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La maltraitance dans l’enfance est un problème social préoccupant tant sur le plan de sa prévalence que de ses conséquences pour les victimes et la société. À l’échelle mondiale, quatre méta-analyses concluent que 15 % des femmes rapportent de la négligence physique durant l’enfance et 16 % de la négligence émotionnelle1, 20 % de la violence sexuelle2, 22 % de la violence physique3 et 38 % de la violence psychologique4. Plus près de nous, 30 % des Canadiennes et près de 28 % des Québécoises rapportent avoir subi de la violence physique, sexuelle ou psychologique avant l’âge de 16 ans5, 6.

Un consensus scientifique se dégage depuis les 30 dernières années à l’effet que les diverses formes de mauvais traitements subis pendant l’enfance affectent les victimes jusqu’à l’âge adulte7, 8, 9. La maltraitance subie dans l’enfance augmente les risques de problèmes de santé mentale à l’âge adulte, dont l’état de stress post-traumatique et la dépression 7, 9, 10, 11, 12. En effet, une recension des écrits10 faisant référence à 172 articles scientifiques conclut à une forte association entre l’agression sexuelle subie dans l’enfance, les sévices physiques ou la négligence et le trouble de stress post-traumatique à l’âge adulte, et ce, même après avoir contrôlé pour des facteurs familiaux et personnels associés à la maltraitance. Cette conséquence peut d’ailleurs être présente longtemps après les évènements de maltraitance : bien qu’évalués à l’âge de 29 ans suivant la maltraitance subie avant 12 ans, près de 20 % des victimes d’agression sexuelle, de sévices physiques ou de négligence dans l’enfance présentaient un diagnostic de trouble de stress post-traumatique10. Pour ce qui est de la dépression, une recension systématique de 124 études12 établit que les risques de présenter des problèmes dépressifs augmentent significativement de 1,5 pour les victimes de sévices physiques dans l’enfance, de 3,1 pour les victimes d’abus psychologique et de 2,1 pour les victimes de négligence. Il faut également souligner les coûts économiques importants engendrés par les conséquences à court et à long terme des mauvais traitements envers les enfants canadiens13 qui ont été estimés à plus de 17 milliards de dollars dont 1,4 milliard en services sociaux et de santé en 1998.

Un des enjeux dans ce domaine de recherche est de circonscrire le rôle de chaque forme de mauvais traitements subis durant l’enfance sur les conséquences psychologiques au cours de la vie. Pour ce faire, il importe de tenir compte de toutes les formes de maltraitance. Or, très peu d’études considèrent simultanément les quatre formes de maltraitance (sexuelle, physique, psychologique et négligence) en cherchant à explorer le rôle spécifique de chacune sur la santé mentale à long terme des victimes. Cette question est d’autant plus importante que les études de prévalence démontrent que de 13 % à 43 % des adultes rapportent avoir vécu deux formes ou plus de maltraitance7, 11. La cooccurrence de plusieurs formes de mauvais traitements entraînerait des conséquences importantes sur la santé mentale et est associée à plus de problèmes dans la vie adulte que dans le cas de l’exposition à une seule forme8.

Par ailleurs, plusieurs études de ce domaine sont réalisées auprès d’échantillons spécifiques composés par exemple de personnes recevant des services en santé mentale lesquels ne sont pas représentatifs de la population. Qui plus est, peu d’études contrôlent statistiquement pour différents facteurs susceptibles d’influencer la santé mentale des victimes comme les caractéristiques socioéconomiques14. Dans cet ordre d’idées, soulignons que l’exposition à la maltraitance durant l’enfance augmente le risque de violence subie à l’âge adulte, dont la violence conjugale8. Plus spécifiquement, les femmes rapportant des mauvais traitements psychologiques ou physiques dans l’enfance présentent un risque de quatre à six fois plus élevé de subir de la violence conjugale à l’âge adulte15. Puisque l’exposition à la violence conjugale est susceptible d’influencer la santé mentale, elle représente une variable qui devrait être contrôlée dans les études s’intéressant à la santé mentale des victimes de mauvais traitements dans l’enfance. Or, cette variable est peu souvent prise en considération dans les études de ce champ. De même, outre le sexe, l’âge et l’origine ethnique, quelques études de ce champ contrôlent pour certaines caractéristiques sociodémographiques soit le niveau de scolarité15, 16, le revenu14, voire les deux variables à la fois5. Or, les variables contrôles visent à obtenir un portrait plus clair des associations entre la maltraitance et ses conséquences en éliminant l’influence de variables corrélées avec l’abus ou la négligence5. C’est en ce sens qu’il importe de contrôler pour l’effet confondant possible de la violence conjugale subie, mais aussi du revenu ou du niveau de scolarité. 

