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Introduction

Lors du battage médiatique entourant la publication du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) en juin 2013, Allan Frances, psychiatre mondialement connu qui a dirigé la rédaction de la précédente version (DSM-IV), condamnait sans appel la nouvelle approche préconisée par le DSM-5 et conseillait aux patients de ne jamais accepter une médication après une évaluation psychiatrique brève « surtout » si elle était le fait d’un médecin omnipraticien1.

Si la critique de Frances visait d’abord et avant tout la nouvelle mouture du DSM et sa migration vers une approche dimensionnelle de l’évaluation des troubles mentaux, il n’en demeure pas moins qu’à ses yeux les conséquences les plus dommageables découleraient de son utilisation par des médecins omnipraticiens n’ayant pas les connaissances suffisantes pour établir les nuances cliniques et éthiques nécessaires pour éviter de surmédicaliser les problèmes de la vie courante.

Cette critique d’Allan Frances n’est pas sans rappeler les conclusions de plusieurs études qui ont comparé les pratiques cliniques et diagnostiques des médecins omnipraticiens à celles de leurs collègues psychiatres pour chacune des grandes catégories diagnostiques (dépression, anxiété, psychose). Ces études ont fait ressortir des divergences dans l’application par les uns et les autres des guides de pratique2, 3, 4, 5, 6. Les médecins omnipraticiens semblent ne pas offrir les mêmes « performances » que leurs collègues spécialisés en matière d’évaluation et de traitement des troubles mentaux les plus courants. On leur reproche tantôt de sous-diagnostiquer et de sous-traiter les problèmes de santé mentale7 tantôt, comme Frances, de faire exactement l’inverse soit de sur diagnostiquer et sur traiter des problèmes qui relèveraient plutôt de la vie courante8.

Typiquement, cet écart entre la pratique des généralistes et celle des psychiatres est interprété dans la communauté médicale sur le plan de connaissances jugées moindres ou déficientes chez les omnipraticiens. En témoignent des énoncés de principes d’organismes internationaux, tel que l’Organisation mondiale de la Santé, qui faisaient de la santé mentale leur priorité et la plaçaient au coeur de l’enseignement de la médecine générale9. Les médecins omnipraticiens eux-mêmes portent un regard peu assuré sur leur expertise en matière de santé mentale. Leur formation initiale leur paraît mal adaptée à la réalité de la pratique de la médecine générale9, ils se sentent peu outillés et soutenus par leurs collègues psychiatres et ont souvent l’impression de suivre les problèmes de santé mentale de leurs patients par défaut.

Le suivi des problèmes de santé mentale s’inscrit pourtant en médecine familiale dans une longue tradition. L’implication des médecins généralistes dans le suivi des troubles mentaux les plus courants n’est pas nouvelle10, 11 et fut observée dès le dix-neuvième siècle, soit bien avant que les psychiatres ne commencent à s’intéresser et à traiter des patients hors asile. Les patients, bien souvent, avouent préférer se confier à un omnipraticien et c’est effectivement eux qu’ils consultent le plus souvent, bien avant les psychiatres, psychologues et autres intervenants du réseau12. La santé mentale est un thème abordé dans environ le quart des plaintes exposées à un médecin généraliste13, 14.

Il est difficile de croire que les médecins omnipraticiens n’aient pas développé au fil du temps une certaine expertise dans le traitement des troubles mentaux les plus courants. Quelques voix commencent d’ailleurs à s’élever pour remettre en question l’interprétation qu’on pourrait qualifier de « déficitaire » des soins et des compétences des médecins généralistes en santé mentale15, 16. Si les médecins généralistes se distinguent des psychiatres dans leur prise en charge et dans le choix de traitement et de diagnostics, s’ils dévient des guides de traitement, ce n’est peut-être pas par simple manque de connaissance, mais parce que leurs conditions de pratiques ne sont pas les mêmes et que les plaintes se présentent à eux sous un autre jour. La connaissance plus globale qu’ont les médecins généralistes de leur patient, la proximité des plaintes physiques, le contexte où s’exprime la plainte (urgence, bureau, sans-rendez-vous) et les contours généralement beaucoup plus flous de la pratique générale sont autant de variables susceptibles de venir déterminer l’approche et le choix du traitement par le médecin omnipraticien des problèmes de santé mentale.

