Corps de l’article

Au Canada, un aîné[1] sur cinq vit avec un problème de santé mentale (PSM) tel que la dépression, les troubles anxieux, la schizophrénie et les troubles de la personnalité (Statistique Canada, 2003). Ces aînés sont particulièrement vulnérables et susceptibles d’éprouver des difficultés d’adaptation importantes sur les plans fonctionnel, comportemental et psychosocial (Bartels et al., 1999 ; Florio et Raschko, 1998 ; Kilbourne et al., 2005 ; Nikolova et al., 2004 ; Nour et al., 2011a). La plupart du temps, ils vivent avec des « handicaps psychosociaux » qui s’expriment sous forme d’intériorisation des stigmates, de faible estime de soi et d’attentes réduites, d’isolement social et d’absence de soutien (Dallaire et McCubbin, 2008).

À l’heure actuelle, les aînés qui vivent avec un PSM sont sous-diagnostiqués ou sous-desservis (Cohen, 2001 ; McAlpine et Mechanic, 2000 ; Statistique Canada, 2003). En effet, malgré que la grande majorité de cette clientèle réside dans la communauté, le système de santé et de services sociaux semble lent à répondre à ses besoins (Cummings, 2009). Cette situation risque de représenter un défi colossal pour la société ; non seulement parce que le nombre d’aînés vivant avec un PSM sera plus important au cours des prochaines décennies en raison du vieillissement de la population (Ministère de la Famille et des Aînés, 2008), mais également parce qu’au Québec, comme dans les autres provinces canadiennes, les programmes ou services spécialisés destinés aux aînés avec des PSM sont rares (Nour et al., 2011a).

Présentement, au Québec, les clientèles âgées qui vivent à domicile et qui souffrent d’un PSM sont desservies par le Programme perte d’autonomie liée au vieillissement (PALV) dans les Centres de santé et de services sociaux (CSSS). Ce programme regroupe les services destinés aux personnes en perte d’autonomie en raison de leur avancement en âge (ex. limitations fonctionnelles, problèmes cognitifs ou maladies chroniques) (MSSS, 2004). Ce programme n’a pas été conçu pour répondre aux besoins psychosociaux des aînés en perte d’autonomie en raison de leurs PSM.

Depuis 1999, le CSSS Cavendish, centre affilié universitaire en gérontologie sociale, offre des services spécialisés aux aînés de 60 ans et plus souffrant de PSM (SSSM 60+). Les services sont offerts à domicile ou en clinique, par des équipes multidisciplinaires composées d’un superviseur clinique[2], d’intervenants sociaux, d’infirmiers, d’assistants en santé et services sociaux (ASSS), d’un ergothérapeute, d’un psychologue, d’un médecin généraliste et d’un psychiatre gériatrique consultant. Selon leurs expertises, les intervenants offrent des services individuels et personnalisés d’évaluation de la condition physique, psychiatrique et psychosociale, d’intervention psychosociale (ex. counselling à court terme, monitoring, défense des droits), d’intervention de crise, de soutien psychosocial aux aidants, de soins médicaux (ex. bilan de santé, gestion des médicaments, soins à domicile), d’évaluation des comportements à risque, de références vers d’autres ressources, de soins/hygiène personnelle, d’aide à la préparation de repas, d’enseignements et informations, etc. Les personnes rejointes par ces services présentent des PSM transitoires, ou sévères et persistants, pour lesquels un diagnostic ou une impression diagnostique a été émis. En plus, elles peuvent présenter une perte d’autonomie physique. La fréquence des visites et la durée du suivi varient en fonction des besoins des usagers et des ressources disponibles. Une des particularités des SSSM 60+ est que d’un point de vue administratif, ces services se retrouvent sous l’aile du programme de santé mentale adulte (PSMA) et non sous le programme PALV. En effet, même si les services s’adressent à des aînés, qui présentent souvent des pertes d’autonomie physique, une décision administrative a été prise pour que cette clientèle âgée avec PSM (dominants ou primaires) soit desservie par le PSMA. Le CSSS Cavendish émet l’hypothèse que, de cette manière, il assure un meilleur continuum de soins et la possibilité pour les usagers de bénéficier de services spécialisés en santé mentale. Donc, une seule et même équipe offre tous les services, autant pour la condition physique que psychosociale des usagers, assurant ainsi une continuité des services (c.-à-d. les transferts d’usagers entre les programmes PALV et PSMA en cas d’exception seulement).