La présente étude vise donc à déterminer l’influence de chaque forme de mauvais traitements subie durant l’enfance (avant l’âge de 18 ans) sur l’état de stress post-traumatique et la dépression présents à l’âge adulte. Les variables contrôles suivantes seront considérées dans les analyses soit : l’âge, le niveau de scolarité ainsi que la violence conjugale subie au cours des 12 derniers mois.

MÉTHODOLOGIE

Procédures

Les données ont été recueillies lors d’une enquête téléphonique spécifique réalisée en 2009, auprès d’un échantillon de 1 001 femmes adultes résidant au Québec. D’abord, les ménages ont été sélectionnés aléatoirement parmi les abonnés au téléphone du Québec à l’aide d’une technique de composition aléatoire de numéros de téléphone (random digit dialing). Les répondantes étaient âgées de 18 ans ou plus et devaient être aptes à répondre au questionnaire en anglais ou en français. Si plus d’une femme répondait à ces deux critères dans un même ménage, celle dont l’anniversaire de naissance était le plus proche de la date d’entretien était sélectionnée. En 2006, 86,4 % des ménages québécois avaient un équipement téléphonique par ligne terrestre17, ce qui suggère que cette méthode permet d’obtenir un échantillon représentatif de la majorité des femmes adultes de la province. En divisant le nombre de personnes ayant complété le sondage par le nombre de personnes sélectionnées pour y participer, le taux de réponse empirique de l’enquête est de 45,5 %[i]. Le consentement verbal des répondantes a été obtenu lors de l’entretien téléphonique et l’engagement à la confidentialité a été présenté. L’étude a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche en Éducation et sciences sociales de l’Université de Sherbrooke.

Échantillon

Les caractéristiques de l’échantillon de 1 001 répondantes ont été comparées à celles du dernier recensement québécois disponible19 et ont été pondérées en fonction du niveau d’éducation et de l’âge des répondantes afin de correspondre aux caractéristiques de la population étudiée. Puisque la pondération est susceptible d’affecter la variance, une correction pour l’effet de plan a été appliquée20 : chaque coefficient de pondération a été multiplié par 0,81 (1/[1 + variance des coefficients de pondération]) afin d’éviter de surestimer la précision statistique. L’échantillon de 1 001 répondantes procure une précision statistique correspondant à un échantillon final de 621 répondantes présentant les mêmes caractéristiques que la population de femmes adultes québécoises de 2001 selon le niveau d’éducation et l’âge. Ces procédures ont pour effet de rendre les caractéristiques de l’échantillon similaires à celles de la population. L’échantillon avant et après la pondération et la correction pour l’effet de plan est décrit au tableau 1 pour ce qui est de la région de provenance, de l’âge, du revenu annuel et du niveau de scolarité.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon avant et après la pondération et la correction pour l’effet de plan

Caractéristiques de l’échantillon avant et après la pondération et la correction pour l’effet de plan

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Mesures

Variables indépendantes

La violence sexuelle vécue dans l’enfance a été mesurée par deux items tirés d’une enquête américaine similaire21. Les items portaient sur les relations sexuelles complètes forcées ainsi que sur les attouchements sexuels forcés subis avant l’âge de 18 ans. La présence de violence sexuelle dans l’enfance des répondantes était déterminée par une réponse positive à l’une ou l’autre des questions.