Cette hypothèse d’une approche des problèmes de santé mentale propre à la première ligne rejoint les tendances dégagées par Hodges dans son exhaustive revue sur l’enseignement de la santé mentale en médecine familiale4. Les psychiatres, impliqués activement dans cette formation depuis les années 1960, documentent peu leurs méthodes pédagogiques, mais il semble que de manière générale, les thèmes d’enseignements qu’ils privilégient ne coïncident pas ou peu avec les besoins exprimés par les médecins de première ligne. Ainsi, alors que les omnipraticiens souhaiteraient souvent approfondir leur connaissance de la somatisation, des problèmes psychosexuels, des cas difficiles et du stress, les psychiatres vont privilégier un enseignement centré sur les critères diagnostics et le traitement pharmacologique de la dépression et des troubles psychotiques.

Objectifs

Cette étude vise à mieux comprendre la nature de la pratique en santé mentale en première ligne et à éclairer sa spécificité. Nous avons choisi de nous intéresser aux contours de cette expertise, à ses limites. À quel moment et pour quelles raisons les médecins généralistes demandent-ils un avis spécialisé ? Le langage médical employé lors de ces références traduit-il bien les difficultés rencontrées par les médecins omnipraticiens dans leur pratique clinique ? Ce sont les questions que nous avons voulu explorer.

Nous croyons qu’une meilleure définition et délimitation de la pratique des omnipraticiens en santé mentale permettra de mieux adapter les différents efforts de soutien envers la première ligne, tant sur le plan de l’enseignement que de l’organisation des soins et des pratiques collaboratives. Nous croyons également qu’une meilleure délimitation de leur travail permettra aux médecins généralistes de porter un regard plus assuré sur leur propre expertise et peut-être ainsi de clarifier les demandes de référence faites à leurs collègues spécialisés.

Méthodologie

L’étude a été menée dans une clinique de médecine familiale du centre-ville de Montréal. Nous avons obtenu l’approbation du Comité d’éthique de la recherche du Centre intégré de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance. Cette clinique, où sont suivis 12 000 patients par 33 médecins est aussi un milieu d’enseignement pour 24 résidents en médecine familiale.

Afin de rehausser la qualité des soins et de l’enseignement offerts aux résidents omnipraticiens en santé mentale, cette clinique a mis sur place en 2012 une activité de formation et de collaboration en santé mentale pour les médecins et résidents de la clinique avec une équipe de professionnels ayant une pratique dédiée à la santé mentale (psychiatre, psychologue et travailleuse sociale).

Le but de cette activité est d’offrir un service de support aux omnipraticiens. Une fois par semaine, l’équipe se rassemble, évalue le patient et formule ensuite des recommandations au médecin traitant qui poursuit le suivi. Toutes les demandes sont acceptées et vues.

Un formulaire de demande très simple a été créé afin que les médecins référents puissent expliciter leur demande de référence à l’équipe. Ce formulaire comprend deux sections. Dans la première, les omnipraticiens sélectionnent un ou plusieurs des motifs de références classiques de consultations en santé mentale :

  1. Évaluation diagnostique ;

  2. Évaluation de la personnalité ;

  3. Opinion sur le traitement pharmacologique ;

  4. Ressources psychologiques ;

  5. Ressources sociales ou communautaires ;

  6. Conseils sur le cadre thérapeutique et les aspects relationnels ;

  7. Autre.

Dans la seconde section du formulaire, les médecins référents sont invités à exprimer leur demande, dans leurs mots, en quelques lignes.

Aucune directive supplémentaire n’a été donnée et aucune référence n’a été rejetée.

