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Ville cosmopolite et de culture, réputée pour ses nombreux spectacles, festivals et lieux de divertissements, Montréal recèle hélas une toute autre réalité — celle d’une population marginalisée, pauvre et parfois affligée de graves problèmes de santé mentale et de toxicomanie. Quiconque parcourt les rues du centre-ville de la métropole en est témoin quotidiennement — un vieil homme au comportement bizarre marmonnant un discours incohérent, une jeune femme à moitié consciente affaissée dans une ruelle — ce sont là des scènes courantes qu’il est tentant d’ignorer soit en détournant le regard, soit en changeant de trottoir.

La coexistence de la toxicomanie et des troubles mentaux peut avoir des effets dévastateurs sur les personnes qui en souffrent. Si la présence de la maladie mentale augmente nettement les chances d’avoir un problème de consommation d’alcool ou de drogues, l’inverse est tout aussi vrai (Rush et al., 2008). Ce type de comorbidité est très répandu, tant dans les centres de services communautaires qu’en milieux hospitaliers urbains. Montréal ne fait pas exception. Intervenants et professionnels de la santé, toutes spécialités confondues, sont confrontés quotidiennement à ces cas de « double diagnostic ». Malgré la proximité et l’abondance des ressources, la prise en charge de ces patients demeure complexe et difficile. Dans cet article, nous tentons de disséquer les différents modèles de gestion des soins dispensés à cette clientèle dans le centre-ville de Montréal ; nous traitons également de la création de l’Unité de Psychiatrie des Toxicomanies au Centre hospitalier de l’Université de Montréal, et des défis et problèmes rencontrés lors de l’implantation d’un programme basé sur un modèle d’organisation multidisciplinaire intégré.

Barrières théoriques et locales au traitement des populations avec des problèmes comorbides

Étendue de la problématique

La comorbidité entre la toxicomanie, incluant les diagnostics d’abus et de dépendance (voir le tableau 1), et d’autres troubles mentaux a fait l’objet de nombreuses études depuis le début des années quatre-vingt (Adlaf et al., 2005 ; Kairouz et al., 2008 ; Kessler et al., 2005 ; Ronald et al., 2004 et SAMHSA, 2010). Nous ne réviserons pas les données épidémiologiques sur ce sujet de manière détaillée, mais il faut toutefois mentionner que la présence de maladie mentale double le risque de souffrir d’alcoolisme et le risque est triplé lorsqu’il s’agit de drogues illégales. Les consommateurs de drogues auraient quant à eux trois à quatre fois plus de chances de développer un problème de santé mentale (Rush et al., 2008). Le Québec ne semble pas échapper à la règle. En effet, les Québécois qui ont souffert d’un trouble d’anxiété ou de l’humeur durant la dernière année ont quatre fois plus de chance de développer une dépendance à l’alcool que le reste de la population. Selon Kairouz et al. (2008), les troubles de l’humeur sont souvent associés à la consommation de cannabis (environ deux fois plus de risque) ; les troubles anxieux ou de l’humeur sont également associés à la consommation de drogues illicites (environ quatre fois plus de risque). Les auteurs d’une étude récente sur le système de santé mentale en Ontario évaluaient à 18,5 % le taux de comorbidité psychiatrique chez les toxicomanes, les personnes souffrant de troubles de la personnalité (34 %) et les jeunes adultes (55 %) étant les plus touchés. Les patients avec un « double diagnostic » ont plus souvent des comportements antisociaux et des problèmes avec la justice. De plus, le risque de suicide chez ces personnes est plus élevé et l’adhésion aux traitements est limitée (Rush et Koegl, 2008 ; American Psychiatric Association, 2006) ; 28 % des patients hospitalisés dans un centre tertiaire présenteraient un « double diagnostic ». Dans certains centres de psychiatrie en milieu urbain, la comorbidité serait trois fois plus prévalente qu’en milieu rural avec un taux pouvant dépasser les 50 %, comme c’est le cas à Montréal (Rush et Koegl, 2008).

