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I. La psychiatrie comme entreprise médico-technologique

La psychiatrie occidentale traditionnelle s’est développée, au 19e siècle à partir de la profession médicale moderne préexistante, pour en devenir une sous-discipline, préoccupée par la recherche de causes et solutions à la « folie », phénomène qui appartenait désormais au royaume du médical, à sa sphère d’intervention (Foucault, 1989 ; Hopton, 2006 ; Markovà et Berrios, 2012). Tout comme la médecine, la science psychiatrique post-Lumières a épousé un paradigme « technologique »[1], une situation où l’expérience du patient, sa souffrance, les troubles mentaux sont compris comme étant le résultat d’un « mécanisme défectueux » (Bracken et Thomas, 2005). Ce « mécanisme défectueux », qu’il soit biologique (les neurocircuits) ou psychologique (la régression, la distorsion cognitive), est la cause, universelle, acontextuelle, du trouble ou de la souffrance. Les interventions dites « technologiques » (une médication, une analyse comportementale), toutes aussi universelles et acontextuelles, sont les moyens par lesquels toute souffrance mentale peut effectivement être soulagée (Bracken et Thomas, 2013). Lorsque ce raisonnement technologique prévaut, la pratique psychiatrique peut être comprise comme étant une série de défis techniques visant à résoudre des problèmes spécifiques, distincts et mesurables, où l’humain n’est pris en compte que dans la mesure où il est l’objet affligé de ce « mécanisme défectueux ». Il s’en suit que les valeurs, les opinions, les relations et les contextes, tous des aspects des soins et savoirs psychiatriques, tous non technologiques de par leur nature, ne sont pas complètement ignorés, mais présentés comme d’une importance seulement secondaire à cette notion du « mécanisme défectueux » (Phillips, 2009 ; Thomas, Bracken et Timimi, 2013).

Il n’est pas surprenant, alors, que la psychiatrie, comme entreprise médico-technologique moderne, ait adopté le mouvement de l’evidence-based medicine[2] (EBM). L’EBM est aussi un produit du discours médico-technologique, qui vise justement à trouver des solutions à ces défis technologiques, dont le but bien spécifique est de « découvrir » l’universel, l’acontextuel, l’objectif, le mesurable et le spécifique. Il est probable que ce sont justement les qualités médico-technologiques de l’EBM qui ont assuré le succès du concept au sein de la communauté psychiatrique de la fin du siècle dernier ; l’EBM semblait apporter des solutions aux problèmes perçus de validité, fiabilité et objectivité de la sphère psychiatrique (Geddes, 1996 ; Gray, 2008). Toutefois, l’EBM, avec ses idées sur ce qui compte comme « évidences » et « savoirs », et avec son avis sur ce qui doit être considéré comme de « bonnes pratiques », impose discrètement un projet épistémologique et éthique qui soulève des problématiques spécifiques pour la psychiatrie. C’est ce qui sera exploré dans l’essai qui suit. Au fil d’une revue critique de la littérature, puisant dans des monographies et articles de psychiatrie critique, d’épistémologie et d’éthique, une analyse conceptuelle de l’EBM sera présentée. Elle sera suivie d’une exploration des problématiques créées par l’application de l’EBM au champ psychiatrique. Enfin, des alternatives récemment réfléchies seront survolées afin d’offrir de possibles pistes de solutions.

