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Introduction

Un million de personnes décèdent chaque année de suicide dans le monde, plus que le nombre de morts dus aux guerres, aux accidents ou aux homicides (Reza et al., 2001). Le risque de décès par suicide augmente avec l’âge (Hawton et van Heeringen, 2009). Selon les données de l’Organisation mondiale de la santé 1, les taux moyens de suicide des personnes âgées de 65 ans et plus sont pour les hommes de 29,3 (0 à 161) pour 100 000 habitants, et pour les femmes de 5 (0 à 71) (Shah, 2011). Par comparaison, les taux moyens de suicide pour les hommes âgés de 25-34 ans sont de 21, et pour les femmes de 5,1. De plus, de grandes disparités existent au niveau mondial et régional au sein d’un même pays (tableau 1)

Tableau 1

Taux de mortalité par suicide (pour 100,000 habitants) du Québec et du Canada en comparaison d’autres pays

Taux de mortalité par suicide (pour 100,000 habitants) du Québec et du Canada en comparaison d’autres pays

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Les raisons de cette surmortalité liée à l’âge sont mal comprises. Plusieurs revues de la littérature ont fait la synthèse des facteurs socio-démographiques et cliniques des risque de conduites suicidaires chez la personne âgée (Conwell et Cailting, 2008 ; Ajilore et Kumar, 2012), mais le nombre important de facteurs et la complexité de leurs interactions limitent nos capacités de prédiction pour une personne donnée. Nous proposons de faire une revue de littérature des données récentes sur les aspects physiopathologiques de ces comportements complexes, ce qui permettrait à terme d’améliorer nos capacités de prédiction et de prévention. Nous aborderons les caractéristiques à la fois cliniques et neurobiologiques des conduites suicidaires de la personne âgée, avec un intérêt pour les aspects neurocognitifs. Afin de mettre en lumière de potentielles pistes de prévention du suicide à cet âge de la vie, nous comparerons les données à celles des sujets plus jeunes.

1. Caractéristiques cliniques

Plusieurs facteurs cliniques de risque suicidaire ont été identifiés chez la personne âgée, dont le plus important est l’existence d’un trouble psychiatrique (Hawton et van Heeringen, 2009). Même si les facteurs cliniques de risque suicidaire sont identiques entre les sujets âgés et très âgés (Paraschakis et al., 2012), leur prévalence tend à augmenter avec l’avancée en âge (Conwell et al., 1991 ; Preville et al., 2005b). Comme chez la personne jeune mais avec une fréquence plus élevée (60 à 90 % des cas), la dépression majeure est le trouble psychiatrique le plus fortement associé au suicide abouti (Turvey et al., 2002a ; Waern et al., 2003 ; Blow et al., 2004), et aux tentatives de suicide de la personne âgée (Alexopoulos et al., 1999 ; Bartels et al., 2002). La dépression constitue, d’autant plus si elle est sévère, le plus gros pourvoyeur d’idées suicidaires (Links et al., 2011) et de suicides aboutis (Bostwick et Pankratz, 2000).

Alors qu’elle est le facteur clinique le plus prédictif de récidive chez le sujet jeune, une histoire personnelle de tentative de suicide est plus rarement retrouvée chez les suicidants (Conwell et al., 1998b ; Conwell et al., 2000) ou les suicidés âgés (Alexopoulos et al., 1999 ; Hawton et van Heeringen, 2009). Soixante-quinze pour cent (75 %) des suicidés âgés n’ont jamais fait de tentative de suicide auparavant (Conwell et al., 1991 ; Preville et al., 2005b). Chez la personne âgée, l’intentionnalité suicidaire est souvent plus élevée (Pompili et al., 2008 ; Pitkala et al., 2000 ; Conwell et al., 1998a). Elle se conjugue souvent avec des moyens plus radicaux, et une fragilité organique sous-jacente plus grande (Conwell et al., 2010). De fait, le ratio tentative de suicide/suicide abouti est extrêmement bas (Conwell et Cailting, 2008 ; Conwell et al., 1998a). Il est de l’ordre de 4/1 chez les personnes âgées versus 200/1 chez les personnes de moins de 25 ans (De Leo et al., 2001 ; McIntosh, 1985 ; Conwell et Cailting, 2008). Il y a toutefois une différence entre les genres : il y a 1.2 tentatives de suicide pour un suicide abouti chez les hommes âgés, alors qu’il y a 3.3/1 tentatives chez les femmes âgées (De Leo et al., 2001). En d’autres termes, comme il y a 4,5 fois plus de suicide chez les hommes âgés entre 75 et 84 ans, et 7 fois plus de suicide chez les hommes âgés entre 85 et 94 ans (Conwell et Cailting, 2008), le ratio entre les sexes est plus déséquilibré que celui entre les jeunes et les adultes.

