles connaissances, tant dans leurs limites que dans l’attente que l’on peut en avoir, sans oublier les aspects éthiques liés à l’utilisation de telles informations (Oullier, 2012). La France, par la loi de bioéthique révisée en 2011, autorise l’utilisation de l’imagerie cérébrale dans un contexte d’expertise judiciaire. Si ce droit fait débat, tant au sein de la communauté scientifique que législative, l’auteur s’interroge : « L’imagerie cérébrale est-elle le « nouvel ADN » – à savoir une technique décriée pour l’instant, comme le furent les tests génétiques lorsqu’ils furent introduits dans les procédures judiciaires - mais qui deviendra standard dans les années à venir ? » (Oullier, 2012).

Selon certains auteurs, l’imagerie cérébrale permettrait de lire dans nos pensées, de deviner nos préférences politiques, de prédire nos compétences sociales et de dévoiler notre personnalité (Alberganti, 2003). Ainsi, en nous limitant aux deux exemples dans le domaine de la prise de décision et du droit, nous illustrons clairement l’adaptation actuelle de la société à cette méthodologie et à ce courant scientifique que sont les neurosciences. Ces exemples illustrent également les questions éthiques et les polémiques que l’utilisation de ce courant dans la société peut entraîner.

La méthodologie des neurosciences en question

Une image réalisée par la méthodologie d’imagerie par résonance magnétique dans le cadre d’études en sciences cognitives n’est en fait qu’une représentation visuelle d’un ensemble de mesures complexes issues de nombreuses transformations mathématiques reposant sur des postulats qui font encore débat parmi les spécialistes (Guillaume et al., 2013).

La neuroimagerie repose sur un marché mondial que se partagent trois constructeurs. Pour certains auteurs, « un tel contexte augmente le risque de petits arrangements avec la rigueur scientifique, de sélection des données, de soumission à la science-spectacle, voire de tricherie. Proposer des solutions simples fondées sur ces technologies complexes permet de trouver une oreille attentive auprès des pouvoirs publics ; mais affirmer que les images du cerveau démontrent la validité d’une méthode pédagogique, d’un modèle économique ou d’une décision de justice présente un risque de dérives idéologiques, scientifiques, politiques et sociétales. Si la délinquance, l’échec scolaire ou la pauvreté peuvent se diagnostiquer à partir de neuro-images, à quoi bon continuer, par exemple, à investir dans de coûteuses politiques d’éducation, de prévention et d’insertion sociale ? » (Clément et al., 2014).

Si le cerveau est indubitablement le substrat matériel de notre activité mentale, il ne pense pas, car seule la personne pense. Le contenu des pensées trouve son origine dans nos expériences, dans notre vie intrapsychique et dans les relations intersubjectives. C’est donc à l’extérieur du cerveau, dans le monde spécifique que le sujet se fait à l’intérieur et à l’extérieur, que l’origine des pensées se trouve. Il ne faut dès lors pas oublier que les images issues de la neuroimagerie sont des corrélats biologiques, la condition objective de la réalité mentale, et que le cerveau est façonné par la réalité mentale elle-même et l’expérience du sujet dans le monde.

Récemment, Ioannidis a suggéré que beaucoup et peut-être la majorité des conclusions tirées de la recherche biomédicale étaient probablement fausses (Ioannidis, 2005 et 2014). Une cause importante de ce phénomène est que les chercheurs doivent publier pour réussir leur carrière et que cette entreprise est hautement compétitive. Les recherches montrant de nouveaux résultats, avec des statistiques significatives (typiquement à un p < 0,05) et ayant un résultat clair et propre, ont une plus grande probabilité d’être publiées (Button et al., 2013). Certaines critiques pointent l’usage de mathématiques trop simplistes qui ne rendraient pas compte de la complexité du système humain comportant un nombre de paramètres a priori infini (Boraud et Gonon, 2013). Bien que l’outil mathématique soit par définition toujours réducteur par rapport aux paramètres infinis de la réalité, il n’en reste pas moins que de nombreux chercheurs travaillent avec des mathématiciens et que des outils mathématiques non simplistes existent (Wallisch et al., 2008). Boraud et Gonon (2013) pointent également que les études neuroscientifiques ont tendance à favoriser une vision finaliste et à expliquer que telle structure, que telle activité ou que telle molécule sert à une fonction. Une fonction biologique est une propriété émergente qui a été conservée par les mécanismes de la sélection (naturelle) durant l’évolution car elle fournit un avantage aux organismes qui en sont dotés. La fonction réfère ainsi à un processus allant de l’avant, partant de l’objet ou du processus, vers le but tout en passant par des chaînes causales. Cela contraste avec la notion de mécanisme qui tend à regarder en arrière pourquoi une caractéristique est survenue (Dusenbery, 1992). Une vision finaliste trop simpliste risque d’être adoptée au premier degré par la société, au risque de ne plus voir qu’il s’agit d’une manière de considérer le vivant et d’interpréter des résultats afin qu’ils soient expressément compris le plus aisément possible par la société. Ainsi la description de mécanismes et non de fonctions pourrait éventuellement permettre de s’éloigner de cette difficulté mais est nettement moins facilement accessible au grand public.

