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Les problèmes de santé mentale ont longtemps été abordés essentiellement sous l’angle clinique. Toutefois, au cours des dernières années, alors que la santé publique débordait ses champs traditionnels de pratique (maladie infectieuse et environnement), ce type de problème a progressivement été abordé selon un point de vue davantage populationnel.

On peut distinguer dans la pratique actuelle de santé publique deux principaux volets : d’une part, la connaissance et la surveillance des problèmes de santé et des problèmes sociaux, d’autre part, la mise en place d’actions sur les déterminants de la santé et du bien-être de la population. Depuis le rapport Lalonde (Gouvernement du Canada, 1974), il est convenu de diviser ces déterminants en cinq catégories :

  • les facteurs endogènes ou biologiques

  • les facteurs reliés aux comportements et aux habitudes de vie

  • les facteurs reliés à l’environnement bio-physico-chimique

  • les facteurs reliés à l’environnement social (conditions de vie, milieux de vie et rapports sociaux)

  • les facteurs reliés à l’organisation des systèmes de soins et services.

Si le premier ensemble de facteurs appelle une réponse d’abord au plan clinique, les trois suivants exigent des actions de prévention et de promotion de la santé associées à la santé publique. De même, les facteurs reliés à l’organisation des systèmes de soins et services, relevant davantage du niveau administratif et politique, peuvent aussi bénéficier du regard critique porté, toujours d’un point de vue populationnel, par la santé publique.

Nous appliquerons donc cette démarche à la problématique des troubles anxieux. Dans un premier temps, nous dresserons un portrait de l’ampleur de cette problématique, que ce soit sa prévalence ou l’importance du fardeau qu’elle occasionne, puis nous préciserons les actions de prévention et de promotion qu’elle commande avant de nous pencher sur des considérations reliées au système de soins et services. Enfin, de façon plus concrète, nous présenterons l’application de cette démarche dans le contexte montréalais.

Des statistiques angoissantes

Les enquêtes épidémiologiques récentes montrent que parmi les troubles mentaux affectant la population, les troubles anxieux sont les plus fréquents, suivis de près par la dépression majeure. Selon diverses études, un peu plus d’une personne sur dix a présenté des symptômes de gravité diverse de troubles anxieux durant la dernière année (Bijl et al., 1998 ; Offord et al., 1996 ; Regier et al., 1993 ; Henderson et al., 2000). Bien que les troubles anxieux puissent se manifester à toutes les étapes de la vie, les enquêtes révèlent certaines variations de la répartition selon le groupe d’âge et le sexe. En effet, la prévalence de ces troubles tend à être plus élevée chez les femmes et chez les jeunes adultes (Robins et Regier, 1991 ; Kessler et al., 1994).

Plus près de nous, l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (2002) révèle que près de 5 % des Canadiens ont souffert d’un trouble panique, de phobie sociale ou d’agoraphobie au cours de la dernière année. En 1999, une étude menée auprès des Montréalais rapporte une prévalence de 6 % de troubles anxieux pour une même période et de plus de 13 % pour le cours de la vie (Fournier et al., 2002). Les phobies, particulièrement l’agoraphobie, sont les troubles anxieux les plus fréquents ayant affecté 4 % des individus au cours d’une année ou 10 % au cours d’une vie. Les attaques de panique et l’anxiété généralisée sont présentes dans des proportions similaires, soit environ 1,5 %.

Les jeunes de 18-24 ans constituent le groupe le plus à risque de développer un trouble mental. Ainsi, plus d’un jeune sur cinq en est affecté et plus de 10 % souffrent d’un trouble anxieux (Fournier et al., 2002). Fait inquiétant, un jeune sur deux souffrant d’un trouble anxieux risque de développer une comorbidité avec la dépression majeure, les troubles liés à la consommation d’alcool ou de drogues, ou avec un autre trouble anxieux (Carney et al., 1986 ; Regier and Weal, 1998). Certains iront même jusqu’à adopter des conduites suicidaires (US Department of Health and Human Service, 1999).

La promotion et la prévention en santé mentale

La santé mentale et les troubles mentaux constituent deux dynamiques qui coexistent. Elles suggèrent le recours à des approches différentes en santé publique selon que l’on vise à réduire l’incidence des troubles mentaux par la prévention ou à optimiser l’état de bien-être psychologique par la promotion. Dans les faits, il s’avère difficile de distinguer les concepts de prévention et de promotion dans l’action car les activités favorisant la promotion de la santé mentale permettent de prévenir la maladie mentale et vice-versa (Otero, 2003 ; Lavikaien et al., 2000).