Les troubles anxieux et l’abus ou la dépendance à l’alcool augmentent le risque de décès par suicide chez la personne âgée (Waern et al., 2003 ; Blow et al., 2004). Toutefois, la consommation de substances psycho-actives est moins fréquente chez cette dernière par rapport aux suicidés d’âge moyen ou jeune (Waern, 2003 ; Blow et al., 2004). Bien que le risque de démence augmente avec l’âge (Matthews et Brayne, 2005), son rôle comme facteur de risque indépendant de suicide n’est pas bien compris (Rubio et al., 2001 ; Peisah et al., 2007). La démence est également associée à des symptômes neuropsychiatriques tels que la dépression, la psychose et l’anxiété, qui ont eux-mêmes été identifiés comme des facteurs de risque de suicide. Pour certains auteurs, le diagnostic de démence favoriserait le risque de passage à l’acte suicidaire (Erlangsen et al., 2006 ; Erlangsen et al., 2008 ; Puretare et al., 2009 ; Haw et al., 2009 ; Wiktorsson et al., 2010), surtout au début de la maladie démentielle (Conner et al., 2007 ; Upadhyaya et al., 1999), soit durant les six mois suivant la pose du diagnostic (Erlangsen et al., 2008). Le risque de passage à l’acte serait plus fréquent dans le cas d’une démence fronto-temporale que dans celui d’une maladie d’Alzheimer ou d’une démence vasculaire (Haw et al., 2009). Le passage à l’acte suicidaire apparaîtrait en présence de difficultés dans la vie quotidienne quand l’insight est préservé (Puretare et al., 2009), ou en présence d’une symptomatologie dépressive, psychotique, et d’un sentiment de désespoir (Puretare et al., 2009).

La maladie somatique (Harwood et al., 2006 ; Paraschakis et al., 2012), notamment quand elle est source de handicap ou de douleurs (Dombrovski et al., 2008b ; Hawton et van Heeringen, 2009), et l’isolement social ou affectif (Waern et al., 2003 ; Blow et al., 2004) participent aussi au risque de conduites suicidaires à cet âge de la vie. Par rapport aux suicidés d’âge moyen, les suicidés âgés vivent plus souvent seuls (Pompili et al., 2008 ; Préville et al., 2005b), sont divorcés, séparés ou veufs (Pompili et al., 2008 ; Harwood et al., 2006 ; Préville et al., 2005b). D’autres facteurs, moins bien documentés, semblent associés au risque suicidaire chez la personne âgée : les changements d’environnement comme l’entrée en maison de retraite ou l’admission à l’hôpital (Suominen et al., 2003), les conflits interpersonnels et familiaux (Waern et al., 2003 ; Préville et al., 2005a) et les troubles de la personnalité : traits de personnalité qui inhibent l’ouverture aux expériences nouvelles, sentiments de désespoir et de solitude, anxiété et traits obsessionnels, réticence à exprimer ses émotions aux autres et faible capacité de recherche d’aide (Conwell et Thompson, 2008 ; Duberstein et al., 1994). Les personnes âgées présentent peu de trouble de la personnalité du cluster B du DSM-IV, comparativement aux personnes d’âge jeune (Harwood et al., 2001).