La violence psychologique et la violence physique vécues durant l’enfance ont été mesurées à l’aide de quatre items tirés de l’Enquête de Santé Québec22 réalisée en 1999. Concernant la violence psychologique, la répondante devait répondre à partir d’une échelle de type Likert en quatre points. La violence psychologique directe est définie comme le fait d’avoir été menacée, humiliée ou ridiculisée « souvent » ou « très souvent » dans l’enfance. La violence psychologique indirecte est définie quant à elle comme le fait d’avoir été témoin de violence physique entre ses parents dont la fréquence pouvait varier de « rarement » à « très souvent ». Le fait d’avoir subi de la violence psychologique dans l’enfance était déterminé par la présence de l’un ou de l’autre de ces indicateurs. Concernant la violence physique vécue dans l’enfance, les répondantes devaient indiquer à l’aide d’une échelle de type Likert la fréquence des évènements. Les deux questions évaluaient la présence de violence physique mineure et sévère. La violence physique mineure est définie comme le fait d’avoir reçu la fessée « souvent » ou « très souvent » dans l’enfance. La violence physique sévère est définie comme le fait d’avoir été frappée plus durement que par une fessée au moins « rarement ». La présence de violence physique dans l’enfance était déterminée par l’une ou l’autre de ces réponses.

La négligence vécue dans l’enfance est mesurée à l’aide d’une adaptation de trois items tirés du Comprehensive Child Maltreatment Scale for Adults23. Les trois questions évaluant la présence de négligence portaient sur le fait : 1) de ne pas avoir reçu les soins de base nécessaires (repas, bains, vêtements propres ou attention médicale) ; 2) d’avoir été enfermée seule dans une pièce durant une longue période de temps ; ou 3) que les demandes d’attention aient été ignorées et de ne pas se faire adresser la parole pendant une longue période de temps. Ces questions étaient évaluées à l’aide d’une échelle Likert en quatre points allant de « jamais » à « très souvent ». Comme suggéré par les auteurs22, le fait d’obtenir un score plus élevé que la moyenne de l’échantillon de la présente étude détermine la présence de cette forme de mauvais traitements. La cohérence interne de cette échelle calculée pour l’échantillon ici étudié est de 0,76.

Variables dépendantes

La présence de dépression a été mesurée par les sept items évaluant la dépression majeure et la dysthymie du 12– month Composite International Diagnostic Interview (CIDI) et des items évaluant la présence de symptômes dépressifs au cours du dernier mois24, 25. Les répondantes ont été classées comme présentant des symptômes dépressifs d’intensité clinique lorsqu’elles rapportaient un épisode dépressif d’une durée minimale de deux semaines ou une perte d’intérêt pour des activités plaisantes durant la dernière année, ou encore, une dépression ayant persisté toute l’année accompagnée d’au moins une semaine de dépression au cours du dernier mois. Basée sur une étude conduite auprès de 1 485 individus qui ont complété la section complète des troubles affectifs du CIDI, la valeur positive prédictive26 de la version autorapportée est d’environ 55 %. Autrement dit, 55 % des individus dépistés à l’aide de cet outil obtiennent un diagnostic médical de dépression.

La présence d’un état de stress post-traumatique a été mesurée par la version courte à quatre items de l’échelle Primary Care Posttraumatic Stress Disorder (PC-PTSD) utilisée pour dépister l’état de stress post-traumatique (ÉSPT) dans des cliniques de soins de première ligne27. Les questions portent sur la présence ou non de reviviscence des évènements, d’évitement, de dissociation et d’hypervigilance au cours du dernier mois. Sur le plan des propriétés psychométriques, l’instrument présente une bonne cohérence interne (α = 0,79), une bonne fidélité test-retest (r = 0,84) ainsi qu’une bonne utilité diagnostique27. L’alpha de Cronbach obtenu pour l’échantillon ici à l’étude est de 0,73. Le PC-PTSD permet d’obtenir un score global. La recherche montre qu’une réponse positive à trois des quatre items indique la présence de symptômes de l’ÉSPT d’intensité clinique27. Ce seuil sera donc utilisé dans la présente étude pour juger de la présence ou de l’absence d’ÉSPT.

Variables contrôles

La violence conjugale au cours des 12 derniers mois a été mesurée à partir de deux questions tirées de l’Enquête sur la violence envers les femmes28 de 1993. La première demandait à la répondante si elle avait été menacée d’être blessée par son conjoint, et la deuxième si elle avait été giflée, poussée ou frappée. Une réponse positive à l’une ou l’autre de ces questions déterminait la présence de violence conjugale au cours des 12 derniers mois.