Tableau 1

Définition des diagnostics d’abus et de dépendance à une substance, selon le DSM-IV-TR

Définition des diagnostics d’abus et de dépendance à une substance, selon le DSM-IV-TR

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Approches et modèles de traitement du « double diagnostic »

Parallèlement à la reconnaissance de l’ampleur du problème du « double diagnostic », les approches thérapeutiques pour ces patients ont aussi évolué. Plusieurs approches pharmacologiques (par exemple, antidépresseurs, antipsychotiques, traitements de substitution à la méthadone) de même que non pharmacologiques (thérapies cognitivo-comportementales, approches motivationnelles, etc.) sont maintenant disponibles dans le traitement tant de la toxicomanie que des troubles psychiatriques. Il y a eu également le développement d’interventions spécialisées qui ciblent les deux problématiques de façon simultanée (APA, 2006) durant les dernières années. Toutefois, les principales barrières au traitement des comorbidités, à tout le moins dans la région de Montréal, semblent historiquement être situées davantage du côté de la stratégie de coordination des soins plutôt que dans la nature même des interventions. Une présentation détaillée du traitement des troubles concomitants est bien au-delà de la portée de cet article. Nous nous contentons ici de vous présenter les différents modèles d’organisation de soins afin de mieux saisir la conceptualisation du programme instauré au CHUM. Alors que les approches de traitement traditionnelles des patients présentant un « double diagnostic » privilégient une démarche séquentielle ou parallèle, le traitement intégré des deux problématiques semble s’avérer plus efficace.

Une approche séquentielle consiste à traiter l’un des deux diagnostics en premier jusqu’à sa résolution puis d’aborder le second. Les traitements se font donc l’un après l’autre dans des lieux différents et avec deux équipes distinctes. C’est une approche qui peut avoir pour effet de créer un cercle vicieux où le patient se voit refuser l’accès aux soins pour les deux problématiques. En effet, il peut y avoir une divergence d’opinions entre les intervenants en toxicomanie et en psychiatrie sur le problème à prioriser. Par exemple, le patient qui souffre d’une maladie bipolaire peut se voir refuser une aide pour sa consommation de drogues ou d’alcool tant qu’il n’est pas traité avec un stabilisateur de l’humeur, alors que son psychiatre exige qu’il cesse de consommer avant de lui prescrire une telle médication. Le fait que chacun des problèmes puisse exacerber et influencer le pronostic de l’autre n’est souvent pas pris en considération. Il est aussi difficile pour les différents intervenants d’arriver à un commun accord sur la définition d’un problème de santé mentale stabilisé sachant qu’il s’agit souvent de problématiques persistantes et chroniques. Même quand le traitement séquentiel est effectivement mis en place, d’autres problèmes peuvent survenir. Malgré le transfert de données cliniques d’une équipe à l’autre, une quantité non négligeable d’informations plus subtiles sont perdues dans la transition entre deux programmes, sans compter que l’alliance thérapeutique est à rebâtir. Cet arrimage ne va pas de soi et l’absence de coordination des soins peut laisser le patient dans un état de grande vulnérabilité. Lorsqu’un patient présente un trouble de santé mentale sévère s’accompagnant d’un manque d’autocritique et de motivation, son pronostic s’assombrit drastiquement (Drake et Mueser, 2005 ; Mueser et al., 2003 ; Rivard 2010).

Le traitement parallèle apporte une prise en charge simultanée des deux problèmes par une équipe en santé mentale et une équipe en toxicomanie travaillant indépendamment et séparément, souvent dans des institutions différentes. Cette approche est encore assez répandue et représente au Québec et dans la région de Montréal, la façon de faire la plus courante. Elle n’est pas mauvaise en soi si les deux parties peuvent communiquer de façon adéquate. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Les embûches administratives et organisationnelles sont souvent de taille tant pour le patient que les intervenants. Les philosophies de traitement et les approches préconisées par chacune des équipes sont parfois contradictoires ; la tâche d’intégration des deux traitements revient alors au patient, ce qui n’est pas toujours possible.

