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Au cours des trois dernières décennies, l’histoire de la psychiatrie, qui s’était jusqu’alors principalement intéressée aux médecins, à leurs grandes découvertes théoriques ou à leurs apparentes victoires thérapeutiques, a vu émerger des approches différentes, des objets nouveaux et des regards inédits. On a ainsi vu se multiplier, notamment, des travaux sur les patients psychiatrisés, sur les lieux d’accueil autres que les asiles, sur l’administration publique de la folie ou sur les différents acteurs du soin. Parmi ces derniers, un corps professionnel, pourtant essentiel à la prise en charge de la maladie mentale, est néanmoins resté, jusqu’alors, dans l’ombre des études historiques : celui des infirmiers et des infirmières.

Traditionnellement considérées comme des subalternes, simples exécutantes aux ordres des médecins, les infirmières[1] n’ont que rarement intéressé les historiens de la médecine. Il revient surtout aux historiennes des femmes d’avoir étudié, en particulier dans le monde francophone, ces travailleuses à part entière de la santé. Pourtant, rares sont celles qui ont porté leur attention sur les infirmières psychiatriques, minorité au sein de la minorité. Au Québec, on doit à Marie-Claude Thifault d’avoir engagé ce mouvement avec ses études sur les religieuses hospitalières oeuvrant à l’Hôpital de Saint-Jean-de-Dieu (Thifault, 2010, 2011, 2013 ; Thifault et Desmeules, 2012). Mais on compte encore sur les doigts d’une seule main les historiennes et les historiens québécois s’intéressant aux infirmières de la folie[2].

Or, cette absence des infirmières dans l’histoire de la psychiatrie pose problème en ce qu’elle laisse dans l’ombre un pan important de l’histoire de la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux. En effet, contrairement aux médecins qui ne passaient souvent que quelques heures, voire parfois en simple coup de vent, dans les institutions pour rencontrer les malades, les infirmières assuraient, elles, toute la gestion quotidienne des patients et des établissements. Elles étaient les soignantes les plus présentes aux côtés des malades, et donc les plus au fait de l’évolution des symptômes, de l’efficacité des thérapeutiques employées, et par conséquent des possibilités de rétablissement et de sortie. Autrement dit, elles étaient, et sont encore souvent, les plus importants rouages de la prise en charge psychiatrique.

Dans le cas particulier de l’Institut Albert-Prévost, cette absence est encore plus problématique, car outre la gestion quotidienne des malades et de l’institution, les infirmières ont assuré l’administration, le développement et surtout la survie de l’établissement. Sans Charlotte Tassé (1893-1974) et sa comparse Bernadette Lépine (1903-1964), il y a en effet très peu de chance que ce sanatorium ouvert en 1919 dans Cartierville, au nord de l’île de Montréal, ait pu, d’une part, perdurer jusqu’à aujourd’hui, mais surtout, d’autre part, s’imposer comme l’un des principaux centres de formation et de soin de santé mentale du Québec. C’est ce que nous souhaitons rappeler dans cet article qui décrira, pas à pas, et à partir d’archives pour beaucoup inédites[3], la contribution essentielle de ces deux femmes au fonctionnement, à l’évolution et à la sauvegarde de l’Institut Albert-Prévost.

La femme de la maison

Lorsqu’il inaugura en juillet 1919 son sanatorium, le Dr Albert Prévost (1881-1926) était déjà au sommet de sa carrière. Diplômé de l’Université Laval à Montréal[4] en 1907, il s’était ensuite spécialisé à Paris, à la fois en médecine légale et en neurologie, avant de revenir à Montréal, à la fin de l’année 1913, pour intégrer le dispensaire des maladies nerveuses de l’Hôpital Notre-Dame. Nommé agrégé de neurologie dans la faculté de médecine de son alma mater en mai 1914, il avait également obtenu, dans le même temps, un poste de médecin consultant à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. Mais c’est en 1918 que sa carrière connut véritablement un tournant, aussi important qu’inattendu (Grenier, 2003). La mort de l’aliéniste Georges Villeneuve (1862-1918) le propulsa en effet à la direction du service de neurologie de l’Hôpital Notre-Dame, puis, le 8 avril 1918, à la tête de la toute première chaire de neurologie de la succursale de l’Université Laval à Montréal, créée à la suite de la division en trois de celle de Villeneuve. Il devint ainsi le principal représentant de la neurologie québécoise de langue française à Montréal.

