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Introduction

La séparation et le divorce figurent parmi les événements les plus stressants et les plus difficiles qu’une personne peut vivre dans sa vie1. La détresse émotionnelle qui y est associée peut affecter la santé mentale de plusieurs façons2, 3, pouvant notamment mener à un épisode dépressif majeur, voire à un comportement suicidaire4.

Certains auteurs5-7 suggèrent que l’attachement amoureux modulerait l’ajustement émotionnel à une rupture amoureuse. Mikulincer et Shaver8 expliquent qu’une personne ayant un attachement sécurisé serait plus apte à chercher des solutions, demander du réconfort à ses proches et utiliser des stratégies variées pour apaiser sa détresse qu’une personne présentant un attachement insécurisé. Or, aucune étude recensée n’a porté spécifiquement sur l’attachement amoureux comme prédicteur du comportement suicidaire en contexte de rupture amoureuse.

Attachement

La théorie de l’attachement amoureux propose une compréhension des relations amoureuses en considérant les liens affectifs développés par la personne au cours de sa vie9. Les représentations d’attachement d’une personne proviennent principalement des interactions vécues avec l’adulte qui prenait soin d’elle à l’enfance, sa figure d’attachement initiale. Pour une majorité de personnes, les représentations de soi et des autres (positives ou négatives) développées dans l’enfance demeureraient relativement stables au cours de la vie, même si pour certains, des expériences ou des relations significatives peuvent les modifier10.

Bien qu’il soit possible de conceptualiser l’attachement en styles, Brennan, Clark et Shaver11 proposent un modèle bidimensionnel de l’attachement permettant de rendre compte plus fidèlement des différences individuelles dans l’attachement. Le modèle comporte deux dimensions ou insécurités d’attachement mesurées sur un continuum : l’anxiété d’abandon et l’évitement de l’intimité. L’anxiété d’abandon se caractérise par une sensibilité au rejet et à l’abandon reposant sur une image négative de soi comme ayant peu de valeur. Devant une menace individuelle ou relationnelle, la stratégie primaire du système d’attachement consiste à rechercher une proximité auprès d’une figure d’attachement. Or, lorsque cette stratégie ne suffit plus, la stratégie secondaire typique de l’anxiété d’abandon est l’hyperactivation du système d’attachement. Elle amène l’individu à demander de la réassurance et des contacts excessifs, à questionner l’amour des autres, en plus d’amplifier la gravité des menaces et son incapacité à y faire face. L’hyperactivation réduit la capacité de réguler les affects négatifs, entretenant la détresse, et ce, même après que la menace eut disparu8.

L’évitement de l’intimité représente un sentiment d’inconfort envers l’intimité émotionnelle et une valorisation de l’autonomie reposant sur la perception que les autres ne sont pas dignes de confiance11. La stratégie secondaire associée, la désactivation du système d’attachement, vise à minimiser le recours à autrui, en plus d’ignorer tout sentiment négatif susceptible d’activer le système d’attachement8. Des degrés faibles d’anxiété et d’évitement correspondent à la sécurité d’attachement.

Les insécurités d’attachement contribuent à vivre les émotions de façon non congruente, par la négation, la suppression, la rumination ou l’exagération, ce qui nuit à la capacité d’adaptation8. Plus l’anxiété d’abandon est élevée, plus la personne amplifie sa détresse et son besoin d’aide. Des stratégies inadéquates de régulation émotionnelle en découlent, l’attention étant centrée sur l’émotion d’insécurité, d’anxiété et de détresse plutôt que la recherche de solutions2, 12. L’évitement de l’intimité est plutôt lié à des stratégies visant à ne pas ressentir les affects négatifs, ne permettant ni de les traiter ni de les réguler sainement. Des études montrent que malgré une moindre détresse en apparence, une intensification des signes physiologiques indicateurs de stress est présente chez les individus plus évitants lors de la présentation de scénarios relationnels conflictuels13. Berant, Mikulincer et Florian14 suggèrent que ce désengagement émotionnel fonctionne pour des stress mineurs, mais serait insuffisant pour un stress sévère et persistant.