Les données sociodémographiques des répondantes ont été collectées à la fin de l’entretien afin de les situer dans leur groupe d’âge et de connaître leur niveau de scolarité : données qui seront utilisées à titre de variables contrôles.

Stratégies d’analyses statistiques

En premier lieu, les fréquences des valeurs des variables indépendantes et contrôles en fonction des valeurs des variables dépendantes ont été comparées à l’aide du khi deux. Dans un deuxième temps, deux analyses de régression logistique binaire par blocs hiérarchiques ont été réalisées afin de déterminer les facteurs associés à la présence d’un ÉSPT et de dépression. Les analyses de régression logistique ont été réalisées en introduisant tout d’abord les variables sociodémographiques (bloc 1 : âge et niveau de scolarité), suivies de la violence conjugale subie au cours des 12 derniers mois (bloc 2) et, enfin, des formes de maltraitance subie dans l’enfance, soit la violence sexuelle, physique, psychologique et la négligence (bloc 3). Pour ces analyses, le seuil de signification statistique est fixé à p <0,05. Les modèles multivariés obtenus à l’aide d’une régression logistique permettent à la fois d’évaluer la contribution spécifique de chacune des variables indépendantes les unes par rapport aux autres, mais aussi d’estimer leur effet cumulatif puisque l’influence respective des variables indépendantes s’additionne pour expliquer la variance du phénomène à l’étude29.

RÉSULTATS

Facteurs associés à l’état de stress post-traumatique et à la dépression à l’âge adulte

En premier lieu, les résultats des analyses khi deux sont présentés au tableau 2. L’examen du tableau permet, entre autres, de constater que la présence de violence conjugale et de chacune des formes de mauvais traitements durant l’enfance est associée à l’ÉSPT à l’âge adulte. Les mêmes tendances se retrouvent quant à la présence de dépression. Les statistiques de colinéarité présentées au tableau 3 montrent que les variables indépendantes et contrôles partagent un niveau acceptable de covariance29 puisque les tolérances sont bien plus élevées que 0,2 et que les facteurs d’inflation de la variance sont bien en deçà de 10. Les formes de mauvais traitements étant toutes associées à p <0,10, elles ont donc toutes été retenues pour être introduites dans les analyses multivariées suivant la recommandation de Hosmer et Lemeshow30 de sélectionner toutes les variables dont le test univarié a une valeur de p <0,25.

Tableau 2

Comparaison des pourcentages de répondantes victimes ou non de différentes formes de maltraitance en fonction de la présence de stress post-traumatique ou de dépression

Comparaison des pourcentages de répondantes victimes ou non de différentes formes de maltraitance en fonction de la présence de stress post-traumatique ou de dépression

Test du chi-deux,* p <0,10, ** p <0,05 et *** p <0,01

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Tableau 3

Statistiques de colinéarité pour les variables indépendantes et contrôles à l’étude

Statistiques de colinéarité pour les variables indépendantes et contrôles à l’étude

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Les résultats des analyses de régression logistique concernant l’ÉSPT montrent (tableau 4) que l’ajout des formes de mauvais traitements (bloc 3) contribue de manière significative à prédire la présence de l’ÉSPT en augmentant de 9,5 % la variance expliquée. Ce modèle final permet donc d’expliquer 21,5 % de la variance de l’ÉSPT. L’analyse des résiduels confirme un bon ajustement du modèle statistique obtenu29 puisque seulement 4 % des observations ont une valeur résiduelle standardisée absolue de 2 ou plus et aucune de 3 ou plus. Plus spécifiquement, le modèle final montre que la présence de violence conjugale au cours de l’année précédant l’enquête augmente de 17,3 fois le risque de présenter un ÉSPT d’intensité clinique. De plus, le fait de rapporter de la négligence ou de la violence physique au cours de l’enfance augmente respectivement de 2,8 et 3,8 fois le risque de présenter un ÉSPT. L’âge des répondantes, leur niveau de scolarité ainsi que le fait d’avoir vécu de la violence psychologique ou sexuelle ne distinguent pas les femmes présentant un ÉSPT ou non. À l’aide de ce modèle multivarié, il est possible de calculer la probabilité29 d’un sujet de la population à l’étude de présenter un ÉSPT. Par exemple, une femme québécoise âgée entre 25 et 44 ans, ayant terminé des études collégiales et qui ne rapportent pas de violence conjugale au cours des 12 derniers mois rapportant exclusivement de la violence physique dans l’enfance, a une probabilité de 18,0 % de présenter un ÉSPT. Si cette femme rapporte aussi de la négligence, la probabilité qu’elle présente un ÉSPT passe à 37,9 %.