Les facteurs épidémiologiques et cliniques de risque suicidaire et la complexité de leurs interactions limitent nos capacités de prédiction chez une personne donnée, ce qui conduit à explorer d’autres voies de compréhension des conduites suicidaires, notamment neurobiologiques et neurocognitives.

2. Le modèle stress-vulnérabilité

Les données de la littérature suggèrent que les conduites suicidaires peuvent être comprises selon un modèle stress-vulnérabilité (Mann, 2003). Selon ce modèle, seules les personnes les plus vulnérables, soumises à des facteurs de stress, le plus souvent sociaux (licenciement, divorce, perte d’un être cher, douleur…), sont à risque de passer à l’acte (Mann, 2003). Cette vulnérabilité s’exprimerait au cours d’un état de crise comme un épisode dépressif majeur ou une intoxication alcoolique aiguë (Hawton et van Heeringen, 2009). Tout sujet déprimé ne passera pas à l’acte et la dépression, comme les facteurs de stress, ne sont pas suffisants pour déterminer la survenue d’un acte suicidaire.

Sur le plan clinique, cette vulnérabilité a été associée à certains traits de personnalité en particulier chez la personne jeune : une tendance à l’agressivité et à l’impulsivité, et aux émotions négatives (McGirr et Turecki, 2007). Des niveaux élevés de ces traits faciliteraient l’émergence d’idées suicidaires face à l’adversité, et le passage à l’acte dans ce contexte (Baca-Garcia et al., 2001). Même si une étude a rapporté des niveaux plus élevés d’agressivité chez les suicidés âgés en comparaison de sujets contrôles sains (Conner et al., 2004), les niveaux d’impulsivité et d’agressivité tendent habituellement à décroitre avec l’âge (McGirr et al., 2008). Ils sont moins prononcés que chez les jeunes suicidés et se limitent aux ainés les plus jeunes (Conner et al., 2004). Ainsi, le rôle des traits de personnalité pathologiques pourrait être moins important chez le sujet âgé.

Un dernier argument a été la mise en évidence de facteurs génétiques dans la vulnérabilité suicidaire à travers des études familiales, de jumeaux et d’adoption, avec une héritabilité de 50 % environ (Brent et Mann, 2005). Toutefois, à notre connaissance, ces études n’ont pas spécifiquement étudié un groupe d’âge ou évalué l’effet de l’âge, et il n’est pas exclu que le poids des facteurs génétiques soit différent dans le suicide de la personne âgée.

3. Facteurs neurobiologiques

3.1 Biochimie

Depuis une trentaine d’années, de nombreuses études ont exploré les facteurs neurobiologiques associés aux conduites suicidaires et leurs résultats appuient le modèle de vulnérabilité suicidaire. Un dysfonctionnement du système sérotoninergique a été démontré chez les personnes avec une histoire de conduites suicidaires (mesure du 5HIAA, principal métabolite de la sérotonine, dans le liquide céphalo-rachidien) (Asberg et al., 1976). Il l’a aussi été dans des études post-mortem de personnes suicidées, avec une altération localisée préférentiellement aux régions ventrales et médianes du cortex préfrontal (Mann, 2003). Il est suggéré qu’un défaut de modulation sérotoninergique compromettrait le fonctionnement adéquat de ces régions cérébrales et des processus cognitifs associés.

Deux polymorphismes génétiques ont été significativement associés au risque de tentative de suicide : polymorphismes introniques (A218C ou A779C) du gène de la tryptophane hydroxylase 1 (TPH1), l’enzyme limitante de la synthèse de la sérotonine, et polymorphisme insertion/délétion du gène du transporteur de la sérotonine (5-HTTLPR) (Bondy et al., 2006). Le gène de la Mono-Amine Oxydase A, associée à des traits de personnalité impulsive-agressive, serait associé, non pas au suicide, mais à des méthodes violentes de passage à l’acte chez les personnes qui présentent une vulnérabilité suicidaire (Bondy et al., 2006).