Attachement et rupture. Certaines études ont porté sur les liens entre l’attachement amoureux et la détresse émotionnelle découlant de l’adaptation à la rupture7. La rupture semble particulièrement souffrante chez les personnes présentant des insécurités d’attachement : elle concrétise l’issue que craint l’individu plus anxieux face à l’abandon, confirmant sa peur du rejet et sa faible valeur, alors qu’elle représente la fin inévitable de la relation pour celui qui évite l’intimité, confirmant que l’autre n’est pas digne de confiance. À cet effet, l’étude de Sbarra3 révèle que les personnes présentant un attachement sécurisé (faibles degrés d’anxiété et d’évitement) ont un meilleur rétablissement post-rupture en comparaison aux personnes présentant des insécurités d’attachement ; la diminution de leur tristesse et leur colère serait expliquée par leur capacité à accepter la rupture.

Plusieurs études révèlent un lien entre l’anxiété d’abandon et la détresse post-séparation. L’étude de Davis et coll.5, réalisée auprès de 5 000 adultes, révèle que plus l’anxiété d’abandon est élevée, plus la détresse émotionnelle découlant de la rupture amoureuse est grande. D’autres études ont montré que les étudiants présentant un degré plus élevé d’anxiété d’abandon15, 16 étaient les plus bouleversés à la suite d’une rupture amoureuse, lorsque comparés aux étudiants présentant de l’évitement de l’intimité ou un attachement sécurisé.

Il ne semble toutefois pas y avoir de consensus quant au lien entre l’évitement de l’intimité et la détresse émotionnelle post-séparation. Toutefois, certaines stratégies d’adaptation utilisées laissent supposer l’existence d’une souffrance post-rupture. En effet, des études soulignent que les personnes présentant un niveau élevé d’évitement de l’intimité utilisent la consommation d’alcool et de drogue comme stratégies d’adaptation à la suite d’une rupture, changent d’emploi afin d’éviter le contact avec l’ex-partenaire5, en plus de s’isoler socialement davantage comparativement aux personnes à l’attachement sécurisé2.

Dépression et comportements suicidaires

La rupture amoureuse est un important facteur de risque de la dépression majeure17. Rotermann18 rapporte que les Canadiens ayant vécu une rupture amoureuse présentent un risque quatre fois plus élevé de vivre un épisode dépressif, comparativement aux adultes en couple. Certaines caractéristiques de la rupture nuanceraient l’intensité des symptômes dépressifs, ceux-ci étant plus élevés lorsque la rupture est plus récente, que la relation était jugée importante ou qu’il y a présence de trahison19.

La dépression majeure est un facteur de risque reconnu du comportement suicidaire20. Parmi les différents comportements suicidaires, les « idées suicidaires » correspondent au fait de penser à se donner la mort alors que « les tentatives de suicide » sont des actes intentionnels dans le but de s’enlever la vie, mais qui n’aboutissent pas à la mort22, 21. Dans la présente étude, les idéations et les tentatives de suicide sont regroupées sous le titre de « comportements suicidaires ».

Bien que le suicide résulte de la combinaison de plusieurs facteurs, la rupture amoureuse constitue un important facteur de risque22-24. Une étude néo-zélandaise, réalisée auprès de 70 patients ayant eu des comportements suicidaires, révèle que 86 % des femmes et 85 % des hommes mentionnaient une rupture amoureuse ou un conflit relationnel ayant précipité les gestes suicidaires25. Une méta-analyse dénombre 53 études documentant le lien entre la rupture et les comportements suicidaires de 1966 à 20084. Parmi elles, une étude finlandaise22 portant sur les difficultés vécues dans les trois mois précédant le suicide révèle que la rupture amoureuse est le facteur de risque le plus prévalent autant chez les hommes (69 %) que chez les femmes (60 %).