En situant la santé mentale dans un cadre de promotion de la santé, les actions visent non pas de façon spécifique certaines entités nosologiques mais cherchent plutôt à accroître le bien-être personnel et collectif en favorisant le développement de facteurs de robustesse et de conditions favorables à une santé mentale optimale (McGuire, 1998). Les pratiques de promotion de la santé visent ainsi à consolider la capacité de résilience des individus en agissant sur leur estime de soi et leurs habiletés personnelles. Elles valorisent également l’appropriation du pouvoir ou le sentiment d’empowerment des individus en stimulant leur capacité à rechercher des solutions en vue d’améliorer leur mieux-être et accroître leur sentiment de contrôle.

Plusieurs études ont démontré les effets positifs des programmes de promotion de la santé mentale sur la santé des individus et leurs milieux de vie (Health Education Authority, 1997, Health Promotion Wales, 1995 ; Hosman et al., 1999 ; Lavikainen et al., 2000). Ainsi, ces programmes contribuent au développement des habiletés individuelles, à la création d’environnements soutenants, au renforcement de l’action dans la communauté et au développement de politiques sociales et de santé. Enfin, ces études démontrent que les coûts liés au déploiement des programmes de promotion s’avèrent relativement minimes comparativement aux économies qu’ils peuvent engendrer.

L’action préventive, quant à elle, porte sur la réduction des facteurs de risque favorisant le développement ou l’exacerbation de pathologies. Bien que leurs liens causaux soient complexes, il est possible de réduire l’incidence des troubles mentaux en agissant, avant leur apparition, sur un ensemble de facteurs biologiques, psychosociaux ou physiques (Direction de santé publique de Montréal-Centre, 2001).

L’importance des troubles anxieux au sein de la population ainsi que les coûts sociaux qu’ils engendrent nécessitent que l’on investisse davantage d’efforts en prévention/promotion. La majorité des programmes existants ciblent les enfants et les adolescents et ont comme objectif d’outiller les jeunes à mieux contrôler leurs symptômes d’anxiété. Bien que ce type de programme n’ait pas fait l’objet d’évaluation d’impact, les effets bénéfiques à court terme ont été démontrés et nous incitent à poursuivre les activités d’intervention précoce auprès des jeunes (PSAC, 2002). Ces effets sont d’autant plus pertinents que la présence de symptômes d’anxiété durant l’enfance augmente le risque de développer des troubles anxieux, des troubles affectifs et des toxicomanies au cours de l’adolescence et de la jeune vingtaine. D’autres programmes, visent à prévenir les effets négatifs du stress, à faciliter l’adaptation des individus aux transitions situationnelles ou liées au développement personnel, à favoriser le développement des ressources personnelles d’adaptation ou encore à encourager la mise sur pied de réseaux d’entraide et de soutien social (Malo, 1993).

Demande d’aide

Il est souvent difficile pour les individus d’apprécier leur état de santé mentale et de recourir à une aide professionnelle lorsque des symptômes se manifestent. Certains d’entre eux tenteront de régler leur problème eux-mêmes ou chercheront de l’aide auprès de leurs proches. L’Enquête montréalaise révèle que 18 % de la population nécessitent des soins en santé mentale mais que seulement la moitié (9 %) ont recours aux services. Ceci s’applique particulièrement aux jeunes adultes qui constitue le groupe le moins enclin à utiliser les services pour des raisons de santé mentale et ce, malgré la présence d’indications de besoins de soins.

Des actions de santé publique doivent donc être prises pour favoriser la demande d’aide chez les personnes aux prises avec un trouble anxieux. Bien que de nombreux efforts aient été déployés pour démystifier la maladie mentale, de nombreux préjugés demeurent et font obstacles à une demande appropriée pour des traitements en santé mentale. Il est important que les connaissances de la population relativement aux troubles mentaux, dont les troubles anxieux, soient améliorées afin d’amener les personnes affectées ou leur entourage à reconnaître les différents signes et symptômes qui leur sont associés. Bon nombre d’études font état du rôle majeur des proches, et plus particulièrement celui de la famille, dans l’identification de ces signes et dans le soutien à offrir à la personne atteinte (Fournier et Morency, 1999).