Objectifs de l’étude

Cet article poursuit trois objectifs, soit 1) décrire le modèle conceptuel du mécanisme de changements individuels liés aux SSSM 60, modèle qui fut utilisé pour l’évaluation des services ; 2) faire un portrait de la population rejointe par ces services ; et 3) présenter quelques données en lien avec l’évaluation de processus, soit l’évaluation des médiateurs personnels psychosociaux qui influencent l’impact des SSSM 60+. Nous présentons par la suite des pistes cliniques émergentes qui nous apparaissent fondamentales, notamment sur le plan du soutien à l’empowerment et à la conscience chez les usagers, et pour les intervenants, quant à l’importance déterminante de l’alliance thérapeutique dans un rôle plus large que la réduction des symptômes.

Le modèle conceptuel du mécanisme de changements individuels liés aux SSSM 60+

La figure 1 présente le modèle conceptuel du mécanisme de changement individuel exploré dans l’étude. Il a orienté l’étude évaluative. Il s’inspire du modèle proposé par Bishop et Vingilis (2006) pour évaluer les interventions de type assertive community treatment (ACT) en santé mentale. Ce modèle capture les indicateurs d’effets d’un programme et de ceux de l’implantation (variables de processus).

Le modèle se divise en quatre sections. Premièrement, les indicateurs sociodémographiques et de santé, qui peuvent influencer les répercussions des services sur la santé des clientèles vivant avec un PSM, sont présentés. L’âge, le genre et le diagnostic principal figurent dans ces indicateurs (Lehman et al., 2004).

Figure 1

Modèle conceptuel du mécanisme de changement individuel lié aux SSSM 60+

Modèle conceptuel du mécanisme de changement individuel lié aux SSSM 60+

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Deuxièmement, des indicateurs d’offre de services, plus spécifiquement les lieux des interventions (domicile/CLSC/autres) et le nombre d’interventions y apparaissent car ils influencent les répercussions des services sur certaines variables de santé, dont la dépression (Klug et al., 2010).

Troisièmement sont présentés les indicateurs de processus, nommément l’alliance thérapeutique, l’empowerment, l’observance et l’attitude face au plan d’intervention (intervention psychosociale et médication), car ils sont des aspects fondamentaux lors de la prestation des services en santé mentale, et semblent liés aux effets sur la santé des clientèles vivant avec un PSM. Divers théoriciens et chercheurs des domaines sociocomportementaux et de la santé mentale abondent dans ce sens (Corrigan, 2002 ; Fernandez et al., 2006 ; Howegego et al., 2003 ; Neale et Rosenbeck, 1995 ; Tabor et Lopez, 2004). Ces indicateurs sont étroitement liés aux processus de restructuration cognitive (ex. avoir confiance en soi) et d’appropriation de comportements salutogènes (ex. prendre sa médication) qui visent l’amélioration de l’état psychosocial et physique de la personne vivant avec des PSM (Bandura, 1977 ; Bishop et Vingilis, 2006). Toutefois, contrairement à Bishop et Vingilis (2006), le présent modèle n’adopte pas la séquence des changements postulée par ces auteurs[3]. En fait, compte tenu du faible nombre d’études sur la clientèle âgée vivant depuis plusieurs années avec un PSM, il semblait intéressant d’explorer l’interconnexion entre les variables de processus et leurs progressions lors de la prestation de services.

Finalement, les indicateurs de répercussions qui mesurent l’efficacité des services cliniques sont illustrés et en lien avec les objectifs visés par les SSSM 60+ : la santé psychosociale (symptômes dépressifs et d’anxiété), l’autonomie fonctionnelle ainsi que les comportements à risque qui mènent à un dysfonctionnement personnel et social et qui présentent un danger pour la santé et la sécurité (Bartles et al., 1999 ; Dallaire et al., 2000 ; Moscovitz et al., 2000). Les écrits scientifiques, dont une méta-analyse, abondent dans le même sens en soulignant que ces dimensions sont influencées par la participation à des programmes communautaires de santé mentale (Barbato et al., 2007 ; Cohen, 2001 ; Kohn et al., 2002 ; Ziguras et Stuart, 2000). Il en est ainsi également pour la satisfaction envers les services (Arckerman et al., 2003 ; Waterreus et al., 1994 ; Ziguras et Stuart, 2000).

Méthodologie

Design

Une analyse descriptive et une évaluation du processus ont été entreprises (consulter Nour et al., 2011b). Une intervieweuse a fait remplir un questionnaire à trois temps de mesure aux participants, soit avant le début des services (T1), 3 mois (T2) et 6 mois (T3) plus tard[4]. Le questionnaire comprenait des échelles de mesure quantitatives standardisées ainsi qu’une section qualitative. Il a été pré-testé (versions française et anglaise) auprès d’usagers âgés qui présentaient un PSM. Les participants ont lu et signé le formulaire de consentement (approuvé par le comité d’éthique de la recherche du CSSS Cavendish). Les gestionnaires de cas[5] ont rempli un questionnaire maison sur les services offerts à chacun des usagers (ex. nombre, lieu, type des interventions, etc.).

