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Au Québec, dans les années 1950, la psychiatrie n’existait pas comme telle en tant que spécialité. Ce que nous avions, c’était la neuropsychiatrie. De quoi s’agissait-il ? D’une spécialité qui reposait sur les épaules des neurologues qui acceptaient de s’occuper des cas de psychiatrie, que peu de médecins voulaient traiter à ce moment-là.

Le noyau du groupe des neurologues était composé d’éminents médecins, chefs de départements de neurologie dans les deux plus grands hôpitaux universitaires du temps chez les francophones : Notre-Dame avec le Dr Roma Amyot et l’Hôtel-Dieu avec le Dr Jean Saucier. Ces médecins avaient étudié en Europe, notamment en France, et se révélaient des disciples de l’école de Charcot, fin du 19e siècle, et de sa grande tradition neuropsychiatrique.

Ces chefs étaient à la tête de départements hospitaliers où ils pouvaient suivre de près des patients psychiatriques trop souffrants pour être traités en consultation externe. Seuls les névrosés, soit les hystériques, les obsessionnels, les neurasthéniques et les déprimés, pouvaient bénéficier de ces hospitalisations qui débordaient parfois dans les services de médecine interne. Plusieurs de ces patients présentaient des symptômes organiques qui nécessitaient des investigations médicales profondes pour éliminer toute pathologie organique.

La solution la plus recherchée, mais parfois coûteuse en ces temps pré-RAMQ (Régie d’Assurance Maladie du Québec), était l’hospitalisation en clinique privée : du côté francophone montréalais, il n’en existait qu’une, Albert-Prévost. Fondée en 1919 par un de ces jeunes neurologues issus des grands hôpitaux, elle était située au bord de la rivière des Prairies, au nord-ouest de l’île de Montréal, dans un cadre enchanteur qui servait alors de coin de villégiature pour les nantis de la rue Sherbrooke, du carré Saint-Louis et du boulevard Saint-Joseph. Malheureusement, le Dr Albert Prévost mourut très jeune, en 1926, dans un accident d’auto un soir pluvieux d’automne alors qu’il se rendait au chevet d’une de ses patientes. Heureusement, deux infirmières exceptionnelles, soutenues par les neurologues des grands hôpitaux, prirent la direction de l’Institut Albert-Prévost pour le mener d’une main experte jusqu’à la période moderne des années 1950.

Si ces dispositifs permettaient de prendre soin des névrosés, qu’advenait-il des psychotiques, l’autre grande catégorie de la nosographie psychiatrique qui avait cours à cette époque ? Ces grands malades ne pouvaient être acceptés dans les hôpitaux généraux, et la seule solution demeurait l’« asile ».

C’est à Saint-Jean-de-Dieu que ces malades schizophrènes ou maniacodépressifs étaient envoyés, plutôt internés, pour de longues périodes, parfois une vie entière, comme notre grand poète Emile Nelligan. Quelques médecins aliénistes y étaient responsables de milliers de patients, et souvenons-nous que dans les années 1950, cet hôpital, maintenant nommé Louis-H. Lafontaine hébergeait plus de 5000 patients. L’ensemble du personnel s’unissant à cette cohorte immense formait finalement une ville indépendante de Montréal, appelée Gamelin. Ce nom évoque une religieuse de la communauté des Soeurs de la Providence, qui organisait et dirigeait le fonctionnement d’un hôpital de la cuisine aux salles de 100 lits en passant par la pharmacie et les salles d’opération. La ségrégation des sexes allait de soi, et la masturbation était sévèrement punie, de même que toute autre activité sexuelle.

Toute l’organisation va changer complètement, et d’elle naîtra la psychiatrie moderne, pendant que s’éteindra la neuropsychiatrie avec la mort du dernier neuropsychiatre ; ainsi a disparu la neuropsychiatrie dans le bottin du Collège des médecins du Québec. La psychiatrie dont nous examinons l’histoire est devenue en 50 ans la spécialité la plus populeuse avec plus de 1000 spécialistes ! Que de chemin parcouru en quelques dizaines d’années !