Une méconnaissance des ressources existantes et des traitements disponibles entrave le recours à un traitement jugé acceptable pour la personne souffrant d’un trouble anxieux. Actuellement, la population, particulièrement pour l’offre de services en santé mentale, éprouve de la difficulté à s’orienter et à accéder aux ressources disponibles dans la collectivité (Direction de santé publique de Montréal-Centre, 2001). De surcroît, cette méconnaissance se vérifie également auprès des intervenants de 1re ligne qui, dans un contexte organisationnel en constante mutation, ont peine à se retrouver dans les réseaux de services spécialisés et communautaires. La santé publique peut, à cet égard, contribuer à soutenir les pratiques cliniques préventives par l’organisation d’activités de sensibilisation et d’autre part, favoriser la concertation entre les partenaires du réseau de 1re ligne et celui des ressources spécialisées. À cet effet, des expériences de soins partagés montrent les bénéfices du partage d’expertise de ces dernières pour soutenir la 1re ligne tout en focalisant leurs efforts sur les niveaux spécialisés d’intervention. Un même partenariat doit également être établi avec le réseau du milieu communautaire car l’expertise des ressources alternatives en santé mentale est souvent peu ou mal utilisée par les intervenants de 1re ligne.

Lorsqu’il y a demande d’aide, les personnes souffrant de troubles anxieux se retrouvent fréquemment dans les services de 1re ligne, interprétant leurs manifestations somatiques d’anxiété comme liées à une maladie physique. Ces personnes s’avèrent par conséquent de très grandes utilisatrices du système de soins, ce qui engendre des coûts élevés d’investigation et de diagnostic. Une étude effectuée en Ontario révèle que les personnes aux prises avec un trouble anxieux ont consulté leur médecin de famille ou l’urgence six fois plus souvent que les personnes n’ayant aucun trouble mental (Chartier et al., 2002). Intervenant majeur pour l’identification et le traitement des troubles mentaux, le médecin de famille représente souvent le seul professionnel avec lequel un individu confronté à un problème de santé mentale établira un contact.

Dépistage précoce et traitement

Sachant que les besoins de la population en santé mentale sont très élevés, le réseau de 1re ligne a un rôle extrêmement important à jouer dans la détection précoce des troubles mentaux. Or, les études montrent qu’une personne présentant des problèmes de santé mentale sur deux n’a de contact, ni avec son médecin de famille, ni avec les services spécialisés en santé mentale. Lorsqu’elle consulte un médecin en 1re ligne, une personne sur deux souffrant de troubles anxieux n’est pas dépistée et une sur trois est mal diagnostiquée (Lecrubier, 2001). De plus, pour 70 % des personnes ayant des besoins de soins, les interventions ne seraient pas appropriées (Fournier et al., 2002 ; Young et al., 2001).

Par ailleurs, bien que les personnes souffrant de troubles anxieux consultent davantage leur médecin de famille, peu font état de leurs symptômes psychologiques et, par conséquent, plusieurs ne sont pas détectées dans les stades précoces de leur trouble. Chez les enfants et les adolescents plus particulièrement, un délai de plusieurs années est généralement constaté entre le début des troubles anxieux et la demande de soins. Parfois, ce n’est que lorsque des complications surviennent que les troubles sont détectés (Inserm, 2002). S’ils ne sont pas traités, ils peuvent récidiver ou évoluer vers la chronicité. Il est donc fondamental de développer des méthodes d’évaluation permettant un dépistage précoce des troubles anxieux chez les jeunes.

Malgré la disponibilité de traitements efficaces, seulement une minorité de personnes souffrant de troubles anxieux bénéficie de ces interventions (Andrews et al., 2000 ; Young et al., 2001). Les médecins n’ont pas tous la formation appropriée pour diagnostiquer les troubles anxieux ou pour traiter adéquatement ces patients (PSAC, 2002). L’absence de protocoles de traitement standardisés et empiriques pour soutenir les médecins de famille dans leur pratique explique en partie cette situation. Plusieurs actions peuvent être menées par la santé publique auprès des professionnels de la santé ainsi qu’auprès des médecins de 1re ligne. Une sensibilisation accrue, une formation continue, un recours plus systématique à des échelles validées de dépistage et à des instruments d’aide à la décision constituent les bases pour une meilleure offre de services dans les soins primaires (Direction de santé publique de Montréal-Centre, 2001).

Plan d’action montréalais sur les troubles anxieux chez les jeunes de 14-25 ans

Le Plan d’action sur les troubles anxieux chez les jeunes de 14 à 25 ans, développé par la Régie régionale de santé et des services sociaux de Montréal-Centre et la Direction de la santé publique en collaboration avec différents partenaires du milieu, illustre les interventions de la santé publique face à la problématique des troubles anxieux.