Participants et processus de recrutement

Les participants étaient des usagers des SSSM 60+ offerts par le PSMA du CSSS Cavendish. Furent exclus les usagers qui 1) ne semblaient pas avoir les capacités cognitives pour consentir et répondre aux questions ; 2) étaient considérés comme potentiellement violents ou agressifs ; 3) ne pouvaient pas répondre en raison d’une barrière linguistique (ne parlant ni français ni anglais) ; et 4) n’avaient pas de domicile fixe (les usagers devaient être rencontrés 3 fois en 6 mois ; il était donc important de pouvoir les joindre facilement). Le processus de sélection a été réalisé par les intervenants à l’accueil psychosocial qui statuent sur l’état psychologique/cognitif de l’usager, et par la responsable du PSMA qui assigne chaque usager joint à un intervenant de l’équipe.

Le processus de recrutement a suivi une démarche systématique et rigoureuse en raison de la vulnérabilité des usagers recrutés. La coordonnatrice du projet de recherche a contacté, par téléphone, tous les usagers admissibles afin 1) de leur décrire le projet de recherche et ses implications ; 2) d’obtenir leur consentement verbal à participer à l’étude, s’ils souhaitaient y participer ; 3) d’informer ceux-ci qu’ils seraient contactés par l’intervieweuse pour fixer la date du premier entretien. Les coordonnées des participants admissibles et consentants lui étaient donc transmises. En moyenne, ces derniers représentaient 50 % des usagers débutant des SSSM 60+ du CSSS. L’intervieweuse, une professionnelle en service social indépendante et non liée aux SSSM 60+ ou au CSSS Cavendish, a géré les horaires et a réalisé les trois entrevues qui ont eu lieu au domicile des participants ou dans un des points de services du CSSS. Les entrevues étaient d’une durée moyenne de 90 minutes. Les participants ont reçu un dédommagement (20 $) par entrevue en guise de compensation. Ils étaient assurés, avec le formulaire de consentement, que toutes les données recueillies dans le cadre du projet de recherche demeureraient confidentielles et anonymes. Les intervenants auprès de ces usagers n’avaient donc pas accès aux informations recueillies. La période de recrutement s’est échelonnée de septembre 2009 à juin 2010.

Variables et mesures

Toutes les données descriptives proviennent du temps 1, soit avant le début des SSSM 60+.

1. Variables sociodémographiques, de santé physique, psychologie et comportementale

Les questions sur les données sociodémographiques découlaient principalement de l’enquête de Santé Québec (2008). Les données sont autorapportées et ont été colligées avant le début des services de SSSM60+. Des questions ont été posées en lien avec l’âge, le genre, l’état civil, le fait de vivre seul, le niveau de scolarité, la langue maternelle, les évènements majeurs de vie et le pays d’origine.

Pour la santé physique, des questions autorapportées ont été posées en lien avec le fait d’avoir été d’hospitalisé durant la dernière année (jours, raisons), d’avoir visité une urgence durant la dernière année (fréquence, raisons) et d’avoir des problèmes de santé diagnostiqués (lesquels). La perte d’autonomie fonctionnelle étudiée en termes d’incapacités et de handicap (Arcand et Hébert, 1994 ; Cohen, 2001 ; Kohn et al., 2002) a été explorée par le système de mesure de l’autonomie fonctionnelle (SMAF) en versions française et anglaise (Hébert et al., 1983, révisé en 2002).

La santé psychologique a été explorée en lien avec les symptômes de dépression et d’anxiété. L’échelle de dépression gériatrique en version française (Bourque et al., 1990) et anglaise (Yesavage et al., 1982) et l’inventaire d’anxiété de Beck en version française (Freeston et al., 1994) et anglaise (Beck, 1990) ont été retenus.

Finalement, les comportements à risque ont été évalués par la Psychogeriatric and Risk Behavior Assessment Scale (PARBAS) (Nikolova, et al., 2004) en versions française et anglaise.

2. Variables de processus

Les variables de processus étaient colligées aux temps 2 et 3, soit une fois que les services et la relation thérapeutique avaient débuté.