Les six premiers mois suivant une rupture seraient les plus critiques26. Selon certaines études, la prévalence des comportements suicidaires serait similaire chez les hommes et les femmes lors de ruptures13, 28, alors que des études suggèrent que les hommes seraient plus à risque19, 29.

Attachement, dépression et comportements suicidaires

Quelques études ont documenté un lien entre l’anxiété d’abandon et les tentatives de suicide30, 31. Lizardi et coll.31 ont étudié 524 adultes souffrant de dépression majeure, où le degré d’anxiété d’abandon est lié à une plus grande probabilité d’avoir commis une tentative de suicide dans le passé. Les résultats de Levi-Belz, Gvion, Horesh et Apter32 suggèrent pour leur part que tant l’anxiété d’abandon que l’évitement de l’intimité sont liés à la plus grande sévérité et dangerosité des gestes suicidaires. Grunebaum et coll.33 ont observé auprès de 136 adultes souffrant de dépression majeure que seul l’évitement était relié aux tentatives de suicide. Malgré ces résultats divergents, il appert que les comportements suicidaires semblent plus élevés en présence d’insécurités d’attachement. Bien que les études sur les comportements suicidaires et l’attachement considèrent les symptômes dépressifs, aucune n’intègre le contexte particulier de la rupture, où la perte de la figure d’attachement est particulièrement susceptible d’activer les insécurités d’attachement et les pensées suicidaires.

Objectifs et hypothèses

La présente étude vise à explorer les liens entre les insécurités d’attachement (anxiété, évitement), les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires (idées et tentatives) en contexte de rupture amoureuse. De façon exploratoire, l’effet du genre sur ces liens est également exploré. La première hypothèse propose qu’en contexte de rupture amoureuse, il y ait un lien positif entre l’anxiété d’abandon, les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires. La seconde hypothèse postule l’existence d’un lien positif entre l’évitement de l’intimité, les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires post-ruptures. Les différences hommes-femmes dans les liens entre ces variables sont aussi examinées, mais aucune hypothèse ne peut être formulée.

Méthode

Participants et déroulement

L’échantillon compte 50 participants volontaires, qui devaient être âgés d’au moins 18 ans et avoir vécu une rupture amoureuse dans les six derniers mois d’une relation qu’ils jugeaient significative (voir tableau 1). Il est constitué de 31 femmes (62 %) et 19 hommes (38 %) québécois, âgés de 19 à 76 ans (M = 31,00 ; ÉT = 12,31) et ayant complété en moyenne 16,94 (ÉT = 3,89) années de scolarité. Ils ont été recrutés par le biais d’affiches apposées sur des babillards (p. ex. cafés, universités), d’annonces sur les réseaux sociaux et d’invitations dans les organismes d’aide psychologique (centre de prévention de suicide, centre psychologique, organisme communautaire). Cinquante-sept volontaires ont contacté la coordonnatrice (courriel, téléphone), qui les conviait à une rencontre de 45 à 60 minutes. Parmi eux, six se sont désistés et une personne était non éligible (taux de participation : 87,7 %). La rencontre a eu lieu dans un local fermé (université, bibliothèque) ou au domicile des participants, provenant de quatre régions du Québec : Estrie (n = 22), Québec (n = 16), Montérégie (n = 3), Montréal (n = 7). Quatre questionnaires étaient administrés verbalement par une des deux doctorantes impliquées dans le projet, qui a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université de Sherbrooke. Plusieurs mesures ont permis d’assurer la sécurité des participants pouvant présenter une dangerosité suicidaire (entrevue en personne, réévaluation des idées suicidaires en fin d’entrevue, bottin de ressources remis aux participants).