La société québécoise religieuse et rurale des années 1950 se préparait à la Révolution tranquille. Cette dernière a finalement éclaté après 1960, mais le milieu artistique était déjà en pleine effervescence, et dès 1948, il manifesta son opposition aux valeurs qui avaient cours avec la publication du manifeste Refus global. Parmi les signataires de ce dernier, on trouve Bruno Cormier, non pas en tant qu’artiste comme Paul-Emile Borduas ou Jean-Paul Riopelle, mais en tant qu’étudiant en médecine qui deviendra, après 1950, psychiatre et psychanalyste.

Cela me donne à penser que les étudiants en médecine qui se dirigèrent à cette époque vers la psychiatrie moderne d’alors étaient, comme l’a dit l’un des nôtres : « des artistes ratés ». Leurs tendances artistiques inquiétaient un peu les gens sérieux et leurs parents encore plus, de sorte qu’ils décidèrent de s’orienter vers la médecine, activité très scientifique par opposition aux activités artistiques, considérée comme une profession prestigieuse et très respectée. De plus, les bons revenus récoltés s’ajoutaient même aux perspectives de mariage intéressant. La réussite sociale, quoi ! Mais pour l’ensemble, il existait aussi des raisons plus personnelles.

Dans ce temps-là, parmi les étudiants en médecine, il était fréquent de penser que les confrères qui choisissaient la psychiatrie étaient eux-mêmes un peu fous, comme leurs patients, et, dans certains cas, parfois plus malades encore que ceux-ci. Je n’oublierai jamais ce confrère et ami se destinant comme moi à la médecine interne qui me confia sous le sceau de la confidence qu’il avait été surpris de me voir bifurquer vers la psychiatrie, car il trouvait que « j’avais l’air pas mal normal » ! Quant à moi, j’avais été secoué par la mort subite de mon père, que je reliais à des discussions sur mes projets matrimoniaux qui ne cadraient pas avec ses propres visées. En effet, il m’avait trouvé une future épouse, fille d’un spécialiste comme lui à Notre-Dame et qui, selon lui, valait mieux que ma future épouse, qui était issue d’une classe sociale inférieure. Les mariages arrangés existaient encore chez nous à cette époque ! Pour conclure cette anecdote, laissez-moi ajouter que la prétendante de mon père a bien évolué ; j’ai eu l’occasion de la rencontrer depuis ce temps, et je crois aujourd’hui que c’était un bon choix.

Je pense sincèrement que la relation que j’entretenais avec mes parents était pleine des relents de mon complexe d’Oedipe que je commençais à mieux comprendre, sûrement influencé par les nouveaux cours de psychiatrie organisés par la faculté de médecine en 1954 sous l’égide du Dr Fernand Côté, jeune psychiatre fraîchement émoulu des écoles modernes de psychiatrie de l’après-guerre. C’est lui qui établit la même année dans le nouvel hôpital de l’est de Montréal, l’Hôpital Maisonneuve, un département de psychiatrie en tenant compte des données les plus avancées de la science moderne. C’était l’hôpital où tous les jeunes spécialistes au fait des nouveautés du monde médical francophone accourraient, et cela faisait de Maisonneuve un centre qui attirait beaucoup les étudiants. Un jeune médecin prometteur du temps y organisa la cardiologie. Il se nommait Dr Paul David et fut appelé à connaître des succès exceptionnels.

Je sais que la plupart de mes confrères qui choisirent la psychiatrie connaissaient l’opinion défavorable que leurs propres confrères avaient de ce choix, mais les causes personnelles et celles du milieu jouaient très fort et firent que 10 étudiants de mon année sur une classe de presque 100 choisirent de se spécialiser en psychiatrie ! Ce fut un gros succès, et les heureux élus se consolaient en se disant que s’ils étaient fous, eux au moins le savaient et faisaient quelque chose pour s’en tirer ! Le temps nous apprit que certains s’en sortirent, mais que d’autres, malheureusement, y laissèrent leur peau.