1- Alliance thérapeutique, soit la relation de confiance entre l’usager et ses intervenants. Elle a été évaluée par le Working Alliance Inventory (Horvath et Greenberg, 1989) qui explore l’engagement entre l’usager et l’intervenant, l’approbation mutuelle du but de l’intervention et la coresponsabilité envers les efforts reliés à l’intervention. L’instrument comporte des questions avec des choix de réponses de type Likert (de 1 = ne correspond pas du tout à 7 = correspond exactement). La consistance interne est de 0,93, et l’échelle possède une bonne validité de convergence (Goering et al. 1984 ; Horvath et Greenberg, 1989 ; Horvath et Luborsky, 1993). Une moyenne sur 7 a été calculée pour obtenir un score continu moyen et des catégories ont été réalisées de faible (score moyen 1-2), à moyen (score moyen 3-5) à fort (score moyen 6-7). La version française de l’instrument validé (Corbière et al. 2006) a été utilisée.

2- L’empowerment est défini comme le rôle actif joué par l’usager pour contrôler sa vie et sa santé par la gestion autonome et adéquate de sa médication, l’utilisation des ressources disponibles et la mise en oeuvre des stratégies de gestion (Kirby et Keon, 2004 ; Klam et al., 2006). Il a été mesuré avec l’Empowerment Scale (Rogers et al., 1997) qui compte 28 items divisés en 5 facteurs – estime de soi, pouvoir, activisme, contrôle et colère. Les scores varient de 1 (très haut niveau) à 4 (très bas niveau). La consistance interne est de 0,86 et l’échelle possède une bonne validité discriminante. La validité de construit est également bonne (Corrigan et al., 1999 ; Rogers et al., 1997 ; Wowra et McCarter, 1999). Une moyenne sur 4 a été calculée pour obtenir un score continu moyen d’empowerment et un score pour chacun des 5 facteurs. La version française provient du Center for Psychiatric Rehabilitation, de l’équipe de Rogers qui assure la traduction et la validité de l’échelle.

3- L’observance du plan d’intervention (Dunn et Bentall, 2007 ; Fernandez et al., 2006) a été explorée pour deux items principaux, soit la prise de médication et la poursuite d’une intervention psychosociale. Pour la médication, le Medication Adherence Inventory (Miklowitz et al., 1986) a été retenu ; il s’agit de choisir parmi 5 réponses, de 1= n’a pas oublié de prendre la médication à 5 = a cessé complètement de prendre la médication (mois précédent). L’alpha de Chronbach est de 0,82 (Miklowitz, et al., 1986). Une double traduction a été effectuée pour obtenir la version française et le pré-test de l’échelle auprès d’aînés vivant avec un PSM a démontré une validité de contenu acceptable. Pour l’intervention psychosociale, un questionnaire a été développé avec un item comportant 5 choix de réponse, de 1 = a assisté à toutes les rencontres à 5 = a cessé complètement son intervention (mois précédent). Le pré-test de l’échelle en versions anglaise et française (double-traduction) auprès d’aînés vivant avec un PSM a démontré une bonne validité de contenu.

4- L’attitude est l’ensemble des éléments d’autoévaluation et/ou attentes dont dispose un usager à l’égard d’une situation (Corrigan, 2002 ; Tabor et Lopez, 2004). Dans le cas échéant, l’attitude envers le plan d’intervention a été explorée sur la prise de médication et la poursuite de l’intervention psychosociale. Pour la médication, le Drug-Attitude Inventory (Hogan et al., 1993) a été retenu. Les répondants inscrivent vrai ou faux à chacun des 10 items. Elle démontre une très bonne fiabilité (test-/re-test : 0,93 ; 0,82 à 4 semaines) ainsi qu’une bonne validité discriminante. Deux types de données ont été constitués. Une formule mathématique permet d’obtenir un score global total variant de -10 (attitude négative) à 10 (attitude positive). Par la suite, trois catégories d’attitudes ont été créées : négative (score moyen négatif : -10 à -3), neutre (score moyen : -2, 0 et 2 comme) et positive (score moyen positif : de 3 à 10). La version française démontre les mêmes qualités métriques (Bonsack et al., 1998). Pour l’intervention psychosociale, la version courte de l’Attitude Towards Seeking Professional Psychological Help (Fischer et Farina, 1995) a été retenue. Elle comporte 10 questions où les répondants indiquent son degré d’accord sur une échelle de 1 (en désaccord) à 4 (en accord) avec l’énoncé. Sa consistance interne est de 0,75 ; la corrélation est de 0,87 ; sa validité de discrimination à p < 0,0001 (Elhai et al., 2008). Un score total moyen (maximum de 4) a été calculé. Une double traduction a été effectuée pour obtenir la version française et le pré-test de l’échelle auprès d’aînés qui vivent avec un PSM a démontré une très bonne validité de contenu.

3. Variables liées à l’offre de services

Au temps 3, les caractéristiques liées à l’offre des SSSM 60+ ont été documentées par les gestionnaires de cas en lien avec les lieux des interventions (domicile/établissement/autres) et le nombre total d’interventions réalisées auprès de chacun des usagers.