Les pertes au suivi peuvent facilement passer inaperçues, car il n’est pas toujours établi à qui revient la prise en charge globale du patient (Drake et Mueser, 2005 ; Mueser et al., 2003 ; Rivard 2010 ; Rush et al., 2002)

Accès et barrières au traitement : la situation montréalaise

Dans un milieu urbain comme le centre-ville de Montréal, les ressources en psychiatrie et en toxicomanie sont multiples, mais les membres des différentes équipes se connaissent peu et n’ont généralement pas l’habitude de travailler ensemble. Il devient alors encore plus difficile de mettre en place un système de traitement séquentiel ou parallèle efficace. En outre, la clientèle marginale du centre-ville a souvent tendance à consulter successivement les ressources les unes après les autres sans jamais être vraiment prise en charge de façon globale par l’une d’entre elles. À chaque changement de ressource, la problématique doit être réévaluée de façon exhaustive et les liens de collaboration sont à établir à nouveau, non seulement avec le patient, mais entre les équipes de psychiatrie et de toxicomanie.

Vers la fin des années 80, plusieurs études ont mis en évidence les piètres résultats des approches traditionnelles pour certains groupes de patients et ont tenté d’en cibler les raisons. Les approches de traitement intégré ont commencé à voir le jour et à se répandre (Drake et Mueser, 2005 ; Rush et al., 2002) Le principe de base du traitement intégré est de fournir au sein d’une même équipe, un traitement simultané pour les deux diagnostics. On ne cherche pas à savoir quel problème s’est présenté avant l’autre ou si l’un cause l’autre. Dans cette approche, les deux troubles sont primaires jusqu’à preuve du contraire. Il n’est pas attendu que le trouble de consommation rentre dans l’ordre une fois le trouble psychiatrique concomitant traité, et vice-versa. Le clinicien prend la responsabilité des soins du patient de façon globale et coordonne les interventions entreprises par son équipe. Cela permet de réduire les différences de philosophies, et de faciliter la communication et le suivi d’une même ligne directrice tout en réduisant les problèmes organisationnels et administratifs. Le fonctionnement global et la qualité de vie du patient sont aussi pris en compte dans une perspective de suivi à long terme.

Une des premières tâches de l’approche intégrée est de réduire les conséquences négatives immédiates. Cela inclut la prise en charge des symptômes psychiatriques graves, comme la psychose et la gestion du risque suicidaire, tout en tenant compte des symptômes de sevrage ou d’intoxication. Pour être en mesure d’y parvenir, il faut tenir compte de la difficulté de cette clientèle à établir un lien avec le système de santé et leur faible degré d’adhésion au traitement. Des équipes d’intervention sur le terrain dites « outreach », sont parfois nécessaires pour entamer le traitement. Pour maintenir le lien, l’attribution d’un intervenant pivot ou « case manager » est importante. Un suivi serré est crucial et peut inclure l’aide au logement, la gestion de la médication, des tests de dépistage urinaires, de l’aide pour les activités de la vie domestique, l’aide à la gestion des finances, l’aide à la recherche d’emploi et parfois des programmes intensifs de jour ou des services en établissement. Les décisions conjointes et partagées avec le patient sont privilégiées, et favorisent une diminution des pertes au suivi et de la non-adhésion au traitement. Il peut arriver que des mesures légales deviennent nécessaires et malheureusement inévitables pour amener certains patients avec des troubles mentaux graves à être traités.