L’objectif de sa petite institution privée, installée dans une maison bourgeoise sur le bord de la rivière des Prairies et pouvant accueillir jusqu’à dix malades, était d’offrir à de riches patients souffrant de troubles nerveux ou de maladies de l’alimentation des cures associant psychothérapie, repos, et, au besoin, électrothérapie. Ils étaient en effet nombreux les soldats à revenir transformés par leur expérience de la guerre ou les bourgeois à ne pas souhaiter envoyer leur femme ou leur enfant névrosés dans l’asile déjà surpeuplé et surtout public de Saint-Jean-de-Dieu. Dans le calme confortable de cette bâtisse de trois étages entièrement rénovée (et garantie sans maladies mentales ni contagieuses selon la publicité !), le Dr Prévost accueillait donc en toute discrétion les malades des riches familles québécoises.

Seulement, le neurologue était un homme occupé. Dès l’ouverture du Sanatorium, il chercha donc une garde-malade pour tenir la maison et veiller sur ses patients. Il souhaitait qu’elle soit âgée d’au moins 35 ans[5] et qu’elle possède une certaine expérience. Apparemment, les candidatures n’affluèrent pas, puisque c’est une jeune garde de 26 ans, n’ayant pas les cinq années d’expérience exigées par Prévost, qui accepta, après beaucoup d’hésitation, d’intégrer le Sanatorium. Le 17 septembre 1919, Charlotte Tassé faisait ainsi son entrée dans l’établissement du boulevard Gouin, pour deux semaines seulement. Elle y restera 44 ans.

Née le 2 mai 1893 à Saint-Georges d’Henryville, un petit village de la vallée du Richelieu proche de la frontière avec les États-Unis, Charlotte Tassé avait étudié chez les Religieuses de la Présentation de Marie, avant d’intégrer, à la suite de sa soeur Liliane, l’École d’infirmières de l’Hôpital Notre-Dame (Klein, 2018a). Après trois ans de formation, elle en était sortie diplômée en janvier 1917[6], puis avait exercé comme infirmière privée, à Montréal et dans sa proche région. Mais la jeune garde-malade avait de l’ambition, et elle décida donc de partir se spécialiser en psychiatrie à l’Hôpital Bellevue de New York au cours de l’année 1918. De retour à Montréal à l’automne, elle poursuivit son activité privée, jusqu’à accepter l’offre du Dr Prévost.

On ne sait si c’est elle qui convainquit le médecin, ou si c’est le Dr Prévost qui y vit un moyen de la retenir tout en s’offrant du personnel qualifié à peu de frais, mais une chose est sûre, cinq semaines seulement après son arrivée, Charlotte Tassé inaugurait une école d’infirmières au sein du sanatorium. Son objectif était d’y former des soignantes aptes à prendre en charge « ces patients nerveux, parfois difficiles à satisfaire, mais toujours si captivants par la variété de leurs symptômes » (Anonyme, 1929). Et la sélection y était rude. Sur les sept premières inscrites, seules quatre graduèrent finalement en 1922[7]. Parmi elles, Aline Chênevert qui intégra alors le Sanatorium à titre de garde-malade. Il faut dire que, rapidement, Charlotte Tassé se trouva à son tour assez occupée. En plus de diriger l’École[8] et d’y enseigner, la garde-malade, devenue de fait garde-malade en chef, devait gérer une institution qui, à partir de 1921 et l’achat par le Dr Prévost d’un nouveau bâtiment voisin du premier, pouvait accueillir jusqu’à 23 malades.

Véritable « âme » (Montpetit, 1926) de la maison, Charlotte Tassé allait voir son rôle s’accentuer après le décès du Dr Prévost, en juillet 1926 des suites d’un accident de voiture. Le Dr Edgar Langlois (1893-1941), qui travaillait avec Prévost depuis les débuts du sanatorium, reprit certes la direction médicale de l’établissement, mais il hérita également des charges de son maître à l’Hôpital Notre-Dame, et par conséquent de son emploi du temps chargé. La soeur du fondateur, Mme Heva Prévost-Auger accepta alors de l’appuyer en assurant la gestion financière de la maison, du moins jusqu’à ce que sa santé l’oblige à se retirer en 1930. Mais surtout, quelques semaines à peine après le décès du Dr Prévost, une ancienne étudiante de l’école du sanatorium, une certaine Bernadette Lépine, revint à Cartierville pour intégrer l’équipe de gardes-malades. Elle allait rapidement devenir la principale alliée de garde Tassé.