II. Evidence-based medicine : un projet épistémologique et éthique

Sackett et coll. (1996), un des fondateurs de l’EBM écrivait : « l’evidence-based medicine est l’utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse des meilleures évidences[3] pour la prise de décision clinique en ce qui concerne les soins de patients individuels »[4]. Au coeur de cette définition, qui apparaît pleine de bon sens, reposait l’idée qu’il existait un fossé entre les évidences qui provenaient de la recherche empirique, et ce que le clinicien moyen faisait lorsqu’il rencontrait un patient avec un problème donné (J. R. Geddes et Harrison, 1997). Pour les créateurs de l’EBM du début des années 90, la médecine pré-EBM était une pratique biaisée et non rigoureuse, largement déconnectée de la littérature empirique, basée sur des opinions d’experts non fiables quant aux diagnostics, traitements et résultats (EBMWG, 1992 ; Guyatt, 1991). Un nouveau « paradigme » (EBMWG, 1992, 2420) était nécessaire ; le but sous-jacent étant de « diminuer l’importance et le rôle de l’intuition, l’expérience clinique non systématique et la justification physiopathologique dans la prise de décision clinique et de plutôt souligner l’importance de l’appréciation des évidences provenant de la recherche clinique »[5].

Dans les faits, toutefois, telles que détaillées dans les documents fondateurs de l’EBM et exposé entre autres par Gupta (2012 ; 2014) durant les premières années d’existence de l’EBM, l’« intuition », l’« expérience clinique », et la « justification physiopathologique » ne semblaient tout simplement pas considérées dans la « hiérarchie des évidences ». Les évidences provenant d’études contrôlées randomisées (ECR) et de méta-analyses d’ECR trônaient au sommet de cette hiérarchie, suivis des évidences provenant d’autres études au design empirique. Toutes autres « évidences », toutes autres formes de savoir et toutes autres justifications qui étaient traditionnellement et dans la réalité du quotidien légitimement prises en comptes dans un contexte clinique, étaient exclues du modèle, modèle qui se voulait après tout être un « algorithme de prise de décisions cliniques » (Sackett et coll., 1996).

La réaction à cette proposition, et particulièrement à l’idée centrale de la hiérarchie des évidences, fut vive. De nombreuses critiques et défenses subséquentes ont depuis les 20 dernières années été écrites sur ce point (Gupta, 2014). Par exemple, au fil des contestations et des années, les créateurs de l’EBM ont réintégré les autres formes d’évidences précédemment exclues (intuition, expérience clinique, physiopathologie) au bas de la hiérarchie des évidences. Sous la pression, l’EBM a même éventuellement évolué et accueilli l’idée, en théorie, de la « prise de décision partagée », considérant finalement le rôle des valeurs, des croyances, des opinions et de la culture des patients, pour une prise de décision clinique judicieuse (Upshur 2006, Gupta 2014). Toutefois, comme décrit par Tonnelli (2006), les supporteurs de l’EBM sont demeurés curieusement silencieux sur la façon d’« intégrer » ces « nouveaux » éléments à la « hiérarchie des évidences ».

Ces concessions des autorités du courant ont donc amené un flou, une instabilité et même une possible vacuité conceptuelle de l’EBM. Ainsi, il est argumenté qu’en élargissant leurs propositions initiales, les fondateurs de l’EBM ont lentement dénaturalisé leur concept initial de hiérarchie des évidences en mode « RCT-ou-rien », la seule réelle innovation qu’ils amenaient à la discussion sur le sujet de la prise de décision clinique. Ainsi, l’évaluation critique de la littérature et la recherche clinique et épidémiologique existaient bien avant les années 1990, et les cliniciens « intégraient » déjà les résultats de ces recherches aux autres formes de savoirs qu’ils possédaient, et aux savoirs (valeurs, expériences) détenus par leurs patients, afin de pratiquer la discipline, et ce bien avant la venue de l’EBM (Williams et Garner, 2002). L’idée de l’EBM comme nouveau paradigme de pratique guidant la prise de décision clinique at the bedside est donc prima facie questionnable. Toutefois, la hiérarchie des évidences, même dans sa version édulcorée, demeure un concept majeur de l’EBM et a eu et a toujours une influence importante dans la théorie et la pratique médicale et psychiatrique, à tout le moins nord-américaine (Gupta, 2014).