Montréal compte une grande variété de programmes de traitement pour les personnes qui souffrent de troubles de dépendance, de même que pour celles avec des troubles mentaux. Au chapitre des troubles de dépendance, plusieurs organismes communautaires ont vu le jour dans les dernières décennies. Ces organismes (par exemple CACTUS, Spectre de rue et DOPAMINE), s’attaquent aux conséquences de la consommation ou viennent en aide à des groupes socialement marginalisés. Des centres de traitement privés comme Le Portage offrent aussi des services depuis maintenant près de 40 ans. Des programmes axés sur le traitement d’autres maladies fréquemment rencontrées chez les utilisateurs de drogues, comme le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), offrent également des traitements de la toxicomanie ; la clinique l’Actuel en est un bon exemple. Des cliniques de maintien à la méthadone comme le CRAN et Relais-Méthadone, ont aussi vu le jour et offrent des traitements de remplacement aux opiacés qui se sont avérés efficaces. En août 2007, le Centre Dollard-Cormier a reçu la désignation d’institut universitaire sur les dépendances du gouvernement du Québec. On y prodigue des interventions principalement psychosociales, et les services sont répartis entre plusieurs programmes ciblant des clientèles spécifiques comme les programmes jeunesse et itinérance, par exemple. Finalement, notons la présence de plusieurs dizaines de sites où se tiennent des rencontres de groupes basées sur les 12 étapes préconisées par Alcooliques Anonymes et Narcotiques Anonymes. Il ne s’agit pas évidemment d’une revue systématique et exhaustive des services offerts aux populations souffrant de toxicomanie ; il ne fait aucun doute que plusieurs autres organismes s’y consacrent également.

Du côté de la santé mentale, les services psychiatriques sont maintenant organisés en 1re, 2e et 3e ligne. Les soins de 1re ligne sont prodigués dans chacun des Centres de Santé et des Services sociaux (CSSS), le plus souvent par un médecin de famille entouré d’intervenants psychosociaux. Les psychologues qui pratiquent dans les bureaux privés sont également très souvent sollicités. Les soins de 2e ligne correspondent aux services psychiatriques internes et externes plus classiques, souvent localisés en milieu hospitalier. Une des particularités des milieux urbains comme c’est le cas de Montréal, est la présence de cliniques où sont offerts des soins surspécialisés de 3e ligne pour des pathologies psychiatriques spécifiques comme les premiers épisodes psychotiques ou les troubles alimentaires. Notons aussi la présence de plusieurs organismes communautaires oeuvrant auprès de clientèles avec des troubles psychiatriques, de même que des regroupements de patients comme Revivre qui offrent une multitude de services hors du cadre hospitalier aux patients atteints de troubles affectifs ou à leur entourage.

Bien que les modèles traditionnels (et existants) de traitement puissent être suffisants pour un grand nombre de patients, une partie importante de la population avec des troubles comorbides semble avoir besoin d’interventions plus intégrées. Malgré l’abondance et la grande diversité de ressources hospitalières et communautaires pour les personnes avec des troubles de dépendance de même que pour celles avec un trouble mental, les programmes qui offrent des services intégrés (médicaux et psychosociaux) pour les deux problématiques sont quasi inexistants. Notons la présence d’un programme de comorbidité affilié à l’Université McGill, et la Clinique Cormier-Lafontaine, qui oeuvrent sous l’égide du Centre Dollard-Cormier et de l’hôpital Louis-Hippolyte Lafontaine. Au moment d’écrire ces lignes, cette clinique offrait des services psychiatriques externes aux patients souffrant de toxicomanie à raison d’un demi-temps de psychiatre en plus d’intervenants paramédicaux. Certains centres de traitement de toxicomanie ont développé des programmes « santé mentale » qui incluent des soins psychosociaux et arriment la clientèle avec les services psychiatriques standards ; les efforts déployés pour coordonner les soins sont louables et utiles pour bon nombre de patients, mais cette stratégie correspond souvent à un modèle de traitement parallèle. Compte tenu de la population de la région métropolitaine de Montréal (3 millions d’habitants) et des avantages énumérés plus tôt du traitement intégré de la comorbidité psychiatrie-toxicomanie pour certains groupes plus vulnérables, nul besoin d’ajouter que l’offre de services était, et demeure, insuffisante. De plus, il importe de préciser que le modèle de traitement intégré fait référence au traitement « sous le même toit » de deux ou plusieurs problématiques. Au cours des dernières années, nous avons constaté une plus grande ouverture tant dans le milieu de la toxicomanie que de la psychiatrie vis-à-vis les patients atteints de « l’autre » problématique. Cette ouverture ne fait toutefois pas de ces programmes des milieux de traitement intégré, surtout si on n’y fait que « tolérer » plutôt que de s’attaquer aux deux problématiques de façon spécifique, simultanée et intégrée.