Analyses statistiques

Les analyses descriptives ont été réalisées pour décrire les caractéristiques sociodémographiques, de santé physique, psychologique et comportementale de la clientèle ainsi que les variables de processus (alliance, empowerment, attitude et observance). Afin de suivre l’évolution de ces dernières variables à travers le temps, des analyses appariées de type pré-post (n = 24) sur les variables de processus ont été entreprises par des tests non paramétriques (Wilcoxon et al.). Ils ont été préférés en raison du petit échantillon à l’étude. Par la suite, quelques analyses de corrélation ont été réalisées pour mieux comprendre les changements qui seraient observés en lien avec ces variables. Les mesures de corrélation utilisées sont celles du T3 car c’est à ce moment que le lien entre les variables de processus risque d’être optimisé. Le logiciel SPSS a été utilisé pour l’entrée, le nettoyage et l’analyse des données et un seuil de 0,05 a été fixé pour des résultats significatifs.

Résultats

Participants rejoints

La population cible est constituée des usagers qui reçoivent des SSSM 60+ du CSSS Cavendish. Des 68 usagers âgés commençant à recevoir les services, 6 furent exclus en raison d’une barrière de langue, 4 autres en raison d’absence de domicile fixe et 8 autres car ils étaient considérés comme possiblement violents/agressifs. Des 50 usagers admissibles sur la période de recrutement, 31 ont participé à l’étude. Sept personnes ont été impossibles à joindre (c.-à-d. considérées sans domicile fixe) et 2 mentionnaient ne pas vouloir recevoir des services du CLSC. Dix autres personnes ont refusé de participer faute d’intérêt. Au total, 30 usagers sur les 31 du départ ont complété les trois temps de mesure, soit un taux de rétention de 97 %, ce qui est supérieur à la plupart des taux observés dans la littérature. Toutefois, des 31 personnes rencontrées, 6 ont affirmé ne pas avoir reçu de services du CSSS, en raison d’un refus de service de la part de l’usager ou une réorientation vers d’autres services. Nous avons tenu compte de cette information de non-service dans nos analyses[6].

Caractéristiques sociodémographiques, de santé physique, psychologique et comportementale

Les données recueillies au T1, soit avant de recevoir les SSSM 60+, illustrent que les participants à l’étude sont en majorité de genre féminin (67,7 %), anglophones (67,5 %), âgés en moyenne de 64 ans (e. t. 8,7), vivant seuls pour la plupart (83,9 %) et plutôt instruits (près de 65 % ont un diplôme post-secondaire). Les derniers mois de leur vie semblent avoir été marqués par plusieurs évènements troublants, dont le décès d’un proche (38,7 %).

Sur le plan de leurs caractéristiques de santé, plus du tiers des participants ont visité une urgence, et environ le quart ont été hospitalisés durant la dernière année. Les raisons sont majoritairement d’ordre physique (ex. chute, chirurgie), malgré que le tiers des participants l’aient été pour dépression. La majorité des participants (93,5 %) a un diagnostic lié à problème physique (ex. arthrite), et près de la moitié a un diagnostic clinique pour un problème d’ordre de santé mentale (les autres 50 % ont une impression diagnostique ou un diagnostic en cours de confirmation). Les données du CES-D semblent indiquer que les trois quarts des participants présentent des symptômes de légers à modérés, et que les deux tiers ont un niveau d’anxiété supérieur à la normale. D’un point de vue fonctionnel, les participants ont moins d’incapacités et de handicaps en ce qui a trait à leurs activités de la vie quotidienne (AVQ) (activités les plus handicapantes et incapacitantes : se laver, entretenir sa personne, fonctions vésicale et intestinale) qu’en ce qui concerne leurs activités de la vie domestique (AVD) (activités les plus handicapantes et incapacitantes : entretenir sa maison, préparer des repas, faire des courses, faire la lessive, utiliser les moyens de transport et gérer le budget). Il est à noter que pour la plupart des tâches liées au AVQ et AVD, le niveau de handicap était plus faible que celui des incapacités, ce qui semble illustrer que les usagers pallient partiellement leurs incapacités par différentes stratégies.

Finalement, sur le plan des caractéristiques comportementales, les participants présentaient 3,6 comportements à risque sur un maximum de 10, soit la majorité entre 3 et 6 comportements. Plus de 70 % des comportements à risque ont des conséquences négatives sur la vie des usagers des SSSM 60+. Parmi les comportements à risque, ceux liés à la détresse émotionnelle arrivent au premier rang (96,8 % des usagers). Plus de la moitié présente aussi des comportements suicidaires (une donnée combinée des quatre indicateurs : idées suicidaires, planification du suicide, tentatives antérieures de suicide et tentatives récentes de suicide), de victimisation par les autres (c.-à-d. abus psychologique, physique, sexuel, financier, restrictions des droits civils, négligence de l’aidant naturel) et de négligence (c.-à-d. habillement et apparence inappropriés, condition de vie insalubre, hygiène personnelle inadéquate, alimentation inappropriée et négligence d’une condition médicale). Règle générale, les comportements à risque ont des conséquences négatives sur la vie des usagers.

