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Deux larges groupes de psychotropes sont utilisés à l’heure actuelle pour le traitement pharmacologique des troubles anxieux : les antidépresseurs et les anxiolytiques principalement de type benzodiazépinique. La spécificité de ces traitements est rarement évoquée directement mais est souvent sous-entendue par le biais des indications thérapeutiques des différents agents pharmacologiques.

De la « dissection pharmacologique » spécifique aux recommandations thérapeutiques

À l’aube de l’ère psychopharmacologique au début des années 1960, Klein et collaborateurs, en utilisant le premier antidépresseur tricyclique imipramine, ont fait l’observation inattendue que l’imipramine était efficace dans le contrôle des attaques de panique mais l’était beaucoup moins pour traiter l’anxiété généralisée des patients atteints de ce qu’on appelait à l’époque « névrose d’angoisse ». À l’inverse, le diazépam, une des premières benzodiazépines, était plus efficace selon l’observation de ces auteurs pour le traitement de l’anxiété généralisée (Klein et Kink, 1962 ; Klein 1964). À partir de ces observations, l’hypothèse de la « dissection pharmacologique » avait été lancée laissant miroiter l’idée d’une spécificité quasiment nosologique des différents agents pharmacologiques. Cependant, les études postérieures ont démontré que le phénomène de la « dissection pharmacologique » n’était qu’un artéfact : à des doses appropriées tous les deux, imipramine et diazépam, peuvent bien contrôler à la fois l’anxiété généralisée et les attaques de panique (Walker et al., 1991). Les antidépresseurs et les benzodiazépines actuellement en usage clinique ne font pas exception à cette règle générale.

Il n’est donc pas surprenant que la notion et le terme même de « spécificité » de la psychopharmacothérapie en général et celle des troubles anxieux, en particulier, sont quasiment éliminés du discours scientifique. Ainsi, la dernière édition de 1995 de l’impressionnant volume Psychopharmacology, comptant plus de 2000 pages, ne fait aucune mention de spécificité psychopharmacologique quelconque et le terme ne figure même pas dans l’index des termes utilisés dans cet ouvrage (Bloom et Kupfer, 1995).

Il paraît qu’à l’heure actuelle l’idée de la « spécificité » des psychotropes est indirectement véhiculée par le biais des indications ou recommandations thérapeutiques. Par exemple, paroxétine (Paxil ou Deroxat [1]) et venlafaxine (Effexor) ont des indications « approuvées » au Canada ou « enregistrées » en Suisse pour le traitement de l’anxiété généralisée (Joffe et al., 2002 ; Zullino et al., 2004). Cependant, le fabriquant de paroxétine (Paxil ou Deroxat) a aussi demandé et obtenu des indications officielles pour toute la gamme des troubles anxieux incluant aussi le trouble panique avec ou sans agoraphobie, phobie sociale, état de stress post-traumatique et trouble obsessionel-compulsif. On se rend compte qu’une « indication approuvée » n’est pas forcément synonyme de spécificité. Encore moins spécifiques sont les recommandations thérapeutiques (ou indications additionnelles) élaborées par des groupes d’experts sur la base non seulement des indications officielles, mais aussi des études moins rigoureuses de l’expérience clinique générale ou encore sur la base d’un jugement clinique des experts du domaine (voir tableau I).