Au niveau du cortex préfrontal du cerveau de suicidés, on a observé une réduction de l’expression des gènes codant pour certains récepteurs et pour certaines enzymes du système glutamatergique, une modification d’expression de plusieurs récepteurs du système gabaergique (Poulter et al., 2010), et une diminution des taux de BDNF et de son récepteur trkB impliqués dans la plasticité neuronale (Zai et al., 2011). Enfin, des études récentes ont mis en évidence l’existence d’altérations épigénétiques du système hypothalamo-hypophysaire dans l’hippocampe de personnes suicidées qui avaient été victimes de maltraitance durant l’enfance (McGowan et al., 2009), révélant ainsi les conséquences neurobiologiques à long terme de ces événements précoces.

Pour les personnes âgées, les explorations neurobiologiques ont été beaucoup plus rares. Même si quelques études d’association dans la dépression gériatrique suggèrent l’implication des mêmes facteurs génétiques que chez les personnes plus jeunes (Jobim et al., 2008), l’histoire de tentative de suicide dans la dépression gériatrique n’était pas associée à des gènes codant pour le BDNF (Hwang et al., 2006a), mais à une faible expression du gène APOE 4 (Hwang et al., 2006b). En outre, le moins bon fonctionnement exécutif des personnes déprimées était associé à davantage d’anomalies microstructurales de la substance blanche dans les régions fronto-limbiques en imagerie fonctionnelle, et à une faible expression du gène codant pour le transporteur à la sérotonine (Alexopoulos et al., 2008). Il pourrait exister des spécificités neurobiologiques de la vulnérabilité suicidaire de la personne âgée, en particulier du rôle du vieillissement pathologique.

3.2 Neuroimagerie

Le dysfonctionnement de plusieurs processus cognitifs et régions cérébrales a été associé à la vulnérabilité suicidaire tant chez la personne jeune qu’âgée (Jollant et al., 2011). Les données de l’imagerie cérébrale structurale et fonctionnelle ont notamment montré, chez la personne jeune, une atteinte préférentielle des régions ventrolatérales, dorsomédianes et dorsolatérales du cortex préfrontal chez des patients avec une histoire de dépression et de conduites suicidaires (suicidants) en comparaison de patients avec une histoire de dépression mais sans conduites suicidaires (témoins affectifs) (Wagner et al., 2011 ; Jia et al., 2010 ; Monkul et al., 2007). Par exemple, les suicidants présentent une moindre activation du cortex orbitofrontal latéral gauche lors des choix risqués par rapport à des choix avantageux (Jollant et al., 2010). Mais ils ont une augmentation d’activité du cortex orbitofrontal droit en réponse à la colère, suggérant une sensibilité particulière aux signaux sociaux de désapprobation (Jollant et al., 2008).

Les études de neuroimagerie sont moins nombreuses chez la personne âgée. En comparaison de témoins affectifs, les patients suicidants âgés présentent des hypersignaux sous-corticaux de la substance blanche (en particulier la substance blanche profonde et périventriculaire) (Ahearn et al., 2001), une diminution du volume de la substance grise et de la substance blanche dans le circuit fronto-parieto-cérébelleux (Hwang et al., 2010), et une réduction plus marquée du volume du cortex préfrontal dorso-médian (Hwang et al., 2010). Les noyaux gris centraux seraient également atteints, en particulier le putamen dont le volume était diminué chez des suicidants par rapport à des témoins affectifs (Dombrovski et al., 2011a). La connectivité inter-hémisphérique serait de moins bonne qualité chez les suicidants âgés avec des altérations du tiers postérieur du corps calleux (Cyprien et al., 2011).

En outre, les anomalies structurales retrouvées dans le putamen des personnes âgées suicidantes étaient associées, lors d’une tâche qui évaluait les choix risqués, à une préférence pour de petites récompenses immédiates au lieu de plus grosses récompenses mais retardées (Dombrovski et al., 2011a). Ces données soutiennent l’hypothèse que des anomalies des circuits fronto-limbiques pourraient être impliquées dans la vulnérabilité suicidaire indépendamment des conditions psychopathologiques associées (dépression notamment). Chez la personne âgée, ces anomalies cérébrales pourraient rendre compte des altérations cognitives présentées ci-dessous.

