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L’anxiété peut traduire des malaises d’origines diverses. Elle nous indique une inquiétude, une anticipation négative sans nécessairement en préciser la source. Par ailleurs même dans ces situations où la cause apparaît évidente, il n’est pas rare de découvrir qu’une préoccupation apparente en masque une autre plus fondamentale. D’où une dialectique bien connue dans l’univers des psychothérapies. D’une part, les approches qui prennent le symptôme au premier degré et dont les interventions visent directement sa diminution ou sa disparition. D’autre part, celles qui y voient le symbole d’un enjeu sous-jacent et caché, une signification perdue (« lost meaning » : Ecker et Hulley, 1996) interprétée selon une perspective structurelle, dynamique ou constructiviste. L’approche centrée sur les schémas [1] de Young (1990 ; Young et Klosko, 1994 ; Young et al., 2003 ; Cousineau, 1995 ; Cousineau et Young, 1997) ouvre la porte à la possibilité de choix entre ces deux niveaux d’intervention ou même à une combinaison de ceux-ci. Le présent article a été écrit dans la perspective d’une relecture des schémas sous l’angle de l’anxiété [2]. C’est une réflexion clinique et théorique sur le lien entre les schémas et l’anxiété avec l’implication que les interventions sur les schémas auront un impact sur l’anxiété.

Il est d’abord utile de préciser la nature des schémas dans le modèle de Young [3]. La façon la plus simple de voir un schéma est de le considérer comme une mémoire dont la composante émotionnelle est très marquée. Par rapport aux catégorisations modernes des types de mémoire, elle serait plus implicite qu’explicite, se manifestant sous forme d’une expérience immédiate plutôt que sous l’impression de se souvenir. L’individu, dans un premier temps, ne fait pas de différence entre lui et son schéma. Ainsi, le client souffrant de jalousie aiguë (amalgame des schémas « abandon » et « imperfection ») dira quelques jours plus tard comprendre qu’il a exagéré, mais que ça lui avait été impossible de réagir autrement lorsque qu’un indice minime et finalement non significatif d’intérêt de sa conjointe à un autre homme s’était présenté.

Young a eu le grand mérite d’identifier et de proposer une nomenclature de 18 schémas que l’on observe régulièrement chez les êtres humains. De plus il a développé un modèle opérationnalisé d’intervention pour chacun de ces schémas ; ses techniques d’intervention empruntées à plusieurs écoles font de son modèle une entreprise intégrative. En gros les schémas se divisent en deux grandes catégories. Il y a d’abord les schémas inconditionnels ou liés aux besoins psychologiques de base. Un peu à la manière des théories de relations d’objet, ces schémas sont l’engramme du type de réponse qu’a donnée l’environnement à un besoin fondamental (par exemple, l’enfant dont la mère décède alors qu’il a 2 ans développera un schéma « abandon »). Par ailleurs, les schémas conditionnels ou stratégiques sont l’engramme des solutions trouvés par l’individu au malaise associé au schéma de base (par exemple, l’enfant orphelin, de peur de souffrir à nouveau, se coupera de son univers émotionnel, le schéma « inhibition émotionnelle »). Un peu à la manière d’un radar, les schémas nous amènent à scruter l’environnement pour anticiper une réactivation possible et s’y préparer : plus le schéma est marqué, plus les distorsions se manifesteront et plus l’adaptation de l’individu sera hypothéquée (nombre élevé de faux positifs).

Les rapports entre les schémas et l’anxiété sont de divers ordres. Nous en proposons une lecture selon les trois dimensions suivantes :

  1. Les schémas incluant l’anxiété dans leur définition.

    « Vulnérabilité », « Négativisme/Pessimisme »

  2. Les schémas référant à une perte ou à une crise relationnelle.

    « Abandon », « Dépendance », « Méfiance/Abus », « Punition », « Exclusion »

  3. Les schémas liés à une perte potentielle de l’intégrité du Soi.

    « Fusion », « Imperfection », « Échec », « Assujettissement », « Recherche d’approbation », « Inhibition émotionnelle », « Exigences élevées ».

Cette nomenclature ne laisse que quatre schémas avec un rapport plus éloigné avec l’anxiété [4]  : le schéma « Carence affective » avec sa sensation dominante de manque ; le schéma « Sacrifice de soi » associé à la culpabilité ; les schémas « Tout m’est dû » et « Discipline personnelle et maîtrise de soi insuffisantes » souvent caractérisés par l’absence d’anxiété. Cela nous fait dire que l’anxiété est souvent un indicateur non spécifique d’un malaise qui nécessite une évaluation plus approfondie.