La résidence en psychiatrie dans les années 1950

Une fois le choix de la psychiatrie fait, il fallait terminer nos études médicales. À cette étape de notre formation, il n’y avait plus de problème, car l’élimination se faisait dès la première année de médecine. Ensuite, avec un peu d’efforts, nous pouvions nous rendre jusqu’en cinquième année, appelée internat junior. Cet internat consistait en une série de stages étalés sur une période de 12 mois durant laquelle nous devions pratiquer, selon un système de rotation, dans les divers hôpitaux universitaires francophones de Montréal et dans chacune des grandes spécialités, y compris la psychiatrie. La plupart des futurs psychiatres de ma classe choisirent Maisonneuve où oeuvrait, dans un grand service de psychiatrie, notre professeur, Fernand Côté.

Une fois cet internat terminé, il fallait choisir une résidence, ce qui se révélait plus compliqué. D’abord, pour plusieurs étudiants, il y avait les difficultés financières. En raison de notre âge – nous avions tous déjà au moins 25 ans –, plusieurs d’entre nous avaient déjà convolé en justes noces, et d’autres, sans être mariés, avaient rencontré l’âme soeur depuis plusieurs années, de sorte que de longues fréquentations avaient déjà eu lieu.

Durant ces années de pratiques religieuses rigoureuses, cette situation entraînait des ébats sexuels toujours condamnés hors mariage qui requéraient des confessions fréquentes auprès d’un prêtre avec demande d’absolution pour ces péchés de la chair qui nous envoyaient aux enfers. Souvent, nos épouses dévouées soutenaient financièrement le couple en travaillant jusqu’à ce qu’elles « tombent » enceintes, car elles étaient aussi dans la vingtaine et désiraient accoucher à cet âge convenable pour les naissances à cette époque.

Le jeune résident qui décidait de rester à Montréal pouvait contribuer au budget familial en pratiquant la médecine grâce au moonlighting, ou médecine de nuit en privé, en plus de son travail de jour. J’ai eu la chance de trouver un poste de remplaçant de spécialiste en maladies vénériennes. Les patients atteints de gonorrhée et de blennorragie, en particulier, réagissaient bien à la médication miracle des années 1950, soit la pénicilline, issue des progrès de la médecine pratiquée au cours de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).

Dans les hôpitaux francophones, il n’y avait pas de programme de résidence de quatre ans, pourtant durée minimale de la formation exigée en psychiatrie. Cependant, si nous désirions étudier à Montréal, il fallait opter pour le système anglais mis sur pied par l’Université McGill, cette résidence qui existait déjà depuis plusieurs années et qui était comparable, sinon supérieure, à celles du reste du monde et particulièrement des États-Unis. Heureusement qu’il existait des ressources financières pour les jeunes résidents déjà appauvris par cinq ou six années de formation.

C’est alors que j’ai décidé d’aller du côté anglais, où j’avais trouvé un emploi comme interne senior, à 2 000 $ par année, ce qui était alors le plus gros salaire offert à Montréal.

Au cours des années 1950 au Québec, qualifiées d’années de grande noirceur par plusieurs historiens, nous entretenions le goût de nous évader du joug combiné du duplessisme et de l’Église catholique pour aller étudier dans des pays plus libres et nous permettre de voyager, ce que peu d’entre nous avaient eu la chance de faire, malgré notre âge avancé. Nous avions deux choix : les États-Unis, nos voisins du Sud, et principalement la Nouvelle-Angleterre ; ou l’Europe, en particulier la France, notre mère patrie, et l’Angleterre, notre conquérante.

La psychiatrie chez les anglophones du Québec après 1945

En 1945, la Seconde Guerre mondiale terminée, tout comme on l’avait toujours fait après chacune des guerres, c’était le temps de constater les progrès de la médecine, et particulièrement de la psychiatrie, progrès observés surtout en Amérique du Nord, où s’étaient réfugiés bon nombre de médecins psychiatres européens. McGill, comme tout le reste du Canada anglais, subissait l’influence des États-Unis, et les échanges entre les deux pays étaient nombreux. Au Québec, nous avons bénéficié d’une arrivée prometteuse à McGill en la personne du Dr Wilder G. Penfield, jeune neurochirurgien américain qui était domicilié au Royal Victoria Hospital, où il fonda l’Institut Neurologique de réputation mondiale (MNI puis le Neuro).