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques des participants

Caractéristiques sociodémographiques des participants

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Instruments

Un questionnaire sociodémographique (p. ex. sexe, âge, scolarité, revenu, occupation, statut conjugal) incluant certains aspects liés à la rupture (p. ex. sexe du partenaire, initiateur de la rupture, durée de la relation, temps écoulé depuis la séparation) a été administré. Des antécédents (p. ex. suivi thérapeutique antérieur) et habitudes de vie (p. ex. consommation d’alcool) ont également été évalués. De plus, un item mesurait l’utilisation du réseau social lors de difficultés en quatre options (réseau auquel la personne se réfère, bon réseau sans oser l’interpeller, réseau pas très utile, absence de réseau).

Attachement amoureux. La version française abrégée en 12 items du Experiences in Close Relationships (ECR-12)34 évalue les deux dimensions de l’attachement amoureux : anxiété d’abandon et évitement de l’intimité. Chaque dimension est évaluée au moyen de six items selon une échelle Likert en sept points allant de 1 (fortement en désaccord) à 7 (fortement en accord). Chaque score est formé de la moyenne des items, un score élevé représentant un niveau élevé d’insécurité. La validité factorielle de l’ECR-12 a été établie auprès de cinq vastes échantillons d’adultes de la population générale et clinique34. Au sein de cet échantillon, la cohérence interne est adéquate pour l’anxiété (α = 0,86) et l’évitement (α = 0,81).

Symptômes dépressifs. La version française du Beck Depression Inventory-II (BDI-II)35 mesure les comportements et les manifestations de symptômes dépressifs. Une échelle de sévérité variant entre 0 et 3 permet la cotation des 21 items, le score de chacun étant additionné afin de calculer le score global de dépression. Au sein du présent échantillon, la cohérence interne est adéquate (α = 0,87).

Comportements suicidaires. La version française du Columbia Suicide Severity Rating Scale (CSSRS)36 évalue l’historique suicidaire au moyen de 17 items, répartis dans quatre sections. Les questions de la présente recherche ont ciblé les six derniers mois. La première section inclut cinq items dichotomiques de type « oui/non » qui sont additionnés pour obtenir un score de « sévérité » des idées suicidaires (0 à 5). La deuxième section compte cinq items répondus au moyen d’une échelle variant de 0 à 5, un score élevé reflétant une plus grande « intensité » des idées suicidaires (score de 0 à 25). La troisième section contient quatre items dichotomiques de type « oui/non », évaluant l’absence ou la présence de « gestes suicidaires » (score de 0 à 4). La dernière section, évaluant le degré d’atteinte physique et la létalité du geste suicidaire, n’a pas été utilisée dans la présente recherche. Dans cette étude, la cohérence interne est adéquate pour les échelles de sévérité (α = 0,83) et d’intensité (α = 0,91) des idées suicidaires ainsi que pour la présence de gestes suicidaires (α = 0,91).

Résultats

Analyses préliminaires

Selon les analyses descriptives, la relation visée par la rupture était majoritairement de type hétérosexuel (98 %). Les participants avaient été en couple pendant 4 ans en moyenne (ÉT = 4,31). La décision de mettre un terme à la relation provenait de l’ex-partenaire (56 %), du participant (26 %) ou d’une décision commune (18 %). Lors de l’étude, le temps écoulé depuis la rupture variait entre 2 et 25 semaines (M = 12,56 ; ÉT= 7,45). De plus, 52 % auraient vécu la rupture comme étant inattendue et 42 % ont rapporté un élément de trahison (p. ex. mensonge, infidélité). Seuls quatre participants avaient des enfants de cette union. Certains ont rapporté vivre des difficultés légales (10 %) ou financières (24 %) découlant de la rupture.

Lors de l’étude, 46 % de l’échantillon était en suivi psychologique et 19 % rapportait prendre des médicaments (motifs physiques ou psychologiques). Aussi, 80 % des répondants avaient déjà consulté un professionnel en relation d’aide et 32 % des participants avaient déjà reçu un diagnostic de dépression par le passé. Le nombre de consommations hebdomadaires d’alcool variait de 0 à 38 (M = 5,37 ; ÉT = 7,31). Ils considéraient avoir un bon réseau social auquel ils se réfèrent (74 %), avoir un réseau social, mais ne pas oser l’utiliser (18 %), avoir un réseau social peu utile (4 %) ou encore ne pas avoir un bon réseau social (4 %).