Historique et démarche organisationnelle de l’Unité de Psychiatrie des Toxicomanies (UPT) du CHUM

Naissance de l’UPT

Devant la rareté des services cliniques destinés au traitement des patients souffrant à la fois de troubles psychiatriques et de troubles liés à l’usage abusif de substances, et face à la forte prévalence au Québec de ce genre de comorbidité, la mise en place au CHUM d’un programme de traitement intégré s’imposait. Ce programme a vu le jour vers 2008 avec le recrutement de deux psychiatres, coauteurs de ce texte. Dès le départ, il était prévu que le programme comporterait un aspect clinique et un aspect scientifique opérant en étroite symbiose. Le volet clinique, dirigé par la docteure Florence Chanut, a pris naissance en janvier 2009. Le volet recherche scientifique fut mis en branle à l’été 2010 avec l’arrivée du docteur Jutras-Aswad. L’UPT s’est aussi fixé une mission pédagogique, particulièrement auprès des résidents en psychiatrie de l’Université de Montréal et de fellows d’autres institutions universitaires. Dès la première heure, l’UPT a bénéficié de l’appui favorable et enthousiaste du service de médecine des toxicomanies du CHUM, en place depuis plus de 30 ans, et du département de psychiatrie de la même institution. Grâce à cette alliance, quasi impensable ailleurs au Québec, nous avons pu dégager suffisamment de ressources humaines et matérielles pour l’éventuelle mise sur pied d’une équipe de professionnels à la jonction de la toxicomanie et de la psychiatrie. Ainsi est née l’UPT, un service de traitement intégré de 3e ligne, voué aux patients pour qui la comorbidité psychiatrique et médicale sévère était un obstacle à l’obtention de soins adéquats dans les structures de traitement existantes.

Conceptualisation de la programmation clinique

La conceptualisation du volet clinique fait écho aux travaux et modèles développés par nos précurseurs dans le traitement intégré des troubles de psychiatrie et de toxicomanie, notamment l’équipe de Kim Mueser, Robert Drake et autres collaborateurs (Mueser et al., 2003), ainsi que le tandem de Miller et Rollnick à qui l’on doit la théorie de l’entretien motivationnel (Miller et Rollnick, 2002). La programmation clinique de l’UPT est conçue en fonction, et s’articule autour des stades de disposition au changement élaborés par Prochaska et DiClemente dans leur modèle transthéorique (Prochaska et DiClemente, 1984). Ce modèle préconise le recours à une diversité de modalités thérapeutiques ciblées en fonction du stade de changement observé chez le patient, plutôt qu’un traitement passe-partout. Le bien fondé d’une telle approche semble se confirmer tant sur le plan théorique que pratique comme en témoigne la littérature récente sur le sujet. Ainsi, la trajectoire thérapeutique s’établit au jour le jour selon son adéquation avec les situations que vit la personne, plutôt qu’en fonction d’un problème de substance ou d’un trouble psychiatrique quelconque. Cette orientation thérapeutique exige un degré élevé de vigilance de la part de toute l’équipe, incluant un suivi serré de l’évolution clinique du patient et de constants ajustements. Elle nécessite également la prise en compte des deux grandes catégories de syndromes psychiatriques permettant d’orienter les patients vers les soins cliniques indiqués dans leur cas, surtout en ce qui concerne les thérapies de groupe. Sont ainsi regroupés les patients souffrant de troubles psychotiques chroniques et de troubles cognitifs significatifs, et les personnes atteintes de troubles de la lignée affective au sens large soit, les troubles de l’humeur, de l’anxiété et de la personnalité des groupes B et C. Pour répondre adéquatement aux besoins spécifiques de chaque clientèle, la programmation clinique doit par définition être complexe et diversifiée. Un troisième facteur important dans la planification intégrée des soins est la présence de comorbidités médicales comme l’hépatite C aiguë ou chronique, un statut de porteur d’une greffe hépatique, ou une encéphalopathie. La présence de comorbidité peut influer sur les choix thérapeutiques de l’équipe et entraîner l’ajout de nouveaux soins médicaux et, au besoin, une période d’hospitalisation.