En ce qui concerne la dépression, le modèle final (tableau 5) permet d’expliquer 14 % de la variance de la présence de la dépression. Concernant l’ajustement du modèle, 5,6 % des observations ont une valeur résiduelle standardisée absolue de 2 ou plus ce qui dépasse légèrement le minimum acceptable29 et aucune de 3 ou plus. Ce modèle montre que les répondantes âgées de 18 et 24 ans sont 3,6 fois plus à risque de dépression comparativement à celles de 65 ans et plus, alors que le fait de rapporter de la violence sexuelle ou psychologique durant l’enfance augmente respectivement de 2,6 et 2,4 fois le risque de dépression à l’âge adulte. Le niveau de scolarité, la violence conjugale au cours des 12 derniers mois, la violence physique et la négligence ne distinguent pas les femmes avec ou sans dépression. Reprenons la même femme que celle décrite plus haut qui rapporte cette fois-ci de la violence sexuelle seulement, elle a une probabilité de 25,9 % de présenter une dépression. Si elle rapporte en plus de la violence psychologique dans l’enfance, cette probabilité augmente à 45,1 %. Mentionnons enfin que la même femme exposée à la fois à de la violence physique et sexuelle, formes de maltraitance significativement associées respectivement à l’ÉSPT et à la dépression, a une probabilité de 15,2 % de présenter de la dépression et de 30,1 % de présenter un ÉSPT.

Tableau 4

Facteurs associés à l’ÉSPT à l’âge adulte : résultats de l’analyse de régression logistique binaire par blocs hiérarchiques

Facteurs associés à l’ÉSPT à l’âge adulte : résultats de l’analyse de régression logistique binaire par blocs hiérarchiques

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Tableau 5

Facteurs associés à la dépression à l’âge adulte : résultats de l’analyse de régression logistique binaire par blocs hiérarchiques

Facteurs associés à la dépression à l’âge adulte : résultats de l’analyse de régression logistique binaire par blocs hiérarchiques

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DISCUSSION

Les études convergent pour montrer que la maltraitance subie durant l’enfance est associée à des problèmes psychopathologiques à l’âge adulte5, 8, 16. Les résultats de notre étude vont aussi dans ce sens puisque les femmes rapportant l’une ou l’autre des quatre formes de maltraitance dans l’enfance ont deux à quatre fois plus de risque de présenter un problème de santé mentale à l’âge adulte selon la forme de maltraitance et le problème de santé mentale étudiés, alors que des variables contrôles ont été considérées. Il en va de même pour la violence conjugale subie dans les 12 derniers mois qui augmente passablement le risque de présenter un ÉSPT.

Trois principaux constats peuvent être tirés des résultats de cette étude. Premièrement, certaines formes spécifiques de maltraitance sont associées à des problèmes de santé mentale distincts à l’âge adulte chez les femmes. En effet, chacune des quatre formes de maltraitance durant l’enfance est associée soit à l’ÉSPT, soit à la dépression. Les formes de violence physique et la négligence sont plus fortement associées à l’ÉSPT alors que les violences sexuelle et psychologique sont plus fortement associées à la dépression. D’autres études montrent des associations spécifiques entre des formes de maltraitance durant l’enfance et des problèmes de santé mentale à l’âge adulte. Par exemple, une recension systématique et méta-analyse récente31 montre que les individus exposés à n’importe quelle forme de maltraitance voient leur risque de dépression doubler à l’âge adulte. Par ailleurs, dans un échantillon représentatif de la population canadienne5, la violence sexuelle et certaines formes de violence physique sont significativement associées à l’ÉSPT alors que la violence psychologique ne l’est pas après le contrôle de certains facteurs. Il faut souligner que cette étude ne prend pas toutefois pas en considération la négligence.