Les schémas incluant l’anxiété dans leur définition

Les schémas les plus souvent associés aux troubles anxieux sont « Vulnérabilité » au danger et à la maladie et « Négativisme/Pessimisme ». Le schéma « Vulnérabilité » se manifeste toujours sous forme d’anxiété, pouvant atteindre le sentiment de panique. Il repose sur une double déformation de l’évaluation [5]  : les conséquences négatives du danger perçu sont exagérées, l’individu se sent sans moyen pour l’affronter. Le schéma « Négativisme/Pessimisme » est une variante à ce schéma. D’abord une différence significative, l’individu, qui a une tendance importante à se centrer sur les aboutissements négatifs de la vie, a tout de même le sentiment qu’il peut faire quelque chose pour contrer une conclusion catastrophique. C’est pourquoi ce schéma apparaît le plus souvent sous forme d’inquiétudes, d’obsessions, de compulsions. L’erreur qui amènerait à la catastrophe est crainte plus que tout.

Ces deux schémas associés le plus directement à l’anxiété seraient principalement acquis à travers des modèles parentaux (parents anxieux, pessimistes). On peut aussi penser que le tempérament a des chances de jouer ici (facteur biologique). Par ailleurs notre expérience clinique nous les a souvent fait apparaître en lien avec des absences de réponse à des besoins psychologiques fondamentaux (attachement, sécurité, empathie…).

Les schémas référant à une perte ou à une crise relationnelle

Une personne avec un schéma « Abandon » peut présenter de très hauts niveaux d’anxiété. Plus ce schéma est marqué, plus l’anticipation d’une perte sera fréquente (déclenchée par des indices mineurs) et intense. L’angoisse d’abandon, telle qu’on la nomme souvent dans la littérature, est particulièrement éprouvante sur le plan subjectif. Lorsque le schéma « Dépendance » se combine au schéma « Abandon », le niveau d’anxiété peut augmenter d’un autre cran. En plus de la perte relationnelle significative, la personne craindrait de se retrouver tout à fait démunie face aux enjeux fonctionnels de sa vie de tous les jours, elle éprouve un sentiment d’impuissance.

Avec le schéma « Exclusion », la personne éprouve le sentiment d’être à part, d’être différente, exclue, même aliénée par rapport à des groupes de référence. Comme c’est une atteinte au besoin d’appartenance et dans plusieurs cas au besoin de validation par le groupe, le sentiment éprouvé peut être très pénible. C’est pourquoi l’appréhension du rejet, de l’exclusion soulève de l’anxiété. Encore ici plus la souffrance subjective est forte, plus l’anxiété sera élevée. Cela s’actualise souvent dans des problèmes d’évitement de situations sociales.

Les schémas « Punition » (lorsque l’individu est dans la position de victime) et « Méfiance/Abus », dans leurs versions intenses, résultent d’atteintes au sentiment de sécurité de l’individu. Dans ces cas, la peur ou même la terreur ont été ressenties aux moments de la formation de ces schémas. La personne se sentait menacée, écrasée et pouvait être en danger réel important. Lorsque le schéma atteint un tel niveau d’intensité, les situations potentielles de punition ou d’abus vont être appréhendées et l’anxiété pourra être extrêmement élevée. Dans notre expérience clinique ces deux schémas ainsi que le schéma « Abandon » soulèvent les plus hauts niveaux de détresse psychique et donc d’anxiété lorsqu’on appréhende leur réactivation.

Dans cette catégorie de schémas, l’anxiété repose le plus souvent sur l’appréhension consciente de la réactivation du schéma : l’anticipation d’être abandonné, exclu, puni, abusé est verbalisée ouvertement. Mais il est possible que l’identification de la source de l’anxiété ne puisse se faire aisément. Donnons l’exemple de ce jeune homme qui consulte pour « Trouble panique avec agoraphobie ». Après analyse de la genèse de ce trouble, nous découvrons qu’il est apparu suite à des crises violentes entre ses parents. Nous identifions lors de l’évaluation des schémas « Abandon » et « Dépendance » marqués ; l’anxiété a d’abord été déclenchée par la crainte d’une séparation des parents et l’appréhension d’une catastrophe personnelle éventuelle. Nous observons finalement des effets des symptômes anxieux sur le plan systémique : l’attention des parents a été mobilisée sur les problèmes du jeune homme et les crises conjugales de ses parents ont diminué. Le travail sur les schémas amènera une plus grande autonomie de notre jeune homme et la disparition concomitante des symptômes anxieux [6].