Évidemment, la psychiatrie du temps, même du côté anglophone, était englobée dans l’empire de la neuro, surtout avec un maître tel que le Dr Penfield qui, dans les années 1940, régnait dans ce domaine. Cependant, l’arrivée d’un autre médecin émigré des États-Unis allait changer sérieusement le cours des choses. Le Dr Ewen Cameron était lui-même plein de talent, et grâce à ce potentiel, il devint rapidement l’un des leaders mondiaux de la psychiatrie dans les années 1950. Cependant, il voulut rapidement se libérer de l’emprise du Dr Penfield et réalisa, dès la fin des années 1940, la séparation de la psychiatrie d’avec la neuro et fonda l’Allan Memorial Institute, logé et affilié au Royal Victoria, situé sur les flancs du mont Royal, adjacent à l’Université McGill.

Le Dr Cameron mit rapidement sur pied un département de psychiatrie très moderne et même d’avant-garde avec la fondation, en 1945, du premier hôpital de jour de la planète. Je me souviens d’une amie de la famille, grande hystérique devant l’éternel, pour qui les psychiatres francophones avaient jeté la serviette et qui bénéficia beaucoup des soins de ce centre de jour.

Aujourd’hui, le Dr Cameron est célèbre surtout au Québec et au Canada pour ses recherches, très poussées pour l’époque, sur les électrochocs à répétition qui ont parfois, et malheureusement, laissé des séquelles chez certains patients, qui l’ont poursuivi après sa mort et qui ont obtenu des compensations financières appréciables. La recherche avec le Dr Cameron en était à ses débuts ; l’argent déjà insuffisant et des règles moins contraignantes qu’aujourd’hui expliquent cette situation. Mais, il faut dire qu’il aida énormément au développement mondial de la psychiatrie. Une de ses théories sur la guérison de la maladie mentale était qu’il s’agissait de troubles de comportement, et que, pour se débarrasser de ce comportement déviant, il suffisait de se débarrasser des aberrations au moyen de plusieurs électrochocs par jour et reconstruire ensuite la personnalité. Mais le Dr Cameron a réussi, entre autres réalisations, à organiser le premier programme de résidence complet d’envergure internationale, et à attirer des résidents de partout, car même s’il était organiciste, il n’hésitait pas à recruter des psychiatres de toutes allégeances, y compris des psychanalystes.

La psychanalyse, à ce moment-là, était très populaire et intéressait beaucoup les résidents. Le Dr Cameron attira donc au Royal Victoria un psychanalyste londonien de prestige, d’origine canadienne, pour ainsi contribuer à l’établissement de la psychanalyse au Canada. Ce fut le Dr Clifford Scott. Mais passons aux autres hôpitaux du réseau mcgillien.

D’abord, le Montreal General Hospital, grand hôpital général, devait y être inclus et devint rapidement un centre respecté en psychiatrie où fleurirent la consultation-liaison et la psychosomatique, qui se développa à l’intérieur de ce système grâce à l’apport de deux grands hommes, Eric Wittkower et « Bob » Cleghorn, qui dispensèrent leur enseignement pendant des décennies.

Les enfants ne furent pas oubliés. Le Children’s Hospital devint un centre de formation réputé, regroupant des noms tels que celui de Winnicott, qui y fut professeur invité et conférencier. Il ne faut pas omettre le Verdun Protestant Hospital, le grand hôpital psychiatrique ou asile pour les anglophones, le pendant de Saint-Jean-de-Dieu devenu le Douglas, qui lui aussi développa la recherche très tôt quand apparurent les premiers médicaments modernes, les antipsychotiques. Il y avait aussi le Jewish Hospital General affilié au système de McGill, qui acquit dans les années 1950 une expertise dans le domaine de la psychiatrie familiale, qui pendant longtemps fut son fer de lance mondial.