Offre de services en lien avec SSSM 60+

Au niveau de l’offre de services (Nour et al., 2011b), on compte en moyenne 11,36 interventions (e. t. 15,03) par usager sur une période de 6 mois. Les interventions ont été réalisées à domicile (42 %) et en CLSC (96 %). Les raisons d’intervention sont multiples, dont la principale est « problèmes d’adaptation à une situation » (45, 8 %). Les interventions étaient majoritairement du counseling[7] (66,7 %) et des interventions psychosociales[8] (58,3 %). Plusieurs intervenants étaient impliqués dans les services offerts pour chacun des usagers, dont l’intervenant social (83,3 % des cas), l’infirmière (29,2 %), l’ASSS (12,5 %) et l’ergothérapeute (20,8 %).

Variables de processus : Évolution des usagers suite aux SSSM 60+

Les données au niveau des variables de processus ont été colligées auprès des 24 participants qui avaient reçu les SSSM 60+ (six participants n’avaient pas reçu de services et un avait abandonné). Entre le temps 2 et le temps 3 (période de 3 mois où il y a offre des SSSM 60+), l’alliance thérapeutique a augmenté de 5,33 (e. t. 1,62) à 5,67 (e. t. 1,15). Cette augmentation n’est pas significative. Toutefois, lorsque l’alliance est explorée en catégorie (faible, moyenne et forte), la différence entre les deux temps de mesure est significative (p= 0,034). En effet, plus d’usagers ont considéré l’alliance avec leur intervenant comme forte après les SSSM 60+ (76 % versus 52 %, augmentation de 24 %).

Pour sa part, le sentiment d’empowerment a également augmenté[9] significativement (p = 0,05) pour la mesure (mesure inversée) générale : m = 2,20 (e. t . 0,32) à m = 2,11 (e. t. 0,39) ainsi que pour 2 de ses 5 sous-échelles, soit celles de l’estime (m = 2,06 [e. t. 0,67] à m = 1,90 [e. t. 0,65]) et du pouvoir (m = 2,94 [e. t. 0,51] à m = 2,68 [e. t. 0,59]).

Bien qu’un plus grand nombre d’usagers aient une attitude positive face à leur médication au temps 3, cette augmentation est statistiquement non significative (m = 3,60 ; e.t . 5,11 à m = 4,60 ; e. t. 4,77). L’attitude face à l’intervention psychosociale est relativement positive au départ et est demeurée stable tout au long de l’utilisation des services (m = 3,52 ; e. t. 0,30 à m = 3,51 ; e. t. 0,27). Il en fut ainsi également pour l’observance face à la médication et face au plan d’intervention psychosocial. Ces deux variables n’ont pas changé avec le temps (c.-à-d. plus de 85 % n’ont que rarement ou pas du tout oublié leur médication ou leur rencontre psychosociale).

Analyses corrélationnelles

Des analyses corrélationnelles ont été entreprises avec les quatre variables de processus. Les résultats indiquent que l’alliance thérapeutique est corrélée significativement à l’empowerment (r = 0,566) et à l’attitude face au plan d’intervention (r = 0,603). Finalement, l’attitude positive face à l’intervention est corrélée avec l’empowerment (r = 0,425). Toutes les autres corrélations sont non significatives.

Discussion

Qui sont les usagers des SSSM 60+ ?

Le portrait de la clientèle suivie par les SSSM 60+ semble représentatif de ce qui est observé dans d’autres études sur la même clientèle (état civil et état physique) (Cumming, 2009 ; Hybels et Blazer, 2003). Toutefois, en raison des critères d’exclusion (ex. personnes violentes, atteintes cognitives ou itinérantes), la clientèle rencontrée dans cette étude ne serait représentative que de 50 % des usagers des SSSM 60+, soit ceux dits « faciles » par les intervenants. Cette situation explique pourquoi les participants à l’étude sont plus jeunes, plus autonomes physiquement et souffrent moins de PSM lourds que ceux habituellement rencontrés par ces services. L’offre de services et l’évolution dans les variables de processus représentent donc la réalité des usagers dont les PSM sont plus légers.