3.3 Neuropsychologie des conduites suicidaires

Les fonctions exécutives

Plusieurs études ont mis en évidence de moins bonnes performances exécutives (inflexibilité mentale réactive et conceptuelle, diminution de la fluence verbale et des capacités de catégorisation) des suicidants en comparaison de témoins affectifs chez la personne d’âge moyen (Keilp et al., 2001 ; Keilp et al., 2008 ; Marzuk et al., 2005 ; Raust et al., 2007 ; Malloy-Diniz et al., 2009) et âgée (Dombrovski et al., 2008a ; King et al., 2000 ; McGirr et al., 2011). Les résultats sont contradictoires dans des populations de suicidants hétérogènes au plan diagnostic (Bartfai et al., 1990 ; Burton et al., 2011 ; Ellis et al., 1992). Le dysfonctionnement exécutif était d’autant plus important que la létalité de la tentative de suicide était importante (Keilp et al., 2001). Chez la personne âgée, le déficit exécutif des suicidants persistait indépendamment de la sévérité de la dépression, de l’effet de substances psycho-actives ou de l’exposition à des psychotropes (Dombrovski et al., 2008a). Ces troubles cognitifs faciliteraient le risque suicidaire. Par exemple, l’inflexibilité mentale pourrait expliquer la difficulté du suicidant à générer des solutions alternatives face à l’adversité, et avoir une moins bonne capacité à générer des mots et des informations rendrait compte de sa plus grande difficulté à verbaliser la douleur psychique.

L’inhibition cognitive

L’inhibition cognitive empêche les informations non pertinentes d’entrer et d’être maintenues en mémoire de travail (Hasher et Zacks, 1988, Zacks et al., 1999). Elle est au coeur des processus de contrôle de l’activité cognitive (Miyake et al., 2000, Shallice et Burgess, 1991). L’inhibition cognitive est un mécanisme clé dans la régulation des émotions, des pensées et des actes (Joormann et Gotlib, 2008). Son déficit est associé chez la personne déprimée à une recrudescence de ruminations, facteur d’idées suicidaires (Morrison et O’Connor, 2008 ; Joormann et Gotlib, 2010). Un déficit de l’inhibition cognitive est suggéré chez des déprimés suicidants ou suicidaires plus jeunes (Keilp et al., 2008 ; Westheide et al., 2008 ; Harkavy-Friedman et al., 2006).

Chez la personne âgée déprimée, un déficit des fonctions d’accès, de suppression et de freinage de l’inhibition cognitive a été mis en évidence chez des patients qui avaient réalisé une tentative de suicide par rapport à des contrôles affectifs et à des témoins sains (Richard-Devantoy et al., 2012) Un déficit de l’inhibition cognitive ne limiterait pas l’intrusion des idées suicidaires, parasitant le fonctionnement de la mémoire de travail. Il faciliterait le développement de la crise suicidaire par le biais d’un manque de régulation de l’état émotionnel (Richard-Devantoy et al., 2012).

La prise de décision

Une prise de décision désavantageuse a été mise en évidence chez des patients suicidants par rapport à des patients contrôles dits affectifs et à des patients témoins sains (Jollant et al., 2005 ; Jollant et al., 2007). Ce résultat a été répliqué depuis chez des adolescents (Dougherty et al., 2009 ; Mathias et al., 2011) et des personnes d’âge moyen (Malloy-Diniz et al., 2009 ; Roskar et al., 2007 ; Westheide et al., 2008).

Il a aussi été mis en évidence une prise de décision désavantageuse chez le sujet âgé suicidant (Clark et al., 2011, Dombrovski et al., 2011b), suggérant que les anomalies de prise de décision peuvent être un facteur cognitif de vulnérabilité suicidaire à tout âge.