Une fidèle alliée face aux épreuves

Née à Saint-Liguori en 1903, Bernadette Lépine avait fait ses études secondaires à Montréal, chez les religieuses, avant d’intégrer l’École d’infirmières de Sainte-Justine, qu’elle quitta après deux ans seulement pour rejoindre celle du sanatorium Prévost. Elle en sortit diplômée en 1925, puis exerça, elle aussi, quelques mois, comme garde-malade privée[9]. En novembre 1926, elle réintégra finalement son établissement de formation à titre d’assistante de Charlotte Tassé, se voyant notamment confier des responsabilités d’instructrice et de surveillante générale au sein de l’École de gardes-malades. Elle ne devait plus quitter le sanatorium.

L’appui de Bernadette Lépine s’avéra en effet rapidement indispensable à Tassé dont les responsabilités se multipliaient. À la fin de l’année 1927, elle fut nommée à la tête d’une nouvelle revue, intitulée La Garde-malade canadienne-française, qui faisait suite à La Veilleuse, publiée pendant trois ans par les Soeurs de la Charité de Montréal (Cohen et Vaillancourt, 1997). Puis, l’année suivante, elle rejoignit le comité d’organisation du Congrès international des infirmières qui devait se tenir à Montréal au mois de juillet. Il faut dire qu’elle avait mené pendant plusieurs semaines une intense campagne dans sa nouvelle revue pour que des gardes-malades francophones soient intégrées à une organisation qui n’était jusqu’alors qu’anglophone. La Garde-malade canadienne-française et sa directrice étaient déjà devenues des références pour les gardes-malades francophones du Canada[10], ce qui participait également au rayonnement du Sanatorium, dont l’équipe soignante s’était d’ailleurs renforcée avec l’arrivée en 1928 du Dr Jean Saucier (1899-1968), puis en 1930 du Dr Roma Amyot (1899-1980). Pour mieux assister sa camarade, Bernadette Lépine partit donc se former, en 1930, pendant six mois au Medical Center de New York, afin d’obtenir, elle aussi, un certificat en nursing psychiatrique[11].

Mais la crise économique qui frappa durement l’Amérique du Nord à la fin de 1929 menaça rapidement l’avenir de l’institution. Cette dernière vivait en effet uniquement grâce à sa clientèle aisée. Pour attirer de nouveaux patients, l’établissement multiplia donc les annonces publicitaires, que ce soit dans La Garde-malade canadienne-française, ou dans son pendant médical, L’Union médicale du Canada. Cela lui permit de survivre quelques années encore[12], mais, à la fin des années 1930, la situation financière de l’établissement était des plus précaires. Charlotte Tassé, qui était définitivement le coeur même du Sanatorium Prévost, bien qu’elle n’en soit officiellement qu’une simple employée[13], engagea alors des démarches auprès du gouvernement de Québec pour transformer le statut de l’institution et ainsi assurer sa sauvegarde. Dès 1937, elle envoya des courriers et des documents en ce sens au ministre de la Santé Albiny Paquette (1888-1978), ainsi qu’au Premier ministre Maurice Duplessis (1890-1959)[14]. Mais il fallut attendre près de huit ans pour que des décisions soient effectivement prises.

En attendant, les difficultés financières n’empêchaient pas le Sanatorium de continuer à innover, notamment en matière d’enseignement. En 1938, une formation inédite fut mise en place. Composée de 22 leçons de neurologie et de psychiatrie données par les médecins de l’établissement, elle permettait à des infirmières diplômées ou des étudiantes de troisième année d’obtenir un certificat (Anonyme, 1938a) de neuropsychiatrie, sans avoir besoin pour cela de se rendre aux États-Unis. Sur les 45 infirmières qui suivirent ces cours, 17 participèrent à l’examen final et 16 obtinrent finalement leur certificat (Anonyme, 1938b). Mais un nouveau coup dur vint frapper l’institution lorsque, en février 1941, le docteur Langlois décéda subitement, des suites d’une rapide maladie. Une partie de ses actions fut alors redistribuée aux Drs Amyot et Saucier ainsi qu’aux gardes Lépine et Tassé[15] qui devenaient pour la première fois détentrices d’une partie du Sanatorium. Mais ce décès soudain mit surtout à nouveau en lumière le fait que l’avenir du Sanatorium ne pouvait uniquement reposer sur les épaules de quelques-uns ou quelques-unes. Pour assurer sa pérennité, il fallait engager des changements profonds. D’autant que les finances étaient alors au plus bas[16]. La fin de la guerre vit, à ce titre, s’ouvrir une ère nouvelle.