Les schémas liés à une perte potentielle de l’intégrité du Soi

Avec le schéma « Fusion », la personne est presque totalement réquisitionnée par les besoins d’une autre personne. Elle n’a pas le droit à une existence propre et elle ne peut donc pas développer une identité personnelle. Lorsqu’il y a anxiété, elle repose surtout sur la crainte d’être engloutie. Les schémas « Imperfection » et « Échec » sont les schémas liés à la dimension narcissique de l’individu qui, avec l’attachement, est un moteur motivationnel extrêmement important pour l’être humain. Le sentiment de ne pas avoir de valeur personnelle ou d’être incompétent va de déplaisant à terriblement douloureux. L’appréhension du dénigrement, du rejet, du ridicule, de la dévalorisation, du blâme, etc., est fondamentale dans les anxiétés sociales.

Les schémas « Assujettissement », « Recherche d’approbation », « Inhibition émotionnelle » et « Exigences élevées » sont des schémas conditionnels ou stratégiques. Ils servent à se protéger de la réactivation de schémas inconditionnels ou liés aux enjeux psychologiques de base (par exemple, « abandon », « méfiance/abus »). Ainsi une personne assujettie ne s’oppose pas aux besoins ou actions d’une autre personne pour éviter d’être abandonnée ou punie. En ce sens ce schéma est une police d’assurance contre l’anxiété : si j’adopte une politique conciliante, je diminue le risque que l’autre me rejette ou se fâche contre moi. Aussi, je peux m’astreindre à répondre à des « exigences élevées » pour contrebalancer mon sentiment d’incompétence. La réussite me protège contre ce sentiment douloureux qu’est la sensation de ne pas avoir de valeur personnelle. En contrepartie la moindre lueur de défaillance possible dans la réponse à mes standards intérieurs soulève l’appréhension de faire face à la douleur d’une blessure narcissique.

L’anxiété pourra donc se manifester lorsque les schémas stratégiques éprouvent des difficultés à accomplir leur mission. Encore une fois ici, le lien entre certains symptômes anxieux et la réactivation de ces schémas n’est pas toujours facile à faire et peut demander beaucoup de sagacité clinique. Nous en donnons brièvement deux exemples. D’abord, l’épouse assujettie à son mari craignant qu’il l’abandonne si elle s’affirme (schéma « assujettissement »). La colère qu’elle éprouve dans certaines situations est trop menaçante pour qu’elle puisse la symboliser, car elle provoquerait un conflit qu’elle ne peut assumer. Cette intensité affective est interprétée comme de l’anxiété ce qui la sert elle et son mari, ce dernier pouvant jouer un rôle de protecteur qui ne remet pas en question la dynamique conjugale. Cette autre patiente qui présente une phobie des autoroutes. Elle choisit de faire des heures de route supplémentaires pour ne pas avoir à utiliser les voies rapides. Alors que cette phobie n’est pas objet de traitement, elle disparaît alors que la patiente apprend à s’affirmer dans plusieurs sphères de sa vie. Elle nous dira spontanément en entrevue qu’elle vient de réaliser qu’elle n’avait pas peur de rouler sur l’autoroute, mais craignait plutôt le moment de s’y engager alors qu’il faut faire preuve d’une certaine affirmation.

Conclusion

Nous avons tenté, dans ce bref article, de montrer le type de liens qui peut relier anxiété et schémas. Cela renvoie à l’enjeu entre symptômes et caractéristiques structurelles de la personnalité, autrefois l’apanage de la psychanalyse. En fait il n’y a pas seulement l’approche centrée sur les schémas qui s’intéresse à ces dimensions. On retrouve un questionnement de cet ordre dans la thérapie cognitive post-rationnelle (Guidano, 1991), dans la thérapie centrée sur les émotions (Greenberg et Paivio, 1997), et dans la psychothérapie constructiviste (Mahoney, 1991 et 2003 ; Ecker et Hulley, 1996), entre autres.