Ces données suggèrent que la personne avec une vulnérabilité suicidaire est plus à risque de guider ses choix en fonction des événements immédiats, et non d’apprendre des expériences passées pour guider ses choix ultérieurs vers une perspective au long cours. Le suicide n’est pas un choix, mais une absence de choix. La personne suicidaire est dans une impasse cognitive et n’entrevoit plus d’autres solutions que le suicide pour faire face à une situation difficile qu’elle juge désespérée.

Modèle neurocognitif

La vulnérabilité suicidaire comprendrait un déficit des systèmes d’attribution de valeurs et un déficit des systèmes de régulation cognitive. D’un côté, le déficit des systèmes d’attribution de valeurs sous-tendrait le déclenchement et le maintien de la crise suicidaire et serait associé au cortex orbitofrontal, à l’amygdale et peut-être au striatum, ainsi qu’au déficit de prise de décision et à la sensibilité au rejet. D’un autre côté, les systèmes conscients de régulation cognitive sous-tendraient la douleur psychologique, les ruminations, les idées et actes suicidaires et seraient associés aux régions médianes, dorsomédianes et dorsolatérales du cortex préfrontal ainsi qu’au déficit d’inhibition cognitive (Jollant et al., 2011). Ce modèle doit être testé chez la personne jeune et âgée.

4. Rôle spécifique du vieillissement dans la vulnérabilité suicidaire

La vulnérabilité suicidaire chez les personnes âgées pourrait résulter d’une plus grande sensibilité des régions préfrontales au vieillissement. Le vieillissement cérébral physiologique s’accompagne d’une atteinte initiale des structures du cortex préfrontal dorsolatéral suivies des aires ventromédianes (Allain et Le Gall, 2008). Les modifications neuroanatomiques sont plus importantes dans les régions frontales (Haug et Eggers, 1991) : réduction générale du volume cérébral de 10 % dans le cortex frontal contre 1 % en temporal, pariétal ou occipital ; réduction de la taille cellulaire après 65 ans qui atteint 43 % dans le cortex préfrontal contre 11 % en pariétal, et 13 % en occipital. La baisse de volume cérébral concerne aussi le thalamus (Van Der Werf et al., 2001) et le striatum (Gunning-Dixon et al., 1998). L’atrophie cérébrale au cours du vieillissement affecte les circuits fronto-striato-palido-thalamo-frontaux (Alexander et al., 1986) connectant le cortex frontal aux noyaux gris centraux ; ces boucles jouent un rôle important dans la régulation des comportements, des émotions et des fonctions cognitives complexes.

L’efficacité des processus de régulation cognitive déclinerait avec l’âge, rendant les personnes âgées plus à risque de déficits cognitifs comme l’inhibition cognitive (Wang et al., 2011) et la prise de décision. Il n’est pas clair si le déclin des capacités de régulation cognitive avec l’âge viendrait favoriser (déficit de novo) ou révéler (déficit pré-existant mais aggravé) la vulnérabilité suicidaire du sujet. Les capacités de « faire face » à un événement difficile ne seraient plus suffisamment efficientes ; l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux destinés à maîtriser, à réduire ou à tolérer les exigences externes qui menacent, ou dépassent les ressources de l’individu, seraient vains. Face à la variété des situations aversives de la vie, le sujet ne pourrait plus mobiliser préférentiellement certaines stratégies (par exemple, coping centré sur le problème, sur l’émotion ou la recherche de soutien social).

Il est possible que la vulnérabilité suicidaire repose sur des mécanismes étiopathogéniques différents selon l’âge : par exemple prépondérance des facteurs développementaux précoces marqués par l’impulsivité et l’agressivité chez l’adolescent et l’adulte jeune vs. vieillissement pathologique chez l’adulte âgé. Inversement, certains processus pourraient être assez similaires comme les déficits neurocognitifs (déficit d’inhibition cognitive et de prise de décision par exemple). La comparaison directe des sujets jeunes et âgés est ici nécessaire.