Les résultats de l’Enquête de santé mentale des Montréalais (Fournier et al., 2002) ont montré que, malgré une prévalence élevée de troubles anxieux chez les jeunes, peu sont dépistés et traités adéquatement. Pourtant, les jeunes adultes ont une connaissance satisfaisante des problèmes de santé mentale mais ils semblent moins habiles pour identifier la nécessité de recourir à une aide professionnelle. Sachant qu’il existe des traitements efficaces, relativement simples et de courte durée pour les troubles anxieux, il a été convenu d’élaborer un plan d’action sur les troubles anxieux chez les jeunes devant mener à une campagne de sensibilisation auprès du grand public. Ce plan consiste en différents volets ou activités, échelonnés sur quelques années, qui ont pour but ultime de favoriser le dépistage, la référence et le traitement des troubles anxieux chez les jeunes de 14 à 25 ans tout en prévenant l’exclusion qui peut parfois en découler.

D’abord, pour éviter le risque d’accroître la demande d’aide sans que le réseau puisse y répondre, les actions visent à optimiser l’organisation actuelle de services, que ce soit au plan de la disponibilité, de l’accessibilité ou de la continuité. Les étapes de mise en oeuvre de ce plan d’action sont les suivantes : 1) dresser un inventaire des ressources pouvant potentiellement traiter les jeunes souffrant de troubles anxieux ; 2) définir, en collaboration avec les experts en santé mentale et les intervenants du réseau de 1re et 2e lignes, les approches cliniques à privilégier pour le traitement des troubles anxieux chez les jeunes ; 3) poser avec les intervenants du milieu un diagnostic organisationnel en vue d’optimiser la qualité et l’efficacité des services en santé mentale pour les jeunes de 14 à 25 ans et faciliter la mise sur pied de réseaux intégrés de services ; 4) soutenir les pratiques cliniques efficaces des intervenants de 1re ligne (médecins et intervenants psychosociaux) afin qu’ils soient mieux formés au dépistage, au traitement et à la référence des troubles anxieux chez les jeunes ; et 5) développer des activités de prévention/promotion afin d’outiller les jeunes à améliorer leurs ressources personnelles d’adaptation et favoriser leur développement personnel. Les activités de sensibilisation de la population, visant à favoriser la demande d’aide, ne seront déployées que lorsque le milieu sera prêt à répondre à la demande de services.

Conclusion

L’importance croissante des troubles mentaux au sein de notre société en fait un problème incontournable de santé publique. Alors que les troubles mentaux graves affectent de 2 à 3 % des individus, environ 20 % de la population souffre, un jour ou l’autre, de troubles mentaux dits courants tels la dépression ou les troubles anxieux. Or, un rapport récent de la vérificatrice générale du Québec (2003) dénonce le manque d’efforts investis pour répondre aux besoins des personnes aux prises avec ces problèmes. Ainsi, les politiques ministérielles proposent peu d’actions concrètes pour contrer ces troubles, pourtant nettement plus fréquents et engendrant de lourdes pertes en termes de qualité de vie, d’incapacité ou économiques.

La santé publique, de par ses mandats légaux, doit exercer une surveillance continue de l’état de santé mentale de la population, miser sur les facteurs de protection ; agir précocement pour réduire les risques, minimiser les barrières à l’accès aux services, intégrer les services de la première à la troisième ligne, informer et former les intervenants et se doter d’une gouverne appropriée afin de faire face adéquatement à la montée graduelle des problèmes de santé dans notre société (Direction de santé publique de Montréal-Centre, 2002).

C’est dans cette optique que l’Enquête sur la santé mentale des Montréalais a été menée afin de documenter l’ampleur des troubles mentaux affectant la population. Sachant que les troubles anxieux sont les plus prévalents chez les jeunes et que cela représente un lourd fardeau pour la collectivité, ils constituent un défi d’action pour la santé publique au même titre que les maladies infectieuses. Et, comme le préconise l’Association des troubles anxieux de la Colombie-Britannique, les stratégies en santé publique à mettre de l’avant doivent refléter le spectre des diverses formes de gravité des troubles anxieux avec les interventions appropriées. L’accent doit être mis sur le dépistage et le traitement précoces afin de prévenir le développement de conditions chroniques et incapacitantes (PSAC, 2002). Par ailleurs, les personnes souffrant de troubles anxieux doivent avoir accès à de l’information crédible sur l’efficacité et les coûts des traitements disponibles afin de pouvoir faire un choix éclairé. Enfin, des campagnes de sensibilisation « grand public » s’avèrent nécessaires pour contrer les préjugés associés aux troubles anxieux, améliorer les connaissances de la population à leur sujet et favoriser l’implication de la communauté dans la prévention de ces troubles (Lavikainen, 2000).