Non-spécificité du traitement pharmacologique

Les benzodiazépines contrairement à leur étiquette « anxiolytique » ne sont recommandées à l’heure actuelle que comme médicaments de 2e ou de 3e ligne et surtout comme adjuvants dans le traitement des troubles anxieux (Anxiety Review Panel, 2000). Il est utile aussi de rappeler que toutes les benzodiazépines partagent le même mécanisme d’action en agissant comme des agonistes des récepteurs de l’acide gamma-aminobutirique de type A (GABA-A). A des doses équivalentes, elles ont une efficacité anxiolytique comparable à travers tout le spectre des troubles anxieux et à toute fin pratique pourraient être utilisées de manière interchangeable. Il s’agit donc d’un effet pharmacologique de classe partagé par toutes les benzodiazépines et l’assignation d’une indication ou recommandation thérapeutique pour tel ou tel autre trouble anxieux se fait en raison de facteurs « para-spécifiques » : 1) Publications disponibles démontrant explicitement l’efficacité du médicament pour l’indication visée ; 2) Puissance pharmacologique de la molécule étant donné que les benzodiazépines puissantes permettent d’utiliser des doses moins élevées ; 3) Durée de l’action pharmacologique vu que les benzodiazépines ayant une plus longue demi-vie risquent d’occasionner moins de problèmes reliés à l’accoutumance. Dans cette optique, l’Anxiety Review Panel ontarien recommande alprazolam (Xanax), clonazépam (Rivotril) et lorazépam (Ativan ou Temesta) comme adjuvants ou comme médicaments de 3e ligne dans le traitement du trouble panique avec ou sans agoraphobie ; les deux premiers sont aussi recommandés comme adjuvants ou médicaments de 2e dans le traitement de la phobie sociale et de l’état stress post-traumatique ; trois autres benzodiazépines à savoir bromazépam (Lectopam ou Lexotan), diazépam (Valium) et oxazépam (Sérax ou Seresta) sont ajoutées à cette liste, tous les six produits étant considérés aussi comme des adjuvants ou médicaments de 3e ligne pour le traitement de l’anxiété généralisée. La seule molécule non benzodiazépinique recommandée pour le traitement de l’anxiété généralisée et l’état stress post-traumatique est buspirone (Buspar) mais ce dernier semble peu utile et peu utilisé à cause d’une efficacité anxiolytique moindre et longue à atteindre (3-5 semaines). (Voir tableau I).

Tableau I

Synthèse des lignes directrices d’Ontario (2000) pour le traitement pharmacologique des troubles anxieux

Synthèse des lignes directrices d’Ontario (2000) pour le traitement pharmacologique des troubles anxieux