L’ « ad » d’adaptation : une finalité rassurante mais improbable

Nous venons de le voir, une critique des recherches publiées en neurosciences serait un excès de finalisme (Boraud et Gonon, 2013). Cependant, l’être humain a tendance à vouloir maîtriser son environnement afin d’en palper la variabilité et la fiabilité en termes de sécurité pour lui ou pour les siens. La vision finaliste du monde fait ainsi probablement intrinsèquement partie d’une vision évolutionniste de l’humain. L’aptitude est ainsi acquise « en vue de » et sa subsistance au fil du développement est réalisée « en vue de ». La rationalisation qui est faite des observations et l’utilitarisme de toute chose organisent le vivant en un tout cohérent et donnent un sens (même une direction) à la vie et aux transitions successives qui semblent dès lors être guidées par une trame rassurante.

Selon le Trésor de la Langue Française[2], le substantif “adaptation” est utilisé par Darwin [1809-1882] dans la première édition de 1859 de L’Origine des espèces. Il semble l’avoir emprunté à William Paley [1743-1805], philosophe britannique, membre du clergé anglican, dont les ouvrages ont beaucoup influencé Darwin et chez qui le terme apparaît dès 1790. « Le point de rencontre entre Darwin et Paley […] réside dans le concept d’adaptation, intrinsèquement corrélé chez Paley à celui de perfection. » Ce concept qui est l’un des problèmes majeurs de l’histoire naturelle est le lien qui unit Darwin à Paley tout en étant le pivot de deux conceptions antagonistes de l’économie naturelle (issue de la tradition linnéenne). La perspective de Paley est arrimée à une vision fixiste du vivant et à une pré-adaptation universelle, tandis que celle de Darwin repose sur une vue radicalement anti-théologique et en la croyance de la puissance de la sélection illimitée. Ainsi alors que Paley a une vision finaliste de l’évolution où la perfection est empreinte de théologie, Darwin a une vision anti-théologique mettant l’accent sur la sélection naturelle. L’adaptation se fait pour Paley en fonction d’un dessein intelligent inconnu de nous et pour Darwin en fonction d’un bénéfice à acquérir qui augmentera la survie. Il y a donc un passage de Dieu à l’homme (et aux autres animaux) en termes d’adaptation. D’un dessein rassurant dont nous n’avions pas la charge, nous passons donc à une sélection naturelle où nous sommes davantage responsables de notre survie.

Henri Bergson écrit dans L’évolution créatrice : « Si je verse dans un même verre, tour à tour de l’eau et du vin, les deux liquides y prendront la même forme, et la similitude de forme tiendra à l’identité d’adaptation du contenu au contenant. Adaptation signifie bien alors insertion mécanique. C’est que la forme à laquelle la matière s’adapte était déjà là, toute faite, et qu’elle a imposé à la matière sa propre configuration. Mais quand on parle de l’adaptation d’un organisme aux conditions dans lesquelles il doit vivre, où est la forme préexistante qui attend sa matière ? » (Bergson, 1907). Bergson propose dans son ouvrage l’idée d’une « création permanente de nouveauté » par la nature. Il oppose à l’explication de l’évolution finaliste (où un plan est déjà prévu ; l’accent étant mis sur les causes finales ou les buts comme dans les théories héritées d’Aristote ou de Leibniz après lui) et mécaniste (où un plan est facilement et simplement prévisible à partir des paramètres de départ ; l’accent étant mis sur les causes efficientes, la causalité scientifique, comme dans les théories héritées de Descartes) sa notion d’élan vital selon laquelle il n’y aurait pas de plan prévu. L’évolution serait imprévisible et le monde s’inventerait sans cesse sans que la trame de l’évolution ne préexiste. Bergson montre ainsi que l’explication finaliste ou mécaniste sont deux visions, qui bien que souvent montrées en opposition, reviennent au même dans le traitement de l’évolution : le but est poursuivi dès le début « par nature » ou en fonction des paramètres en présence. L’évolution dépendrait pour Bergson de l’élan vital et serait imprévisible. L’« ad », le but serait donc proximal, dans un proche actuel, et non distal vers un but inconnu.

Conclusion 

Dans cet article, nous avons vu que les neurosciences peuvent être perçues comme ambitieuses et toutes-puissantes, les détracteurs mettant en avant un danger de réductionnisme et une déshumanisation. Mais ces craintes pourraient éventuellement être la cristallisation d’un fantasme de maîtrise et permettre une non-remise en question d’autres approches sur des thèmes semblables. Nous avons vu que la société s’adapte aux avancées des neurosciences et intègre certaines méthodologies et certaines découvertes dans des domaines très variés tels la prise de décision ou le neurodroit. Nous pouvons dès lors nous questionner légitimement sur la neuro-société de demain. Nous avons vu que la méthodologie des neurosciences est elle-même fréquemment remise en question et nécessite que chacun en connaisse les limites sans s’en tenir aux seules promesses, afin d’en apprécier les efforts sans lui faire porter un rôle messianique qui ne pourrait que s’avérer décevant. L’adaptation, avec son « ad », promesse d’une finalité certaine, peut s’avérer rassurante car si le trajet est incertain, le but est certain, mais d’aucuns proposent que cela puisse être totalement improbable.