L’ère des gardes-malades

Le 17 mai 1945, l’enregistrement des lettres patentes concrétisait la transformation du Sanatorium en « corporation sans intention de faire un gain pécuniaire »[17]. La manoeuvre administrative engagée huit ans plus tôt par les gardes Tassé et Lépine avait finalement fonctionné. Grâce à un prêt effectué auprès de la Banque Canadienne Nationale, pour lequel elles avaient donné leurs polices d’assurance et leur salaire en garantie, les gardes-malades purent racheter les parts du Dr Langlois, puis celles des Drs Saucier et Amyot, avant de revendre l’ensemble du Sanatorium Prévost inc. à la corporation « Sanatorium Prévost » nouvellement créée. Passant ainsi du statut d’institution privée à celui d’organisme à but non lucratif, le Sanatorium pouvait désormais recevoir des malades de l’Assistance publique, ainsi que des subventions et des financements gouvernementaux. Mais surtout ce nouveau statut permit à Tassé et Lépine de totalement réorganiser l’institution selon leurs vues et leurs désirs. Elles créèrent un conseil d’administration entièrement composé de femmes laïques, infirmières ou non, et totalement indépendant du bureau médical dont la direction fut confiée à Jean Saucier et Roma Amyot. Le Sanatorium Prévost devenait ainsi le premier hôpital du Québec entièrement dirigé par des gardes-malades laïques.

Pour marquer l’entrée dans cette nouvelle ère, Tassé et Lépine engagèrent rapidement, grâce à l’argent obtenu du gouvernement provincial, la rénovation et l’agrandissement de l’établissement. En deux ans, ce ne sont pas moins de trois nouveaux bâtiments (le pavillon vert, le pavillon blanc et la maison rouge) qui furent acquis ou construits par le Sanatorium dont la capacité passa alors à 87 lits. Les ambitions pédagogiques de sa nouvelle directrice connurent également un renouveau. Pour remplacer l’École de gardes-malades, fermée en 1947 pour des raisons qui restent encore obscures à ce jour, Charlotte Tassé inaugura le 4 septembre 1950, au sein du Sanatorium, une école de gardes-malades auxiliaires, la toute première du Québec. Ce n’était pas une simple école qui voyait ainsi le jour, mais bien une nouvelle profession permettant de répondre, notamment, au besoin de main-d’oeuvre que connaissaient alors les hôpitaux québécois. Nouvelle profession dont Charlotte Tassé avait entièrement pensé le champ de pratiques, mais aussi les symboles (notamment l’abeille travaillante et les deux S pour « S’oublier pour soulager »). Le 25 juin 1951, Anne-Marie Simard, Yvette Auger et Cécile Pagé sortaient diplômées de cette nouvelle école, devenant ainsi les toutes premières infirmières auxiliaires du Québec (Anonyme, 1951a).

En août de la même année, le Sanatorium inaugurait sa clinique externe, en présence du maire de Montréal et de son archevêque, mais aussi du doyen de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal et du ministre provincial de la Santé. Placée sous la direction du Dr Fernand Côté, alors en charge de la psychiatrie à l’Université de Montréal, cette clinique accueillait des malades deux avant-midi par semaine (Côté, 1951). Ainsi, dix ans avant l’engagement des premières politiques de désinstitutionnalisation, le Sanatorium proposait déjà un dispositif de prise en charge hors les murs et d’accompagnement des malades des plus avant-gardistes. En octobre de la même année, définitivement riche en évènements, Tassé et Lépine recevaient le psychiatre français Henri Ey (1900-1977), père de la conception organo-dynamique, pour une série de 12 conférences et de deux causeries (Anonyme, 1951b). Il s’agissait alors, en invitant le célèbre psychiatre de Bonneval, de faire de la publicité au Sanatorium, mais aussi d’affirmer sa place centrale dans l’univers de la psychiatrie francophone au Québec.