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Les antidépresseurs dont le nom ne comporte aucune connotation « anxiolytique » sont cependant considérés et recommandés à l’heure actuelle comme le traitement de choix et de fonds pour les troubles anxieux même dans l’absence de toute dépression concomitante (Anxiety Review Panel, 2000 ; Rubens, 1997). Par contre, à l’intérieur de ce large groupe composé de classes différentes tels les antidépresseurs tricycliques, les inhibiteurs de la monoamine oxydase, réversibles ou non réversibles, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine, parmi d’autres, on retrouve peu de différence de fond ou de spécificité. En effet, quelles que soient les nuances ou les détails, tous les antidépresseurs dont le mécanisme d’action est connu, aboutissent au même résultat biochimique final : augmentation de la neurotransmission soit noradrénergique, soit sérotoninergique, soit les deux à la fois (Fraser, 2001). Comment ces changements se traduisent en effet clinique thérapeutique n’est pas clair, mais certains experts estiment que même les antidépresseurs noradrénergiques et les inhibiteurs de la monoamine oxydase agissent finalement par un effet d’augmentation sur le système sérotoninergique (Blier et de Montigny, 1997). Il est clair qu’il s’agit là encore d’un effet de classe peu nuancé d’une molécule à une autre. Cela explique le peu de spécificité des antidépresseurs tout comme des benzodiazépines dans le traitement des troubles anxieux : « Toute affirmation que le médicament X est efficace pour le trouble anxieux Y ou la qualification de certains médicaments comme étant « anxiolytiques » ou « bloqueurs de panique » devraient être considérées avec beaucoup de prudence sinon avec suspicion » (Rubens, 1997). En effet, la tentative de distinguer des antidépresseurs de 1re, 2e ou 3e ligne avec indication pour certains troubles anxieux plutôt que pour d’autres n’est pas basée sur une différence spécifique mais sur la disponibilité et la qualité des essais thérapeutiques publiés, souvent commandités dans un but promotionnel, le profil des effets indésirables et la tolérabilité des produits. À partir de tels critères, l’Anxiety Review Panel (voir tableau I) recommande comme traitement de 1ière ligne pour le trouble panique avec ou sans agoraphobie les antidépresseurs suivants : (rangés en ordre alphabétique par faute d’un meilleur repère) : citalopram (Célexa ou Séropram), fluvoxamine (Luvox ou Floxyfral), paroxétine (Paxil ou Deroxat), sertraline (Zoloft) et venlafaxine (Effexor) ; en 2e ligne : clomipramine (Anafranil), désipramine (Norpramine) et imipramine (Tofranil) ; et en 3e ligne : moclobémide (Manérix ou Aurorix), néfazodone (Serzone ou Néfadar) [2], phénelzine (Nardil). Les mêmes critères « d’indication » appliqués à l’égard de la phobie sociale donnent le tableau suivant : fluvoxamine (Luvox ou Floxyfral), paroxétine (Paxil ou Deroxat), sertraline (Zoloft) et moclobémide (Manérix ou Aurorix) en 1re ligne ; citalopram (Célexa ou Séropram), fluoxétine (Prozac ou Fluctine) et venlafaxine (Effexor) ; et en 3e ligne phénelzine (Nardil) tout comme pour le trouble panique avec ou sans agoraphobie. On reconnaît les mêmes « joueurs » pharmacologiques dans les recommandations pour le traitement de l’anxiété généralisée avec fluvoxamine (Luvox ou Floxyfral), paroxétine (Paxil ou Deroxat), venlafaxine (Effexor) en 1re ligne et clomipramine (Anafranil) et imipramine (Tofranil) en 2e ligne. En ce qui concerne l’état de stress post-traumatique, le tableau change peu avec l’ajout de l’amitriptyline (Élavil) à côté des antidépresseurs recommandés de 1re ligne tels que fluoxétine (Prozac ou Fluctine), sertraline (Zoloft) et imipramine (Tofranil), tandis que la 22 ligne est composée par les « déjà vus » fluvoxamine (Luvox ou Floxyfral), paroxétine (Paxil ou Deroxat), venlafaxine (Effexor) et phénelzine (Nardil) sans compter néfazodone déjà retiré d’usage.

Le cas du trouble obsessionnel-compulsif est-il une exception à la règle ?

Le cas du trouble obsessionnel-compulsif est en effet particulier d’un point de vue pharmacologique. Il a été clairement démontré dans une série d’essais cliniques effectués dans les années 80 que le trouble obsessionnel-compulsif réagit de manière préférentielle uniquement aux antidépresseurs sérotoninergiques puissants tandis que les antidépresseurs noradrénergiques tout en étant efficaces pour les dépressions et les troubles anxieux en général ne manifestent aucun effet anti-obsessionnel (Jenike, 1998). De cette manière tous les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine actuellement disponibles sur le marché à savoir fluoxétine (Prozac ou Fluctine), fluvoxamine (Luvox ou Floxyfral), paroxétine (Paxil ou Deroxat), sertraline (Zoloft) et citalopram (Célexa ou Séropram) sont considérés comme traitement de 1re ligne pour le trouble obsessionnel-compulsif ainsi que clomipramine (Anafranil). Ce dernier est un antidépresseur tricyclique avec propriétés sérotoninergiques puissantes mais non sélectives car il agit aussi via son métabolite desméthylclomipramine comme inhibiteur de la recapture de la noradrénaline. Une autre « nuance de spécificité » dans le traitement pharmacologique du TOC représente le fait que les doses efficaces des antidépresseurs anti-obsessionnels ont tendance d’être plus élevées que celles utilisées pour le traitement des autres troubles anxieux et des dépressions et la réponse thérapeutique peut être retardée de plusieurs semaines : la durée d’un essai clinique adéquat pour le trouble obsessionnel-compulsif est de 12 semaines avec l’antidépresseur donné à la dose maximale encore tolérée. Cependant, les traitements recommandés par l’Anxiety Review Panel en 2e ou 3e ligne pour le trouble obsessionnel-compulsif perdent toute spécificité. Ainsi venlafaxine (Effexor) est considérée comme traitement de 2e ligne, tandis que la 3e ligne est composée d’adjuvants et de potentialisateurs tels antipsychotiques, l-tryptophane, lithium, pindolol (Visken) ou gabapentin (Neurontin) ce dernier étant aussi recommandé en 3e ligne pour la phobie sociale (voir tableau I). Les lignes directrices formulées à la base du consensus entre experts arrivent aux mêmes conclusions : les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine et clomipramine (Anfranil) en 1re ligne, venlafaxine (Effexor) en 2e ligne et toutes les autres alternatives possibles en 3e ligne incluant les inhibiteurs de la monoamine oxydase, clonazépam (Rivotril), antipsychotiques (Expert Consensus Guideline Series, 1997). On note quand même une petite nuance dans ce document : même si les experts considèrent clomipramine (Anafranil) formellement en 1ière ligne, ils recommandent son usage après 2-3 échecs thérapeutiques avec les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ce qui rend ce médicament pratiquement un choix de 2e ligne. Cette position est étrange vu les données probantes des études métanalytiques publiées démontrant une plus grande efficacité possible et même une meilleure tolérabilité de clomipramine (Anafranil) (Todorov et al., 2000).