Continuum de soins selon le niveau d’intensité requis dans le traitement

L’UPT du CHUM dispose d’un atout majeur qui en constitue l’apanage : la possibilité de compter sur un continuum intégré de soins qui inclut les urgences médicales et psychiatriques du CHUM, les lits d’hospitalisation en médecine et psychiatrie des toxicomanies et la clinique externe de psychiatrie des toxicomanies intégrée au service de médecine des toxicomanies de l’Hôpital St-Luc (voir le tableau 2). Grâce à ce continuum de soins, nous sommes en mesure de répondre adéquatement et de façon sécuritaire aux besoins d’une population particulièrement sujette à des crises médicales et psychosociales (Mueser et al., 2003, 21) Nous sommes d’avis que la possibilité de moduler aisément l’intensité des soins prodigués au sein d’une même institution pourrait favoriser une meilleure adhésion au traitement. En effet, un continuum de services permet d’éviter les interruptions de traitement qui surviennent invariablement lorsqu’un patient instable est ballotté d’un service à l’autre avec parfois de longs temps d’attente entre chacun, ou qu’il se voit carrément refuser des soins. En outre, ce mode de fonctionnement aide à mieux gérer les facteurs de dangerosité (complications médicales générales, idées ou gestes auto ou hétéro-agressifs) (Rush et Koegl, 2008), qui contribuent à augmenter le degré de satisfaction professionnelle et de rétention des cliniciens impliqués. En complément, les psychiatres de l’Unité offrent des services de consultation et de soins partagés de type consultation-liaison aux patients hospitalisés à l’unité de médecine des toxicomanies et au service d’hépatologie du CHUM.

Tableau 2

Continuum des services cliniques offerts à l’Unité de psychiatrie des toxicomanies

Continuum des services cliniques offerts à l’Unité de psychiatrie des toxicomanies

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Types de modalités thérapeutiques

La coexistence de troubles psychiatriques, de toxicomanie et de problèmes médicaux associés à l’abus de substances nécessite une programmation clinique souple, conciliant différentes modalités thérapeutiques. Tout d’abord, un psychiatre de l’Unité doit exercer un suivi étroit avec l’aide d’un intervenant pivot de l’équipe interdisciplinaire (travailleur social, infirmier/infirmière ou ergothérapeute). Ensemble, ils chapeautent la prestation des soins dans son ensemble, de l’évaluation initiale jusqu’à la fin de l’intervention, l’objectif premier étant de s’assurer que les priorités changeantes soient respectées en tout temps pour ce qui est des besoins du patient. Le suivi psychiatrique inclut l’usage prudent et rationnel de la pharmacothérapie (molécules servant au sevrage ou au traitement de la toxicomanie, et molécules traditionnellement utilisées dans le traitement des troubles psychiatriques). À cela peuvent s’ajouter des interventions individuelles supplémentaires notamment, des entretiens motivationnels, une psychothérapie de soutien ou, si disponible, une thérapie cognitive comportementale ciblée. Ces interventions ont pour but de personnaliser le protocole de soins requis par chaque individu. Elles permettent également de moduler le suivi externe et l’intensité du traitement selon la disposition au changement du patient ; lorsque ce dernier traverse une phase particulièrement éprouvante reliée à l’une ou l’autre de ses comorbidités, par exemple.