Deuxièmement, la présence de deux formes spécifiques de maltraitance augmente le risque de présenter un problème de santé mentale donné à l’âge adulte chez les femmes suggérant ainsi un effet cumulatif. Les formes de violence sexuelle et psychologique augmentent le risque de dépression alors que la violence physique et la négligence augmentent le risque d’un ÉSPT. D’autres études mettent en lumière l’effet cumulatif de différentes formes de maltraitance subies. Par exemple, les Québécois rapportant plus d’une forme de maltraitance sont plus susceptibles d’avoir des pensées suicidaires6. Le fait d’avoir subi plus d’une forme de maltraitance augmente le risque de dépression dans un échantillon représentatif de Canadiens32. Sans avoir pris en considération la négligence, une étude établit que les formes de violence sexuelle et psychologique subies durant l’enfance contribuent à plus de symptômes d’ÉSPT à l’âge adulte dans un échantillon représentatif de Québécois33.

Troisièmement, la cooccurrence simultanée ou successive de certaines formes spécifiques de maltraitance dans l’enfance peut augmenter le nombre de problèmes de santé mentale dont souffrent les femmes adultes. Par exemple, dans notre étude, les personnes ayant subi de la violence sexuelle ou psychologique accompagnée de violence physique ou de négligence se trouvent à la fois à risque de souffrir d’un ÉSPT et de dépression à l’âge adulte. La cooccurrence des mauvais traitements est donc non seulement associée à un plus grand risque de présenter certains problèmes mentaux, mais aussi à un risque plus élevé de présenter une plus grande variété de problèmes mentaux selon les types de maltraitance subie. En ce sens, une étude conclut que la négligence émotionnelle couplée à de la violence sexuelle dans l’enfance augmente le risque de développer plus d’un trouble affectif au cours de la vie16. D’autres auteurs33 montrent que la détresse psychologique à l’âge adulte est liée à la violence physique et psychologique dans l’enfance et que les symptômes de l’ÉSPT sont, de leur côté, associés à la violence psychologique et sexuelle. Qui plus est, une recension systématique des 31 études sur les problèmes de santé mentale associés à la maltraitance subie dans l’enfance par des patients psychiatriques34 montre que la maltraitance est associée à de la comorbidité sur le plan de la santé mentale, et ce, avec ou sans cooccurrence de différentes formes de mauvais traitements.

Bien que les études convergent pour montrer que la maltraitance subie durant l’enfance est associée à des problèmes de santé mentale à l’âge adulte, notamment chez les femmes, force est de constater que les formes de maltraitance associées spécifiquement à certains problèmes de santé mentale varient d’une étude à l’autre. La population étudiée, le nombre de formes de maltraitance prises en considération ainsi que la mesure de la maltraitance et des problèmes de santé mentale peuvent expliquer en partie certains résultats divergents observés. Au-delà des différences ou des similarités méthodologiques potentiellement à la source des résultats convergents ou divergents dans ce domaine de recherche, les phénomènes de la multifinalité et de l’équifinalité provenant du champ de la psychopathologie développementale appliquée à la maltraitance peuvent jeter un éclairage intéressant sur cette question35, 36. La multifinalité considère que des expériences adverses similaires, voire identiques, par exemple en ce qui concerne la maltraitance, peuvent conduire à des issues différentes sur le plan développemental. À l’inverse, l’équifinalité renvoie au fait que des expériences adverses différentes peuvent tout de même conduire à la même issue sur le plan développemental. Pour ces raisons, il serait impossible de prédire précisément l’effet de certaines expériences, notamment en ce qui concerne la maltraitance36.