Cette influence n’est pas banale. En priorisant les évidences provenant de la recherche pour la prise de décision clinique, il devient évident que l’EBM sanctifie la validité interne et l’empirisme comme voie royale vers le « savoir », la « vérité », au détriment des autres types de savoir précités, au détriment des savoirs-vérité que sont les intuitions, expériences et valeurs des cliniciens et patients, que sont les narratifs personnels et que sont les contextes sociaux, politiques et économiques (Buetow et Kenealy, 2000 ; Fernandez et coll., 2015 ; Geanellos et Wilson, 2006 ; Greenhalgh, 1999 ; Williams et Garner, 2002). Alors que cette supériorité du savoir empirique est présentée comme naturelle, objective, Loughlin (2006) souligne que ce discours est lui-même basé sur des postulats saturés de subjectivité. Entre autres, ce « régime de la vérité »[6] (Holmes et Gagnon, 2008) est sous-tendu par une forte allégeance au positivisme, où seuls les énoncés vérifiables empiriquement sont considérés comme des savoirs pertinents (Goldenberg, 2006). Les narratifs des patients, par exemple, pourraient être considérés plus véridiques et pertinents pour la prise de décision clinique, dans un modèle alternatif. Par ailleurs, le concept EBM repose également sur la théorie éthique du conséquentialisme, l’idée que la valeur morale d’une action repose dans la quantité de l’utilité (ou non-utilité) de cette action particulière (Gupta, 2009). Ces régimes positiviste et conséquentialiste, qui régulent, partagent et départagent le vrai du faux, et le bon du moins bon, respectivement, présentent des conséquences majeures pour la médecine et la psychiatrie. Ils se traduisent, lorsqu’intégrés dans l’EBM, en une situation où seuls les résultats et indices sanitaires[7] empiriquement évaluables sont valides et valables. Inévitablement, dans l’EBM, ces résultats doivent être mesurables, et même facilement mesurables, le reste étant dévalué d’un point de vue épistémologique et éthique, faute de pouvoir être facilement empiriquement étudié (et donc publié, disséminé, etc.), faute de savoir parler le discours technologique, avec encore une fois des conséquences majeures sur le savoir et la pratique psychiatrique. En ce sens, en appréciant la littérature jusqu’ici rapportée, il est possible d’affirmer que l’EBM suppose et dicte que pour rétablir la santé d’un individu, il faut prendre des décisions relevant d’abord de l’empirisme, basées sur des données, provenant de groupes étudiés, où l’importance est de viser et d’atteindre un résultat spécifique facilement mesurable. L’EBM est donc non seulement un projet sur la pragmatique des soins de santé, mais également un projet qui vise à réformer l’épistémologie et l’éthique médicale. Le concept a des propositions, peut-être des diktats, sur ce qu’est le « savoir » et le « bien », même si cela est minimisé par les partisans de l’EBM (Djulbegovic, Guyatt et Ashcroft, 2009), qui répondent que l’EBM a été développé par des cliniciens, et non des philosophes, pour des cliniciens.

III. L’evidence-based medicine peut-il prendre compte de la complexité psychiatrique ?

L’EBM est un projet qui touche à la fois à la théorie et à la pratique médicale et psychiatrique, à son épistémologie et à son éthique. Via sa hiérarchie des évidences, le concept présente une idée stricte quant à ce qui devrait être considéré comme une information ou un savoir valable pour la prise de décision clinique. Toutefois, la psychiatrie détient probablement ses propres idées quant à ce qui devrait être considéré comme une évidence, comme un « savoir » pertinent pour un patient donné, afin de pouvoir prendre une « bonne » décision ou afin d’agir avec « éthique ». L’EBM promeut une vision incomplète du processus qu’est la prise de décision clinique dans le bureau d’entrevue du médecin. L’EBM, à travers cette idée de la hiérarchie des évidences, impose ses buts et ses valeurs, sa vision de la santé et du succès thérapeutique. Est-ce que les objectifs de la psychiatrie, ses valeurs, et la façon dont elle voit les soins et la guérison sont compatibles avec l’agenda que lui impose l’EBM ? Rien n’est moins clair ; cela est mis en lumière lorsque les tensions qu’amène l’application de l’EBM en psychiatrie sont explorées. Les bénéfices que peut apporter l’EBM aux soins psychiatriques sont moins évidents comparativement aux bénéfices que le courant peut apporter à la médecine physique (Levine et Fink, 2003). Son bien-fondé lorsqu’appliqué au domaine des troubles mentaux est légitimement contesté ; la nature des troubles mentaux et conséquemment les caractéristiques de la pratique clinique et des traitements associés sont peu adaptées pour le concept d’EBM.