Enfin, un autre grand réservoir psychiatrique se trouvait à Sainte-Anne-de-Bellevue, à l’extrémité ouest de l’île de Montréal, avec une succursale à Montréal sur le chemin de la Reine-Marie face à l’oratoire Saint-Joseph, qui faisait partie des ressources thérapeutiques du temps : l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM). Ce duo constituait l’Hôpital des Vétérans, qui appartenait au gouvernement fédéral, et qui était bien subventionné et chargé de traiter les troubles psychiatriques de tous les vétérans de notre région pour les guerres de Corée ainsi que les deux grandes guerres mondiales. Cameron avait eu l’idée brillante d’y faire venir les meilleurs psychiatres de son réseau pour un enseignement régulier, ce qui en faisait encore un centre, bijou de son collier de stages de résidence, qui fonctionnait déjà à plein en 1956. C’est à ce moment que je le découvris, et je n’hésitai guère à délaisser le monde francophone du Québec médical pour m’inscrire à ce programme pour commencer ma résidence à l’Hôpital des Vétérans, qui m’accueillit à bras ouverts pour ma première année de résidence à 2000 $ pour l’année.

La résidence américaine

La résidence aux États-Unis dans les années 1950 représentait la grande aventure pour les jeunes médecins du Québec, surtout pour les francophones. Elle commençait un an avant le départ officiel par une tournée de la Nouvelle-Angleterre, où se trouvaient les deux plus grands centres de formation, soit Boston et New York.

On y retrouvait des confrères déjà établis qui essayaient de nous vendre leur hôpital. Je m’y suis rendu en compagnie de mon confrère le Dr Paul Rajoute, qui, en tant que célibataire averti, choisit la grande métropole de New York, alors que moi, jeune père de famille, je préférai Boston et sa banlieue. En fait, je choisis Worcester, au Massachusetts, ville de quelques centaines de milliers d’habitants, située non loin du grand Boston, dont les conditions de vie des résidents au grand Boston State Hospital m’avaient un peu effrayé. Je voulais un endroit où il y avait un bon programme de formation et une vie plus tranquille dans un appartement confortable et assez vaste pour la famille. Worcester était aussi la ville qui avait honoré Freud dès 1909 en l’invitant à donner ses premières conférences en Amérique à l’occasion du 20e anniversaire de son Université Clarke, déjà célèbre par sa faculté de psychologie au début du XXe siècle.

C’était l’époque où les résidents résidaient vraiment à l’hôpital. Nous avions des appartements sur le terrain très vaste occupé par les nombreux bâtiments du Worcester State Hospital, lesquels comprenaient même une ferme où les malades pouvaient travailler au grand air et bénéficier des libertés nouvelles accordées aux patients dont l’état s’était amélioré et qui étaient capables de se promener librement sur les vastes terrains, situés près d’un grand lac nommé Quinsigamond – il ne faut pas oublier que nous sommes arrivés au Massachusetts en pleine « kennedymania », qui conduisit à l’élection en 1960 du jeune et beau sénateur de l’État avec sa mort prématurée par assassinat. Un vent de révolution soufflait déjà et il influença la psychiatrie américaine qui donna ses lettres de noblesse à la désinstitutionnalisation que nous, jeunes psychiatres, avons ramenée dans nos bagages au Québec après 1960.

Ces libertés toutes nouvelles plaisaient grandement aux patients ; certains, internés pendant des décennies, découvraient ainsi le monde et ses changements à l’orée de leur vieillesse. Par contre, elles donnaient lieu à des incidents plus ou moins sérieux qui tenaient sur les dents la force constabulaire de Worcester, car les services de sécurité, si nombreux de nos jours, n’existaient guère en ces temps anciens. En voici un qui nous a bien fait rire et qui surprit la petite famille Doucet dans son appartement du staff house, situé au rez-de-chaussée, où toutes les portes demeuraient débarrées et permettaient à tous les occupants, parents et enfants, de circuler et de jouer dans un coin ou dans l’autre au gré de leurs humeurs. En plus d’y trouver un coin agréable où il y avait des chaises longues et des jeux de toutes sortes, les patients reluquaient aussi nos jardins communautaires, où poussaient en abondance fleurs et végétaux tous plus appétissants les uns que les autres.