La volonté de ses directrices de faire du Sanatorium un centre de formation psychiatrique d’avant-garde fut à nouveau affichée en 1953, avec la création d’un cours permanent de perfectionnement en psychiatrie à l’attention des infirmières graduées. Cette formation de 157 heures, délivrée par des infirmières et des psychiatres de l’institution, et reconnue par l’Université de Montréal, s’achevait par la réalisation d’une thèse et sa défense devant un jury (Anonyme, 1953). Le mercredi 13 octobre 1954, Rachel Gagnon, seule infirmière à avoir mené à son terme sa formation, recevait des mains de Wilbrod Bonin (1906-1963), le doyen de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, son certificat de perfectionnement en psychiatrie (Anonyme, 1954). Elle devenait ainsi la première infirmière psychiatrique du Québec, récipiendaire d’un diplôme reconnu par l’université.

Quelques semaines auparavant, le Sanatorium avait inauguré son tout nouveau centre psychiatrique, un imposant building dont Bernadette Lépine avait entièrement supervisé la réalisation et qui accueillait désormais tous les services médicaux, de l’électroencéphalographie à l’atelier d’artisanat pour la thérapie d’occupation en passant par le Centre récréatif (Lépine, 1955a). Le Sanatorium était désormais doté de 160 lits, dont 50 à destination des malades du Bien-être social. Renommé Institut Albert-Prévost en janvier 1955, il concrétisa son rapprochement avec le monde universitaire en obtenant en septembre son accréditation comme centre d’enseignement de l’Université de Montréal. Un premier directeur scientifique fut nommé à cette occasion, en la personne de Karl Stern (1906-1975), célèbre psychiatre et psychanalyste d’origine allemande collaborant déjà depuis quelque temps avec l’institution. Promis dix ans plus tôt à la fermeture, l’établissement vivait alors son âge d’or, comme le confirma la remise, en juin de la même année, du prix de l’Association d’Hygiène mentale du Canada pour la province de Québec à Charlotte Tassé, pour ses accomplissements en faveur de la prise en charge de la santé mentale (Lépine, 1955b).

De l’âge d’or à la crise

Mais cet âge d’or ne devait pas durer. L’arrivée en 1957 à l’Institut du jeune et ambitieux psychiatre Camille Laurin (1922-1999), fraîchement revenu de Paris et chaudement recommandé par Wilbrod Bonin, allait semer le trouble au sein du fonctionnement harmonieux de l’établissement. Quelques mois seulement après son arrivée, le directeur scientifique Karl Stern démissionna, du fait notamment de désaccords avec Laurin (Desgroseilliers, 2001), ce qui permit à ce dernier de devenir psychiatre en chef dès 1958. Au cours des mois qui suivirent, il recruta de nombreux nouveaux psychiatres, en accord avec ses vues psychanalytiques et réformatrices. L’ambition de Laurin était claire : il voulait engager une réforme profonde de la psychiatrie québécoise (Klein, 2018b) – tant d’un point de vue théorique en délaissant la neuropsychiatrie traditionnelle pour des approches combinées plus dynamiques et appuyées sur la psychanalyse, que d’un point de vue institutionnel en renforçant le rôle des psychiatres dans l’organisation et la gestion des établissements – et entendait pour ce faire utiliser l’Institut comme son laboratoire. Il souhaitait notamment que les psychiatres puissent avoir leur mot à dire dans la gestion de l’institution. Dès lors, il entra rapidement en conflit avec le conseil d’administration, et en particulier avec Charlotte Tassé. Le conseil voyait en effet d’un mauvais oeil les demandes insistantes des psychiatres à être représentés en son sein, tandis que ces derniers n’acceptaient pas que les infirmières se mêlent des affaires médicales. Tout au long de l’année 1961, la tension monta entre les deux fortes personnalités qu’étaient Laurin et Tassé.

La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut la parution en août 1961 du livre de Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours, dans lequel cet ancien malade alcoolique dénonçait les conditions indignes de son internement à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu. La critique implicite des communautés religieuses qui apparaissait dans la postface du livre que signait Laurin, comme dans le débat public qui s’engagea ensuite (débat qui mena à la mise en place de la commission Bédard et à la réforme du système de santé mentale québécois), déplut profondément à Charlotte Tassé qui regrettait de voir le nom de l’Institut Albert-Prévost associé à ces reproches. D’autant que Laurin, qui avait pris soin d’informer le Tout-Montréal de la parution de ce livre pour s’assurer de son retentissement, n’avait apparemment pas pris la peine d’en parler à Charlotte Tassé.