Les analyses descriptives révèlent que 31 des 50 participants rapportent des symptômes dépressifs jugés légers (28 %), modérés (22 %) ou sévères (12 %), 29 participants ont rapporté des idées suicidaires et 4 ont commis un geste suicidaire dans les six derniers mois. Le tableau 2 montre que la variable sévérité des idées suicidaires a subi une transformation (racine carrée) pour suivre une distribution normale, mais celle des gestes suicidaires a été retirée des analyses, car trop faiblement endossée. Les corrélations préliminaires entre les variables à l’étude (tableau 2) appuient la pertinence de procéder aux analyses principales.

Tableau 2

Statistiques descriptives et corrélations entre les variables à l’étude

Statistiques descriptives et corrélations entre les variables à l’étude

** p < 0,01. *** p < 0,001.

1 La variable a subi une transformation par la racine carrée pour atteindre la normalité de la distribution.

2 La variable a été dichotomisée (0 = aucun geste ; 1 = au moins un geste).

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Des analyses de variance multivariées ont évalué la pertinence de contrôler pour certaines variables catégorielles (initiateur de la rupture, sexe, réseau social, statut conjugal actuel). Seule la variable dichotomisée de l’utilisation du réseau social (oui, non) distingue les trois variables à l’étude, F (1,48) = 3,01, p = 0,040, η2 = 0,164. Le réseau social explique un pourcentage de la variance des symptômes dépressifs (12,2 %), de la sévérité des idées suicidaires (9,9 %) et de l’intensité des idées suicidaires (10,8 %) justifiant son contrôle lors des analyses principales.

Analyses principales

Trois analyses de régression multiple hiérarchique, présentées au tableau 3, ont été réalisées pour examiner le rôle simultané des insécurités d’attachement (étape 2) pour chaque variable (symptômes dépressifs, sévérité des idées suicidaires, intensité des idées suicidaires), en contrôlant pour le réseau social (étape 1). La grandeur de l’effet est calculée par la corrélation semi-partielle au carré (sr2), reflétant le pourcentage de variance unique expliqué par chaque prédicteur.

Les résultats de la première analyse révèlent que le modèle explique 23,8 % de la variance des symptômes dépressifs, F(3,46) = 4,79, p = 0,006. Précisément, seule l’anxiété d’abandon est positivement reliée aux symptômes dépressifs, expliquant 10,9 % de la variance unique de ces symptômes. Plus la personne a un degré élevé d’anxiété d’abandon, plus elle rapporte des symptômes dépressifs.

Tableau 3

Analyses de régression multiple hiérarchique prédisant les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires

Analyses de régression multiple hiérarchique prédisant les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires

* p < 0,05. ** p < 0,01. *** p < 0,001.

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Les résultats de la deuxième analyse révèlent que les trois variables expliquent 29,7 % de la variance de la sévérité des idées suicidaires, F(3,46) = 6,48, p = 0,001. L’anxiété d’abandon est reliée positivement à la sévérité des idées suicidaires et explique 19,5 % de sa variance unique. Plus l’anxiété d’abandon est élevée, plus grande est la sévérité des idées suicidaires.

Les résultats de la troisième analyse révèlent que les trois variables expliquent 24,7 % de la variance de l’intensité des idées suicidaires, F(3,46) = 5,03, p = 0,004. L’anxiété d’abandon est positivement liée à l’intensité des idées suicidaires et explique 13,8 % de sa variance unique. Plus l’anxiété d’abandon est élevée, plus grande est l’intensité des idées suicidaires.