D’abord, en ce qui concerne particulièrement le sujet des diagnostics psychiatriques, il doit être souligné que l’EBM nécessite, et donc assume que les diagnostics étudiés sont valides, discrets, avec une stabilité pronostique et une homogénéité intragroupe lors de la réalisation d’études empiriques (Bolton, 2008a ; Maier, 2006). Toutefois, la discipline psychiatrique ne peut assurer cela. Les diagnostics psychiatriques évoluent et changent constamment ; il ne suffit que de porter un regard sur l’histoire récente de diagnostics variés tels la dépression, le stress posttraumatique, ou de nombreux troubles de l’enfance, pour mesurer l’ampleur de leur instabilité historique et conceptuelle. Les troubles psychiatriques sont constamment façonnés, constitués, par les réalités sociales, les attentes culturelles, ainsi que les pressions de natures économiques, commerciales, politiques (Bolton, 2008b ; Sedgwick, 1982). Même la schizophrénie, le diagnostic par excellence de la psychiatrie, présente lui-même une variabilité intracatégorielle, marquée par une importante incertitude pronostique (Moncrieff, 2009). L’endémicité des chevauchements diagnostiques en psychiatrie qui mène souvent à un taux faramineux de comorbidité diagnostique, et la reconnaissance par le DSM de la qualité dimensionnelle des troubles psychiatriques, parlent de l’absence ou de l’impossibilité de diagnostics bien délimités, circonscrits (Moncrieff, 2008 ; APA, 2013). Ces caractéristiques des diagnostics psychiatriques sont des composantes fondamentales de ce qu’est la souffrance mentale et donc de ce qu’est la psychiatrie, à tout le moins tant que cette souffrance est comprise et classifiée en termes d’émotions, de cognitions, de comportements, de subjectivité, par opposition à une compréhension et classification biomédicale, génétique ou encore neurologique. Puisque l’EBM est une philosophie qui offre une hiérarchisation des évidences avec une primauté quant à la validité du savoir produit par les ECRs et les méta-analyses, et puisque ces outils de production du savoir nécessitent dans leur développement et leur application des diagnostics stables et circonscrits, la validité du savoir produit par ces outils, et donc par l’EBM, est une validité intrinsèque questionnable dans le contexte psychiatrique. Le questionnement sur la validité du savoir produit par l’EBM se complique d’ailleurs davantage lorsque l’on considère que la nature et la définition même de ce qu’est un trouble mental sont toujours matière à débat (Bolton, 2008b ; Sedgwick, 1982 ; Wakefield, 1992). Cette recherche de validité, de la vérité, par l’EBM dans la sphère du psychiatrique, est donc entachée dès le départ ; la variable indépendante, le diagnostic, ne se prêtant déjà plus au jeu. À cette problématique s’ajoute l’application subséquente, que souhaite l’EBM, de savoirs issus d’un groupe (hétérogène et instable) à un seul individu ; la validité est davantage entachée.