Mon épouse, Claudette, vaquait à ses occupations ménagères de mère au foyer, car la plupart des femmes, surtout celles de professionnels, avaient comme vocation la famille, lorsqu’elle entendit des bruits d’eau dans la salle de bains située près de l’entrée de notre appartement. Craignant quelque mauvais coup des enfants ou même un bris quelconque de l’équipement qui datait du début du XXe siècle, elle se décida à se diriger vers la salle d’eau pour voir l’origine de ces bruits inquiétants.

Quelle ne fut pas sa surprise d’y découvrir une vieille patiente, tout sourire, qui prenait son bain à l’eau chaude savonneuse dans notre baignoire familiale tout en dévorant à belles dents une plantureuse tomate. Elle semblait comblée et rayonnante comme une élue céleste !

La résidence française

Fin d’été 1951. L’avion à hélices à bord duquel nous avions pris place mit 12 heures avant de nous déposer à Paris, et le voyage se termina dans une anxiété joyeuse. Nous faisions partie d’un groupe de médecins en fête, car nous allions participer aux premiers Entretiens de Bichat, ancêtres des cours de formation continue actuels.

Notre arrivée et notre installation à Thiais, banlieue communiste de Paris, se firent sans encombre dans un appartement que les médecins résidents de chez nous se refilaient d’année en année.

Deux impressions m’ont marqué en ce début de vie française. D’abord, nous étions culturellement beaucoup plus américains que français, car tout dans notre nouvelle existence, de l’argent à la nourriture en passant par toute la vie quotidienne, différait de notre modus vivendi habituel. Ensuite, nous y trouvions une qualité de la langue française parlée, sur le plan tant de la forme que du fond, toutes classes sociales confondues, vraiment supérieure à la nôtre.

Mon intégration dans le monde de la psychiatrie française se fit en douceur, du fait entre autres d’avoir obtenu un poste régulier d’interne, l’équivalent en Amérique du Nord d’un poste de résident. Nous avions les mêmes responsabilités que nos confrères français, y compris les gardes et les présentations au grand patron. Nous pratiquions à la clinique des maladies mentales et de l’encéphale de l’Hôpital Sainte-Anne, sous la responsabilité de Jean Delay, devenu membre de l’Académie française à la suite la publication d’une belle biographie d’André Gide, mort quelques années auparavant.

Au royaume de la découverte pharmacologique, donc plutôt organiciste, nous avons trouvé un petit espace psychanalytique à la clinique de consultation externe. Le service était dirigé par un grand maître, Francis Pasche, qui nous confiait des cas sous sa supervision régulière pour que nous fassions des psychothérapies psychanalytiques. Nous étions alors entourés de jeunes analystes prometteurs tels qu’André Green et Jean-Luc Donnet ; ceci ne nous exemptait pas des présentations de cas du mardi, que nous faisions à M. Delay devant une foule de spectateurs composée du personnel de l’Hôpital et de personnes de l’extérieur.

La présentation commençait par le choix du cas ; celui-ci devait plaire au Pr Delay et surtout lui permettre de se mettre en évidence. C’était aussi bon pour la carrière des jeunes psychiatres du service qui aspiraient à devenir médecins d’hôpitaux, si possible à Paris.

Pour moi, ignorant de toutes ces subtiles considérations, j’avais choisi une jeune femme qui flottait entre la psychose et la névrose : il s’agissait d’une patiente borderline selon la nosographie actuelle. Celle-ci avait un discret début de délire ; elle se prenait pour Jeanne d’Arc appelée à sauver la France. Le choix du cas me fut refusé. J’appris par la suite que la fille du Pr Delay, Florence, essayait alors de se tailler une place dans le monde du cinéma et participait au tournage d’un film qui avait pour sujet la grande héroïne française. Le patron aurait pu y voir une allusion malveillante ; c’est ainsi qu’il m’a fallu choisir un autre cas.