Les tensions s’exacerbèrent au cours des semaines et mois qui suivirent[18] jusqu’à ce que l’administration annonce, en janvier 1962, la suspension de l’enseignement médical, et avec lui des psychiatres mutins. Cette décision transporta le conflit sur la scène publique et rapidement politique. Face aux unes de journaux qui se multipliaient sur la crise de Prévost, le gouvernement fut contraint d’agir. Après une tentative de médiation ratée, il annonça, le 10 juillet 1962 par la voix du ministre de la Santé, la suspension du conseil d’administration de l’Institut, la nomination d’un administrateur par intérim (un certain Jean Thomas Pogany) et la création d’une commission d’enquête confiée au juge André Régnier (1896-1982). Les gardes Tassé et Lépine furent immédiatement écartées de l’administration de l’Institut, alors confiée aux psychiatres par le nouvel administrateur, et assignées à résidence dans leurs chambres. Un recours judiciaire permit de repousser l’engagement de la commission d’enquête, tandis que les échanges par médias interposés se poursuivaient. Le 2 juin 1963, deux jours avant l’engagement de l’enquête, les gardes Tassé et Lépine remettaient finalement publiquement leur démission. Il fallut attendre le 4 juin 1964 pour que le rapport de la commission Régnier soit rendu public. Entre temps, le 1er février 1964, Bernadette Lépine s’était éteinte à l’Hôtel-Dieu de Montréal.

L’effacement puis l’oubli

Finalement, le gouvernement Lesage choisit de ne pas suivre les recommandations du rapport Régnier et confia la gestion de l’Institut aux psychiatres menés par Laurin. Ce dernier fut nommé directeur médical et Pogany directeur général. Charlotte Tassé garda sa place de membre à vie au sein du conseil d’administration, mais la position était essentiellement honorifique, puisque le gouvernement nommait désormais quatre des sept autres membres du conseil. Elle continua néanmoins à assister, parfois, aux réunions du conseil, tout en suivant, de loin – elle avait quitté l’Institut en 1963 pour s’installer dans un appartement du boulevard Laurentien – la vie de son institution. Elle n’assista pas aux célébrations du cinquantenaire du Sanatorium qui se déroulèrent à l’automne 1969. Sa santé était alors de plus en plus fragile, mais surtout elle avait pris comme le pire des affronts l’invitation que lui avait envoyée Camille Laurin[19]. D’autant que les problèmes se multipliaient à l’Institut depuis son départ. Rapidement, la gestion de Laurin et Pogany avait fait l’objet de critiques au point que les postes des deux hommes avaient été réattribués. Mais cela n’avait pas fait cesser les crises de gouvernance qui se répétèrent jusqu’à ce que le ministère des Affaires sociales décide, à la sortie de la grande grève de 1972, de fusionner l’Institut avec l’Hôpital du Sacré-Coeur. Quand, sous le nom de Pavillon Albert-Prévost, l’Institut devint finalement, en 1973, le Département de psychiatrie de l’Hôpital du Sacré-Coeur, Charlotte Tassé avait alors 80 ans et vivait ses derniers jours. Elle s’éteignit en effet le 29 juillet 1974 à l’Hôtel-Dieu de Montréal.

Malgré les nombreux hommages qui furent publiés dans la presse à la suite de son décès, son nom sombra rapidement dans l’oubli. L’histoire de la psychiatrie québécoise, et particulièrement des événements des années 1960, qui commença à être écrite au cours des années 1980[20], mit surtout de l’avant les psychiatres. Il faut dire aussi que Camille Laurin (1986) lui-même contribua à l’édification du récit de ce qu’on appela une « Révolution tranquille au chapitre de la psychiatrie ». Rien d’étonnant donc à ce que le rôle des gardes-malades et notamment de Charlotte Tassé et Bernadette Lépine ait été alors minimisé, voire injustement dénigré. Sans elles, pourtant, le sanatorium du Dr Prévost ne célébrerait certainement pas aujourd’hui son centenaire.