S’attardant ensuite aux soins psychiatriques, il a été noté que la base conceptuelle de l’EBM n’est pas appropriée pour des régimes thérapeutiques complexes, longs ou avec de multiples étapes, considérant, entre autres, les contraintes d’argent et de temps (Gupta, 2007 ; Polychronis, Miles et Bentley, 1996). Or, de tels traitements forment une large portion de l’arsenal thérapeutique psychiatrique, et sont tout à fait adaptés à la nature chronique, changeante et l’évolution complexe, en dents-de-scie, de beaucoup de troubles psychiatriques (Maier, 2006). Aussi, il faut rappeler que l’EBM présuppose une quantification des résultats pour mesurer le succès ou non d’un type d’intervention. Cette quantification se fait bien difficilement et de façon inadéquate lorsque le sujet d’étude porte sur des aspects de l’esprit : les émotions, les croyances, la signification, l’expérience résistent à la mesure (Gupta, 2007 ; Morstyn, 2013). Inévitablement, l’EBM, avec son agenda épistémologique, parce qu’il nécessite des sujets et résultats mesurables et spécifiques, favorise le développement d’une version de la psychiatrie qui est davantage comportementaliste et technicisée, où ce qui a trait à l’esprit, le subjectif et le non mesurable, est nécessairement discursivement déprécié. Thomas, Bracken et Timimi (2012) soutiennent de façon convaincante, après révision de la littérature sur la dépression et ses traitements, que les aspects non spécifiques et non techniques des soins et pratiques en santé mentale – le contexte social et culturel, les valeurs, les relations humaines, l’alliance, la confiance, l’espoir, la médiation du narratif – sont des aspects essentiels et cardinaux des soins psychiatriques tels que soulignés par d’autres recherches (Lambert, 2013), mais sont exactement ce que l’EBM, à travers sa hiérarchie des évidences, son discours technologique, vise à exclure ou à dévaluer en les présentant comme des effets placébo ou des facteurs non spécifiques. Cela apparaît contestable pour un concept adopté pour identifier le meilleur moyen de soulager les patients souffrant de troubles psychiatriques.

En poursuivant cette réflexion, d’autres inquiétudes se dessinent. Il apparaît que l’EBM en psychiatrie a inévitablement une influence quant aux procédures thérapeutiques étudiées, à celles considérées efficaces, et donc à celles offertes aux patients (Möller, 2012). Cela est vrai pour les traitements psychopharmacologiques, et peut-être même plus pour les psychothérapeutiques ; la psychothérapie présente de nombreuses et importantes barrières intrinsèques (itérative, multiétapes, avec des buts variés), et extrinsèques (coût, temps) à l’étude empirique (Falkum, 2009 ; Moller et Maier, 2010 ; Norcross, Beutler et Levant, 2006). Il est possible d’avancer que le discours EBM désavantage cette forme de traitement, ou encore qu’il influence le type de psychothérapie qui est étudié et donc valorisé. Par exemple, une thérapie cognitivo-comportementale court terme manualisée est plus facilement étudiable empiriquement qu’une thérapie éclectique long terme, et sera donc reconnue plus valide, légitime. Il en découle que l’EBM, de par son impact sur le discours autour des traitements, en ce sens où le concept détermine ce qui compte comme efficace ou « prouvé par la science », a des conséquences subséquentes sur l’organisation des soins de santé mentale et les politiques publiques (Möller, 2012).

Il est possible de conclure, considérant les particularités en regard des diagnostics et traitements en psychiatrie, que l’EBM est probablement utile dans une minorité de problèmes présentés aux psychiatres (Maier, 2006). Cette observation est liée au fait que la psychiatrie est complexe, parsemée de zones grises, et qu’elle a une position épistémologique unique, différente de celle de la médecine, s’alimentant des savoirs de multiples traditions comme l’anthropologie, la phénoménologie et la psychologie. La discipline s’est développée ainsi, car les troubles et la détresse qu’elle cherche à soulager appellent toujours, actuellement, à des notions de culture (valeurs, attentes et règles culturelles communes), d’expérience humaine et de subjectivité (APA, 2013). La psychiatrie ne devrait probablement pas se chercher une validité, ou une légitimité dans un concept qui est maladapté à sa réalité. Gupta (2007) suggère que « la psychiatrie devra possiblement développer ses propres standards de rigueur et de validité ».[8]