Effet du genre. Afin d’explorer l’effet modérateur du genre, trois régressions multiples hiérarchiques ont été réalisées. L’utilisation du réseau (étape 1), les variables sexe, anxiété d’abandon (centrée) et évitement de l’intimité (centré) ont été entrées dans le modèle (étape 2). Les termes d’interaction (anxiété X sexe ; évitement X sexe) ont été introduits à la dernière étape. Les résultats révèlent l’absence d’effet modérateur du sexe dans les liens unissant les insécurités d’attachement aux symptômes dépressifs et aux comportements suicidaires post-rupture.

Discussion

L’objectif principal de cette étude était d’explorer les liens entre les insécurités d’attachement, les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires, en contexte de rupture amoureuse. L’étude vérifiait aussi de façon exploratoire l’effet du genre sur ces liens.

Anxiété d’abandon

Les résultats obtenus appuient la première hypothèse et montrent qu’en contrôlant pour l’utilisation du réseau social, le degré d’anxiété d’abandon est relié à davantage de symptômes dépressifs et d’idées suicidaires chez les adultes ayant vécu une rupture. Ces résultats sont cohérents avec la théorie de l’attachement, suggérant que les personnes plus anxieuses sur le plan de l’attachement ont un fort besoin de proximité et de réassurance envers l’être aimé9, que la séparation peut amplifier en hyperactivant le système d’attachement. Inconsciemment, la vulnérabilité et le besoin d’aide peuvent être exagérés dans l’espoir de retrouver la sécurité affective et le réconfort de l’ex-partenaire2, 12. Celui-ci n’étant plus disponible, la personne se retrouve seule avec cette souffrance amplifiée. Une récente étude suggère que les personnes qui présentent davantage d’anxiété d’abandon tendent à surinvestir leur partenaire amoureux, accordant une place centrale à la relation de couple37. La rupture peut alors paraître insurmontable, d’autant plus qu’elles ne se sentent généralement pas en mesure d’y faire face2. Dans la présente étude, la difficulté des personnes plus anxieuses à gérer la solitude et l’abandon découlant de la rupture semblent se traduire par l’apparition de symptômes dépressifs et de pensées suicidaires.

Les présents résultats corroborent aussi ceux des études révélant un lien entre l’anxiété d’abandon5, 16, 38 et la détresse émotionnelle post-séparation. Des auteurs proposent que les mauvaises stratégies d’adaptation ou de régulation des émotions des personnes plus anxieuses sur le plan de l’attachement expliqueraient l’intensité de leur détresse post-rupture2, 38. En effet, les gens au style anxieux utiliseraient des stratégies d’adaptation négatives telles que les pensées auto défaitistes, le repli sur soi2, la culpabilisation5 ainsi que les ruminations et les regrets39. Davis et coll.5 ont aussi relevé des stratégies d’adaptation telles la consommation de drogues et d’alcool ainsi que de la recherche d’aide auprès des pairs. Les symptômes dépressifs et les pensées suicidaires associées à l’anxiété d’abandon chez les participants de la présente étude, au-delà de l’utilisation du réseau social, pourraient potentiellement s’expliquer par l’utilisation de stratégies d’adaptation négatives.

Évitement de l’intimité

La seconde hypothèse, postulant que l’évitement de l’intimité serait lié à davantage de symptômes dépressifs et de comportements suicidaires en contexte de rupture amoureuse, n’a pas été soutenue chez les participants de cette étude. Cette absence de lien peut notamment s’expliquer par une certaine variance commune entre l’anxiété d’abandon, l’utilisation du réseau social et l’évitement, qui ont été examinés conjointement dans les analyses. Il est possible que la faible taille et la représentativité de l’échantillon, qui présentait des scores relativement faibles d’évitement de l’intimité, aient limité la possibilité d’établir des liens significatifs. Il se peut également que les personnes avec un niveau élevé d’évitement de l’intimité vivent effectivement moins intensément la rupture5. Aussi, la majorité des participants de la présente étude n’étant pas mariés, il est possible que les degrés d’attachement et d’engagement dans leur relation n’aient pas été suffisamment élevés pour générer des symptômes dépressifs ou des idéations suicidaires en post-rupture. D’ailleurs, les études non spécifiques à la rupture ne font pas consensus quant aux liens entre l’évitement de l’intimité et les comportements suicidaires, certaines proposant une dérégulation émotionnelle découlant d’un stress sévère et d’autres ne rapportant pas de lien significatif 31, 40.