Nous avons recueilli et étudié un ensemble successif de références, de juin 2012 à juillet 2013 telles qu’elles se sont présentées à l’équipe, pour atteindre un total de n = 57 formulaires. Nous avons compilé la fréquence de sélection des 7 motifs de consultations sélectionnés sur le formulaire de référence. Cette information permet de cerner sommairement là où se situent les principaux besoins des médecins de famille dans le langage médical habituel.

Une approche qualitative d’analyse thématique nous a permis d’étudier la seconde section du formulaire. Cette analyse s’est faite en deux étapes.

  1. Analyse thématique par les chercheurs principaux. La codification a été initialement ouverte (aucun code préétabli d’avance) sur les 16 premières demandes. Les chercheurs ont comparé et confronté leurs analyses : un recodage et une discussion jusqu’à l’obtention d’un consensus ont été réalisés. 14 codes ont été identifiés comme les thèmes majeurs de demandes de consultation. Les chercheurs ont ensuite codé l’ensemble des 57 demandes. Puis, une codification sélective a permis de regrouper et catégoriser les grands thèmes. Finalement, six grandes catégories de besoins exprimés furent dégagées de l’analyse.

  2. Les résultats furent partagés avec des membres de l’équipe de la clinique qui ont procédé à leur tour au codage. Notre approche était ici une recherche active de réfutation : nous étions à la recherche d’opinions discordantes sur notre codage et notre analyse. Une travailleuse sociale et deux omnipraticiens ont ainsi procédé à ce contre-codage et un consensus a été obtenu autour des six grandes catégories finales.

Le processus d’analyse qualitative a été fait de manière complètement indépendante de la phase quantitative afin d’amener un autre angle d’analyse, un éclairage nouveau sur les données, une autre manière de comprendre la pratique des omnipraticiens et leurs besoins.

Résultats

L’analyse de la fréquence des motifs de référence classiques sélectionnés par les omnipraticiens permet de cerner sommairement, dans le langage médical habituel, là où se situent les principaux besoins ou limites des médecins omnipraticiens dans la prise en charge de leurs patients. Le graphique 1 permet de constater que les demandes pour opinion diagnostique (89,5 %) et pharmacologique (75,4 %) sont les plus populaires.

Graphique 1

Fréquence en pourcentage des thèmes de références classiques

Fréquence en pourcentage des thèmes de références classiques

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Graphique 2

Fréquences des thèmes de questionnement tirés de l’analyse qualitative

Fréquences des thèmes de questionnement tirés de l’analyse qualitative

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L’analyse qualitative de la seconde partie du questionnaire, dans laquelle les médecins étaient invités à décrire avec leurs mots les motifs de consultation a permis de dégager six grands motifs de référence. Le graphique 2 illustre la distribution de chacun de ces motifs. On peut observer une distribution assez homogène. Nous présentons ces six catégories plus précisément.

I – Normal ou pathologique

Face aux situations de vie difficiles et à la souffrance qu’elles génèrent à ses patients, le médecin omnipraticien doit déterminer qui est malade, qui est à risque de le devenir et surtout qui est à risque de le devenir s’il ne fait rien. Il reconnaît la détresse de son patient et la nature des symptômes, mais il hésite à situer ces plaintes dans le registre du pathologique et à les médicaliser. Il exprime le besoin d’avoir du soutien dans cette prise de décision.