IV. La prise de décision clinique en psychiatrie : des alternatives à l’EBM sont-elles possibles ?

Plusieurs auteurs, donc, semblent être en désaccord avec l’agenda épistémologique de l’EBM en psychiatrie, qui offre une primauté, voire une quasi-exclusivité, aux données-savoirs provenant des ECRs, méta-analyses ou autres méthodes de recherche clinique et épidémiologique. Ils argumentent que l’EBM est en manque de validité lorsqu’appliqué au champ psychiatrique. Ces auteurs et cet essai « ne sont pas en désaccord avec la science ou l’empirisme ». Ils sont en désaccord avec l’EBM comme paradigme, qui, privilégiant quasi exclusivement le savoir extrapolé de grands groupes d’études, où ce qui est mesuré ne peut être que « technologique », ne crée peut-être pas la psychiatrie la plus valide et, en conséquence, la plus valable. Quelques auteurs abordés croient que d’autres sources et formes de savoirs devraient, parfois, avoir préséance ; le savoir que détient le patient, par exemple, peut parfois être le savoir le plus juste et le plus utile. Il apparaît que la psychiatrie, et la « bonne psychiatrie », autant au sens épistémologique qu’éthique du terme « bonne », n’est pas nécessairement une affaire d’atteinte de résultats et d’indices sanitaires tel qu’envisagé par l’EBM.

Certains de ces auteurs ont initié des réflexions qui nous aident à réfléchir une théorie épistémologique et éthique qui serait plus adaptée aux savoirs et aux pratiques psychiatriques que la « hiérarchie des évidences ».

Gupta, dans Is Evidence-based psychiatry ethical ? (2014), et autres ouvrages précédemment cités, semble concevoir la psychiatrie comme une entreprise d’abord éthique, et seulement ensuite empirique. Sans que cela ne soit exactement ses propos, elle semble avancer que les savoirs pertinents de la discipline devraient être débattus avec un cadre éthique en tête, plutôt que de laisser l’EBM nous dicter ce qu’il vaut la peine de savoir, et donc ce qu’il vaut la peine de faire. En s’attardant à sa perspective, il me semble que la question n’est pas tellement d’en savoir le plus possible d’un point de vue empirique pour arriver à faire le maximum de bien, mais bien d’avoir comme première question celle de faire le bien, les savoirs pour y arriver pouvant être variés et valorisés selon la quantité de bien qu’ils font.

De leur côté, Bracken et Thomas, dans leur Postpsychiatry (2005), entre autres, seraient probablement sympathiques aux réflexions de Gupta ; ceux-ci ne voient pas nécessairement la psychiatrie comme un projet d’abord scientifique ou technologique, mais bien comme un projet fondamentalement moral. Une de leur contribution consiste à amener l’idée que les buts, et donc les savoirs et soins de la psychiatrie, devraient être sujets à un processus démocratique, où les utilisateurs de soins devraient pouvoir se prononcer. Les organismes menés par ces utilisateurs devraient avoir la possibilité de participer aux décisions quant aux pratiques psychiatriques qui sont utilisées et jugées les meilleures et donc, par ricochet, aux savoirs qui devraient être considérés importants.