Nonobstant ce fait, certaines données du portrait demeurent préoccupantes sur le plan de la santé psychologique et comportementale. Près de 80 % des participants présentent des symptômes de dépression de légers à sévères (selon l’échelle du CES-D), 98,5 % de détresse psychologique (selon le PARBAS) et 70 % de l’anxiété (selon l’échelle de Beck). La littérature tend à démontrer que les interventions à domicile seraient plus efficaces pour amener une réduction des symptômes de dépression à court et moyen terme versus les services en établissement (Klug et al., 2010). En ayant actuellement une offre de services qui soit autant à domicile qu’en établissement, une hypothèse peut être émise, soit que les SSSM 60+ devraient permettre de répondre à ces problématiques. Toutefois, le fait que moins d’interventions se déroulent à domicile versus en établissement est préoccupant.

Par ailleurs, le nombre moyen de comportements à risque est inquiétant. Près de 80 % de la clientèle présente plus de 3 comportements à risque, et 51,6 % rapportent des comportements suicidaires (c.-à-d. idées suicidaires, planification du suicide, tentatives antérieures et tentatives récentes de suicide). Or, les plus récentes données publiées par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ, 2010) rapportent que 137 personnes de 65 ans et plus sont décédées l’an dernier par suicide au Québec, dont 80 % étaient des hommes. Considérant qu’entre 60 à 80 % des aînés qui se suicident souffrent d’une dépression (INSPQ, 2010), non seulement des interventions spécialisées en santé mentale telles que SSSM 60+ sont nécessaires, mais une offre de services de psychothérapie spécifique, au moins pour les clientèles suicidaires, serait fort judicieuse.

Finalement, l’isolement social ressort aussi de notre étude comme une réalité vécue par cette clientèle. Près de 85 % des usagers vivent seuls, environ 50 % démontrent des signes de négligence personnelle et environ 60 % semblent être sujets de victimisation (c.-à-d. abus psychologique, physique, sexuel, financier et restrictions des droits civils). Le suivi à domicile, les services d’évaluation et le soutien psychosocial semblent prioritaires.

En bref, ces constats renchérissent l’importance que ces clientèles multi-problématiques soient suivies par une équipe multidisciplinaire spécialisée en santé mentale, surtout si le portrait fait préalablement n’est représentatif que des clients « faciles ». Les services mentionnés dans l’offre de services (d’évaluation, d’intervention en situation de crise, de soutien psychosocial, de soins médicaux et d’évaluation des comportements à risque, etc.) peuvent répondre aux défis présentés que doit relever cette clientèle. Seuls les services spécialisés en psychothérapie semblent manquer à la liste de ceux offerts.

Importance des variables de processus… explorer la boîte noire des services

Les SSSM 60+ augmentent de façon significative l’alliance thérapeutique et le sentiment d’empowerment (estime et pouvoir) chez les aînés qui vivent avec un PSM. Aucun changement n’est noté sur les autres variables de processus, soit l’observance et l’attitude face au plan d’intervention. Différentes hypothèses peuvent expliquer ces résultats.

Comme l’ont déjà suggéré Bishop et Vingilis (2006) et d’autres dans le domaine (Howgego et al., 2003), les résultats de notre étude indiquent que l’alliance thérapeutique et le processus d’empowerment sont des aspects fondamentaux de la prestation des services en santé mentale. De plus, dans notre étude, l’alliance thérapeutique est fortement corrélée à l’empowerment. Ces résultats nous incitent à considérer, comme Dallaire et McCubbin (2008), que l’alliance thérapeutique et le processus d’empowerment peuvent être reliés à une impression d’être inclus, de faire partie de, d’être en relation avec un autre. Les personnes en situation d’isolement social, qui vivent une alliance thérapeutique respectueuse et positive, peuvent percevoir ce lien comme un « ancrage » avec le monde social. Les recherches sur le rétablissement des personnes atteintes de troubles mentaux mettent en lumière la valorisation vécue par la personne qui se sent appartenir à un réseau social où elle peut assumer un rôle et faire une différence. Ces liens développés, en plus d’améliorer la situation sociale et personnelle de la personne, peuvent aussi lui donner accès à des ressources concrètes. Une approche d’intervention axée sur les forces de la personne et non seulement sur ses déficits à combler (ex. Personnal Strength Models ; MacCourt – Psychogeriatric Association, 2008) devrait être envisagée.