Finalement, le sort tomba sur une bonne hystérique à la Charcot, chez qui nous avions cependant découvert, après une investigation fouillée, une tumeur cérébrale qui expliquait bien certaines récentes crises bizarroïdes. Le Pr Delay fut très satisfait des résultats du diagnostic, ce qui lui permettait de souligner que bien que la psychanalyse fut très à la mode à Paris avec Lacan, Lagache et compagnie, l’organicité existait toujours et qu’il fallait opérer au plus vite cette grande hystérique !

Comme jeune externe étranger, j’en fus quitte pour quelques remarques sur mon accent et surtout sur quelques-unes des expressions que j’employai dans ma présentation du cas. À propos des conditions de vie modestes d’une de mes patientes, j’écrivais qu’elle « avait de la misère », et le Pr Delay me mentionna que cette expression appartenait au français du XVIIIe siècle, mais il trouvait que cette tournure était très agréable.

L’année de résidence passa rapidement malgré les tâches à l’hôpital, car nous trouvions le temps non seulement de visiter Paris, mais aussi d’explorer les pays environnants.

Électrochocs, coma insulinique et lobotomie en résidence

À la fin des années 1950, la pharmacologie en était à ses premiers balbutiements. Cependant, la thérapeutique biologique existait déjà même si elle était décriée. Il s’agit des électrochocs, du coma insulinique et de la lobotomie, que je me permets de vous décrire à partir de mes expériences de résidence en psychiatrie.

Les électrochocs étaient beaucoup utilisés dans le traitement des dépressions de tous les genres. Ils étaient administrés par nous, apprentis psychiatres, accompagnés de jeunes infirmières dévouées qui nous donnaient un coup de main pour immobiliser les membres inférieurs des patients préalablement endormis dans leur lit. Nous nous rendions à leur chevet en roulant une boîte électrifiée d’un pied sur six pouces et, sur place, administrions l’électrochoc en tenant bien les quatre membres pour éviter les fractures, car les contractions étaient d’une bonne amplitude. Le tout durait quelques minutes, et nous circulions d’une chambre à l’autre effectuant une douzaine de traitements les lundi, mercredi et vendredi pour quatre semaines. Puis, vint le curare, à la fin des années 1950, et les contractions disparurent quand nous ajoutâmes cet ingrédient à l’anesthésique. Quant à moi, je n’ai jamais eu à déplorer de fractures chez mes patients, car elles étaient rares, et nous obtenions de bons résultats avec nos dépressifs qui, parfois, revenaient en externe pour des traitements de soutien aux électrochocs.

Le coma insulinique, moins utilisé, nécessitait une organisation plus complexe et se donnait aux schizophrènes. Tôt le matin, les patients choisis étaient emmenés dans un petit dortoir qui pouvait contenir une dizaine de lits. Nous administrions une bonne dose d’insuline à chacun des patients reposant dans un lit, ce qui les précipitait dans un coma profond. Ensuite, nous laissions le groupe sous surveillance infirmière pour ne revenir que deux heures plus tard. C’était alors le moment du réveil à coup de bonnes doses de jus d’orange bien sucré.

Le tout s’accompagnait de soins infirmiers intensifs, car les patients étaient mouillés à la suite d’une diaphorèse intense. On les essuyait, les lavait à grands coups de serviettes blanches tout en les faisant boire ; en un mot, en les maternant beaucoup, ce qui se révélait un élément important de cette thérapeutique. On ne comprenait guère la physiologie de ce traitement, et la seule hypothèse invoquée consistait à croire que ces bouleversements internes de l’individu patient favorisaient un nouvel équilibre de son monde interne.

Quant au dernier de ces traitements à la mode 1950, la lobotomie, il s’appuyait sur une réflexion plus développée médicalement. La science nous avait enseigné que les pulsions et émotions de nos patients se transmettaient par le système nerveux. L’hypothèse soutenant la lobotomie voulait que si l’on interrompait les trajets nerveux du cerveau, on puisse calmer et améliorer l’état des patients les plus agités. Car c’était là le premier critère de sélection pour cette méthode surtout utilisée dans les grands hôpitaux psychiatriques aux milliers de patients requérant des soins infirmiers lourds, surtout en ce qui concernait les malades les plus agités.