Rôle du genre

La présente étude n’a pas montré d’effet modérateur du genre dans les liens unissant les insécurités d’attachement, les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires post-rupture. Bien que ceci puisse être attribuable au nombre insuffisant de participants, ce résultat soutient les résultats obtenus de certaines études13, 28. Ce résultat contredit toutefois celui obtenu par la méta-analyse d’Evans, Scourfield et Moore41 qui rapporte un plus grand risque suicidaire pour les hommes que les femmes en contexte de séparation.

Implications

Au plan clinique, cette étude révèle le rôle prépondérant de l’anxiété d’abandon dans les symptômes dépressifs et les idéations suicidaires post-rupture des adultes. Il apparaît ainsi pertinent d’évaluer les insécurités d’attachement en début de suivi thérapeutique en contexte de rupture amoureuse. Le questionnaire ECR-12 utilisé dans cette étude est une mesure valide et brève34 permettant aux intervenants de rapidement évaluer les insécurités d’attachement des adultes. Chez les personnes au degré élevé d’anxiété d’abandon, les résultats suggèrent aussi la pertinence d’évaluer régulièrement les symptômes dépressifs et les pensées suicidaires. Au plan scientifique, cette étude est la première à documenter les liens entre les insécurités d’attachement, les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires dans le contexte particulier de la rupture amoureuse. Ce contexte est d’autant plus pertinent à étudier étant donné que la perte de la figure d’attachement réactive les représentations d’attachement (p. ex. sentiment de ne pas mériter l’amour ou perception que les autres ne sont pas dignes de confiance)7.

Limites et pistes de recherche future

Bien que cette étude ait considéré plusieurs variables confondantes potentielles (p. ex. sentiment de trahison, consommation, réseau social) et utilisé des questionnaires valides au plan psychométrique, l’administration verbale des mesures peut avoir induit une certaine désirabilité sociale. Or, la passation verbale était de mise pour évaluer le risque suicidaire et assurer la sécurité des participants. Cette procédure a aussi permis de limiter les valeurs manquantes et de favoriser la compréhension du participant.

Au plan méthodologique, la mesure du réseau social à partir d’un seul item représente une limite. La faible taille échantillonnale (faible puissance statistique) et la surreprésentation des femmes scolarisées limitent la généralisation des résultats. Toutefois, la variabilité des expériences au sein de l’échantillon, combinant des étudiants, des adultes de la population générale et ceux de centres d’intervention, milite en faveur de sa représentativité. Par ailleurs, peu de participants ayant posé un geste suicidaire, cette étude n’a pas permis d’examiner les liens entre l’attachement et les tentatives réelles de suicide. Des recherches futures pourraient cibler un plus grand nombre de participants, dont ceux de la population clinique.

Le devis de recherche corrélationnel transversal limite également la possibilité de conclure à des liens de causalité. Les relations sont interprétées de manière bidirectionnelle, bien qu’une direction soit proposée au regard des écrits scientifiques. Des études longitudinales pourraient évaluer les trajectoires d’adaptation à la rupture des individus nouvellement séparés. Les études futures devraient aussi explorer les mécanismes explicatifs des liens entre l’attachement, les symptômes dépressifs et les comportements suicidaires post-rupture, notamment la régulation émotionnelle, la mentalisation ou la résilience. Des variables modératrices, comme le soutien social ou l’impression de trahison, pourraient également être évaluées.