Tonelli, offrant une perspective différente, explique, dans une série d’articles (Tonelli, 2006, 2009, 2010), que la « casuistique » devrait guider la pratique de la discipline. Pour lui, les buts et valeurs de la pratique ne sont pas nécessairement fixes, ils sont cas-dépendant. Ainsi, aucun type d’évidence ou « justification » pour la prise de décision clinique ne présente une supériorité définitive par rapport à d’autres ; la pertinence de ces savoirs est entièrement relative au cas clinique. Loughlin (2006), commentant sur le sujet, souligne, avec raison, que la casuistique reconnaît l’importance des contextes, significations et valeurs des protagonistes. Cette approche déstructurée me semble toutefois être d’un moindre intérêt pour la psychiatrie, comme j’estime que la discipline gagnerait beaucoup à discuter et chercher un cadre théorique épistémologique et éthique commun et unique, en réplique à la mainmise actuelle de l’EBM sur les savoirs et la démarche éthique de la sphère psychiatrique.

Il serait également important de mentionner que des approches et théories telles celles d’Adolf Meyer (Meyer et Lief, 1948), les approches systémiques, ou bien narratives, ou encore les approches herméneutiques ou phénoménologiques, bien que non élaborées en réaction à l’EBM, ont possiblement toutes des éléments de réponses dans la recherche d’un système de prise de décision clinique psychiatrique plus juste d’un point de vue épistémologique et éthique.

V. Conclusion

En prenant en considération les travaux et réflexions exposées, il apparaît impératif de répliquer à l’emprise du courant EBM sur l’état actuel des savoirs psychiatriques. Le conflit entre la psychiatrie et l’EBM est l’occasion pour la psychiatrie de se doter de son propre « système des savoirs ». La psychiatrie pourrait choisir pour elle-même les savoirs pertinents pour ses patients ; se mettre des règles pour elle-même concernant ces savoirs et décider comment ces savoirs s’articulent pour une pratique qui offre le maximum de bien. Au risque d’être redondant, cela ne veut pas dire que la psychiatrie devrait se débarrasser du savoir empirique tel que produit par les ECR, par exemple. Il ne faudrait pas comprendre que cet essai fait la promotion d’une psychiatrie contre la science ou l’empirisme. L’« EBM » n’est pas équivalent à « science » ou à « données empiriques » ; l’EBM est un paradigme de pratique clinique aux impacts questionnables sur la pondération de nos savoirs et donc sur les bienfaits de nos pratiques. La psychiatrie, toutefois, dans sa complexité, se doit d’inclure et de valoriser, en plus des savoirs validés empiriquement par les outils actuellement à notre disposition, d’autres formes de savoirs, ce que le concept d’EBM, avec sa vision positiviste restreinte, ne permet pas véritablement.

Ainsi, cette idée de « système des savoirs », évitant du même coup le terme « hiérarchie » et mettant ainsi l’accent sur la vision contingente et non linéaire des savoirs psychiatriques, devrait se développer avec différents questionnements en tête, qui influencent l’importance relative des savoirs. La question de l’objet d’étude (cerveau, personne, etc.) de la psychiatrie et celle des objectifs de la discipline psychiatrique (si le but n’est pas l’amélioration d’indices sanitaires, quel est-il ?) sont majeures. La question de l’autorité et de l’expertise, c’est-à-dire qui décide de ce qui est considéré comme valide et valable, est tout aussi importante ; la pluralité des expertises (patients partenaires, utilisateurs de soins, survivants, psychologues, omnipraticiens, psychiatres, autres professionnels) devrait certainement être centrale, puisqu’elle teinte profondément le processus de pondération des savoirs. Toutefois, la question la plus importante semble être celle du bien. La construction de ce « système des savoirs » devrait être sous-tendue par des considérations éthiques, « l’éthique donc de ce qui compte comme savoirs ». Cela serait certainement un pied de nez aux différentes forces discursives exerçant une pression pour la médico-technologisation de la psychiatrie. Une psychiatrie qui désire s’affranchir de l’EBM, son tout dernier dialecte technologique, devrait se repenser comme une entreprise d’abord et avant tout éthique. Cette idée est loin d’être saugrenue, plusieurs acteurs appellent à la réforme, ils crient au secours : la human rights-based psychiatry débarque (ONU, 2007).