5. Perspectives cliniques et thérapeutiques

Les conduites suicidaires ne sont pas une simple complication d’un événement ou d’un contexte difficile mais résultent, à un moment donné, d’une rupture de l’équilibre entre des facteurs de vulnérabilité et un environnement. Cette conception multidimensionnelle et interactive des conduites suicidaires implique trois ordres de questions (cf. tableau 2) : « Qu’est-ce qui est dysfonctionnel chez le sujet ? » interrogeant sa vulnérabilité suicidaire ; « Qu’est-ce qui l’affecte ? » documentant les facteurs déclencheurs ; et « Qu’est-ce qui l’aide ? » pointant ses ressources psychiques et ses facteurs de protection internes et externes. Cette approche offre des outils intéressants pour apprécier, mesurer, et identifier le risque suicidaire d’une personne donnée dans un contexte donné. En outre la connaissance des facteurs cliniques, biologiques et neurocognitifs de prédisposition à des conduites suicidaires présentés plus haut souligne le caractère pathologique de la crise suicidaire du sujet âgé, et la nécessité d’une prise en charge médicale active.

Tableau 2

Application à la pratique clinique du modèle stress-vulnérabilité

Application à la pratique clinique du modèle stress-vulnérabilité

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Il est encore trop tôt pour utiliser les résultats des études neurobioloqiques et neurocognitives dans une perspective de prédiction et de prévention du suicide. Toutefois, ces résultats suggèrent des pistes de recherche intéressantes pour l’avenir. Des marqueurs neurocognitifs potentiels pourraient, en association avec les signes et symptômes cliniques (Harriss et Hawton, 2005), participer à améliorer la prédiction des actes suicidaires chez les patients à haut risque. Une seconde perspective est l’utilisation des marqueurs neurocognitifs pour élaborer et construire de nouvelles stratégies thérapeutiques (McLennan et Mathias, 2010), pharmacologiques, psychothérapiques ou de neuromodulation. À titre d’exemple, les altérations de l’inhibition cognitive chez les patients âgés déprimés ont été associées à une réponse antidépressive faible et inconstante (Alexopoulos et al., 2005). L’identification précoce de déficits de l’inhibition cognitive ne faciliterait pas seulement la reconnaissance des personnes âgées déprimées à risque de suicide, mais aiderait aussi le clinicien à ajuster la médication antidépressive (Alexopoulos et al., 2009).

6. Prévention du suicide chez le sujet âgé

6.1. Evaluation du risque suicidaire

La prévention des conduites suicidaires de la personne âgée passe par le repérage de la crise suicidaire et par l’évaluation du potentiel suicidaire. La crise suicidaire est une crise psychique marquée par des idées suicidaires de plus en plus envahissantes face à un sentiment d’impasse (Van Heeringen et Marusic, 2003) ; le suicide apparaît comme le seul moyen et la mort la seule issue à cet état de crise et de souffrance (Van Heeringen et Marusic, 2003). Son repérage est réputée plus difficile chez les personnes âgées que chez les personnes plus jeunes (Conwell et Cailting, 2008). La crise suicidaire de la personne âgée est souvent plus discrète, masquée par des plaintes somatiques au premier plan. L’approche doit être douce en raison des craintes éprouvées : peur de gêner, peur d’être jugée, peur de perdre le peu de contrôle sur sa vie si elle évoque ses pensées et qu’une hospitalisation s’en suive.

Rechercher la présence d’idéations suicidaires constitue le préalable à l’évaluation du potentiel suicidaire. Les trois volets de cette évaluation RUD (Risque, Urgence, Dangerosité) commande prioritairement un temps d’évaluation clinique, psychologique et contextuelle approfondie, et oriente la prise en charge, hospitalière ou ambulatoire. Elle prend nécessairement en compte :

  1. les facteurs de risque, de vulnérabilité et de protection,

  2. les facteurs d’urgence témoins de l’imminence d’un geste (intensité, fréquence, et temporalité, spatialité et modalité du scénario suicidaire), et enfin

  3. les facteurs de dangerosité comme l’accessibilité et la létalité du moyen envisagé (cf. tableau 3).