Les psychothérapies de groupe sont partie intégrante de l’offre de soins. Nous comptons à l’heure actuelle deux types de groupe à l’unité d’hospitalisation et quatre autres à la clinique externe. Le but premier de ces interventions est de répondre aux attentes communes à la clientèle, avant même d’aborder les besoins spécifiques de chaque individu. Par la suite, chaque groupe d’intervention jouera un rôle particulier dans la progression du patient. Par exemple, un groupe d’accueil s’emploiera à fidéliser le patient au traitement, mais sans plus, alors qu’un groupe de réadaptation accompagnera le patient dans son parcours de réinsertion sociale une fois que sa condition aura été jugée stable.

Compte tenu du taux d’absentéisme notoire chez ce type de clientèle, cette organisation des soins favorise une utilisation rationnelle des ressources humaines ; par ailleurs, elle permet de tirer avantage du modèle thérapeutique de groupe qui est de renforcer la solidarité et le sentiment d’appartenance chez les participants, et d’accroître leurs habiletés sociales et relationnelles souvent intriquées à l’ensemble du problème. À l’unité d’hospitalisation de l’UPT, la programmation psychothérapeutique de groupe comprend deux sessions hebdomadaires, l’une axée sur la motivation personnelle, l’autre axée sur la gestion de l’anxiété et des difficultés de sommeil par les techniques du yoga. À la clinique externe de l’UPT, un groupe d’accueil appelé « Accès-Cible » utilise la psychoéducation interactive jumelée à d’autres stratégies pour accroître le niveau d’engagement des patients (rappels téléphoniques, liaison avec l’intervenant pivot, etc.). Un autre groupe, dénommé « Réadaptation, Dépendance et Impulsivité » ou RDI, emploie des stratégies cognitives et comportementales proactives pour réduire l’usage de substances et prévenir la rechute. Un groupe hebdomadaire axée sur le développement d’habiletés sociales et de l’autonomie dans les activités quotidiennes est également offert aux personnes qui éprouvent des difficultés ou qui présentent des déficits sur le plan fonctionnel. Cette formule s’est avérée efficace dans le traitement de la dépendance à l’alcool (Miller et al., 2003) et dans le traitement de différentes pathologies psychiatriques. Pour sa part, le groupe de réinsertion sociale « Retour aux Activités Productives » ou RAP utilise une approche cognitive et comportementale pour fournir un accompagnement actif aux patients ayant atteint une stabilité dans leur usage de substances et leur condition psychiatrique depuis quelques mois.

Désireux de venir en aide à une population socialement vulnérable et souvent laissée pour compte et en accord avec la direction de l’hôpital, le Service de médecine des toxicomanies s’était engagé depuis un moment à prodiguer des soins aux patients n’ayant ni preuve de résidence, ni de carte d’assurance-maladie. La démarche de l’UPT s’insère dans cette prise de position. En revanche, les patients éligibles doivent s’engager à entreprendre les démarches nécessaires à l’obtention d’une carte valide de la Régie de l’assurance-maladie du Québec (RAMQ) avec l’aide des travailleurs sociaux de l’équipe pendant leur épisode de soins. Cette concession administrative constitue un assouplissement des critères d’admissibilité en faveur de la population itinérante, et contribue à briser le cercle vicieux des consultations à répétition en salle d’urgence.