La théorie de l’attachement37 ainsi que celle du trauma complexe38 soutiennent que la maltraitance subie durant l’enfance conduit à une seule et même conclusion pour la victime, soit qu’elle n’est pas en sécurité en relation avec autrui35. La maltraitance subie pose un réel défi à l’enfant appelé à former sa base de sécurité et sa vision du monde, lesquelles influenceront ses relations actuelles et à venir, à l’intérieur et à l’extérieur de la famille. La méfiance envers autrui peut alors devenir la principale menace au développement de la personne. Les phénomènes de multifinalité et d’équifinalité trouveraient leurs racines à travers ce processus de construction de la base de sécurité et de la vision du monde des victimes de maltraitance35, lequel est influencé par divers facteurs individuels, familiaux et sociaux. La reconstruction de la confiance envers autrui est d’ailleurs au coeur de diverses approches d’intervention recommandées auprès des personnes ayant subi la maltraitance durant l’enfance38.

Forces et limites méthodologiques

La présente étude s’est penchée sur l’ensemble des formes de violence pouvant être subies pendant l’enfance incluant la violence psychologique et la négligence, formes de maltraitance encore sous-étudiées10, 39. De plus, l’utilisation d’un échantillon représentatif de femmes québécoises ayant une taille suffisamment grande pour offrir une bonne puissance statistique représente une force. Par ailleurs, les mesures utilisées dans l’évaluation des problèmes mentaux présentent de bonnes propriétés psychométriques. Enfin, les analyses qui permettaient d’identifier l’apport unique de chaque forme de mauvais traitements et de contrôler pour certaines variables, dont la violence conjugale subie dans la dernière année, constituent un apport important dans ce champ de recherche.

L’étude présente toutefois certaines limites méthodologiques dont : 1) la nature rétrospective qui peut entraîner certains biais liés à la mémoire des répondantes ; 2) la méthode d’échantillonnage par numéro de téléphone qui ne permet pas de rejoindre certains individus particulièrement à risque d’avoir vécu des mauvais traitements durant l’enfance, notamment les personnes sans abri et celles hébergées en milieu psychiatrique ou carcéral ; 3) la nature transversale du devis qui ne permet pas de conclure à des liens de cause à effet ; 4) le modèle statistique obtenu pour déterminer les formes de mauvais traitements associés à la dépression comporte certaines valeurs résiduelles extrêmes ; 5) le taux de réponse empirique (45,5 %) qui représente aussi une limite à la validité externe. Rappelons toutefois que ce taux de réponse est similaire à celui d’études semblables. En effet, depuis 1985, les études de prévalence de l’agression sexuelle durant l’enfance auprès de populations adultes auraient en moyenne un taux de participation de 49 % 40. De plus, une tendance à la baisse des taux de participation dans les enquêtes téléphoniques est observée18.

Recommandations et implications cliniques

Compte tenu de l’association entre les mauvais traitements dans l’enfance et la santé mentale des femmes qui en ont été victimes, les résultats soutiennent, d’une part, la nécessaire poursuite des efforts de prévention des mauvais traitements envers les enfants et, d’autre part, l’importance de tenir compte des mauvais traitements subis dans l’enfance et de leur cooccurrence dans l’évaluation conduite par les professionnels prodiguant des services de santé mentale aux Québécoises. Plus spécifiquement, un dépistage précoce des antécédents de maltraitance dans l’enfance serait souhaitable ainsi que de la violence conjugale subie à l’âge adulte. Ce dépistage permettrait d’offrir des services de traitement aux victimes de maltraitance et de réduire les conséquences potentielles à court, moyen ou long terme. De même, les résultats sont préoccupants sur le plan de l’accessibilité ou de l’efficacité des programmes de traitement puisque les victimes présentent des problèmes de santé mentale plusieurs années après avoir subi de la maltraitance. Il apparaît donc important d’offrir des traitements efficaces aux personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale qui rapportent des antécédents de maltraitance. Enfin, les programmes de traitement auraient intérêt à englober l’ensemble des formes de maltraitance puisque les conséquences peuvent être attribuables à l’exposition à plus d’une forme.

Cette recherche a été financée par la Chaire de recherche interuniversitaire Marie-Vincent sur les agressions sexuelles envers les enfants.

Les demandes d’informations peuvent être adressées à Geneviève Paquette, Département de psychoéducation, Université de Sherbrooke, 2500, boulevard de l’Université, Sherbrooke, Québec, Canada, J1K 2R1. Tél. : 1-819-821-8000 (poste 62489), Email : Genevieve.Paquette@USherbrooke.ca