« Patiente de 20 ans avec symptômes anxiodépressifs qui vit beaucoup de stress (sa mère a une maladie d’Alzheimer précoce et c’est elle qui s’en occupe). »

« Patiente sud-américaine au Canada depuis 2011. Difficultés d’intégration. Venue dans le but d’améliorer sa condition, mais se retrouve présentement isolée, en difficulté financière, sans emploi. Ne se sent pas supportée par son conjoint. Sautes d’humeurs, crise de colère parfois inappropriées. Difficulté à se prendre en main malgré son insatisfaction. Attentes irréalistes (ex. : veut attendre de trouver un travail dans un domaine précis alors qu’elle n’a pas d’expérience sur le marché du travail), prend décisions avec conséquences lourdes (ex. : veut ligature tubaire car ne se sent pas aidée par son mari pour les soins de son enfant). »

II – Impasse thérapeutique

Malgré un diagnostic et un plan de traitement établi (souvent par le psychiatre), le patient n’évolue pas favorablement. Le médecin se sent dépassé, il ne sait plus quoi faire. Il n’a pas les compétences, les ressources ou le temps pour soigner son patient de manière optimale et la problématique lui paraît complexe. Il demande implicitement une expertise spécialisée pour l’aider à sortir de l’impasse.

« Patiente suivie de longue date par moi. A déjà vu le psychiatre qui a posé un diagnostic de “dépression récurrente”. Ne vas pas bien. Était sous Wellbutrin 300 mg et depuis ce jour Attivan 0.5 à 1.0 HS PRN. 3 motifs : 1) traitement de l’insomnie ; 2) j’ai beaucoup de difficulté à monitorer si son état s’améliore ou non ; 3) elle perd du poids (environ 15 livres) avec Wellbutrin… ça m’inquiète. Cas discuté avec psychologue. Dysthymie ? Possiblement un axe 2 sous-jacent. »

« Patiente de 52 ans, insomnie réfractaire. Trouble limite très probable, impasse au niveau du travail (plusieurs programmes de retour/réorientation au travail). Fréquente deux fois par semaine une thérapie de groupe. Fréquente Narcotiques anonymes (ancienne toxicomane). Anxiété généralisée probable. Présente de l’insomnie initiale et de nombreux réveils en cours de nuit. Arrêt de travail récent secondaire à insomnie. Peut-on faire quelque chose pour l’aider au niveau insomnie, anxiété, travail (n’ose pas changer d’emploi, seul revenu) n’est jamais prête. Plan pharmaco, suivi +, merci de m’éclairer. »

III – Enjeux de collaboration interprofessionnelle ou intraprofessionnelle

Le médecin omnipraticien est un des seuls intervenants qui voit ses patients dans le cadre d’une relation à très long terme. Ceci fait en sorte qu’il doit constamment redéfinir son rôle en fonction de celui des autres intervenants qui seront de passage dans la vie du patient. Or, il ne sait plus qui est impliqué, qui ne l’est plus et pourquoi. Il se sent seul et/ou se plaint d’un manque de concertation ou de ressources. Ce troisième motif de référence situe le problème sur le plan de ces relations entre soignants.

« Homme de 61 ans, trouble panique avec agoraphobie + ou – TAG ? En attente de psychothérapie depuis des mois via CLSC. Baisse de fonctionnalité. Suivi SVP. »

« Était suivie à l’hôpital depuis longtemps en psychiatrie. Diabète, épilepsie. Isolement social, victime d’agression physique. Diagnostic posé par psychiatre de dysthymie, sous Effexor. Depuis quelques mois symptômes dépressifs, idées suicidaires, admise à l’urgence psy en décembre dernier… toujours pas de suivi… SVP confirmer le diagnostic et conseils thérapeutiques. »

IV – Complexité psychosoma

Dans ces demandes, le médecin évoque une condition médicale physique qui est en jeu parallèlement à la problématique de santé mentale. Le défi est sur tous les fronts, autant aux plans biologiques, psychologiques que social. Or le médecin généraliste a pour mandat spécifique de s’occuper des problèmes somatiques de son patient, ce que lui seul peut faire. C’est parfois la lourdeur des problèmes physiques qui, justement, rend l’épisode de santé mentale difficile pour l’omnipraticien.