Bien que l’objectif de cette étude ne soit pas de prouver l’hypothèse de Bishop et Vingilis (2006) en ce qui a trait à la Theory-driven causal path, il demeure intéressant de faire le parallèle entre nos résultats et leur modèle causal. Les résultats obtenus tendent à prouver que l’alliance thérapeutique est essentielle et est à la base du processus de changement qui permet, par la suite, le développement d’un sentiment d’empowerment chez l’individu. Cette hypothèse pourrait expliquer, en partie, pourquoi aucun changement ne fut noté sur l’attitude et l’observance face au plan d’intervention. Le court laps de temps de collecte de données (six mois) et le nombre modéré d’interventions (soit en moyenne 11 en six mois) n’ont peut-être pas permis d’examiner, encore, des résultats positifs sur l’attitude (Solomon et Drain, 1995). De plus, diverses théories liées à l’attitude soulignent le caractère chronique et persistant de cette dimension en raison de ses racines multiples (ex. enfance, société, informations) et complexes (Katz, 1960 ; Mc Cormack Brown, 1999). Des interventions à long terme seraient donc nécessaires pour parvenir à modifier les attitudes. Par ailleurs, dans notre étude, les taux d’observance face au plan d’intervention étaient relativement élevés ; un effet plafond est donc également possible.

Conclusion et pistes d’action clinique

Alors, quoi penser des SSSM 60+ ? Le portrait de la population a démontré que la clientèle jointe vit avec de nombreuses problématiques, dont les symptômes de dépression, l’isolement et la présence de divers comportements à risque. Les analyses indiquent que les SSSM 60+ améliorent l’alliance thérapeutique et favorisent l’empowerment, deux éléments fondamentaux pour influencer les problématiques observées. L’émergence significative de l’alliance et de l’empowerment suggère les bienfaits des SSSM 60+, tant sur l’état psychologique/psychiatrique des personnes desservies que sur l’établissement de liens sociaux.

Cette évaluation a permis de mieux comprendre les processus psychosociaux en jeu, et de souligner certains éléments cruciaux pour une prestation de services optimale en santé mentale gérontologique, soit l’alliance thérapeutique et le sentiment d’empowerment face à sa condition. Les sentiments de réciprocité, d’être entendu et d’avoir un pouvoir sur sa propre vie et sur son environnement sont à la base de la participation sociale et citoyenne, donc primordiaux pour l’autonomie et le bien-être. Il devient fondamental de former et d’épauler les intervenants dans le domaine afin qu’ils acquièrent les habiletés pour développer ce lien de confiance. Selon l’Ordre des psychologues du Québec (2011), certains éléments sont essentiels pour promouvoir ce lien et ce, peu importe les usagers auxquels s’adresse l’intervention. Par exemple, le cadre d’intervention est au coeur de cette alliance où la stabilité relationnelle est de mise (c.-à-d. aucun changement imprévu d’intervenant ou d’intervention). L’intervenant doit mettre à profit ses compétences et ses connaissances (ex. écoute, empathie, motivation, rétrospection) afin que la personne se sente en sécurité dans son intervention (soit lors des séances). Le soutien à l’empowerment est également fondamental pour que les usagers sentent qu’ils exercent un contrôle direct sur les décisions, et les événements qui ont un impact sur leur vie (Rappaport, 1987). Les intervenants doivent ainsi être sensibilisés et comprendre que des forces sociales, politiques et économiques complexes modulent la vie des usagers. Il peut s’agir de reconnaître l’expérience des aînés comme experts de leur propre vie, de leur propre maladie (Hawley et Mc Wrirter, 1991).

Forces et limites de l’étude

Les taux d’abandon aux SSSM 60+ (20 %, 6/30) et à l’étude (3 %, 1/31) sont relativement plus faibles que ceux observés dans d’autres études (Cumming, 2009). Ils peuvent s’expliquer par le fait que les aînés vivant avec des problématiques majeures de santé mentale (itinérance, violence) étaient exclus de notre étude. Toutefois, en raison des questionnements éthiques (impossibilité d’accepter les usagers avec des problématiques majeures), cette étude compte une limite majeure : un faible nombre de participants. Cette limite peut soulever des questionnements sur la représentativité de l’échantillon et ses possibilités de généralisation aux aînés qui vivent des problématiques majeures. Les observations faites sur l’importance de l’alliance thérapeutique et du sentiment d’empowerment comme éléments centraux lors de la prestation de services en santé mentale peuvent, à notre avis, fort vraisemblablement s’appliquer aussi à une population plus vulnérable, mais cela ne fut toutefois pas évalué dans la présente étude. Par ailleurs, certaines échelles de mesure avaient une très bonne fiabilité (ex. Drug Inventory), mais cela peut constituer un problème en évaluation (ex. indiquer un manque de sensibilité aux changements). Finalement, il aurait été intéressant d’explorer, de façon qualitative, ce qui rend l’alliance thérapeutique positive et quels types d’activités sont à privilégier par les intervenants. Le volet qualitatif était, dans la présente étude, limité à l’analyse de l’offre de services et n’ajoutait que peu d’information pour la compréhension et l’évaluation des services.