Défis pour l’UPT

Les défis sont de taille lorsqu’il s’agit d’arrimer de façon efficace les multiples services pour le traitement de la toxicomanie et des problèmes de santé mentale en milieux urbains, et à Montréal en particulier. Bien entendu, il faut éviter les dédoublements de services inutiles et coûteux ; il faut aussi favoriser un enchaînement ininterrompu des épisodes de soins pour prévenir l’instabilité d’une clientèle particulièrement vulnérable. Malheureusement, chaque organisme fonctionne selon ses modèles de références, ses critères d’accès et ses listes d’attente. Chacun de ces facteurs est susceptible de retarder, voire mettre en péril, la continuité du processus de rétablissement et de réadaptation une fois la phase de stabilisation atteinte à l’UPT. Autre obstacle majeur, la rareté notoire de logements à prix modique ou en milieu protégé et la discrimination systémique envers cette clientèle aux antécédents de toxicomanie ou de trouble psychiatrique. En effet, sans de meilleures conditions de vie et un environnement sain, les efforts déployés pour aider ces gens à se rétablir pourraient facilement se solder par un échec et ce, en dépit d’un suivi thérapeutique intensif. Pour arriver enfin à travailler ensemble à l’encadrement de cette clientèle, il restera aussi à surmonter les années de méconnaissance et de méfiance réciproques entretenues par les différentes institutions, tant en milieux hospitaliers que communautaires. À cet égard, la reconnaissance accrue et la valorisation d’approches novatrices dans le traitement de troubles concomitants apportent une lueur d’espoir. Grâce à de petits gestes dans ce sens de la part de tous les partenaires impliqués, nous pouvons collectivement espérer voir cette population particulièrement vulnérable bénéficier bientôt d’un traitement adapté et livré en temps opportun.

Nous avons cru légitime de nous appuyer sur des modèles reconnus et éprouvés scientifiquement, mais il nous faudra quelque temps pour évaluer ce programme nouvellement créé quant à son adéquation avec le contexte et les besoins de la population montréalaise. Nous avons déjà entamé un processus dans ce sens qui nous permettra d’obtenir des mesures au niveau de la consommation et des symptômes psychiatriques, du fonctionnement et du degré de satisfaction face aux soins intégrés et aux interventions cliniques. Par ailleurs, l’Unité est aussi dotée d’une équipe de chercheurs dédiés au développement de nouveaux traitements et modèles de soins pour les populations aux prises avec un problème de comorbidité. Le bassin de population montréalaise et l’existence d’un Centre de recherche au sein du CHUM sont favorables à la mise en oeuvre de nouveaux protocoles. Un tel programme de recherche contribue au mandat académique de l’Unité et à son rôle crucial de moteur de développement et de transmission des connaissances.

Conclusion

La prévalence de patients avec des troubles concomitants psychiatrique et de toxicomanie est considérable, et cette comorbidité est associée à une évolution pernicieuse, surtout lorsqu’elle n’est pas prise en charge adéquatement. On sait que Montréal, comme bon nombre de grands centres urbains, est un lieu d’accueil pour beaucoup de ces individus qualifiés de « marginaux ». L’acceptation passive de cet état de fait, le manque de coordination de ressources théoriquement abondantes, ainsi que la nature même de la métropole semblent avoir contribué à la genèse de cette problématique devenue épidémiologique. Malgré la diversité des services offerts pour traiter chacune de ces affections individuellement, la région métropolitaine montréalaise montre de graves lacunes quant à l’intégration des différentes modalités de traitement. La création au CHUM d’un programme interdisciplinaire de traitement intégré tente de contribuer à corriger la situation précaire d’une population vulnérable à maints égards et ayant des besoins multiples. La mise en oeuvre de ce projet n’a pas été sans susciter des difficultés et une bonne part de défis. Les solutions s’avéreront sûrement tout aussi complexes que l’est la population concernée, et devront inévitablement refléter la spécificité des enjeux socioculturels, institutionnels et administratifs de la métropole.