« Évaluer la composante psychologique et/ou psychiatrique pouvant être en lien avec les symptômes physiques de patiente : douleurs cervicales, spasmes du larynx, intolérances multiples à des irritants (parfums, moisissures, etc.) fatigue, tendinites. »

« Établir un plan de traitement qui prenne en compte :
- La dépression majeure ;
- Le récent diagnostic de TDAH (à valider) ;
- La consommation de ROH et cocaïne ;
- Le contexte conjugal et familial ;
- Le départ du travail.

V – Pronostic

Le médecin se questionne ici sur les attentes au long cours qu’il peut avoir vis-à-vis d’un patient qui a une maladie chronique et est traité. Il n’y a peut-être pas de danger imminent, mais le médecin omnipraticien se demande s’il peut faire plus ou s’il doit se résigner à la situation actuelle et y résigner le patient aussi.

« Dysthymie persistante depuis plusieurs années avec périodes d’idées noires ; pas d’épisodes de manie. Bilans sanguins normaux. Psychothérapie au long cours. Un traitement pharmacologique devrait-il être réintroduit ? »

VI – Évaluation diagnostique classique

Il s’agit ici de la demande traditionnelle que les omnipraticiens adressent aux psychiatres en vue de poser un diagnostic et ajuster le traitement en conséquence.

« Femme de 42 ans, diagnostic MAB suivi psychologique terminé, sous Prozac 30 mg. Symptômes compatibles avec syndrome dysphorique prémenstruel, malgré Prozac. Tentative de contraceptifs oraux en cours. Votre avis sur le diagnostic MAB et optimisation du traitement. »

Discussion 

L’analyse quantitative des motifs de références révèle que les demandes exprimées par les omnipraticiens se situent principalement au niveau du diagnostic (89,5 %) et du traitement pharmacologique (75,4 %). Les médecins ont moins tendance à rechercher des avis sur les ressources et le cadre ou à mentionner d’autres attentes spécifiques. Ces résultats semblent confirmer ce que nous avons appelé la conception déficitaire de leurs compétences et de leur capacité à reconnaître et traiter les troubles mentaux. Nous pourrions analyser ces résultats de la même manière que la médecine et l’éducation médicale l’ont fait : il semble manquer aux omnipraticiens des compétences et des connaissances en diagnostic et en pharmacologie pour évaluer et prendre en charge adéquatement les problèmes de santé mentale de leurs patients.

L’analyse de la seconde partie apporte cependant une vision différente des besoins des omnipraticiens. La sixième catégorie (demande d’évaluation classique) qui dans le premier volet du questionnaire, celle qui était le plus souvent cochée par les omnipraticiens, devient la plus marginale (seulement dans 18 % des demandes) dans notre analyse qualitative des besoins exprimés. Lorsqu’on analyse le texte qui accompagne leur demande de consultation, on dévoile des questionnements qui semblent très ancrés dans le contexte particulier de leur pratique ; ainsi, leurs principales difficultés (environ les deux tiers) sont liées à :

  • départager le spectre du normal et du pathologique (I) ;

  • ajuster leurs attentes face au pronostic (II) ou dans le cadre d’une relation à long terme avec leur patient (V) ;

  • définir leurs rôles dans le contexte d’un suivi partagé complexe et changeant (III) ;

  • combiner ou intégrer les aspects psychologiques sociaux somatiques (IV) dans leur plan de traitement.

La frontière entre le normal et le pathologique, l’incertitude quant au pronostic, le caractère longitudinal de la relation, la proximité du soma et les enjeux de collaboration sont donc autant de variables propres à la première ligne, et qui influencent les demandes de consultation auprès d’une équipe spécialisée en santé mentale.

Il est important de faire ressortir que ces besoins sont inférés, via une analyse qualitative, des descriptions que font les médecins des enjeux cliniques qui les préoccupent et des descriptions qu’ils dressent spontanément des problématiques de leurs patients. L’analyse illustre et fait ressortir le contraste entre les données quantitatives et qualitatives. Les médecins ont manifestement besoin d’avis spécialisés sur le partage de travail, sur le cadre relationnel et sur le rôle qu’ils doivent adopter dans leur prise en charge non seulement des troubles mentaux, mais des autres aspects de la santé de leur patient. Mais force est d’admettre que plutôt que de demander explicitement un avis sur ces enjeux, ils expriment leurs besoins à travers le langage médical classique dans lequel la demande d’opinion diagnostique ou thérapeutique assure la légitimité des demandes de consultation, comme dans toutes les spécialités médicales par ailleurs.