Peut-on alors croire que le traitement pharmacologique du trouble obsessionnel-compulsif serait spécifique ? La réponse n’est pas sans équivoque car les antidépresseurs sérotoninergiques puissants ne sont pas juste « anti-obsessionnels » mais aussi des médicaments pour traiter la dépression et toute la gamme des troubles anxieux. Il paraît donc plus prudent de parler plutôt d’une réponse préférentielle du trouble obsessionnel-compulsif face à ces molécules que d’un traitement anti-obsessionnel spécifique.

Un autre exemple et candidat potentiel pour une certaine spécificité pharmacologique pourrait être le cas de la phobie sociale pour laquelle les antidépresseurs tricycliques ne sont pas recommandés, mais il n’est pas clair à l’heure actuelle si c’est à cause de leur inefficacité ou du manque d’essais probants publiés (Anxiety Review Panel, 2000 ; Rubens, 1997).

Potentialisation pharmacologique

Le traitement pharmacologique dit de potentialisation des cas de troubles anxieux réfractaires ou répondant de manière partielle aux traitements habituels n’est pas spécifique non plus. On fait recours aux mêmes produits utilisés pour potentialiser le traitement médicamenteux de la dépression majeure ou d’autres conditions psychiatriques : lithium, antipsychotiques atypiques à doses faibles ou modérées, certains anticonvulsivants (gabapentin [Neurontin], divalproex [Épival], topiramate [Topamax]). En général, l’utilisation de ces potentialisateurs pour le traitement des troubles anxieux réfractaires est peu supportée par des études probantes et se fait par analogie avec le traitement des dépressions réfractaires.

Conclusion

Bref, sauf pour le cas du trouble obsessionnel-compulsif qui ne répond qu’aux antidépresseurs sérotoninergiques puissants, le traitement pharmacologique de tous les autres troubles anxieux est peu spécifique. Les antidépresseurs en général, peu importe leur mécanisme d’action ou appartenance chimique, sont considérés comme traitement de choix tandis que les benzodiazépines sont utilisées comme des options de 2e ou 3e ligne, souvent comme des adjuvants temporaires ou potentialisateurs de la médication antidépressive de base. Le choix d’un antidépresseur plutôt qu’un autre et son efficacité apparente ne relèvent pas de ses caractéristiques spécifiques, mais plutôt de facteurs conjoncturels ou autres telles la disponibilité de données probantes publiées, la tolérabilité et le profil des effets indésirables, la dose utilisée et la durée de l’essai clinique, la familiarité du médecin avec l’usage du produit, le prix du médicament, etc.