6.2. Traitement efficace de la dépression

La réduction des idées et des comportements suicidaires passe par un traitement efficace de la dépression de la personne âgée (Gibbons et al., 2012 ; Alexopoulos et al., 2009). La prescription d’antidépresseur a été associée à une réduction du risque suicidaire (Barbui et al., 2009). Chez la personne âgée, cette prescription obéit aux mêmes règles que chez le sujet d’âge moyen mais il faut être vigilant à l’égard des pathologies somatiques comorbides. Les effets secondaires spécifiques à chaque antidépresseur orienteront le choix de la molécule. On évite les tricycliques et les molécules trop sédatives. La durée de prescription sera suffisamment longue (2 ans), en commençant par une posologie réduite qui sera augmentée jusqu’à des posologies similaires aux sujets plus jeunes en l’absence de contre-indication.

Tableau 3

Évaluation Risque Urgence Dangerosité (RUD)

Évaluation Risque Urgence Dangerosité (RUD)

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6.3. Lutte contre l’isolement

Un programme de rupture de l’isolement à l’aide d’appels téléphoniques réguliers, faits à 18 600 personnes vulnérables durant 11 années dans la région de Padoue (Italie), a montré son efficacité, notamment auprès des femmes (De Leo et al., 2002). Le programme de prévention pour les personnes âgées au Japon en milieu rural a permis une réduction de 76 % du taux de suicide (de 318/100 000 à 79/100 000) chez les femmes durant les huit années d’application du programme. Aucun changement n’a toutefois été noté pour les hommes (Conwell et Cailting, 2008). L’intervention a reposé sur des groupes pour favoriser les relations sociales, informer sur la dépression et le suicide, auto-évaluer la dépression et proposer des activités physiques et sociales avec des bénévoles.

6.4. Supprimer la disponibilité des moyens létaux

La législation du contrôle des armes à feu, la restriction de la vente des pesticides, la détoxification du gaz domestique, les restrictions des prescriptions et des ventes de barbituriques, la modification des emballages d’analgésiques, l’utilisation de nouveaux antidépresseurs moins toxiques, et l’utilisation obligatoire de convertisseurs catalytiques dans les moteurs de véhicules ont contribué à réduire les taux de suicide (Mann et al., 2005). Il faut ainsi évaluer avec le patient et son entourage la possibilité de réduire l’accès aux moyens létaux disponibles.

6.5. Formation des médecins à la reconnaissance du risque suicidaire et au traitement de la dépression

Les deux tiers des personnes âgées suicidées avaient consulté leur médecin généraliste durant le mois précédant leur geste suicidaire, et jusqu’à la moitié durant les dix derniers jours, surtout pour des symptômes relatifs aux troubles de l’humeur (Preville et al., 2005a). La recherche de symptômes dépressifs et suicidaires en cas d’affection somatique sévère est essentielle. La formation des médecins à la reconnaissance précoce de la dépression et à l’instauration d’un traitement adéquat est une méthode essentielle et efficace dans la prévention du suicide. Le nombre de diagnostic de dépression et de patients traités adéquatement avait augmenté, et les taux de suicide avaient diminué après, comparativement à la période qui a précédé la formation au repérage de la dépression et de la crise suicidaire (Rihmer et al., 1995). Toutefois, cette formation doit être répétée pour maintenir son efficacité dans le temps

Conclusion

Complexes et multifactorielles, les conduites suicidaires impliquent des déterminismes biologiques et génétiques, psychologiques et neuropsychologiques, sociaux et interpersonnels. Des spécificités épidémiologiques et cliniques du suicide de la personne âgée existent mais elles ont été peu étudiées. La clinique suicidologique a montré ses limites, ce qui a conduit à la recherche de nouveaux outils. La dissection des mécanismes neurocognitifs associés au risque de conduites suicidaires chez le sujet âgé offre des perspectives nouvelles dans un domaine où la prévention et la prédiction font souvent défaut.