Conclusion

On demande aujourd’hui aux médecins omnipraticiens d’assumer le suivi de la grande majorité des problèmes de santé mentale de la population qui les consulte. Les efforts récemment déployés pour soutenir cette pratique tendent cependant à ne pas tenir compte de certaines spécificités de la pratique en première ligne tout en ternissant considérablement l’image de leur expertise. L’enseignement actuellement offert aux omnipraticiens est souvent centré sur la maladie, sur le diagnostic et le traitement par exemple de la dépression, du TDAH et des troubles anxieux. De plus, le mode de référence traditionnel qui leur permet de référer leurs patients vers des soins ou un éclairage plus spécialisés (et qu’eux-mêmes adoptent) a tendance à reposer sur un partage d’informations cliniques et factuelles concernant ces maladies.

Nos résultats ne remettent pas en cause l’existence de besoins de formation et de soutien en santé mentale chez les omnipraticiens. Mais notre analyse laisse à penser que l’enseignement peut se tromper de cibles. Le paradigme psychiatrique actuel ne semble pas disposer des outils et des connaissances suffisantes – ou il ne les mobilise pas – pour bien répondre aux besoins exprimés dans notre étude par les médecins omnipraticiens. Il faudra peut-être faire appel à un nouveau champ de connaissance, reposant sur une vision plus généraliste du corps et de la psyché, de la santé et de la maladie, et qui tienne mieux compte de la relation qui s’établit entre le patient et ses soignants.

Cette étude dégage certains axes autour desquels on peut d’ores et déjà articuler les efforts de collaboration, d’enseignement et d’organisation de soins en santé mentale de première ligne. La connaissance des compétences et des limites du champ de pratique de chacun des membres de l’équipe est un des déterminants principaux d’un travail interprofessionnel harmonieux et efficace. Cette collaboration interprofessionnelle gagnerait à être enseignée et mieux balisée dans le réseau des soins offerts en santé mentale. Notre étude contribue à démontrer, à l’instar de plusieurs autres, que la collaboration doit reposer sur des connaissances et compétences plus globales et complexes que ce qui transige comme information via un simple partage de nomenclature psychiatrique centré sur la maladie. De même, l’établissement d’un bon pronostic semble être un besoin sous-tendant les consultations et il y aurait beaucoup à gagner à mieux étudier et enseigner les facteurs qui contribuent à l’éclairer. On peut penser que la question du pronostic rejoint celle de la collaboration surtout dans les cas complexes qui exigent l’adoption d’une perspective globale dépassant l’expertise de chacun. Comme nous l’avons vu en introduction, le paradigme psychiatrique actuel, sous l’influence notamment des critères diagnostiques du DSM entraîne, de l’avis de plusieurs, une surmédicalisation alarmante des problèmes de la vie courante. Différencier le normal du pathologique sera peut-être le grand défi du 21e siècle et il y a fort à parier que la psychiatrie et même la médecine ne pourront le résoudre sur la base de leur seule expertise.

Cette étude comporte des limites. La recherche est essentiellement exploratoire et ne permet pas de généraliser les besoins perçus à tous les omnipraticiens. Le caractère hétérogène de la pratique rend toute généralisation périlleuse. De plus, nous n’avons étudié que les situations ou les médecins traitants demandent de l’aide. Il ne faudrait pas conclure qu’aucun besoin n’est ressenti dans la vaste majorité des cas qu’ils suivent seuls. Il n’est pas non plus exclu que certains besoins exprimés par les médecins omnipraticiens soient également ressentis par les professionnels ayant une expertise plus spécialisée.