Je n’ai évidemment pas, en tant que résident en psychiatrie, participé à ces interventions neurochirurgicales, réservées aux nombreux résidents en neurochirurgie, nouvelle spécialité issue de la Seconde Guerre mondiale et très en vogue après 1950. De l’avis du personnel que j’ai connu à cette époque, la majorité des patients ainsi traités montraient un comportement plus acceptable à la suite de la chirurgie. Cependant, il faut noter qu’ils étaient aussi souvent diminués au point de vue cognitif et émotionnel, ce qui ne dérangeait personne puisqu’ils étaient confinés ad vitam aeternam à l’asile, où l’on cherchait follement des moyens d’aider cette cohorte toujours grandissante. Quelle « furor therapeuticus » !

La Révolution tranquille psychiatrique

Été 1962. Déjà 30 ans et encore aux études avec épouse et trois enfants. Cela a assez duré ; il faut quitter l’Europe si intéressante et revenir au Québec, où la psychiatrie commence à bouger à la suite de l’affaire Les fous crient au secours. C’est le temps de sauter à bord du train de la Révolution tranquille psychiatrique.

En revenant à Montréal après quatre ans à l’étranger, il faut repartir de presque zéro. Trouver un logement assez grand pour la famille et un cabinet pour la pratique privée – le bureau à la maison était à la mode en ce temps-là où la pratique du spécialiste se divisait en deux. C’était grosso modo un mi-temps à l’hôpital, et un mi-temps au cabinet de consultation pour les patients externes et un supplément de revenus, car les émoluments à l’hôpital étaient minimes. C’était avant l’ère de la Régie de l’assurance maladie du Québec. Quant au choix du lieu géographique sur l’île de Montréal, quoi de mieux que le centre pour attirer des patients de partout dans le grand Montréal ? Avec un peu de snobisme de médecin spécialiste, Outremont, où les prix étaient plus abordables à cette époque, se révélait un choix parfait avec tous les services à proximité y compris les bonnes écoles pour les enfants.

En ce qui me concerne, comme j’avais droit à une bourse du gouvernement du Québec de 3 000 $ par année pendant deux ans, je me devais de remettre cette somme en donnant deux ans de services à Saint-Jean-de-Dieu. Le retour là-bas avec en cadeau 300 patients en arrivant fut pénible, mais je fus sauvé par Saint-Charles-de-Joliette. En effet, Duplessis, à la fin de son règne, avait fait construire deux hôpitaux psychiatriques pour éponger le trop-plein de Montréal. Un à L’Annonciation et l’autre à Joliette. Tous deux dans des comtés électoraux fidèles au chef qui étaient ainsi récompensés. Le travail à Joliette était à mi-temps avec le même salaire, soit 10 000 $, très bon salaire pour l’époque et un mi-temps à mon choix à Montréal où « on se m’arrachait ». Les hôpitaux en plein développement psychiatrique étaient Notre-Dame, Prévost et Sainte-Justine. Je ne pouvais être certifié en pédopsychiatrie, mais on m’offrait de faire une fin de formation tout en y gagnant ma vie comme patron. Notre-Dame fut éliminé pour cause « héréditaire », mon père y étant mort au service des religieuses alors directrices en 1954.

Le « sauveur de la psychiatrie »

Cependant, depuis le début de mes recherches pour un avenir prometteur, Prévost me tentait plus, car c’était La Mecque de la psychanalyse, et je devais commencer aussi ma psychanalyse personnelle à raison de cinq fois la semaine et de 15 $ la séance. Cet argument pesait lourd dans la balance de ma décision même si les conditions de travail étaient les plus difficiles à Prévost. Finalement, un dernier argument eut raison de mon hésitation, et ce fut la présence comme directeur de Camille Laurin. Celui-ci venait de remporter une grande victoire sur les demoiselles de Prévost, qui avaient soutenu l’institution depuis la mort prématurée du fondateur Albert Prévost, en 1926, mais qui n’acceptaient pas la psychiatrie moderne, surtout la psychanalyse condamnée par l’Église. M. Laurin m’apparaissait comme « le sauveur de la psychiatrie »…